Le temps grammatical : expression de la double identité du je

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LE TEMPS GRAMMATICAL :
EXPRESSION DE LA DOUBLE IDENTITE DU JE
L’analyse des temps grammaticaux du français et les tentatives de classification (BENVENISTE,
1966 ; WEINRICH, 1973 ; ADAM, LUGRIN & REVAZ, 1998) dont ils font l’objet révèlent des approches
théoriques différentes et des résultats rarement compatibles les uns avec les autres. Sous ce
foisonnement, riche en soi, se dissimule souvent un manque d’explicitation des critères définitoires.
KLEIN (1994 : 25) remarque par exemple : « Reichenbach himself does not define what he understands
by ‘point of reference R’ ». Sans le définir, GOSSELIN (1996 : 15) se voit également contraint de
« postuler l’existence d’un […] intervalle, qui joue un rôle partiellement analogue à celui du point de
référence chez Reichenbach, car il arrive que ce qui est perçu/montré ne coïncide pas exactement ni
avec le procès, ni avec l’énonciation ». Il semble alors essentiel de rechercher des critères définitoires
précis à partir desquels s’organiserait l’architecture des temps grammaticaux dans les langues.
Deux remarques s’imposent tout d’abord.
(1) La situation d’énonciation de « discours pur » (ADAM et al., 1998), la seule à permettre aux trois variables de
chacune des deux triades « moi, ici, maintenant » (DAMOURETTE & PICHON, 1936) des interlocuteurs de fonctionner sans
ambigüité, représente par défaut le socle de l’expression de la personne sur lequel s’édifie tout le fonctionnement
linguistique (cf. GUILLAUME, 1988 : 177 ; LAFONT, 1978 : 178-179).
(2) Au sein de cette situation de « discours pur » le locuteur occupe toujours la place qui fait office de référence.
Or, si « Le langage humain [prend] son départ […] non pas au petit face-à-face Homme/Homme,
mais au grand face-à-face Univers/Homme » (GUILLAUME, 1973 : 266), l’individu servant de référence
résulte donc de ces deux confrontations. Dès lors, son <MOI> animal (rapport Homme/Univers)
s’indexe temporellement en <MOI0> dans la communication linguistique (rapport Homme/Homme) :
HOMME/UNIVERS
<MOI>
existence matérielle biologique
monde matériel (universel)
existence sociale et linguistique  indexation spatiotemporelle
existence matérielle biologique indexée dans l’espace-temps
monde symbolique
monde matériel (humain)

HOMME/HOMME
moi0/je0
<MOI0>
L’indice « 0 » réfère au moment d’articulation de moi ou je (en situation de discours pur) et correspond
à un intervalle (cf. GOSSELIN, 1996).
Toutefois, l’acte linguistique va au-delà de cette indexation temporelle première. En effet, s’inspirant
de GUILLAUME (1973 : 267), JOLY (1994 : 52-53) rappelle que « La première personne peut […] être
définie comme "celle qui, parlant, parle d’elle-même et en dit quelque chose" ». En d’autres termes, à
la fonction référentielle (passerelle entre le matériel et le linguistique) vient s’ajouter la fonction
prédicative (elle, intégralement linguistique).
En situation de discours pur, l’articulation de tout énoncé portant sur les interlocuteurs entrainera par
conséquent la prise en compte des paramètres temporels suivants :
- L’indexation temporelle systématique du <MOI> (en <MOI0>) de chacun des interlocuteurs dès l’établissement de
la communication (sous toutes ses formes : linguistique (cf. BENVENISTE 1974 : 67), kinésique, etc.)
- La temporalité véhiculée linguistiquement par la prédication introduite par je0/tu0.
Comment la rencontre de ces paramètres peut-elle être à l’origine du temps grammatical ?
Envisageons la langue alternative imaginée par le personnage de Funes ou la mémoire de Borges, où
le protagoniste était « gên[é] que le chien de trois heures quatorze (vu de profil) eût le même nom que
le chien de trois heures un quart (vu de face) ». Selon cette logique, à chaque « état de conscience »
(BERGSON, 1888) correspondrait un mot. La langue comporterait une infinité d’entités lexicales censées
signaler tout changement dans la perception de la réalité de chaque individu. Une telle relation bijective
entre état de conscience et représentation symbolique serait par définition infinie, mais jamais Funes ne
serait confronté au problème de savoir comment exprimer la temporalité dans cet idiome imaginaire.
En revanche, en permettant la référence générique indexable par rapport à l’instance d’énonciation :
<chien>  <le chien>, nos langues ne peuvent jamais décrire l’état d’Existence d’une entité (ou
« Chose » chez KOJEVE, 1990 : 166-167) sans le recours à la prédication : « le chien dort/dormait/… ».
Ainsi, en situation de discours pur, dans l’énoncé : « Je lis », le je, procédural par nature, évoque
toujours un <MOI0>. Dès lors, toute prédication introduite par un je entrainera par défaut un
télescopage entre le <MOI0> auquel le je réfère et l’information temporelle véhiculée par le
sémantisme du temps grammatical du verbe (renvoyant à un <MOIx>).
En effet, à l’instar du moi /mwa/, non seulement le je permet l’indexation d’un <MOI> en <MOI0>
mais, en tant que « préfixe du verbe » (CREISSELS, 1991 : 193-194), il autorise en plus le passage du
<MOI0> au <MOIx> signifié par la prédication. Il possède en ce sens une double identité.
En somme, « particule tampon », il incarne toujours, de par sa fonction dans la langue, une friction
entre un temps référant au matériel (le <MOI0>) et un temps monnayé par le symbolique (décrivant le
<MOIx>) qu’il puise dans le sémantisme du verbe conjugué qu’il préfixe.
Cette inférence découle cependant d’un examen a posteriori de l’existence des temps grammaticaux
dans la langue. Reformulée, elle prend le caractère définitoire à partir duquel s’élaborera notre
classification de base des tiroirs verbaux du français : Dans un énoncé, le temps grammatical est
l’expression linguistique de la friction temporelle entre le <MOI0> du locuteur et le <MOIx> dont
il entend parler. Relatant un état d’Existence du <MOI>, le <MOIx> de la prédication donne par
conséquent lieu à deux types de configurations primaires par rapport au <MOI0> :
(1) x=0 ; <MOI0>=<MOIx=0>, le temps grammatical par défaut sera le Présent : « Je lis ».
(2) x0 ; ici, la prédication a pour but de décrire un état d’Existence différent du <MOI 0> que nous symboliserons <nonMOI0>.
Ne définissant le contenu de la prédication que par la négative, (2) se subdivise en :
(2a) un <non-MOI0> rattaché au monde réel - celui du vécu (indice « v ») – i.e. du passé (domaine de la mémoire) noté
<non-MOI0>v.
(2b) un <non-MOI0> détaché du monde réel - celui du non-vécu (indice « -v ») – i.e. du futur (domaine de la
spéculation) noté <non-MOI0>-v
Ainsi, obtenons-nous la première esquisse suivante :
MATERIEL
LINGUISTIQUE
existence matérielle
<MOI>
immatérialisation et indexation spatiotemporelle du <MOI> en <MOI 0> par
l’articulation de moi/je
<MOI0>

(moi0)
je0
parle de <MOIx>
||
<MOI0>
<non-MOI0>
<MOI0>
PRÉSENT
<non-MOI0>v
<non-MOI0>-v
IMPARFAIT
FUTUR
LES TROIS TEMPS GRAMMATICAUX DE BASE DU FRANÇAIS
L’établissement de paramètres définitoires permet entre autres d’affirmer que si, par exemple, la
relation <MOI0>  <MOIx=0> implique toujours le Présent, la réciproque n’est pas vraie. Ceci
confirmerait la conviction de GUILLAUME (1971 : 78), DELPORT & CHEVALIER (1995 : 149), SAUSSURE
& STHIOUL (1999 : 169) d’une valeur unique pour chaque temps grammatical.
L’Imparfait caractérise ce qui appartient à la mémoire du <MOI> et qui n’est pas dans le présent du
<MOI0> (cf. la notion de morphologie négative de GUILLAUME, 1973 : 132-133). Ce <non-MOI0> se
définit comme une étendue limitée uniquement par l’origine du <MOI> biologique et l’impossibilité de
chevaucher le <MOI0> (cf. Le Goffic, 1997 : 152). S’ensuit une multitude de « valeurs » possibles de
l’Imparfait dont le sémantisme ne fait que s’adapter à l’expression temporelle ou l’autre temps
grammatical qui circonscrit l’intervalle de prédication.
Cette première esquisse met par ailleurs en évidence la motivation sémantique de la formation du
Conditionnel présent, tiroir verbal de l’expression par excellence du <non-MOI0> absolu, c’est-à-dire
de la somme <non-MOI0>-v + <non-MOI0>v aboutissant à la synthèse d’un thème, par exemple : ser- et
d’un morphème -ais : « Moi, je serais toi… », formulation ayant pour équivalent l’énoncé « Moi, si
j’étais toi… » dans lequel le sémantisme de si (à fonction « virtualisante ») autorise l’abandon de la
facette <non-MOI0>-v (cf. la différence introduite par si dans les énoncés : « Si je venais… » « Quand
je venais… »).
Les trois temps grammaticaux de bases représentent les valeurs par défaut résultant des relations
<MOI0>/<MOIx>. Viendront s’adjoindre les paramètres antériorité/postériorité permettant l’inclusion
de tous les tiroirs verbaux de l’indicatif (hors Passé simple qui fera l’objet d’un traitement spécial).
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