Cours Anthropologie sociale des pratiques de transmission de savoirs

publicité
Master professionnel « Education, formation et mutations sociales : ingénierie et professionnalité »
Introduction Module 1 1er septembre 2008. Philippe Mazereau
Éléments d’Anthropologie sociale des pratiques de transmission de savoirs
Ce titre est un peu ambitieux par rapport au traitement que je vais en faire, l’objectif de savoir est
plutôt diffus. Il s’agit de mesurer à la fois l’historicité des pratiques dans lesquelles nous évoluons
et que nous avons tendance à considérer comme « éternelles », et d’autre part à inscrire les
pratiques d’enseignement, de formation et d’apprentissage dans l’ensemble plus vaste des
relations sociales desquelles elles se différencient.
En introduction, je situerais le niveau d’analyse visé dans ce cours : il s’agit d’installer des
éléments de compréhension des évolutions en cours dans les mondes de l’enseignement et de la
formation et de leurs enjeux. Je me place donc au niveau de « concepts guides » ou cadres de
pensée qui permettent de concevoir ou d’organiser de l’opérationnel en ayant un regard aiguisé
sur l’évolution des sociétés. C’est en même temps la marque de fabrique de notre diplôme qui
situe l’ingénierie et professionnalité dans le cadre des mutations globales en cours.
I- La forme scolaire de transmission des savoirs : une forme historique
Le recours à ce concept nous conduit d’emblée à une historicisation des pratiques de
transmission de savoirs, c'est-à-dire concrètement à ne pas penser et agir comme si le contexte
dans lequel nous évoluons avait toujours été le même. Ou bien, ce qui revient un peu au même,
comme si nous étions dans une logique de croissance continue de l’activité éducative à travers
l’évolution des institutions de l’école et de la formation.
Il sera ici question de la Forme scolaire, concept développé par G. Vincent, B. Lahire, D. Thin,
dans un ouvrage intitulé : L’éducation prisonnière de la forme scolaire ? Presses Universitaires de Lyon,
1994. Leur démarche restitue la socio-génèse de la Forme scolaire et du mode de socialisation
qu’elle instaure. Elle étudie les conditions de possibilité de l’école et les modalités d’un rapport
pédagogique nouveau entre la fin du XVIème et le début du XVIIème siècle en France.
« C’est une forme inédite de relation entre un maître (nouveau sens) et un écolier. Elle est inédite en ce qu’elle est
distincte, qu’elle s’autonomise par rapport aux autres relations sociales : le maître n’est plus un artisan
« transmettant » des savoir-faire à un jeune homme […] Cette autonomisation par rapport aux autres relations
dépossède les groupes sociaux de leur compétences et prérogatives. »1
Avant l’apparition de ce rapport original, apprendre se faisait par voir faire et ouï dire, par la
participation aux activités. Apprendre n’était pas distinct de faire.
La relation pédagogique s’installe donc dans un lieu spécifique, autonome et distinct des
lieux où s’accomplissent les activités sociales. Les enfants urbains commencent à fréquenter
l’école sous l’égide de l’église, c’est une entreprise d’ordre public mais pas simplement de police.
L’enfant apprend l’obéissance à des règles, plus que des contenus moraux ou religieux.
L’enseignement du catéchisme lui même se scolarise (manuels, leçons, questions-réponses). Ce
qui était fondé sur une relation de personne à personne, d’apprentissages par imitation dans le
cadre de métiers, devient l’objet d’une transmission pensée pour elle même. Le maître et l’élève
sont soumis à des règles impersonnelles qui les dépassent, dans un espace clos où les
apprentissages sont réglés et ordonnancés. Il y a donc un lien entre forme scolaire et forme
politique, la mutation des formes d’exercice du pouvoir entraîne dans son sillage la généralisation
de la forme scolaire de transmission.
« Tout mode de socialisation, toute forme de relations sociales implique à la fois l’appropriation de savoirs
(constitués, objectivés, systématisés) et l’apprentissage de relations de pouvoir. »2 Dans cette codification, la
forme scripturale scolaire joue un rôle fondamental, elle instaure en même temps un rapport
distancié au langage et au monde. C’est une différence très importante avec les formes de
transmission des sociétés orales (où savoir-faire et savoir être sont confondus). Dans le mode de
relation oral, les savoirs sont incorporés par l’apprentissage de situation en situation, de
1
2
Op. cit., p. 16
Op. cit., p. 20
1
Master professionnel « Education, formation et mutations sociales : ingénierie et professionnalité »
Introduction Module 1 1er septembre 2008. Philippe Mazereau
génération en génération. L’apprentissage de la musique fournit un exemple dans ce qu’il peut
être fait soit à partir de la forme scripturaire du solfège, soit par imitation de gestes et
reproduction de sons, comme par exemple l’apprentissage de la guitare chez les tsiganes.
Il convient de se garder d’une vision unifiée de la société ou un mode se substituerait totalement
à un autre, il peut au contraire subsister des formes orales de transmission, c’est notamment
souvent le cas sur les lieux de travail (apprentissages implicites « sur le tas »). Dans ce cas, rien des
règles qui font le groupe n’apparaît aux yeux des êtres sociaux, ils les possèdent et les produisent,
mais sont surtout possédés par elles. Les implications cognitives de ce mode de connaissance
sont difficiles à cerner dans la mesure où les savoirs et savoir-faire n’existent que dans l’action.
Il est possible de codifier, dans le cadre scolaire ou formatif, une partie des
fonctionnements oralisés. De la même manière, l’animation participative de groupes de formation
qui intègrent dans leur dispositif la régulation des activités a recours à une formalisation partielle
de procédures orales de décisions relatives au groupe. Dans ces situations, les règles formelles qui
font le groupe sont connues discutées évolutives. Il est d’ailleurs important d’en préciser la portée
et de les expliciter. Dans ces circonstances nous avons affaire à une textualisation des pratiques.
La forme scolaire se caractérise principalement par l’enseignement. On peut considérer
qu’il y a enseignement lorsqu’une action n’est plus menée en vue de sa finalité ordinaire
mais en vue de l’entraînement d’un apprenant. Les échanges de parole portent sur l’action, il
y a un intermédiaire (médiateur) qui est là, non pas pour mener à bien une action, mais pour en
faire acquérir les éléments par un novice. L’enseignement repose sur une anticipation des étapes
d’apprentissage, sur une planification de celles-ci et sur une théorie explicite ou implicite de la
manière dont les personnes apprennent. (cf. les modélisations J. Houssaye et le triangle
pédagogique et P. Meirieu Le modèle et le pédagogue, texte proposé sur la plateforme à distance )
Dans l’enseignement il y a une grande importance de la parole et du discours, l’effet le
plus important dans la transmission des pratiques est leur mise en mot. Le propre de l’enseignant
est de ne pas se contenter de dire à un apprenant ce qu’il faut faire pour réussir une action
puisqu’il vise, non pas la réussite de l’action, mais l’apprentissage de l’apprenant. L’enseignant
part de règles qui permettent une autonomie par rapport aux circonstances particulières, il utilise
des notions qui entretiennent des rapports de définition entre elles. Ces règles sont censées faire
réussir l’apprenant dans toute une série d’actions comparables, il travaille à partir d’une
catégorisation des situations dans lesquelles il aura retenu ce qu’il y a de commun. Par
l’enseignement et l’école les pratiques sont donc textualisées, elles deviennent objet d’écrits qui
permettent de conserver les formulations langagières qu’on peut faire d’une action. Mais, ce texte
n’est pas toujours écrit, la parole de l’enseignant constitue un texte bien qu’oralement proféré.
La forme scolaire de relations sociales se caractérise par :
 Un lieu spécifique, où des savoirs objectivés par l’écriture déterminent une forme
scolaire de transmission, liée à l’accumulation de savoirs jusque là conservés à
l’état incorporé.
 Une pédagogisation des relations sociales liée à la constitution de savoirs
scripturaux concernant ce qui est enseigné et la manière de l’enseigner. Il s’agit
de faire revivre par un travail vivant, spécifique (la pratique pédagogique), les
résultats d’un travail passé. Voir les innombrables ouvrages sur le développement
personnel, comment préparer un entretien d’embauche…aujourd’hui les pratiques
sont de plus en plus codifiées.
 La systématisation de l’enseignement permet des effets de socialisation durables
qui ont des effets cognitifs. On situe à cet endroit le lien indissociable entre
sociologie de la connaissance et sociologie de l’éducation. Au sens où toute
connaissance est imprégnée par son mode technique d’acquisition.
2
Master professionnel « Education, formation et mutations sociales : ingénierie et professionnalité »
Introduction Module 1 1er septembre 2008. Philippe Mazereau

L’apprentissage de contenus, modelés dans une forme d’exercice, qui est en
même temps une forme d’exercice du pouvoir. La transmission n’obéit plus à une
personne mais à des règles supra-personnelles. L’enseignant est détenteur d’une
compétence spécifique garantie par un titre, il devient un agent interchangeable.
Le choix des contenus et l’organisation de leur diffusion sont réglés politiquement
et étatiquement à l’extérieur de l’école.
Commentaires
Dans toute situation de formation, il est important d’analyser :
- Le rapport écrit/oral, qui renvoie en partie au formel/informel (Voir dans le texte de B.REY
Que leur restera-t-il quand ils auront tout oublié ? la question des savoirs oraux scripturalisés).
- L’organisation des savoirs à transmettre, qui les a choisis ? Qui a décidé les contenus ? Où
sont-ils référencés ?
- Les modalités de transmission (Power-point), le type d’exercice ou de mise en situation
auquel l’enseignement donne lieu.
- Quelle est l’utilité sociale des savoirs transmis ou proposés à l’acquisition ? De la même
manière au service de quel discours quels valeurs quels objectifs ces savoirs sont-ils
dispensés ? (Je vous renvoie ici au schéma présenté page 10 du texte de P. Meirieu le modèle
et le pédagogue.)
3
Master professionnel « Education, formation et mutations sociales : ingénierie et professionnalité »
Introduction Module 1 1er septembre 2008. Philippe Mazereau
II Panorama des mutations actuelles dans l’éducation et la formation
Nous sommes aujourd’hui installé dans une crise du mode scolaire de transmission des
savoirs. Les mutations économiques, la globalisation capitaliste, bouleversent la donne. Ce sera
l’objet du prochain cours du module 1.
Les mutations techniques
Les différents médias de la mémoire, écriture, imprimerie, informatique, ont chacun un lien qui
reste toujours à reconstituer avec les pratiques pédagogiques. Par exemple le passage de la plume
d’oie à la plume métallique est lié à la généralisation de la méthode syllabique d’apprentissage de
la lecture. Aujourd’hui le port-folio ou portefeuille de compétence devient un mode couramment
utilisé (cf. son inscription dans le vocabulaire officiel de la formation). Les effets ne sont pas
faciles à mesurer pour le moment. Mais il faut savoir que les techniques de communication ont
un rôle dans le façonnage des apprentissages, on écrit plus de la même manière depuis
l’ordinateur et le copier/coller par exemple.
Présentation rapide des thèses de B. Stiegler
Globalement les thèses de B. Stiegler sont difficiles d’accès outre ses quatre tomes sur la
technique publiés chez Gallilée, on peut signaler un livre d’entretiens : L’économie de l’immatériel et
psychopouvoir, Mille et une nuits
La thèse principale qui soutend la réflexion foisonnante de B. Stiegler est la suivante : l’homme
s’individue par incorporation de savoir de façon organologique. C’est-à-dire à l’aide d’hypomnémata
« milieu instrumental qui soutient le savoir » (le silex ou l’ordinateur par exemple). Ce travail se fait sur
un temps long grâce à des institutions de programme dont l’école. Aujourd’hui, nous serions entrés
dans une logique de destruction de cette individuation à partir de collectifs. Parce que les industries de
programme, médias, radio, télévision publicité, détiennent des monopoles de diffusion de
l’information qui n’est pas du savoir. Tout le travail de ces industries consiste à capter l’attention
des individus en les asservissant à des sources d’émission des informations dont ils détiennent le
monopole. Nous sommes dans une logique de flux qui vient de l’émetteur et qui n’a d’autre objectif
que de capter l’attention à son profit pour écouler ses produits à consommer et jeter. Or, il faudrait
créer des logiques d’accès aux savoirs maîtrisées par les usagers, internet pourrait créer des collectifs
d’usages à tous les niveaux de complexité. Mais, pour cela il faudrait former à l’utilisation de
techniques dont on ne maîtrise qu’un petit morceau ou que l’on utilise comme notre cerveau à 30% de
ses capacités. Pour lui l’école donne accès à des non-savoirs à des inexistants : la citoyenneté, la langue
française, le point en géométrie, la pédagogie, qui sont des virtualités idéelles. En tant que telles, elles
fonctionnent comme des horizons communs d’individuation ouverte qui ne forme jamais d’identité
mais de l’altérité. Il faudrait selon lui repenser toute la chaîne de production du savoir dans ce nouveau
milieu technologique que l’école en restant sur la lettre n’a pas pu intégrer.
Extrait de :
Theureau, J. (2004). L'hypothèse de la cognition (ou action) située et la tradition d'analyse du
travail
de
l'ergonomie
de
langue
française,
@ctivités,
1
(2),
11-25.
http://www.activites.org/v1n2/theureau.pdf
Qu'est-ce en effet que cette thèse du « caractère anthropologiquement constitutif de la
technique » ? Bernard Stiegler mobilise, en plus de ses ressources philosophiques, ce qu'on
sait de façon plus ou moins assurée aujourd'hui en matière de génétique, de paléontologie,
d'anthropologie, de psychologie et de psychophysiologie de la mémoire et d'anthropologie
cognitive pour distinguer trois sortes de genèses d'un acteur humain à un moment donné :


la genèse ayant pour produit la mémoire génétique : la transmission génétique ;
l'épigenèse ayant pour produit la mémoire nerveuse : ce qui vient de l'apprentissage et de la
formation au cours d'une vie ;
4
Master professionnel « Education, formation et mutations sociales : ingénierie et professionnalité »
Introduction Module 1 1er septembre 2008. Philippe Mazereau

l'épi-philogenèse ayant pour produit la mémoire technologique (associant technique et
langage, et plus généralement tout ce qui fait signe) : ce que chaque génération trouve comme
déjà-là construit par la technique.
Cette mémoire technologique constitue un milieu, à la fois intérieur et extérieur à l'individu, plutôt
qu'un ensemble d'outils ou de moyens. Proposer cette thèse du « caractère anthropologiquement
constitutif de la technique », c'est affirmer la technicité - ou encore, le caractère techniquement situé originaire de toute cognition (ou action) et même de toute humanité.
L’individualisation des rapports sociaux
On peut schématiquement distinguer deux orientations du travail sociologique par rapport à
l’individualisation. Un premier modèle conçoit l’individu comme inséré, encastré dans un certain
nombre de déterminations : ses appartenances (classe sociale, genre, génération, territoire, groupe
ethnique) qui sont autant de formatages des conditions de possibilité de son existence. Une
variante de ce modèle consiste à penser en termes de dispositions et d’expériences qui combinent
influence du contexte et opportunités.
L’autre modèle défend l’idée que le changement en cours conduit à un assouplissement du travail
de « formatage » du fait de la demande d’auto-détermination qui affaiblit l’impact des
appartenances. Le travail de composition identitaire serait donc en partie émancipé des
déterminations dans ce modèle.
Nous ne sommes pas dans un système de transition clair et définitif mais dans une époque de
brouillage progressif des institutions qui fondaient l’ancien ordre. U. Beck3 parle du passage du
« ou/ou » à une logique du « à la fois/et ».
L’individualisme moderne est pris dans des contradictions importantes. D’un côté, l’objectif de la
société et de l’école est de produire des individus autonomes, de l’autre, les contraintes collectives
subsistent. Les individus ne reflètent plus une volonté commune qui les dépasse, ils veulent
mettre la volonté commune au service de leurs intérêts, avec l’usage de nouveaux droits. Droit
des usagers, droit des malades, droit individuel à la formation… Les devoirs envers soi-même
remplacent les devoirs envers autrui. La formation est au cœur de cette contradiction.
La mondialisation et l’individualisation des rapports sociaux renforcent la nécessité de contrôle.
Le maillage remplace le modelage que représentaient les institutions l’école, l’usine, l’hôpital.
L’entreprise remplace l’usine, la formation tout au long de la vie, l’école ; les échanges flottants,
les monnaies ; les réseaux, les disciplines…etc. Le contrôle doit devenir illimité, universel et
continu. Il faut se protéger contre les virus, (bug de l’an 2000, grippe aviaire). Pour une analyse
théorique crépusculaire de cette question il faut signaler l’ouvrage de Giorgio Agamben Qu’est ce
qu’un dispositif ? Rivages poche.
Ces phénomènes de fond installent la crise de l’école, la déporte de la centralité de la
transmission. C’est d’une forme d’obligation envers l’avenir dont elle devrait aujourd’hui être
garante. L’école a pour mission de transmettre les valeurs de former les citoyens d’une société. Or
il ne s’agit plus simplement de transmettre le passé mais de permettre à l’individu d’accumuler des
compétences d’autonomie pour l’avenir. Fournir un emploi par exemple et non plus seulement
un diplôme. Par ailleurs, elle est fortement concurrencée par la télévision, internet. Il faut donc
trouver des moyens de produire de nouveaux modes de transmission. La capacité symbolique des
institutions à donner du sens est affaiblie.
3
La société du risque la voie d’une autre modernité, Champ Flammarion, 2003.
5
Master professionnel « Education, formation et mutations sociales : ingénierie et professionnalité »
Introduction Module 1 1er septembre 2008. Philippe Mazereau
Le symbolique, c’est ce qui indique à chacun qui il est, sa place, sans qu’il soit possible
de choisir, ses parents, son nom, son professeur. Si le sens n’est plus donné directement
ou imposé il faut donc pouvoir le créer soi même.
La condition réflexive moderne
Selon A. Giddens, la réflexivité est une condition de la modernité : « La réflexivité de la vie sociale
moderne, c’est l’examen et la révision constantes des pratiques sociales à la lumière des informations nouvelles
concernant ces pratiques mêmes, ce qui altère ainsi constitutivement leur caractère. Toutes les formes de vie sociale
sont partiellement constituées par la connaissance qu’en ont ses acteurs » p. 45 « La réflexivité de la modernité,
directement impliquée dans la génération continue d’auto connaissance systématique, ne stabilise pas la relation
entre le savoir-expert et le savoir appliqué aux actions courantes. Le savoir revendiqué par les observateurs experts
rejoint son sujet tout en l’altérant. » p. 51.
Les conséquences de la modernité, L’Harmattan, 2004.
Pour Giddens, une meilleure connaissance de la vie sociale ne conduit pas systématiquement à un
meilleur contrôle de notre destinée. Pour deux raisons : d’une part la vie sociale n’est pas
entièrement distincte du savoir la concernant. D’autre part la connaissance n’entraîne pas des
augmentations « pas à pas » de la rationalité comportementale. Il y a des circonstances où cela
fonctionne mais pas toujours, ni en tout lieu.
L’appropriation du savoir n’est pas homogène, il est accessible à ceux qui détiennent le pouvoir et
le mettent au service de certains intérêts.
Les modifications de grille de valeurs ne sont pas indépendantes d’innovations cognitives
entraînées par les changements de regard sur le monde social. (Les ambiances théoriques, les
mots incontournables que tout le monde se met à utiliser, la démarche qualité …)
Aucune somme de connaissance concernant la vie sociale ne peut englober toutes les
circonstances de son déroulement.
La réflexivité fait obstacle à l’application stable de connaissance à un environnement.
Ces mécanismes sont à rapprocher de la dialectique : anticipation/contextualisation. En situation
de formation on simule toujours un apprenant type et un contexte type, mais la réalité nous
oblige toujours à contextualiser. Ceci renvoie à une conception de l’humain et des modes
d’individualisation des apprentissages, dès lors que l’on prend en compte l’individu on est
conduit, par le jeu de l’interrelation, à déstabiliser son projet de formation, à entrer dans une
logique de l’adéquation entre une offre et une demande.
Les injonctions à la réflexivité qui saturent le monde de la formation sont à comprendre dans
cette contradiction : au fur et à mesure qu’elles produisent de la connaissance, elles soulignent
que cette dernière est d’après-coup et déstabilise l’anticipation future. Il n’y a pas de science de
l’action -sauf dans un système qui serait totalitaire- puisqu’il y a événement et surprise. Une action
responsable consiste donc à inventer, sans garantie du résultat, mais en assumant ce qui découle
des décisions prises.
La connaissance préalable du bon choix nierait toute possibilité de choix. C’est pourquoi la
notion même de bonnes pratiques est critiquable en tant qu’elle supposerait une validité en tout
temps et tout lieu.
Pour François Dubet, sociologue dont nous étudierons la thèse qu’il défend dans Le déclin de
l’institution, Seuil, 2002, les injonctions au projet à la réflexivité sont le produit du fait que les
institutions jouent de moins en moins leur rôle de protection de leurs agents. Tout ce passe
comme si autrefois elles leur fournissaient en même temps le pouvoir et l’autorité. Aujourd’hui,
l’autorité est à construire par les agents eux-mêmes dans leurs relations aux usagers.
6
Téléchargement