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Michel Foucault, philosophe en quête du présent
Michel Foucault est né le 15 octobre 1926 à Poitiers. « Telle est la ville où je suis né : des saints
décapités, le livre dans la main, veillent que la justice soit juste, que les châteaux soient forts[…]
Voilà l’hérédité de ma sagesse. » Message de carte postale d’un 13 août 1981, alors que Foucault,
travaillant à l’Histoire de la sexualité, plongé dans les origines de notre société chrétienne occidentale,
perpétue sa recherche de l’éthique philosophique, inséparable de l’éthique de vie.
Gilles Deleuze a expliqué pourquoi l’œuvre de Michel Foucault est composée de deux grands
ensembles1 : l’un est formé par ses livres qui sont l’écriture des résultats de ses recherches minutieuses
pour répondre à ses grandes problématiques : que signifient raison et folie, comment est formé le
savoir, quel est le sens de notre système punitif dans l’ordre de la justice, comment se constitue-t-on
en tant que sujet moral… L’autre ensemble est la somme de ses articles, entretiens, conférences 2, qui
est son diagnostic de l’actualité, où il exporte des problématiques posées dans ses livres et dans une
période historique passée dans l’actualité du présent. Ces deux ensembles, en échange permanent,
reflètent deux attitudes intimement liées chez Foucault : le philosophe érudit, homme d’étude et très
grand écrivain et le citoyen engagé politiquement, fondateur par exemple du GIP (Groupe
d’Intervention sur les Prisons), défenseur des droits et des minorités.
Il existe deux grandes traditions critiques dans l’histoire de la philosophie, issues toutes deux de Kant.
La première tradition critique est l’analytique de la vérité. Elle est incarnée par l’entreprise de Kant qui
pose pour la première fois dans La critique de la raison pure la question des conditions sous lesquelles
une connaissance vraie est possible, tradition qui sera reprise par toute une partie de la philosophie
moderne depuis le XIXème siècle.
En 1784, un périodique allemand a publié une réponse de Emmanuel Kant à la question : Was ist
Aufklärung ? Qu’est-ce que les Lumières ? qui est aussi le titre repris par Foucault dans un article que
l’on peut trouver dans les Dits et écrits 3.
La deuxième tradition critique commence avec la question posée dans ce texte de Kant: Qu’est-ce que
l’actualité ? Qu’est-ce que le présent ? Que sommes-nous dans le présent ? Foucault s’inscrit dans
cette tradition, à la suite de Hegel, l’école de Francfort, Nietzsche, Max Weber. Cet article est une
occasion pour Foucault de définir sa propre position dans la tradition philosophique, sa propre
démarche.
Premièrement, explique Foucault, ce texte formule en lui-même et à l’intérieur de la tradition
chrétienne un problème nouveau, qui est celui du présent, de l’actualité. Ce problème est nouveau dans
la façon dont Kant l’aborde. Ce présent de l’Aufklärung, Kant le définit d’une façon presque
entièrement négative, comme une « sortie », une « issue ». « C’est la sortie de l’homme hors de l’état
de tutelle dont il est lui-même responsable. » Cette sortie qui caractérise l’Aufklärung est un processus
qui nous dégage de l’état de « minorité ». Par « minorité », il entend un certain état de notre volonté
qui nous fait accepter l’autorité d’un autre pour nous conduire dans les domaines où il convient de
faire usage de sa raison. Il en donne trois exemples : lorsqu’un livre nous tient lieu d’entendement,
lorsqu’un directeur de conscience nous tient lieu de conscience, lorsqu’un médecin décide pour nous
de notre régime. L’Aufklärung est donc définie par la modification du rapport pré-existant entre la
volonté, l’autorité et l’usage de la raison. C’est un tâche et une obligation, car l’homme est, dit Kant,
lui-même responsable de son état de minorité. Cette Aufklärung a une devise : Aude saper, « aie le
courage, l’audace de savoir ». Elle est décrite par Kant comme le moment où l’humanité va faire usage
de sa propre raison, sans se soumettre à aucune autorité, c’est-à-dire s’affranchir de tout
assujettissement au pouvoir et à l’autorité, incarnés dans le savoir par le livre, dans la conscience
morale par le directeur de conscience, dans le rapport à soi-même et à son propre corps par le médecin.
C’est précisément à ce moment-là que la Critique est nécessaire, puisqu’elle a pour tâche de définir les
conditions dans lesquelles l’usage de la raison est légitime pour déterminer ce que l’on peut connaître,
1
Gilles Deleuze, Foucault, Editions de Minuit, Paris, 1986.
Dits et écrits, 4 volumes, Ed.Gallimard, Paris.
3
Volume 4, p.562, qui correspond à l’année 1984.
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ce qu’il faut faire et ce qu’il est permis d’espérer ; pour garantir l’autonomie du sujet. Un usage
illégitime de la raison fait naître, avec l’illusion, le dogmatisme et l’hétéronomie.
L’hypothèse avancée par Foucault est que ce texte de Kant se situe entre la réflexion critique et la
réflexion sur l’histoire. Kant y réfléchit sur l’actualité et la validité de son entreprise d’élaboration de
la Critique. Pour Foucault, la nouveauté de ce texte consiste en la « la réflexion sur « aujourd’hui »
comme différence dans l’histoire et comme motif pour une tâche philosophique particulière. »
Ainsi envisagée, cette réflexion est pour lui « l’esquisse de l’attitude de modernité ». Foucault
envisage la modernité davantage comme une attitude que comme une période de l’histoire, c’est-à-dire
« un mode de relation à l’égard de l’actualité, un choix volontaire, une manière de penser et de sentir,
d’agir et de se conduire qui, tout à la fois, marque une appartenance et se présente comme une
tâche ».
L’exemple qui s’impose à Foucault pour caractériser cette attitude de modernité est Baudelaire,
puisque l’on reconnaît généralement en lui l’une des consciences les plus aiguës de la modernité au
XIXème siècle4. Pour lui, être moderne, c’est prendre volontairement une certaine attitude face à la
conscience du transitoire, du fugitif, du contingent, qui consiste à ressaisir quelque chose d’éternel qui
n’est pas au-delà de l’instant présent, ni derrière lui, mais en lui. Pour l’attitude de modernité, nous dit
Foucault : « la haute valeur du présent est indissociable de l’acharnement à l’imaginer, à l’imaginer
autrement qu’il n’est et à le transformer non pas en le détruisant, mais en le captant dans ce qu’il est
[…], où l’extrême attention au réel est confrontée à la pratique d’une liberté qui tout à la fois respecte
ce réel et le viole.»
Cependant, la modernité, pour Baudelaire, est davantage qu’une forme de rapport au présent ; c’est
aussi un mode de rapport qu’il faut établir à soi-même, lié à un ascétisme indispensable : il faut se
prendre soi-même comme l’objet d’une élaboration complexe, en refusant de se satisfaire de soi tel
que l’on apparaît dans le flux du temps qui passe. Baudelaire nomme cette discipline, selon le
vocabulaire de l’époque, le « dandysme ». La pratique de l’ascétisme fait de son corps, de son
comportement, de ses sentiments et de ses passions, de son existence, une œuvre d’art. L’homme
moderne n’est pas celui qui part à la recherche de ses vérités cachées, mais celui qui cherche à
s’inventer lui-même. Cette modernité ne libère pas l’homme en son être propre ; elle l’astreint à la
tâche de s’élaborer lui-même. Pour Baudelaire, cette attitude de modernité ne peut s’atteindre qu’à
travers l’art.
Foucault souligne l’enracinement dans l’Aufklärung d’un type d’interrogation philosophique qui crée
un problème à partir du rapport au présent, du mode d’être historique et de la constitution de soi-même
comme sujet autonome. Il indique comment se rattacher à cette perspective de l’Aufklärung : ce n’est
pas en étant fidèle à des éléments de doctrine, mais dans la réactivation permanente de cette attitude,
c’est-à-dire dans ce qu’il nomme un « êthos » philosophique qui serait une critique permanente de
notre être historique.
Foucault veut faire l’analyse de nous-mêmes en tant qu’êtres historiquement déterminés, pour une
certaine part, par l’Aufklärung, ce qui implique une série d’enquêtes historiques orientées vers ce qui
n’est pas ou plus indispensable pour la constitution de nous-mêmes comme sujets autonomes.
Cet êthos philosophique peut se caractériser comme une attitude limite.
« Il ne s’agit pas d’un comportement de rejet. On doit échapper à l’alternative du dedans et du
dehors ; il faut être aux frontières. La critique, c’est bien l’analyse des limites et la réflexion sur elles.
Mais si la question kantienne était de savoir quelles limites la connaissance doit renoncer à franchir,
il me semble que la question critique, aujourd’hui, doit être retournée en question positive : dans ce
qui nous est donné comme universel, nécessaire, obligatoire, quelle est la part de ce qui est singulier,
contingent et dû à des contraintes arbitraires. Il s’agit en somme de transformer la critique exercée
dans la forme de la limitation nécessaire en une critique pratique dans la forme du franchissement
possible. »
Les conséquences de cette conception sont que la critique va s’exercer non plus dans la recherche des
structures formelles qui ont valeur universelle, mais dans une enquête historique à travers les
événements qui nous ont amenés à nous constituer, à nous reconnaître, comme sujets de ce que nous
faisons, pensons, disons.
4
Charles Baudelaire, Le peintre de la vie moderne.
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Cette critique est généalogique dans sa finalité et archéologique dans sa méthode. Cela signifie qu’elle
va étudier les discours qui véhiculent nos « vérités » comme des événements historiques, et elle ne
déduira pas de la forme de ce que nous sommes ce qu’il nous est impossible de faire ou de connaître,
mais elle dégagera de la contingence qui nous a fait être ce que nous sommes la possibilité de ne plus
être, faire ou penser ce que nous sommes, faisons ou pensons.
Ainsi, en libérant le « sujet » de sa forme figée et abstraite qui établit son identité en lui fixant une
forme structurale et des limites, on peut s’acheminer vers des individus qui construisent leur identité,
qui s’élaborent eux-mêmes. Cette critique vise à rétablir l’horizon infini de la liberté.
Pour que cette liberté ne demeure pas un rêve vide, asséné comme un nouvel horizon métaphysique et
illusoire à l’homme, cette attitude critique doit être aussi une attitude expérimentale.
Ce travail devrait ouvrir sur des enquêtes historiques et aussi se mettre à l’épreuve de la réalité et de
l’actualité, à la fois pour saisir les points où le changement est possible et souhaitable et pour
déterminer la forme précise à donner à ce changement.
L’enjeu de ce travail est de déconnecter la croissance des capacités et l’intensification des relations de
pouvoir. En effet, à travers toute l’histoire des sociétés occidentales, l’acquisition des capacités et la
lutte pour la liberté ont été des éléments permanents. Or, les relations entre croissance des capacités et
croissance de l’autonomie ne vont pas de soi : les relations de pouvoir sont véhiculées à travers des
technologies diverses (dans des systèmes de production à fins économiques, des institutions à fin de
régulations sociales, des techniques de communication) qui sont les disciplines collectives et
individuelles, les procédures de normalisation exercées au nom du pouvoir de l’Etat ou des exigences
de la société…
Il s’agit de prendre des « domaines pratiques » de référence et d’étude. Il faut considérer les hommes
dans ce qu’ils sont et la façon dont ils font, c’est-à-dire les formes de rationalité qui organisent les
manières de faire et la liberté avec laquelle ils agissent dans ces systèmes pratiques.
Ces « domaines pratiques » sont de trois ordres : celui des rapports de maîtrise sur les choses, celui des
rapports d’action sur les autres, celui des rapports à soi-même (savoir, pouvoir, éthique). Ces enquêtes
historiques devront obéir pourtant à une systématisation : par exemple, pour le domaine de l’éthique,
comment nous sommes-nous constitués comme sujets moraux de nos actions ?
Foucault donne à cette réflexion critique de Kant sur le présent et sur nous-mêmes le sens d’une façon
de philosopher : l’ontologie critique de nous-mêmes doit être considérée comme une attitude où la
critique de ce que nous sommes est à la fois analyse historique des limites qui nous sont posées et
épreuve de leur franchissement possible.
Michel Foucault a pour exprimer sa pensée le talent de la littérature. La « brûlure des mots » pousse le
lecteur, frappé dans son sentiment, à entreprendre la tâche difficile proposée par Foucault, celle de
penser plus loin, de penser autrement.
Au moment de la mort de Michel Foucault, survenue le 25 juin 1984, plusieurs centaines de personnes
sont venues lui rendre hommage dans la petite cour de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris. Gilles
Deleuze prend alors la parole pour donner voix à un extrait de la préface à L’usage des plaisirs :
« Quant au motif qui m’a poussé, il était fort simple. Aux yeux de certains, j’espère qu’il pourrait par
lui-même suffire. C’est la curiosité – la seule espèce de curiosité, en tous cas, qui vaille la peine d’être
pratiquée avec un peu d’obstination : non pas celle qui cherche à s’assimiler ce qu’il convient de
connaître, mais celle qui permet de se déprendre de soi-même. Que vaudrait l’acharnement du savoir
s’il ne devait assurer que l’acquisition des connaissances, et non pas, d’une certaine façon, et autant
que faire se peut, l’égarement de celui qui connaît ? Il y a des moments dans la vie où la question de
savoir si on peut penser autrement qu’on ne pense et percevoir autrement qu’on ne voit est
indispensable pour continuer à regarder et à réfléchir. […] Qu’est-ce donc que la philosophie – je
veux dire l’activité philosophique – si elle n’est pas le travail critique de la pensée sur elle-même. Si
elle ne consiste pas, au lieu de légitimer ce qu’on sait déjà, à entreprendre de savoir comment et
jusqu’où il serait possible de penser autrement. »
Elise Gruau
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