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GEORGES CORM
Orient-occident, la fracture imaginaire, 2002
Cité dans Guide républicain, Scéren CNDP, Delagrave, 2004
Georges Corm, économiste, ancien ministre des Finances du Liban, est consultant auprès
d'organismes internationaux et de banques centrales. Dans cet essai incisif, il questionne le discours
que la pensée occidentale tient sur elle-même et sur l'Orient et met à mal les illusions identitaires. Il
plaide à la fois pour le rétablissement de la laïcité et de son prestige comme élément fondateur de
la cité et pour son accès au statut de valeur universelle.
En ce sens, la laïcité du monde occidental a largement perdu sa vocation première
dans l'émergence des valeurs républicaines, celle de dépasser et de transcender les
différences d'ordres ethnique et religieux, d'abolir les privilèges se réclamant du
droit divin, pour former une nouvelle communauté plus apte au bonheur et à la
concorde dans la cité, celle des citoyens. Elle est aujourd'hui acculée à accepter,
sinon à favoriser, au nom même des principes de la démocratie libérale, les regains
d'identités primaires qu'a engendrés le monde désenchanté créé par les effroyables
guerres du « siècle des extrêmes ».
Le remède à cette déroute de la laïcité n'est évidemment pas dans la religiosité
pudibonde et puritaine que prétendent offrir les tendances fondamentalistes qui
traversent les grandes religions instituées, et dont les mouvements islamistes ou les
mouvements de colonisation se réclamant du judaïsme en Palestine, ou encore
certaines Églises protestantes aux États-Unis, sont des caricatures. Ce ne sont ni la
religion instituée, ni les différents types d'ethnismes dont certains se parent de
valeurs religieuses, ni les extrémismes religieux se parant de vertus ethniques ou
nationales, qui peuvent guérir les maux provoqués par l'occidentalisation du monde.
Repenser la laïcité et rétablir son prestige.
C'est pourquoi il faut tout d'abord rétablir la laïcité et son prestige comme élément
fondateur de la cité « moderne », à la différence de la cité antique ou de la cité
organisée par le monothéisme biblique, où la vie des dieux ou du Dieu unique est
intimement mêlée à la vie rituelle et intellectuelle. La laïcité est, en effet, une
composante mûre de la citoyenneté. Elle est aussi un remède permanent contre le
fanatisme et les tendances collectives à l'autoritarisme. Elle est le fondement
véritable de l'autonomie de l'individu et de son respect par les autorités établies. Elle
est un instrument critique de tout ordre qui se fige dans l'invocation d'une
transcendance « divine » ou « civile ».
La laïcité ne doit pas être simplement un mode d'organisation de la séparation du
temporel et du spirituel dans la cité, prisonnier de l'histoire spécifique du
christianisme occidental, une simple « sécularisation » de la vie politique, pacifiant
les querelles religieuses au sein d'une même religion. Elle doit être refus
d'essentialiser toute différence entre citoyens, refus de sacraliser toute doctrine qui
serait érigée en absolu échappant à la critique de l'esprit humain. Pour cela, il
faudrait « laïciser » la laïcité, c'est-à-dire lui faire perdre son statut de doctrine
«spécifiquement » chrétienne et occidentale, pour la faire accéder à un véritable
statut de valeur universelle. D'ailleurs, seule une telle laïcité peut structurer le droit
international de façon efficace et crédible; ce dernier doit être imperméable à toute
croyance résultant d'une interprétation théologique, qu'elle soit issue du judaïsme,
de l'islam, du christianisme ou de toute autre religion.
Aussi, plutôt que de favoriser le « dialogue des religions » (très à la mode pour
assurer la concorde de nos cités métissées), dialogue qui ne peut résoudre aucun des
problèmes proprement politiques et profanes de l'ordre interne et de l'ordre
international, ne vaut-il pas mieux donner aux citoyens de véritables connaissances
sur « les réponses théologiques et ontologiques » à l'angoisse naturelle de l'homme
? Le discours identitaire qui exprime les graves névroses de notre époque n'assurera
jamais la paix; il n'est qu'une réponse bien pauvre à la perte de sens que les
souffrances des XIXe et XXe siècles ont engendrée et, avant elles, celles des premières
colonisations et de la traite des Africains (le déracinement de millions d'hommes,
colonisés, déplacés, « génocidés », mais aussi celui de ceux qui sont partis de
l'Europe même, à la conquête des espaces inhabités ou peu habités de l'Europe et
du monde). [. . . ]
Il faudrait ici admettre que les grands principes d'éthique et de morale à vocation
universelle de la Renaissance européenne n'ont pas été appliqués ni respectés, ce
qui leur enlève aujourd'hui la crédibilité qu'ils avaient acquise. Bien pire, dans l'ordre
international, ils sont bafoués tous les jours par un ordre impérial américain devant
lequel ne se dresse plus le moindre contrepoids. Les actions humanitaires
qu'encadrent forcément les intérêts politiques des pays directement dans l'orbite de
l'ordre impérial ne seront jamais le remède à l'absence de système de valeurs
appliqué de façon cohérente. La notion de citoyenneté, qui a pourtant porté de si
grands espoirs, est tous les jours un peu plus rongée par le manque de crédibilité du
système de valeurs républicain et universaliste au centre duquel se trouve la laïcité,
c'est-à-dire l'égale valeur des hommes pris individuellement ou dans leur insertion
dans une communauté sociale.
Tous les grands systèmes de puissance et de civilisation ont tenté de trouver des
règles universelles d'éthique et de morale. La philosophie des Lumières, qui s'est
appuyée sur un développement sans précédent de connaissances sur les autres
civilisations, est la dernière en date à avoir élaboré un code de conduite morale et
éthique s'appuyant sur une vision forte d'une cité politique universelle et laïcisée. Il
serait temps aujourd'hui d'en restaurer l'essentiel, menacé aussi bien par le
désenchantement de la pensée démocratique « postmoderne » que par l'utilisation
sélective et violente des principes des droits de l'Homme dans l'ordre international.
Dans le monde ouvert et métissé où nous vivons, le maintien des valeurs
républicaines est essentiel si nous voulons arrêter cette course infernale à la «
marchandisation » des névroses identitaires, des déchets de cultures ethniques ou
de rituels religieux - qui deviennent prétexte à de bonnes affaires capitalistes ou à
des travaux académiques valorisants, enfermant ceux-là mêmes que l'on prétend
protéger et sauver dans la prison identitaire que leur forge l'essentialisme
culturaliste.
Les valeurs républicaines ne doivent pas être considérées comme un luxe de
l'homme blanc, dont lui-même ne sait plus très bien que faire dans le contexte d'un
monde globalisé et métissé. Bien au contraire, ce sont tous les aspects de la
modernité qui aboutissent à cette dévalorisation, y compris dans le Tiers-Monde où
les espoirs avaient été si grands. Car peut-on sérieusement croire que des
populations pauvres et démunies refuseraient les avantages de l'État de droit, de la
Sécurité sociale et de l'allocation chômage, au profit du maintien d'allégeances
tribales, ethniques ou religieuses ? Et comment dans ce cas expliquer que le monde
supposé désenchanté de l'Occident exerce cette attraction sur des millions d'êtres
qui de tous les pays tentent d'y émigrer, en dépit des images négatives qui le
caractérisent dans leur milieu ?
Le bon sens, ici, fait dire que seul l'échec de mise sur pied de l'État de droit, de
réalisation d'un capitalisme à visage humain assurant un niveau d'emploi et de vie
décente, entraîne l'involution dans le lien traditionnel, ethnique ou religieux, qui
peut assurer une sécurité morale « imaginaire » à défaut de sécurité matérielle
introuvable - et cette involution n'empêche même pas ceux qui en sont victimes de
vouloir malgré tout rejoindre le « paradis » occidental.
Georges Corm. Orient-Occident, la fracture Imaginaire
La Découverte. coll « Cahiers libres », 2002. p 175
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