Justice sociale et efficacité économique : (2) utilitarisme, marxisme et libertarisme. http://www.lyc-arsonval-brive.ac-limoges.fr/jp-simonnet/spip.php?article686 Créé le : samedi 12 décembre 2009 - Dernière mise à jour : samedi 12 décembre 2009 par Simonnet Jean-Paul Sommaire L’utilitarisme Le marxisme Le libertarisme L’utilitarisme prend des formes différentes suivant que l’on croit ou non possible de mesurer les degrés de satisfaction (d’utilité, de bonheur...) de chaque individu. Le marxisme est l’expression du courant socialiste qui fournit la critique la plus nette des arguments débattus sur le thème de la justice sociale. Le libertarisme s’exprime fortement depuis le début des années 1970. L’utilitarisme Si la satisfaction des individus est mesurable alors toute situation qui permet d’augmenter la somme des satisfactions individuelles est préférable. Le sacrifice de certains (perte de satisfaction) peut être justifié si le bien être de l’ensemble (l’agrégation des satisfactions) est plus élevé. C’est la position défendue dès le XVIIIeme siècle par Jeremy Bentham qui comme de nombreux penseurs de cette époque se demande comment réformer la société. Selon lui l’État doit prendre en compte, avant tout et surtout, les conséquences de ses actions et non pas leurs présupposés ou leurs motivations d’un point de vue moral. C’est pour cela que la philosophie de Bentham est souvent qualifiée de "conséquentialisme welfariste" (c’est l’utilité de l’acte qui compte et cette utilité est mesurée exclusivement par le bien-être - le "welfare"). Réduite à la conception de Bentham (comparaison des peines et des plaisirs) cette conception est très restrictive mais elle peut sans difficulté être élargie. C’est ce que propose John Stuart Mill au milieu du XIXe siècle en incluant dans la satisfaction (l’utilité) des individus les dimensions esthétiques ou spirituelles (la charité par exemple procure un sentiment de bien être à celui qui la pratique...). Si on abandonne cette possibilité de comparer les utilités entre deux individus en considérant que chaque individu est simplement capable de ranger ses préférences suivant un ordre (utilité ordinale et non plus utilité cardinale) alors la somme des utilités individuelles ne peut plus être appréciée. C’est en adoptant cette idée que Vilfredo Pareto va établir un critère d’appréciation du bien être collectif évitant de déboucher sur la possibilité du "sacrifice" évoqué plus haut. Une situation est pareto-optimale lorsqu’à partir de cette situation il n’est pas possible d’améliorer la satisfaction d’un individu sans réduire celle d’au moins un autre. 1 Il y a ici égalité de traitement entre tous les individus quelque soit la position dans la distribution des positions de bien-être. Mais c’est aussi une solution donnant une prime à la conservation des positions. Dans une société formée de deux individus A et B les distributions possibles des biens sont nombreuses et contenues dans un espace délimité par MA (la satisfaction de A est maximumparce que A reçoit tous les biens) et MB (c’est B qui reçoit tout). En appliquant le critère de Pareto on voit que la distribution 2 doit être préférée à la distribution 1 puisque la stisfaction de A et celle de B sontplusélevées en 2 qu’en 1 en revanche 3 n’est pas meilleure (ou moins bonne) que 1 ou 2 puisque si la satisfaction de A est plus élevée celle de B est plus faible. Partant de 3 les seules distributions meilleures sont celles qui conduisent vers l’arc 4 - 5. On en déduit que toutes les distributions situées sur la courbe rouge sont pareto-optimales y compris MA et MB. Le marché est incapable de corriger une distribution initiale, il faut une redistribution et c’est une décision qui relève de la politique. D’un point de vue utilitariste elle ne peut être envisagée qu’en mettant en place une compensation pour celui ou ceux qui verront leur position se détériorer. Plus sur cette démarche théorique. Cette approche utilitariste de la recherche des "préférences collectives" a été particulièrement développée à la fin des années 60 et au début des années 70 dans le cadre des procédures des "choix publics". Comment passer des fonctions préférences individuelles (associant le bienêtre aux comportements individuels sous la forme d’un programme d’optimation - pour le consommateur la staisfaction la plus grande sous la contrainte de ses ressources - pour le producteur, le profit le plus élevé sous la contrainte des conditions techniques de production) à une fonction de préférence collective respectant les règles minimalesde la cohérence en particulier la transitivité (si A est préféré à B et B préféré à C alors A doit être préféré à C) ? La démonstration apportée par Kenneth Arrow (1951) de l’impossibilité de trouver une procédure démocratique (un vote) permettant de passer des unes (préférences individuelles rationnelles) à l’autre (préférence collective rationnelle) avait en effet fortement affaibli l’optimisme des tenants de la planification (indicative). L’économiste indien Amartya Sen participera largement à ces discussions qui conduisent fatalement au problème de la comparaison des indices de satisfaction (de bien-être) individuels.. [1] 2 Si l’utilitarisme conduit souvent à condamner l’intervention de l’État parce qu’elle introduit une rupture de correspondance entre "équilibre général de marché" et "optimum de Pareto" [2], les utilitaristes reconnaissent que cette rupture intervient aussi dès que l’on prend en compte les écarts entre la réalité économique observable et les hypothèses de la concurrence pure et parfaite. L’interdépendance des préférences individuelles qui se manifeste dès qu’ego se préoccupe d’autrui, l’existence des effets externes et des biens collectifs...interdisent la réalisation d’un équilibre général pareto-optimal. Dès lors, garantir une assurance retraite ou maladie aux imprévoyants, parce que cela réduit la pauvreté et la propagation des maladies a une utilité positive qui peut compenser le coût supporté par ceux qui financent cette garantie... La protection sociale peut parfaitement être justifiée par un raisonnement utilitariste. Le marxisme L’injustice est produite par les rapports de domination qui structurent toutes les sociétés. Ces rapports sont des rapports de classes et renvoient aux rapports sociaux de production. L’État ne peut pas réduire les inégalités ou l’injustice parce qu’il est partout et toujours au service de la classe dominante. Dans la conception matérialiste-historique retenue par Karl Marx [3], c’est le passage d’un mode de production à un autre qui explique le changement des rapports de domination, le remplacement d’une classe dominante par une autre. La société juste c’est une société dans laquelle la disparition des classes (c’est à dire "la fin de l’histoire") supprime toute possibilité de domination. Le développement accéléré des forces productives permis par l’organisation capitaliste de la production conduira à cette dernière étape : la classe ouvrière se libèrera en supprimant de manière révolutionnaire la propriété privée des moyens de production. Il ne peut y avoir de point de vue objectif sur la justice sociale : la justice sociale ne se définit pas par rapport à des principes normatifs en tant que tels mais en vertu de l’efficacité politique (la plus ou moins bonne adaptation) de ces principes normatifs (qui relèvent des "superstructures") dans un mode de production donné (l’infrastructure), pour Marx : le système capitaliste. C’est par rapport à cette évolution historique que le socialisme comme le communisme, qui constituent l’avenir des sociétés modernes, ne sont pas des systèmes d’idées (des pensées) indiquant le chemin vers une société meilleure (Marx parle de "socialisme utopique") mais sont au contraire un mouvement social « qui abolit l’état actuel des choses » (c’est le "socialisme scientifique"). S’il faut réclamer davantage de droits, s’il faut des luttes sociales pour conquérir plus de liberté et plus d’égalité c’est uniquement parce que cela élève le niveau de conscience de la classe dominée (le prolétariat) la rendant apte à démarrer le processus révolutionnaire qui abolira les classes et du même coup la question des droits. Cette question n’a pas de sens dans une société sans classes. Si dans la société capitaliste l’utilisation effective des droits est "subie" (même si parce qu’ils sont manipulés les prolétaires croient "disposer" de ses droits), dans la société communiste la distinction entre "liberté formelle" (celle du citoyen électeur dans les sociétés capitalistes) et la "liberté réelle" (celle de l’homme libéré de l’aliénation à laquelle le soumet la société de classe) disparaît. Il reste à régler (? !) la question du passage et de la transition révolutionnaire vers le communisme. 3 C’est le rôle de la "dictature du prolétariat", chargée d’éliminer toutes les sources d’exploitation de l’homme par l’homme en établissant un mode de production, organisé sur la base de la propriété commune des moyens de production (le communisme ne se confond pas avec le collectivisme dénoncé comme un "socialisme de caserne") et conduit par les décisions des travailleurs. Égalitarisme radical, le marxisme pose l’indispensable transformation de la société : la justice sociale n’est pas à l’ordre du jour des sociétés non transformées. L’élite du mouvement ouvrier (les communistes, les révolutionnaires, ceux qui feront naître la révolution...) agiront au nom de la classe dominée (le prolétariat). La confiscation du pouvoir (au lendemain du "grand soir") est impérative pour tourner la gestion des ressources vers le bien commun (on pense ici à un système de planification dirigée). Rétablir (il est préférable de dire "établir") la justice sociale c’est dans un premier temps distribuer les biens en respectant la règle "à chacun selon son travail", pour passer lorsque le développement des forces productives le permettra à la règle "à chacun selon ses besoins". Le communisme est un mode d’organisation pour des sociétés techniquement développées (la socialisation de la misère n’a pas beaucoup de chances de conduire à la disparition de la souffrance). Le libertarisme C’est une réaction aux propositions défendues par John Rawls dont les idées sont présentées dans cet article, et elle prolonge les idées de Ludwig von Mises et Friedrich von Hayek (économistes autrichiens occupant une position particulière à l’intérieur du courant libéral parce qu’ils rejettent l’essentiel des enseignements de l’analyse néoclassique habituellement utilisés pour défendre et justifier l’économie de marché). Hayek considère que la notion de justice sociale est vide de sens car l’ordre du marché catallaxie - est un ordre spontané qui résulte des relations libres que les individus et des organisations entretiennent sans que les objectifs de tous soient réalisés. Le fondement de la critique conduite par Hayek est simple : parler de justice sociale c’est reconnaître une "personnalité" à la société et la traiter comme une organisation dont les membres doivent servir un ensemble d’objectifs. La société selon Hayek n’est rien d’autre que la somme de ses membres [4]. Les principaux représentants du libertarisme sont Murray Rothbard, David Friedman.jr et Robert Nozick. La pensée libertarienne [5] est fondamentalement anti-conséquentialiste elle est donc radicalement opposée à l’utilitarisme. Peu importe si une action nuit au bien être de certains voire au bien être de tous dès lors qu’elle respecte les droits fondamentaux des individus. Il n’y a pas de "configuration" meilleure qu’une autre dès lors que la nouvelle configuration a été obtenue en respectant les droits fondamentaux des individus elle est juste [6]. Le respect des droits fondamentaux est la définition même de la justice pour les libertariens. De quels droits s’agit-il ? - Le droit de propriété de soi : dans la mesure où il n’utilise pas ce droit pour renoncer à sa propre liberté chacun est totalement libre de disposer de lui-même et de ses aptitudes (refus de toute obligation comme la soumission à l’impôt, aux cotisations sociales, aux assurances obligatoires ou au service militaire ...) - Le droit de juste circulation : le droit de propriété est "juste" quand il a été obtenu par un transfert volontaire avec le précédent propriétaire. 4 Cela pose le problème de l’origine de la propriété. Celle-ci doit respecter le critère de justice. Comme l’origine de la propriété de la plupart des richesses ne peut-être établie simplement et laisse souvent apparaître une spoliation ou une violence, il faut "tout remettre à plat". Dans son exposé radical la pensée libertarienne implique une "mise à zéro des compteurs" : l’expropriation généralisée suivie d’une distribution égalitaire avant de prendre un nouveau départ. Après les hommes font ce qu’ils veulent de leurs vies en respectant les deux principes énoncés plus haut. Ce préalable "utopique" relève largement du décor permettant de rendre acceptable une théorie qui en l’absence d’une redistribution initiale égalitaire repose entièrement sur l’idée que l’exercice de la liberté ne bute pas sur l’opposition entre liberté formelle et liberté réelle...On est très éloigné ici des raisonnements développés par Friedrich von Hayek même si la conclusion est identique. Toute l’analyse économique de Hayek repose sur l’idée que l’information est radicalement imparfaite, le monde est imprévisible. Si le marché est efficace ce n’est pas parce qu’il met en scène des calculateurs omniscients parfaitement rationnels, c’est parce que c’est un mécanisme de correction par essais-erreurs-essais.... Dans ces conditions personne ne peut justifier sa réussite à partir de ses seuls mérites, il y a nécessairement une part de "chance", l’état de la répartition ne traduit pas des récompenses personnelles. Dans les sociétés complexes modernes, nul ne peut prétendre maîtriser l’information et donner une explication de la situation de chaque individu. La notion de "justice" ne peut pas renvoyer à des comportements repérables, il est même possible (probable pour Hayek) que des interventions s’appuyant sur une appréciation des "utilités" pour corriger les inégalités, conduisent à des effets pervers. Il faut simplement « ne concéder à personne le privilège de la sécurité. » Le risque doit concerner tous les individus. Un État minimal dont le rôle n’est pas de chercher à réduire les inégalités de revenus ou de conditions sociales par une redistribution violant la liberté de faire ce que l’on veut de son argent. Chacun peut librement aider les autres s’il le veut et chacun peut s’il veut se protéger contre les risques recourir aux assurances fournies par le marché. suite de cet article [1] Les articles ou les livres traitant de la théorie axiomatique de la valeur sont souvent difficiles mais les textes fondateurs sont accessibles en français : - Kenneth J. Arrow, Choix collectifs et préférences individuelles, (1951 et 1963 pour l’édition originale) Calmann Lévy (1974) réédité en poche Diderot éditeur (1997) et de larges extraits dans L’économie politique, analyse économique des choix publics, textes réunis et présentés par Jacques Généreux, Larousse Bordas 1996 - John C. Harsanyi, Bien être cardinal, éthique individualiste et comparaison interpersonnelle de l’utilité, (1955) article traduit dans L’économie politique, analyse économique des choix publics, textes réunis et présentés par Jacques Généreux, Larousse Bordas 1996. Dans cet article Harsanyi introduit une procédure (la "procédure d’Harsanyi") d’élaboration d’une fonction collective de bien-être très proche de celle utilisée plus tard par John Rawls : le voile d’ignorance de Rawls est une des formes possibles de la contrainte d’impartialité d’Harsanyi suivant laquelle les individus se comportent comme si tous les avenirs étaient équiprobables (voir Éthique économique et sociale, Christian Arnsperger et Philippe Van Parijs, La Découverte, 2000, pages 19 et 66) . - Amartya Sen, De l’impossibilité d’être libéral et parétien, (1970), court article repris et commenté dans L’économie politique, analyse économique des choix publics, textes réunis et présentés par Jacques Généreux, Larousse Bordas 1996. Voir aussi, Repenser l’inégalité (1992), Le Seuil 2000, Éthique et économie, PUF 5 Quadrige,(2001 réédition en poche de la traduction de 1993) qui reproduit, outre le contenu d’un livre de Sen ayant le même titre en anglais, une série d’articles fondamentaux de cet auteur, parfois assez techniques mais exempts de formalisation mathématiques. On peut télécharger La possibilité du choix social : conférence Nobel], Revue de l’OFCE n°70 Juillet 1999 (conférence prononcée par Amartya Sen à Stockholm, le 8 décembre 1998, quand il reçut le prix Nobel). [2] Premier théorème de l’économie du bien-être qui est établi sous des conditions très strictes dont la plus forte est l’hypothèse de concurrence pure et parfaite. [3] Pour les thèmes traités dans cet article les références sont disponibles en téléchargement sur le site des "classiques des sciences sociales" ou sur celui des "archives internet des marxistes" : Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1843), Manuscrits de 1844, Économie politique et philosophie (1844), L’idéologie allemande (1845), Misère de la philosophie. Réponse à la Philosophie de la Misère de M. Proudhon (1847), Contribution à la critique de l’économie politique (1859), Le capital. Critique de l’économie politique (1867) [4] L’exposé complet est dans Droit, législation et liberté, volume 2 : le mirage de la justice social, traduction aux PUF, 1981. [5] On trouve de nombreux textes en français des auteurs libertariens dans des traductions proposées sur des pages perso ou sur des sites libertariens. Par exemple : Hervé de Quengo ou encore Lemennicier [6] Les théories conséquentialistes conduisent à rechercher directement ou indirectement le meilleur état des choses possible, la meilleure situation possible, relativement à une ou des valeurs déterminées (la justice par exemple). Les théories déontologiques imposent de toujours respecter personnellement certaines règles d’action sans que celles-ci renvoient forcément à des valeurs (la cohérence d’ensemble des normes et même l’intuition peuvent servir de justification morale aux normes d’action). Cette distinction entre conséquentialisme et déontologie est très bien présentée dans "La panique morale", Ruwen Ogien, Grasset, 2004, pages 223 à 250. 6