"Je parlerai aussi de moi" : titre du dernier écrit publié du vivant d

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Hommage à Annie Leclerc
De Séverine Auffret
"Je parlerai aussi de moi" : c’est le titre du dernier écrit publié du vivant d'Annie
Leclerc dans une mince brochure de l'Unesco intitulée Philosophie et libération des femmes –
que Nancy Huston et Hubert Nyssen ont eu la bonne idée de reproduire dans le livre Passions
d'Annie Leclerc. A vrai dire, cette phrase n'était pas un titre, mais bien l'Incipit de la
communication orale qu'Annie nous a donnée ce jour de 2004 à l'Unesco, pour la troisième
Journée mondiale de la philosophie.
Annie parlait, sans notes, de sa voix claire et distinctement "écrite", de son débit lent,
ponctué et passionné. Sa communication, heureusement fut enregistrée, puis transcrite par les
secrétaires de l'Unesco. Merci à elles ! Je lui ai envoyé cette transcription pour accord avant
publication. Annie m'a donné son aval, et m'a dit éprouver un réel plaisir à s'y relire.
"Ah bon, je ne me souvenais pas avoir dit tout ça".
Mais elle l'avait bel et bien dit.
Moi qui n'ai pas sa capacité de parler sans notes, je m'autorise de cet incipit pour
raconter comment, moi, j'ai découvert la pensée d'Annie, sa philosophie – puis bien plus tard,
par le doux truchement de Nancy Huston, sa personne.
A la sortie de Parole de femme, en 1974, je n'étais pas en France, mais au Liban, où
j'étais partie m'installer avec mon mari, Ghassan Ferzli. Un couple mixte (comme ceux
d'Annie, je l'ai su plus tard, et de Nancy Huston - que je ne connaissais pas alors. Nous avons
en commun d'être des "mixtes" !),
Un départ et une installation à l'étranger, dans un autre monde, qui parle une autre
langue (l'arabe, en l'occurrence), sont des "expériences métaphysiques" considérables. J'y
découvrais d'autres coutumes, une condition des femmes différente, des formes de servitude
souvent sidérantes (telle la condition de ces "petites bonnes" qu'employaient de nombreuses
maisons, pas forcément bourgeoises.).
Mais en outre… j'avais accouché peu de temps auparavant de ma fille aînée, que mon
mari et moi nommions "la petite Mudéjare" (du nom de cette culture mixte, arabo-européenne,
qui s'était épanouie du côté de l'Andalousie et de la Castille, vers les année 1500 de "notre
ère").
J'ai lu Parole de femme en vacances d'été en France, et j'en ai été secouée : ce livre
renversait, pour mon esprit ravi, les murailles d'un certain féminisme, et d'une certaine
philosophie.
Féminisme. Celui de l'époque était beauvoirien. Je l'étais vaguement. Bardée de
défenses et de grands principes de Liberté, considérant la condition féminine comme une
triste tare que "la nature" nous avait imposée, et dont "la culture" allait promptement nous
relever.
En refusant la maternité grâce à l'avortement enfin décriminalisé, en nous arrachant des
gluantes "contingences immanentes" auxquelles nos misérables corps nous condamnaient, en
sacrifiant en nous toutes ces lâches tendances à l'amour, à la mystique, à la "répugnante
reproduction", nous allions nous lever, comme l'Electre et l'Oreste dans Les Mouches de
Sartre, vers des matins lumineux, affranchis des obscurités matricielles, et devenir enfin "des
hommes comme les autres", des Sujets libres et autoengendrés, se lançant dans les
Transcendances de "l'Histoire" et du "Projet".
Oui, mais… entre-temps, j'avais une petite enfant. Avec la complicité de son père, je
l'avais voulue, désirée. J'avais découvert, hallucinée, cette prodigieuse puissance de mon
corps gestant de s'offrir comme lieu de l'autre, la capacité de sa dialectique du Même et de
l'Autre. Mon corps faisait de la philosophie, et de la dialectique !
Mais… comme… secrètement.
Cette capacité de faire, pas seulement des actes, des prouesses, des œuvres, mais aussi
cette petite chose infiniment tendre que NOUS AVONS TOUS ETE UN JOUR, avant de
devenir ces sujets durs comme fer, ces auteurs, ces acteurs, ces militants, ces ouvriers, ces
professeurs.
Et de cela, personne, à ma connaissance alors, n'avait vraiment parlé.
Cette femme, cette inconnue au très beau visage, dont la fille était née peu de temps
avant la mienne, osait dire ces choses stupéfiantes que je ne m'autorisais pas encore à penser :
que "l'Immanence", allons, pouvait être délectable, qu'avoir un corps de femme plein de désirs,
de chair, de matière, pouvait être une dilection, qu'il pouvait y avoir un sommet de jouissance
à caresser son ventre rond, à attendre, à donner, à se pencher, à bercer.
Et voilà qu'en outre cette femme était philosophe ! Elle parlait quelque part de ses
élèves de terminale auxquels elle essayait, non sans mal, de communiquer cette conviction :
la philosophie, c'est fait pour jouir. Tristesse de voir ses élèves lui répondre : "Ben nous, ça
nous fait pas jouir…"
Mais cela, moi qui étais aussi professeur de philosophie, je le savais, que c'était notre
rôle, d'amener nos élèves à jouir de et dans la philosophie. Et je savais, comme elle, qu'avec
quelques efforts, on y arrive.
Pour peu que la philosophie, elle-même, accomplisse sa révolution native.
La philosophie EST cette révolution. Malheureusement, une bonne part de ses
serviteurs et sectateurs l'oublient. Traîtres serviteurs qui assignent la philosophie au service
des pouvoirs en place. "Chiens de garde" (terme de Nizan), qu'elle connaît depuis les
Académies, les Scolastiques, la "Sacrée Sorbonne". Annie n'est pas de ce côté. Réfractaire de
toujours.
La philosophie, bien sûr, c'est fait pour jouir.
Et de quoi ? D'être, de se mettre en tête un concept et de le développer, de l'interroger.
Ah bon, tiens, on peut penser ça, je peux penser ça ? Je peux critiquer ça ? Ah que c'est
bon de pouvoir critiquer ça ! Quoi ça ? La vie comme elle va, ses cruautés insupportables, ses
lâchetés, sa sinistre loi du plus fort. Sa loi du Boum-boum-j'écrase, j'arrive, je jette. Sa loi de
l'argent, de la haine et de la guerre.
JE peux penser ? Je peux penser sur moi, je peux penser mon expérience, mon vécu, et
les inscrire dans ma philosophie ? Je peux oser les alléguer, contre ceux ou celles qui pensent
autrement ?
J'en reviens au "Je parlerai aussi de moi" qui caractérise toute la philosophie d'Annie
Leclerc.
Philosophiquement, qu'est-ce qu'elle dit, Annie ?
Ah, des propositions fabuleusement simples. Fabuleusement renversantes aussi,
cristallisées dans cette communication ultime à l’Unesco 2004 :
. Qu'on peut – et doit - philosopher avec son corps DEDANS.
. Que la philosophie qui ne parle pas de l'expérience ne vaut pas une heure de peine.
. Qu'on doit parler du "je". Que le "je", muni de toutes ses expériences et anecdotes, est
le sujet réel de la philosophie. Non pas le "Je transcendantal" et exsangue d'un Descartes,
mais le "je" bien réel, à la manière de Montaigne – et qui a un corps, et par conséquent aussi :
un sexe ! ("une" sexe !!). Il n’arrête pas, le Montaigne, de parler de son sexe, et comme il a
raison !
. Que la philosophie doit être "populaire", c’est-à-dire accessible au plus grand nombre.
Contre le jargon philosophique et l'enfermement élitiste de la "Sacrée Sorbonne".
. Que la philosophie et la "poésie" ne sont pas séparées. Qu'on peut alterner et mêler les
genres – à la manière de Platon, Rousseau, Kierkegaard, Nietzsche, etc. , et que c'est un "plus"
de "corps" et de "saveur" pour la philosophie. La philosophie d'Annie s'instille, se distille dans
chacun de ses textes, même fictionnels, comme Toi, Pénélope, ou bien ce dernier texte édité :
L'amour selon Madame de Rênal, qui mettent en scène toute une philosophie de la vie,
sans jamais tomber dans les embûches et les lourdeurs du "roman à thèse". C'est qu'Annie
philosophait comme on respire. C'était une "nature". Mais cette philosophie "naturelle" ne
l'empêchait pas de formuler des thèses, implicites ou explicites.
. Que la philosophie doit être matérialiste, métaphysiquement et politiquement. Tel était
son "spinozisme". Son "athéisme par omission". Pas de Paradis ailleurs – certes ! Sa
philosophie était sensualiste et hédoniste. Quelle sensualité dans la langue, dans la poésie
d'Annie Leclerc ! Quelle capacité réfléchie de jouir !
. Qu'il faut penser les singularités (j’ai vivement apprécié dans l’éloge de son frère Jean
Leclerc, le jour des funérailles, cette remarque : "elle aimait les choses et les gens un à un, et
non pas "ensemble"). Philosophiquement, Annie est nominaliste. Elle éprouve une méfiance,
ou une horreur, pour les abstractions.
. Que la philosophie est un engagement difficile et "hard". Qu'il faut se mettre soi-même
en scène et en acte, sans peur ni tabou.
. Que la violence est intolérable. Qu'elle doit être dénoncée, attaquée. Qu'il faut
résolument interroger la guerre. Pas seulement nos dernières guerres, locales ou mondiales,
mais toutes les guerres, depuis la guerre de Troie, depuis l'Odyssée et l'Iliade. "Toi, Pénélope".
Elle l’a attendu 18 ans, l’horrible Ulysse, et que fait-il pour la remercier de son amoureuse
fidélité ? Un carnage, à l’aide de son arc "magique", de TOUS les prétendants, tous ces
hommes désireux et charmants, dont l’ardeur patiente devait grandement atténuer le triste
ennui de son attente.
. Qu'il y a de la jubilation dans des expériences corporelles telles que le sexe, bien sûr,
l'enfantement, la nourriture, mais aussi la nage. Le rapport de contemplation extatique de la
nature. Que la différence des sexes, comme celle des individus est de nature festive
(Epousailles).
. Pas moins de jubilation dans l'accueil d'un tout petit, avec ses attentes incroyables, ses
fragilités, ses frayeurs. Comme la grande Louise Michel : soucieuse de la souffrance des petits,
des pauvres, et même de celle des bêtes… des plantes, même !
. Qu'il y a une terrible angoisse à se dire : pourquoi ? Pourquoi toutes ces douleurs ?
Pourquoi l'arbitraire des sorts ? Et que cette angoisse débouche sur une révolte.
. Qu'il faut se mettre à l'écoute de ces gens, des "hommes", le plus souvent, que la
société, après avoir fabriqué leur délinquance, rejette dans ses prisons en croyant s'en
débarrasser. Pointe Socratique : "Nul n'est méchant volontairement". Voire foucaldienne…
Un ou une philosophe ne l'est jamais "tout seul, toute seule". En chaque philosophie
singulière on retrouve des influences, des options partagées. J'ai trouvé en Annie du
socratisme, du spinozisme, du matérialisme, du nominalisme, du sensualisme, de l'hédonisme,
du "Montaigne-isme", du Rousseau-isme, du "Louise-Michel-isme", du Nietzschéisme
(éventuellement revu par Lou, dans sa conscience sexuellement féminine), dans son
approbation passionnée de la vie.
Mais toutes ces influences font en elle un précipité, la chose singulière et unique,
absolument moderne et audacieuse, référée à sa personne unique, mais non moins
partageable ! qu'est : LA-PHILOSOPHIE-D'ANNIE.
Si elle a grandement, malgré la distance, influencé la mienne, voilà qui est clair !!!!
"La passion philosophique, c’est d’interroger l’être humain au monde. Elle est portée
par le désir de vérité. Mais ce désir de vérité comprend un autre désir : celui d’augmenter la
vie, de l’intensifier, de la rendre plus généreuse, plus féconde." Merci, Annie !
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