La religion élohimite - Utrecht University Repository

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Le monde occidental à
travers les yeux de
Houellebecq
Capitalisme et individualisme dans l’œuvre de
Michel Houellebecq
Marja Bijl, Mémoire de mastère
Sous la direction de Mr. prof. dr. M. van Buuren
Département de langue et de culture françaises
Université d’Utrecht, août 2007
Table des matières
Introduction
2
Chapitre 1 Libéralisme, capitalisme et individualisme
5
1.1 Qu’est-ce que le libéralisme
5
1.2 Libéralisme, capitalisme et individualisme : l’économie comme
science sociale
7
1.3 Le processus d’individualisation : un paradoxe
9
1.4 Libéralisme, capitalisme et individualisme
11
Chapitre 2
13
2.1.1 Les essais de Houellebecq
13
2.1.2 Les essais de Houellebecq et le capitalisme
14
2.2.1 La poésie Houellebecqienne
18
2.2.2 La poésie de Houellebecq et le capitalisme
19
2.3 Extension du domaine de la lutte
24
Chapitre 3
29
3.1 Les essais de Houellebecq et l’individualisme
31
3.2 La poésie de Houellebecq et l’individualisme
33
3.3 La possibilité d’une île
37
3.3.1 L’absence de la morale
39
3.3.2 L’absence de la religion
48
Conclusion
54
Bibliographie
58
1
Introduction
Introduction
Michel Houellebecq est un écrivain français contemporain qui a suscité dans sa carrière
déjà assez de controverse. C’est cette controverse qui lui a donné en premier lieu sa notoriété,
mais il est en fait beaucoup plus qu’un écrivain controversé. Dans ses écrits il met en
discussion plusieurs des caractéristiques du monde occidental moderne, individualisé et
industrialisé. Et il fait cela d’un ton souvent cynique et critique. Il a critiqué dans ses livres la
religion de l’Islam, ce qui a résulté en un procès contre lui de la part de la communauté
islamique en France. Ceci n’est qu’un exemple pourquoi pas tout le monde est d’accord avec
ce qu’il dit.
Il devient connu devant un grand public dès la publication de son deuxième livre, Les
Particules Elémentaires (1998), qui a été traduit en pas moins de vingt cinq langues à travers
le monde entier. Son troisième roman, Plateforme (2001), lui donne aussi assez de succès
mais, encore une fois, il ne s’agit pas toujours d’un succès de caractère purement positif. C’est
dans ce livre qu’il préconise le tourisme sexuel comme solution pour la pauvreté dans le
monde. Ces deux livres lui ont donc rendu sa renommée internationale, mais il a écrit
beaucoup plus que ces deux livres.
Michel Houellebecq n’est pas seulement un romancier, mais aussi un poète, un essayiste, un
cinéaste1 et on pourrait ajouter prudemment le mot de chansonnier2. C’est, comme le dit
Dominique Noguez, un ami-écrivain de Michel Houellebecq, dans son livre Houellebecq, en
fait 3 : ‘Michel Houellebecq a plusieurs cordes à son arc – une corde de poète, une corde
d’essayiste (critique ou journaliste) et une corde de romancier’. Aussi ne s’agira-t-il dans ce
mémoire pas seulement des romans de Houellebecq, mais sa poésie et ses essais seront aussi
pris en compte.
Le sujet principal de ses écrits est le monde moderne. Ses personnages sont à la fois dans et
contre ce monde marchandisé et mondialisé. Les thèmes principaux que l’on retrouve chez lui
sont la société moderne et la critique de cette société ; le capitalisme, le libéralisme,
Il a réalisé quelques courts métrages, surtout à l’époque où il était étudiant en cinématographie à l’École
Nationale Supérieure Louis Lumière. De plus, tous ses romans ont été filmés, à l’exception de Lanzarote.
Actuellement le film de La possibilité d’une île, dont Houellebecq lui-même est le réalisateur, est réalisé.
2
Il a fait sortir un album, Présence humaine, sur lequel il récite ses poèmes et d’autres textes sur un fond
musical. Il existe aussi un enregistrement d’une récitation de Houellebecq de poèmes tirés de Sens du combat.
3
Noguez, Dominique, Houellebecq, en fait, Paris, Fayard, 2003: p150
1
2
Introduction
l’individualisme, la société de consommation, la solitude, la jeunesse et la vieillesse, la
possibilité ou l’impossibilité du vrai amour, le système familial et la science fiction. La
plupart de ces thèmes renvoient à la société moderne et occidentale, dans laquelle le système
économique du capitalisme est dominant. L’idéologie du libéralisme, née à l’époque des
Lumières, a mené à l’économie capitaliste et à un processus d’individualisation parmi les
habitants de cette société moderne. On pourrait dire qu’on retrouve chez Michel Houellebecq
deux sortes de libéralisme, l’une est le libéralisme économique, ou le capitalisme, l’autre est
un libéralisme plutôt moral, ou l’individualisme. C’est autour de ces deux thèmes généraux,
que son oeuvre sera discuté dans ce mémoire. Et ceci sera organisé autour de la question
suivante :
Comment est-ce que Michel Houellebecq traite la thématique de la philosophie libérale, aussi
bien économique que morale, dans ses écrits ?
Nous verrons qu’il n’est pas toujours facile de faire une distinction claire entre ces deux
‘ismes’, puisqu’ils ont beaucoup en commun. Le système capitaliste et l’homme individualisé
sont deux grandes caractéristiques du monde moderne et ils sont issus d’un même processus
de modernisation. Pourtant des choix ont été faits et pour chaque thème des essais, des
poèmes et un roman seront discutés qui rendront clair comment les thèmes du capitalisme et
de l’individualisme sont discutés par Michel Houellebecq. Les écrits choisis n’auront donc
pas uniquement affaire à l’un des deux thèmes, mais il en sont assez exemplaires et mettent
l’accent plus sur l’un ou l’autre thème.
Étant donné qu’il s’agit dans le mastère ‘Westerse literatuur en cultuur’ des relations qui
existent entre la littérature et la culture et de l’influence que celles-ci exercent l’une sur
l’autre, l’oeuvre de Michel Houellebecq est un sujet qui convient très bien à être discuté dans
un mémoire. À travers ses écrits Houellebecq pose des questions sur la société moderne et
contribue ainsi à la discussion sur cette société. À travers ses écrits il se place au milieu du
monde, ce qui est aussi le sous-titre qu’il a ajouté à certains de ses livres. De plus, la
discussion qu’il nourrit est à retrouver dans l’actualité quotidienne, non seulement en France,
mais aussi aux Pays-Bas et dans le reste du monde occidental. Des mouvements
antimondialistes ou altermondialistes existent et se font entendre à chaque réunion du G8. Ce
sont des mouvements qui ne sont pas en accord avec l’américanisation du monde et qui
3
Introduction
souhaitent un retour aux anciennes valeurs morales. Aussi dans la politique actuelle aux PaysBas on met l’accent sur la communauté, sur la fraternité et sur l’importance du respect de
l’autre, ceci en opposition avec de grands systèmes bureaucratiques et anonymes qui ne se
sont pas avérés très effectifs. Une autre illustration tirée de l’actualité est le cinéaste américain
Michael Moore qui vient de sortir un nouveau documentaire sur la qualité du système de santé
aux Etats-Unis, dont les assurances contre les maladies sont gérées par des compagnies
privées et non publiques, donc des compagnies visées à faire des bénéfices. Selon lui ceci est
inhumain et a pour résultat que les gens ne sont pas aidés quand ils ont besoin de soins
médicaux. C’est juste un autre exemple de l’importance de l’argent dans ce monde et de la
critique qui existe envers ce système.
Dans le premier chapitre de ce mémoire un bref aperçu historique sera donné sur les
origines de la pensée libérale, qui remontent jusqu’à l’époque des Lumières. La façon dont le
capitalisme et l’individualisme sont pour une grande partie issus de cette philosophie libérale
sera éclairée. Ensuite le deuxième chapitre sera dédié à la discussion de la thématique du
capitalisme dans l’oeuvre de Houellebecq et le troisième fera le même pour la thématique de
l’individualisme. À chaque fois, ces deux chapitres commenceront par la discussion des
essais, suivie de celle des poèmes. Et dans chaque chapitre un roman sera traité ; pour le
capitalisme il s’agira de Extension du domaine de la lutte (1994), qui est son roman de début ;
pour l’individualisme il s’agira de La possibilité d’une île (2005), qui est son dernier roman.
Le choix de discuter les essais et la poésie en premier a été fait parce que l’on retrouve dans
ces écrits beaucoup d’idées de Houellebecq en germe. La plupart des essais et des poèmes ont
été écrits avant la réalisation de ses romans et l’on observe qu’il s’est plus ou moins préparé à
l’écriture d’un roman en investiguant les thèmes dans ses essais et ses poèmes. Dans la
conclusion, finalement, une réponse à la question posée ci-haut sera formulée.
4
Chapitre 1 Libéralisme, capitalisme et individualisme
Chapitre 1
Libéralisme, Capitalisme et Individualisme
1.1. Qu’est-ce que le libéralisme ?
Le libéralisme est une doctrine politique et économique qui prend ses origines dans
l’époque des Lumières en France. Le libéralisme ne traite pas seulement de l’économie,
comme on est tenté de le penser quand on considère le terme dans la perspective politique
actuelle. Il s’agit de l’économie, de la politique et de la société en général. Il s’agit de la façon
dont cette société devrait être organisée et de la place que devraient occuper ses habitants.
La définition donnée par l’encyclopédie de Winkler Prins est la suivante :
Un complexe d’idées politiques, de théories économiques, d’avis qui concernent la
constitution de la société et d’idées générales autour du droit de l’homme et du destin
de l’homme comme être social, qui ont tous en commun : le refus de toutes les restrictions qui
empêchent l’individu de se développer mentalement et physiquement aussi loin que lui est
possible selon les possibilités qui lui ont été données par la nature (le refus de privilèges
politiques et sociaux, de la société de classes, de l’absolutisme, de la restriction de la liberté
économique, des restrictions dogmatiques dans les domaines de la religion et de la pensée).4
La liberté de l’individu est considérée comme la chose la plus importante. Au début, à
l’époque des Lumières, cette liberté de l’individu n’était pas du tout évidente et il fut question
d’une vraie libération de l’individu. Une libération de l’ancien régime, des mœurs anciens et
du système ancien, ce qui fut partiellement réalisé par la révolution de 1789. Après cette
première révolution suivit une période d’instabilité politique qui allait de l’installation de la
république à la restauration de la monarchie en passant par l’empire de Napoléon. Il fallut une
autre révolution, celle de 1848, afin de se débarrasser encore plus de l’ancien régime. Et ce ne
fut qu’en 1864 que Adolphe Thiers réclama les cinq libertés nécessaires : liberté individuelle,
4
Grote Winkler Prins encyclopedie, Antwerpen/Amsterdam, Elsevier.
5
Chapitre 1 Libéralisme, capitalisme et individualisme
liberté de la presse, liberté de la représentation nationale et liberté pour le corps législatif de
diriger les affaires.5
Historiquement l’origine du libéralisme se trouve donc dans la lutte de la bourgeoisie contre
l’ancien régime, l’aristocratie et l’église, lesquels possédaient tout le pouvoir en France. Après
les Lumières, la pensée libérale était de plus en plus influencée par la science du positivisme.
Le progrès scientifique et technique s’étendit vers l’idée de la facilité de l’homme. La pensée
libérale avait confiance en le progrès de l’homme; elle était optimiste envers l’avenir de
l’homme et de l’humanité.
La mise en place de la pensée libérale dans les pays de l’Europe a été entamée de façons
différentes. Les conceptions de l’organisation de l’état et de l’économie différaient entre les
pays, mais elles avaient toutes en commun l’idée qu’il fallait une démocratie parlementaire,
l’égalité de chaque citoyen devant la loi, la liberté de presse et de religion et la séparation du
pouvoir législatif et exécutif.
À côté de cette philosophie libérale se développait l’économie libérale. En France il y avait
l’école des physiocrates, qui commence à se développer à partir de la fin du 19e siècle. Cette
école était d’avis que le procès économique se déroule selon des régularités naturelles qui sont
inhérentes au procès économique même. Ainsi, elle n’approuvait pas une régularisation par
l’état de ce procès car ceci ne ferait que déranger le cours naturel des choses. Il fallait ‘laisser
faire’ les individus et leur donner une liberté entière. Ainsi la perfection de la conduite
économique serait atteinte.
Plus tard, la crise économique de 1929 eût pour conséquence que la question du rôle de la
politique serait renouvelée et c’est après la seconde guerre mondiale que l’opinion en
direction de l’intervention de l’état changerait. Ceci était considérée nécessaire désormais,
afin de garantir le plein emploi du matériel et du personnel ainsi que de protéger le citoyen
moins fortuné. La discussion se déplaçait vers la question si c’était la liberté de chaque
individu qui était la plus importante ou l’égalité de chaque individu. On pourrait dire que c’est
une discussion qui divise aujourd’hui encore les politiciens libéraux, générant des courants
tels que le néo-libéralisme et le libéralisme social. Aux Pays-Bas on peut suivre de près une
telle discussion qui se déroule à l’intérieur du parti politique de VVD entre Mark Rutte et Rita
Verdonk.
5
Carpentier, J. et Lebrun, F., Histoire de France, Paris, Editions du Seuil, 1998 (1987) : p284
6
Chapitre 1 Libéralisme, capitalisme et individualisme
1.2 Libéralisme, capitalisme et individualisme : l’économie comme science sociale
Afin de clarifier les liens qui existent entre le libéralisme d’une part et le capitalisme et
l’individualisme d’autre part, élaborons un peu plus amplement la théorisation du libéralisme
économique qui trouve ses racines en France dans l’école physiocrate, comme nous avons vu
ci-dessus.
C’est au 19e siècle que l’économie va se développer en tant que science. Selon la définition
que donne l’encyclopédie de Larousse, c’est la science qui étudie comment se forment, se
repartissent et se consomment les richesses.6 Dans la science de l’économie il s’agit entre
autres de la façon dont se relatent l’offre et la demande ainsi que de la façon dont l’homme
choisit parmi les possibilités qui lui sont offertes sur le marché. Considérée de ce point de vue
la science de l’économie peut être vue comme une science sociale.
Nous verrons que les discussions dans le domaine de l’économie se concentraient surtout
autour des notions de liberté et d’égalité, de libéralisme et de socialisme et autour de la
question jusqu’à quelle mesure l’état doit ou ne doit pas intervenir dans le processus
économique. Selon l’école physiocratique, qui est le précurseur de l’école libérale classique, il
existe un ordre naturel économique. La science aura donc pour but de découvrir ces lois. Afin
de découvrir cet ordre naturel, il faut laisser les agents libres et l’état ne doit pas jouer un
grand rôle. Contre ces idées se développe la pensée du socialisme qui réagit à la misère des
ouvriers qui continue à se manifester dans la société. Ce courant souhaite une intervention de
l’état beaucoup plus grande que celle que préconise le libéralisme classique afin de protéger
les gens dupés par le système. Il ne s’agit pas seulement du capital et des biens mais aussi de
la qualité de vie des ouvriers.
La théorie du socialisme scientifique de Karl Marx occupe une place spéciale dans cette
discussion. Selon Marx le régime capitaliste n’est rien de plus qu’une alternative pour
l’ancien système de serfs et seigneurs. Dans le système capitaliste proposé par le libéralisme
classique, la classe dominante s’est appropriée des instruments de production et l’ouvrier est
réduit à sa force de travail et sa personne, ainsi, au prix du marché. Les économistes
classiques voyaient dans le système capitaliste l’ordre naturel de l’économie. Selon eux, le
système serait permanent étant donné que la nature donne les règles du système. Selon Marx,
par contre, le système capitaliste se détruirait soi-même, puisque les différences entre les
6
La grande encyclopédie Larousse, Paris, Librairie Larousse, 1974.
7
Chapitre 1 Libéralisme, capitalisme et individualisme
détenteurs de capital et les ouvriers deviendraient de plus en plus grandes. Ainsi, la capacité
de production surmonterait tellement le pouvoir d’achat des ouvriers que le système ne
pourrait pas durer. Finalement, la société socialiste sera la solution. Marx a prédit aussi le
processus de mondialisation qui est en train de s’instaurer aujourd’hui encore. Selon lui, les
pays capitalistes devront, au moment ou ils auront épuisé leur propres sociétés, aller chercher
plus loin, dans d’autres pays, afin de pouvoir continuer leur production.7
Jusqu’ici nous avons vu comment la pensée libérale classique engendre un système
capitaliste. Dans les discussions il s’agit surtout de notions générales comme le capital,
l’ouvrier et l’état. Où est l’individu ? Le rôle de l’individu dans le grand système économique
a été élucidé pour la première fois à la fin du 19e siècle par l’école du marginalisme, venue
d’Autriche. Des auteurs autrichiens ont introduit l’analyse des motifs de l’individu et de ses
besoins, en fonction de la marginalité, ce qui veut dire la disponibilité, des produits. Cette
théorie reste tout de même quantitative, elle se base donc sur les chiffres. C’est Keynes qui
introduit en 1936 des facteurs qualitatifs et psychologiques qui sont à la base des principes
économiques. Ainsi, on voit désormais dans la science de l’économie une division entre la
micro-économie et la macro-économie. La première, née dans l’école du marginalisme, se
concentre entièrement sur le comportement individuel. Le consommateur demande des biens,
après avoir fait un choix parmi tous les produits et le producteur essaie de vendre le plus de
produits possible avec le plus haut revenu. Cette étude micro-économique est accompagnée de
l’étude macro-économique, laquelle porte sur les grands flux de monnaie et les chiffres
nationaux et internationaux.
Nous avons vu comment la discussion autour du système libéral s’est développée et est allée
d’un refus complet de l’intervention de l’état à l’admission d’une certaine intervention afin de
réaliser un meilleur rendement social. Aussi, nous avons vu comment le rôle joué par
l’individu dans la pensée économique est devenu de plus en plus important. La science de
l’économie n’a pas été la seule à donner plus d’importance à l’individu. À l’époque des
Lumières on commence à mettre en avant la place de l’individu et cette tendance s’est étendue
vers d’autres domaines, comme celui de l’économie.
Nous pourrions dire que le libéralisme, commencé à l’époque des Lumières, se divise
grossièrement en deux perspectives. L’une est économique et a résulté en capitalisme.
L’autre, d’ordre morale et psychologique, a résulté en un processus d’individualisation.
7
Ces informations ont été prises de La grande encyclopédie de Larousse, Paris, Librairie Larousse, 1974.
8
Chapitre 1 Libéralisme, capitalisme et individualisme
La philosophie du libéralisme part du principe de la liberté individuelle, liberté individuelle
sur le plan de l’économie et liberté individuelle dans toute la vie. La philosophie du
libéralisme a donc contribué au processus d’individualisation. D’autre part, c’est le monde
moderne, qui est organisé différemment qu’autrefois, qui contribue à ce processus. Est-ce que
cette liberté individuelle donne vraiment ce sentiment de liberté aux individus, ou est-ce que
cette liberté résulte en inégalité, puisque il n’est pas donné à chaque individu de profiter tant
de cette liberté ? Nous verrons dans le paragraphe suivant comment le processus
d’individualisation, partiellement engendré par le libéralisme, s’est développé et quelles en
ont été les conséquences pour l’homme moderne.
1.3 Le processus d’individualisation : un paradoxe
Comme nous avons vu jusqu’à maintenant, la pensée des Lumières a fortement contribué
au développement de l’importance que l’on donne à la liberté de l’individu. Il était question
d’une libération de l’individu. La pensée des philosophes des Lumières quant à l’individu
avaient même le caractère d’un vrai programme : l’individualisme.8 Ce programme posait que
l’identité individuelle n’est pas réductible à l’identité collective. Selon l’individualisme
chaque individu est en principe égal et les différences entre les individus viennent de ce qu’ils
accomplissent dans la vie et non de l’endroit où ou de la famille dans laquelle ils sont nés.
Cette philosophie a engendré une nouvelle organisation de la société. Ce n’était plus la
religion, la famille ou l’origine de quelqu’un qui décidaient de son sort, mais la personne
même et les choix qu’il faisait dans sa vie. Les grandes collectivités commençaient à devenir
moins importantes que l’individu. Une première critique visant cette pensée de
l’individualisme ne se fit pas attendre. Au siècle suivant arrivaient les romantiques, qui
considéraient la société moderne comme aliénante et répressive. L’individu s’éloignait de plus
en plus de son origine naturelle et n’était plus en contact avec ses émotions. L’homme n’était
guidé que par les autres et jouait le jeu de la société. Il fallait donc, selon les romantiques, un
retour à la nature.
Les liens sociaux anciens étaient donc en train de disparaître et de nouveaux liens
apparaissaient. Ces nouveaux liens n’allaient pas de soi, comme c’était le cas auparavant.
D’une part on peut considérer la libération des liens fixes comme un avantage pour l’individu,
8
Loo, Hans van de & Reijen, Willem van, Paradoxen van modernisering, Bussum, Coutinho, 1997: p195
9
Chapitre 1 Libéralisme, capitalisme et individualisme
d’autre part, la responsabilité de l’individu pour trouver de nouveaux groupes et pour y
adhérer devient plus grande. Une autre conséquence de l’individualisation est que la
responsabilité de prendre soin de l’autre se déplace de plus en plus vers l’état, puisque les
groupes sociaux auxquels on appartient ne sentent pas toujours cette responsabilité. Ceci
résulte en de grandes structures bureaucratiques qui ne rendent pas la vie plus facile et libre,
comme laisse croire l’individualisme à première vue.
Élaborons un peu plus les avantages et les inconvénients du processus d’individualisation
pour l’homme moderne. Une des caractéristiques du monde individualisé est la quantité de
choix possibles. Le chemin n’est plus prédestiné, mais on peut aller où l’on veut et faire ce
que l’on souhaite. D’une part, cela semble un avantage, mais d’autre part ce n’est pas sûr que
chacun soit capable de faire son choix. La liberté rendue possible par l’individualisme devient
ainsi une situation difficile, dans laquelle l’homme ne sait plus ce qu’il faut choisir et ne fait
plus que suivre les autres. Il ne réussit pas à définir sa propre identité et prend le chemin du
conformisme automatique, et devient alors l’image de ce que les autres attendent de lui. Les
recherches qui ont été réalisées dans ce domaine parlent d’individus caractérisés par une
orientation vers autrui et par le narcissisme. Ce sont des individus incertains qui cherchent
toujours l’approbation des autres.9
Une telle interprétation du monde individualisé est plutôt négative et pessimiste. Il y a aussi
des avantages à trouver dans le processus d’individualisation. Il existe aussi des recherches et
des pensées avec un ton plus optimiste que celui décrit ci-dessus. Tout d’abord, la liberté que
l’on a gagnée nous donne la possibilité d’aller plus loin et de se développer de façon plus libre
qu’autrefois. Par ailleurs, les liens sociaux et la valeur que l’on attache aux traditions sont
devenus moins importants. Tout ceci permet à l’individu de se concentrer sur soi-même et de
se découvrir librement.
Le but primaire de l’individualisme proposé par les philosophes des Lumières était de
libérer l’individu des autorités omniprésentes comme l’état et la religion, qui dictaient à
l’individu comment vivre et comment penser. On souhaitait penser par soi-même. On a réussi.
Dans la société moderne on peut observer où la volonté de liberté nous a menés. Pour une
Les termes de ‘conformisme automatique’ et de ‘la personnalité narcissique’ viennent respectivement de Erich
Fromm, Escape from freedom (1941) et de Christopher Lasch, The culture of narcism (1979), dans : Loo, Hans
van der & Reijen, Willem van, Paradoxen van modernisering, Bussum, Coutinho : p203 & p207.
9
10
Chapitre 1 Libéralisme, capitalisme et individualisme
observation de la société moderne dans cette perspective on peut penser au philosophe
français Jean François Lyotard qui a posé dans La condition postmoderne (1979) que les
grands méta-récits de la vie ont disparu. Ces méta-récits représentaient des vérités constantes
à l’aide desquelles l’individu pouvait mener sa vie. Des exemples de méta-récits sont la
religion, ou les vérités posées par la science. Maintenant, il existe beaucoup de vérités côte à
côte et l’homme a la responsabilité de choisir sa propre vérité. Selon les optimistes, ceci rend
l’individu plus actif et plus inventif au lieu de passif et incertain. Puisque tout est possible,
l’individu n’a plus à subir la force d’un régime fixe mais, au contraire, il a la liberté de se
distinguer et de proposer d’autres variantes de vie. Dans sa façon de vivre l’individu cherche
ensuite à établir des contacts avec des pareils.
Nous avons vu que le processus de l’individualisation a deux côtés. D’une part, l’individu
est libéré de structures inhibitrices et peut ainsi se développer librement. D’autre part, parmi
tous les choix possibles, l’individu est forcé de choisir. La société est devenue très diverse et
change rapidement. En plus, dans ce monde mondialisé, les courants d’informations d’autres
pays nous atteignent de plus en plus vite et de plus en plus facilement. Bref, tout est possible,
mais il faut être capable de contrôler toutes ces possibilités. On peut parler ainsi d’un
paradoxe du processus d’individualisation dont chaque aspect de ce processus a des avantages
et des inconvénients: d’une part l’individu est devenu plus libre, mais d’autre part il y a de
nouveaux défis auxquels l’individu doit faire face.
1.4 Libéralisme, capitalisme et individualisme
Comment lier ces trois notions ? Tout a commencé à l’époque de Lumières, l’époque où
l’homme commençait à se poser des questions sur la façon dont la société dans laquelle il
vivait était organisée. Des pensées qui n’étaient pas permises auparavant devenaient
accessibles, entre autres à l’aide du progrès dans le domaine de la science.
Le message principal des penseurs des Lumières était qu’ils souhaitaient plus de liberté pour
l’individu, dans le domaine de l’économie comme dans la vie de tous les jours. Ainsi est née
la philosophie du libéralisme et de l’individualisme. À côté de la philosophie libérale s’est
développée l’économie libérale qui a résulté en capitalisme. On pourrait dire que
l’individualisme et le capitalisme sont tous les deux le résultat de la pensée libérale. L’un
porte surtout sur l’aspect socio-culturel et psychologique du libéralisme, l’autre sur l’aspect
11
Chapitre 1 Libéralisme, capitalisme et individualisme
économique. Beaucoup a changé de l’époque des Lumières à nos jours, mais c’est bien là que
réside le germe du monde moderne.
À l’heure actuelle nous vivons dans un monde qui est largement mondialisé, dans lequel le
système capitaliste est le système économique dominant dans la plupart des pays et surtout
dans les pays occidentaux. La mondialisation a abouti à une division assez rigide entre pays
pauvres et pays riches. Les individus sont libres de choisir leur propre chemin dans la vie,
mais pas tout le monde en ressort aussi heureux que laisserait penser l’idée de la liberté totale.
Un des habitants de ce monde moderne est l’écrivain français Michel Houellebecq. À travers
ses écrits il nous donne sa vision du monde occidental et, comme nous verrons, il n’est pas
toujours tout à fait d’accord avec ce qui se passe. Nous discuterons de sa vision du monde
occidental à travers la façon dont il traite les thèmes du libéralisme, du capitalisme et de
l’individualisme dans ses romans, ses essais et ses poèmes.
12
Chapitre 2 Le capitalisme dans l’œuvre de Houellebecq
Chapitre 2
Le capitalisme dans l’œuvre de Houellebecq
‘Le mariage est au sexe ce que l’Etat est à l’argent:
le moyen d’une juste répartition qui fasse échec
à la sauvagerie de la loi naturelle’
Bruno Viard
Ce chapitre sera consacré au thème du capitalisme et du libéralisme économique dans
l’œuvre de Michel Houellebecq. Nous regarderons de plus près son premier roman Extension
du domaine de la lutte (1994) et quelques essais et poèmes. Ce n’est pas seulement dans ce
premier roman que la thématique du capitalisme est présente. Le capitalisme est un aspect du
monde moderne et ce thème, comme celui du libéralisme économique, revient dans plusieurs
écrits, sinon dans chaque écrit, de Houellebecq. Pourtant, dans ce livre, le capitalisme est plus
présent qu’ailleurs. Nous verrons comment. Mais tout d’abord, après avoir discuté les essais
de Houellebecq en général, deux essais seront considérés en détail, à savoir Compte rendu de
mission : viser en plein centre et Approches du désarroi. Nous considèrerons également
quelques poèmes, afin de donner une image globale de la poésie de Houellebecq et de préciser
ensuite la thématique du capitalisme.
2.1.1 Les essais de Houellebecq
Les essais de Michel Houellebecq sont vraiment des essais, dans le sens propre du mot, qui
est dérivé du verbe essayer. Les sujets dont il traite dans ses essais sont souvent
reconnaissables dans les romans qu’il a publiés plus tard. Pour citer quelques exemples : le
monde touristique, qui est un thème dominant dans son roman Plateforme, est à retrouver
dans l’essai Les approches du désarroi. De même que l’organisation touristique qui s’appelle
‘Les nouvelles frontières’ et avec laquelle le narrateur du Plateforme part en voyage : cette
organisation revient à plusieurs reprises dans ses essais. Un autre exemple est la
communication entre les hommes à travers du ‘chat’. Cette forme de communication, discutée
déjà dans l’essai Prise de contrôle sur Numéris, jouera un rôle important dans son dernier
13
Chapitre 2 Le capitalisme dans l’œuvre de Houellebecq
roman La possibilité d’une île (2005). Dans l’essai intitulé l’Allemand, Houellebecq donne
une description stéréotypée de l’homme allemand qui, à l’âge de la retraite, s’installe en
Espagne. Dans La possibilité d’une île le voisin du narrateur est un tel type allemand. Dans A
quoi servent les hommes ? Houellebecq discute le clonage humain à travers la brébis Dolly
qui ‘bêle avec une stupéfiante normalité’. Le clonage humain sera le thème principal de
Particules élémentaires et reviendra ensuite dans La possibilité d’une île.
Afin de comprendre les livres et les opinions de Michel Houellebecq il vaut donc vraiment
la peine de considérer ses essais. Nous nous limiterons dans le présent paragraphe aux essais
qui ont pour thème principal le capitalisme et le libéralisme économique.
2.1.2 Les essais de Houellebecq et le capitalisme
Compte rendu de mission : viser en plein centre10
Dans cet essai il s’agit d’une invitation que Michel Houellebecq a reçu de la part des EtatsUnis pour assister à quelques conférences : ‘Anti-libéral confirmé , va-t-on m’accuser de
renier mes convictions?’ Il critique le libéralisme, les Etats-Unis, ‘le royaume de la libre
entreprise’, et il se confirme sociale-démocrate. Afin de résoudre les problèmes moraux que
lui posent cette visite aux Etats-Unis, il décide de partir en vacances à Cuba après. Ainsi
l’argent qu’il reçoit pour cette visite servira directement à ‘alimenter les caisses de Fidel
Castro’.
La critique des Etats-Unis est exprimée premièrement à travers le contact avec le personnel
de l’ambassade des Etats-unis en France. Vis-à-vis du personnel de l’ambassade il faut éviter
de regarder les gens dans les yeux, les sourires ironiques et les gestes brusques. Il ne faut
‘jamais oublier que tout rapport humain aux Etats-Unis se manifeste en premier lieu comme
un rapport de force’. Dans le royaume de la libre entreprise le système social est organisé
selon le principe de ‘survival of the fittest’.11 Houellebecq compare le rapport humain à un
rapport de force: celui qui est le plus fort, qui a le plus de succès, est le plus important.
Il oppose ensuite ses propres convictions à celles du libéralisme et des Etats-Unis. En étant
social-démocrate il s’intéresse aux classes moyennes. Cet intérêt n’a aucun sens dans une
zone parfaitement libérale où l’on ne s’intéresse qu’aux gagneurs. La société américaine
10
11
Dans Lanzarote et autres textes, Paris, Librio, 2002 : p65-69.
Mes guillemets.
14
Chapitre 2 Le capitalisme dans l’œuvre de Houellebecq
est, à ses yeux, une société factice dans laquelle tout le monde essaie de rester jeune et de
devenir riche, ce qui résulte en un niveau intellectuel et moral ‘effroyablement bas’.
Approches du désarroi12
Cet essai est probablement l’essai dans lequel la vision de Houellebecq par rapport au
monde libéral devient la plus claire. La société humaine est décrite d’une façon allégorique
comme un système économique et efficace ; en termes de valeur d’échange. Dans le monde
moderne ‘nous vivons non seulement dans une économie de marché, mais plus généralement
dans une société de marché’. Dans cette société de marché les rapports relationnels en
général, les rapports entre consommateur et produit, entre employé et entreprise et les rapports
amoureux sont ‘rapidement renouvelés afin de promouvoir une fluidité consumériste basée
sur une éthique de la responsabilité, de la transparence et du libre choix’.
Dans cette société de marché, l’architecture contemporaine occupe une place spéciale. Elle
est dessinée afin de garantir ce flux perpétuel de l’homme, afin d’optimaliser les
déplacements de l’homme. C’est une architecture purement fonctionnelle qui est réalisée
selon la formule : ‘«Ce qui est fonctionnel est forcément beau»’. La vitesse, la fonctionnalité,
la rapidité, l’efficacité, la production, ce sont tous des mots qui viennent du domaine de
l’économie et du capitalisme et qui sont transposés et appliqués par Houellebecq au monde
social et humain. Ainsi, le car de touristes ‘dépose son chargement’, comme une camion, et
‘les visiteurs retrouvent aussitôt la démarche rapide, le regard fonctionnel et orienté qui
correspondent à l’environnement proposé’, comme des robots qui sont développés afin de
s’habituer le plus rapidement à de nouvelles circonstances, sans perdre de temps précieux.
Dans la vision de Houellebecq, le libéralisme économique transforme le monde en chiffres
afin de faciliter les échanges et d’améliorer la transparence. Le monde et ses habitants sont
ainsi dépersonnalisés et rendus tous identiques et sans caractère. Les employés travaillent sur
des statistiques, des modèles, des graphes de décision et ainsi ‘la chair du monde est
remplacée par son image numérisée ; l’être des choses est supplanté par le graphique de ses
variations.’ ‘L’individu moderne est prêt à prendre place dans un système de transactions
généralisées au sein duquel il est devenu possible de lui attribuer, de manière univoque et non
ambiguë, une valeur d’échange’. Cette valeur d’échange est rendue opérationnelle, sur le plan
professionnel, par deux chiffres : le revenu annuel et le nombre d’heures travaillées. Sur le
12
Dans Rester vivant et autres textes, Paris, Librio, 2006 : p41-55
15
Chapitre 2 Le capitalisme dans l’œuvre de Houellebecq
plan amoureux les paramètres sont basés sur ‘âge-taille-poids-mensurations hanches-taillepoitrine pour les femmes ; âge-taille-poids-mensurations du sexe en érection pour les
hommes.’13 D’ailleurs, selon Houellebecq, les deux systèmes de numérisation sont issus des
Etats-Unis.
Après avoir décrit le monde de cette façon, Houellebecq nous explique quel est l’effet d’une
telle société sur l’homme. D’abord il y a le sentiment de refus pur et simple, comme on a vu à
l’occasion du référendum de Maastricht en 1992 où, avec la campagne pour le Non,
l’opposition au libéralisme économique mondialiste était exprimée en France.14 Selon
Houellebecq, cette campagne n’était pas inspirée par la peur de perdre son identité nationale,
mais plutôt par un sentiment de refus : les français avaient marre de la mondialisation et de la
diffusion de l’idéologie libérale.
Après le refus, l’homme entre dans un état de désarroi. Dans cet état l’homme ne sait plus
où aller ou quoi choisir. Dans cet état la volonté n’existe plus. Selon Houellebecq la volonté,
définie comme une tension de longue durée, un effort continu, conscient ou non mais
cohérent, orienté vers un but, existe encore chez les animaux, mais elle n’existe plus chez
l’homme moderne. Son idée de la volonté est basée sur la philosophie de Schopenhauer qui
était convaincu que le monde existe d’une part comme une volonté d’être et d’autre par
comme une représentation et que cela ne changerait jamais. Il pensait donc que l’homme de
son époque serait le même que celui de notre époque, mais il a eu tort.15 C’est le même cerf
qui se bat pour la possession d’une femelle, mais l’homme a été influencé par la logique du
supermarché, ce qui induit nécessairement un éparpillement des désirs. Une seule et unique
volonté n’existe plus. Par contre, l’homme veut de plus en plus et ses volontés ne viennent pas
de lui-même mais de l’extérieur, du domaine de la publicité. Cette absence de volonté résulte
en un certain manque de personnalité chez chacun.
13
Comparez Prise de controle sur Numéris, dans Rester vivant et autres textes, p31-37. Dans cet essai
Houellebecq développe déjà cette pensée da la ‘numérisation progressive du monde’ et il donne quelques
exemples de ‘numéros sexuels normalisés de quelques amis : 159173651704’.
14
Au temps du référendum de Maastricht, à l’occasion duquel les pays de l’Europe pouvaient voter pour ou
contre une unification de l’Europe qui allait plus loin qu’était le cas auparavant, il y avait en France une grande
cammpagne pour voter contre. On avait peur d’une uniformisation qui irait trop loin ; le monde était déjà assez
mondialisé et uniformisé.
15
La notion de volonté chez Schopenhauer indique une volonté basale et innée de vivre, une volonté qui
organise le monde et la nature, à laquelle personne ne peut se soustraire. Houellebecq utilise la notion de volonté
comme volonté humaine ce qui est une autre sorte de volonté. De l’autre côté, il se rapproche de Schopenhauer
quand il compare l’homme et l’animal. Les animaux sont encore sous l’influence de la volonté à la
Schopenhauer, mais l’homme, qui est tellement influencé par la logique du supermarché, n’est plus uniquement
guidé par le volonté à la Schopenhauer. On pourrait dire que l’homme est déchiré par la force de la nature d’une
part et par la force de la publicité d’autre part.
16
Chapitre 2 Le capitalisme dans l’œuvre de Houellebecq
La publicité a essayé de remplacer le rêve d’être qui était donné autrefois par Dieu. La
publicité essaie de fonder le désir et dit à l’homme : ‘«Tu dois désirer. Tu dois être désirable.
Tu dois participer à la compétition, à la lutte, à la vie du monde. Si tu t’arrêtes, tu n’existes
plus. Si tu restes en arrière, tu es mort».’ La notion d’éternité a disparu ; elle a été remplacée
par l’idée d’un renouvellement incessant. ‘La publicité échoue, les dépressions se multiplient,
le désarroi s’accentue.’ Et encore la publicité ‘continue à perfectionner des moyens de
déplacement pour des êtres qui n’ont nulle part où aller, parce qu’ils ne sont nulle part chez
eux ; à développer des moyens de communication pour des êtres qui n’ont plus rien à dire ; à
faciliter les possibilités d’interaction entre des êtres qui n’ont plus envie d’entrer en relation
avec quiconque.’
Où trouver la solution de ce problème du monde occidental ? Comment procéder ? Selon
Houellebecq, la littérature a le potentiel d’être un remède, puisque la littérature exige la
réflexion, elle ne peut être appréciée que lentement : ‘(...) il n’y a pas de lecture sans arrêt,
sans mouvement inverse, sans relecture (...) la littérature s’oppose à la notion d’actualité
permanente, de perpétuel présent.’ La littérature pourrait être une solution, mais l’homme
moderne n’est plus capable d’être un lecteur. Un livre exige une activité et l’homme n’est plus
qu’un pur consommateur.
Une autre solution que propose Houellebecq est que chaque individu produise en soi-même
une révolution froide dans cette société surchauffée. Pour arriver à cette révolution il suffit de
se placer un instant hors du flux informatif-publicitaire. Il suffit de faire un pas de côté. On
constate alors qu’il y a des moments où tout s’arrête, où la machine sociale s’arrête de
tourner. Pendant de tels moment, comme pendant une grève quand on est forcé de s’arrêter
parce que le train ne partira pas, on ressentira un certain calme.
17
Chapitre 2 Le capitalisme dans l’œuvre de Houellebecq
2.2.1 La poésie Houellebecqienne
Dans la poésie de Michel Houellebecq on retrouve la même thématique que dans ses essais
et ses romans. Ses poèmes ont presque tous un ton pessimiste et négatif, parfois on pourrait
même dire apocalyptique. Les poèmes peignent un avenir dans lequel tout ira de mal en pis.
Un des thèmes qui reviennent est la nostalgie, l’idée que tout était meilleur autrefois. Il s’agit
notamment de la nostalgie de l’enfance.
Enfant j’adorais les bonbons
et maintenant tout m’est égal16
Nous avons traversé fatigues et désirs
Sans retrouver le goût des rêves de l’enfance
Il n’y a plus grand-chose au fond de nos sourires,
Nous sommes prisonniers de notre transparence.17
Un autre thème récurrent est la mort ou la nuit, qui est, au niveau symbolique, l’équivalent
de la mort.
Je ne suis pas serein,
Mais je suis dans ma chambre
Les anges me tiennent la main,
Je sens la nuit descendre.18
Matinée. Explosion. Bleu partout. Toujours du bleu ;
splendide. Le jour qui recommence ; qui insiste. Quand
viendra la douceur ? Quand viendra la mort ?19
Houellebecq, Michel, Poésies. Le sens du combat, La poursuite du bonheur, Renaissance, Paris, Éditions j’ai
lu, 2006 : p71
17
Ibid., p9
18
Ibid., p16
19
Ibid., p22
16
18
Chapitre 2 Le capitalisme dans l’œuvre de Houellebecq
Bien qu’il ait écrit trois recueils de poèmes : La poursuite du bonheur (1992), Le sens du
combat (1996) et Renaissance (1999), Houellebecq n’a pas reçu autant d’attention pour sa
poésie que pour ses romans et ses essais. Pourtant, il a reçu pour son deuxième recueil le prix
de Flore en 1996. Ceux qui ont considéré sa poésie en ont souvent critiqué le contenu ainsi
que le style. Les thèmes abordés dans ses poèmes seraient, comme toujours, des vieux thèmes
houellebecqiens et il se serait montré paresseux en négligeant les schémas fixes de la poésie.
Nous pourrions voir la chose aussi sous un autre angle, comme l’a fait David Evans, et
interpréter la poésie de Houellebecq comme une poésie qui se caractérise par une diversité
saisissante et par une élasticité rythmique. 20
Nous verrons en fait que la métrique de la poésie de Houellebecq ne respecte pas toujours
les règles fixes, comme par exemple l’alexandrin. Parfois ses poèmes ne riment même pas,
comme on le verra dans l’exemple cité dans le paragraphe suivant. Cet extrait-là est plutôt un
fragment de prose que de la poésie. Ceci n’est pas si étrange quand on prend en compte les
idées de Houellebecq lui-même quant aux genres et au style. Selon lui, la poésie et la prose ne
devraient pas être des genres aussi distinct ou séparés: ‘J’aimerais qu’il n’y ait aucune
différence. Un recueil de poèmes devrait pouvoir être lu d’une traite, du début à la fin. De
même, un roman devrait pouvoir s’ouvrir à n’importe quelle page, et être lu indépendamment
du contexte.’21
2.2.2 La poésie de Houellebecq et le capitalisme
La façon dont Houellebecq traite la thématique du capitalisme dans sa poésie se manifeste
de plusieurs manières. Il peint souvent le monde en termes industriels où tout est devenu
machine, jusqu’à l’homme lui-même. Ces descriptions prennent souvent un caractère
quasi-apocalyptique: tout est machine, tout est industrie. Il donne l’image d’un monde
capitaliste fortement industrialisé. Nous avons déjà vu l’idée que tout est machine dans l’essai
discuté ci-dessus, Les approches du désarroi. Ce qui est remarquable aussi est qu’il emploi
souvent le thème du train, ou du TGV, afin de décrire le monde comme une machine. Aussi la
tour GAN, qui est une tour très moderne et futuriste qui se trouve à Paris, à la Défense, est
utilisée plusieurs fois comme symbole du monde capitaliste. Pour illustrer ceci regardons la
20
Evans, D., « Et il y a un autre monde » : reconstructions formelles dans les Poésies de Houellebecq. Dans :
Bowd, G., Le monde de Houellebecq, Glasgow, University of Glasgow, 2006 : p21-39.
21
Entretien avec Jean-yves Jouannais et Cristophe Duchatelet. Dans : Houellebecq, M., Interventions, Paris,
Flammarion, 1998 : p40.
19
Chapitre 2 Le capitalisme dans l’œuvre de Houellebecq
deuxième partie d’un poème que nous retrouvons dans Le sens du combat, son deuxième
recueil de poésie. En même temps ce fragment est une illustration de la forme hybride que
prennent parfois ses poèmes: ce fragment se rapproche de la prose, mais il a été publié comme
un poème.
Long et fuselé, d’un gris acier relevé par de discrètes bandes colorées, le TGV Atlantique n°
6557 comportait vingt-trois voitures. Entre mille cinq cents et deux mille êtres humains y
avaient pris place. Nous filions à 300 km/h vers l’extrémité du monde occidental. Et j’eus
soudain la sensation (nous traversions la nuit dans un silence feutré, rien ne laissait deviner
notre prodigieuse vitesse ; les néons dispensaient un éclairage modéré, pâle et funéraire), j’eus
soudain la sensation que ce long vaisseau d’acier nous emportait (avec discrétion, avec
efficacité, avec douceur) vers le Royaume des Ténèbres, vers la Vallée de l’Ombre de la
Mort.22
Dans ce fragment on retrouve beaucoup de mots qui renvoient au discours capitaliste,
industrialiste et moderne ; la vitesse, l’efficacité, l’acier, le gris, la masse. Houellebecq nous
donne une image du TGV qui, comme le bateau de Charon, traverse la fleuve de Styx pour
transporter les morts vers le royaume des morts. L’atmosphère dans le train est ‘pâle et
funéraire’.
Un autre procédé exemplaire de la façon dont Houellebecq traite le thème du monde
capitaliste dans ses écrits est la création d’un parallèle entre le monde capitaliste et la vie
sexuelle. Ceci est également très présent dans son roman Extension du domaine de la lutte.
Le système libéral de l’économie est traduit en un système libéral de la vie sexuelle. Il décrit
la vie sexuelle comme un système qui fonctionne selon les règles de l’offre et d’achat, comme
il en est le cas dans le système économique.
Houellebecq, Michel., Poésies. Le sens du combat, La poursuite du bonheur, Renaissance, Paris, Editions j’ai
lu, 2006: p63.
22
20
Chapitre 2 Le capitalisme dans l’œuvre de Houellebecq
TRANSPOSITION, CONTRÔLE23
La société est cela qui établit les différences
Et des procédures de contrôle
Dans le supermarché je fais acte de présence
Je joue très bien mon rôle.
J’accuse mes différences,
Je délimite mes exigences
Et j’ouvre la mâchoire,
Mes dents sont un peu noires.
Le prix des choses et des êtres se définit par consensus transparent
Où interviennent les dents,
La peau et les organes,
la beauté qui se fane.
Certains produits glycérinés
Peuvent constituer un facteur de surestimation partielle ;
On dit : « Vous êtes belle » ;
Le terrain est miné.
La valeur des être et des choses est usuellement d’une précision extrême
Et quand on dit : « Je t’aime »
On établit une critique,
Une approximation quantique,
On écrit un poème.
L’image évoquée dans ce poème est celle d’une société qui fonctionne comme un
supermarché. Dans cette société tout le monde prend sa place selon des procédures de
contrôle. Le prix des choses – et des êtres – est défini par consensus transparent : tout le
monde veut les mêmes choses ; tout le monde est d’accord sur ce qui est souhaitable. Entretemps, la beauté se fane, l’homme vieillit et sa valeur baisse. Afin de repousser encore un peu
23
Ibid., p238
21
Chapitre 2 Le capitalisme dans l’œuvre de Houellebecq
ce procès de dégradation il utilise ‘certains produits glycérinés’ qui sont des produits de
beauté ; la glycérine est souvent utilisée dans les cosmétiques. Ces produits peuvent constituer
un facteur de surestimation partielle. Notons que le mot ‘facteur’ est un terme issu du
domaine de la statistique. Il obtient de l’estime, mais ce n’est qu’un estime temporel. La
valeur des êtres – et des choses – est établie avec une extrême précision. Encore une fois,
Houellebecq nous donne une image comme s’il s’agissait de calculs statistiques. Les mots
comme : ‘Vous est belle’ ou ‘Je t’aime’, n’ont qu’une valeur quantique et ne disent donc rien
de la qualité.
Selon Houellebecq, un procédé de contrôle similaire vaut pour la vie sexuelle. L’homme
trouve des partenaires au moment où il est encore assez jeune et assez beau. Si l’homme est
infortuné et naît avec des apparences moins favorables, qui ne sont pas estimées, il ne
connaîtra pas l’amour, ni le sexe. Les êtres sont valorisés, comme des objets, d’après leurs
apparences et d’après la mesure dans laquelle ils correspondent à l’image souhaitable, définie
par la société et la publicité. Au moment où l’on diffère trop de cette image, il faut ‘délimiter
ses exigences’.
Un poème que nous ne pouvons pas exclure dans une discussion sur le thème du capitalisme
dans la poésie de Houellebecq est Dernier rempart contre le libéralisme.24 Le titre est déjà
assez révélateur du contenu et dans ce poème les idées de Houellebecq quant au capitalisme
ou quant au libéralisme économique apparaissent clairement : c’est un poème d’un ton
critique virulent. Vu que c’est un assez long poème nous nous limiterons dans la discussion à
quelques fragments tirés de ce poème.
Nous refusons l’idéologie libérale parce qu’elle est
incapable de fournir un sens, une voie à la
réconciliation de l’individu avec son semblable dans
une communauté qu’on pourrait qualifier d’humaine,
Et d’ailleurs le but qu’elle se propose est même tout
différent.
(première strophe)
24
Ibid., p52
22
Chapitre 2 Le capitalisme dans l’œuvre de Houellebecq
Nous voyons que, selon Houellebecq, le but de l’idéologie libérale n’est pas un but humain.
Cette idéologie n’est pas capable de fournir un sens, ni de rapprocher les uns des autres dans
une communauté humaine.
Il est indiscutable et avéré que tout projet humain se
voit de plus en plus évalué en fonction de purs critères
économiques,
de critères absolument numériques,
Mémorisables sur fichiers informatiques.
Cela n’est pas acceptable et nous devons lutter pour la
mise en tutelle de l’économie et pour sa soumission à
certains critères que j’oserai appeler éthiques,
(troisième strophe)
Dans cette strophe la société humaine est conséquemment décrite en termes économiques.
Le système du libéralisme a pour conséquence que la société devient de plus en plus
numérisée et qu’elle n’est plus digne d’être appelée humaine. Selon Houellebecq il faut lutter
pour une économie qui est plus réglée (‘mis en tutelle’) et qui prend plus en compte des
critères éthiques. Ainsi, il met en opposition le libéralisme et l’éthique ou la morale.
Faites confiance à l’initiative individuelle, voilà ce qu’ils
répètent partout, ce qu’ils vont partout répétant (...)
À cela je ne peux répondre qu’une seule chose, (...)
C’est que l’individu, je veux parler de l’individu humain,
est très généralement un petit animal à la fois cruel et
misérable, (...)
Houellebecq n’a pas confiance en l’autonomie individuelle, il ne trouve pas que l’homme
est capable de se gérer lui-même. Une telle liberté aboutira à l’inégalité et à l’injustice dans un
système de ‘survival of the fittest’. Un peu plus bas Houellebecq affirme qu’une certaine
mesure de liberté pourrait être possible à condition que le système économique fonctionne
selon des principes rigoureux et selon une morale inattaquable. Ceci n’est certainement pas le
23
Chapitre 2 Le capitalisme dans l’œuvre de Houellebecq
cas dans un système libéral. Autrement dit, le libéralisme est, dans les yeux de Houellebecq,
un système sans principes et sans morale.
2.3 Extension du domaine de la lutte
Ce que nous avons pu constater jusqu’à maintenant concernant la thématique du capitalisme
dans les essais et dans la poésie de Michel Houellebecq vaut aussi pour son roman de début,
Extension du domaine de la lutte. Dans la discussion des essais nous avons vu comment
Houellebecq peint le monde social comme une machine, comme un système dans lequel la
transparence et l’efficacité sont considérées comme les éléments les plus importants. Aussi le
caractère largement numérisé du monde et des habitants de ce monde, où les personnes sont
décrites en fonction de leur travail et en fonction de leurs apparences, comme s’il s’agissait
d’une analyse statistique, a déjà été montré dans la discussion de ses essais. À ceci a été ajouté
dans la discussion de la poésie l’atmosphère apocalyptique de l’image que peint Houellebecq
du monde moderne et la parallèle qu’il dresse entre la vie sexuelle et le marché économique.
Dans le roman qui va être le sujet de ce qui va suivre on retrouve de pareils procédés,
desquels surtout le parallèle entre le monde sexuel et social d’une part et le monde
économique de l’autre prend une place importante. C’est un thème capital dans ce roman.
Ceci n’est pas si étrange quand on prend en compte qu’il s’agit du premier roman de
Houellebecq, dans lequel il a élaboré des idées développées dans ses essais et sa poésie
auparavant. Dans ce paragraphe la façon dont on retrouve la thématique du capitalisme dans
ce roman sera discutée et l’accent de la discussion sera mis sur le parallèle entre le libéralisme
économique et le libéralisme sexuel. Tous les deux sont considérés comme des progrès
organisés selon les lois de l’offre et de la demande.
Le personnage principal du livre est un homme qui vient d’avoir trente ans et qui travaille
comme analyste-programmeur dans une société de services en informatique. C’est lui qui
raconte l’histoire d’une partie de sa vie. Pendant tout le livre on n’apprend pas son nom et
souvent on a l’impression que c’est Michel Houellebecq lui-même qui parle, parce que le récit
a souvent l’air d’un journal intime. Houellebecq lui-même affirme dans un entretien que ‘Ça
commence comme un journal, en fait. « Vendredi soir, j’étais invité à une soirée chez un
24
Chapitre 2 Le capitalisme dans l’œuvre de Houellebecq
collègue de travail. » C’est assez bizarre comme début, car bien que ça commence comme un
journal, je ne me souviens d’aucune soirée équivalente, dans ma vie.’25
Le personnage principal se sent hors du monde, il est un dépressif et pendant le livre il
déprime de plus en plus jusqu’à ce qu’il décide de passer quelque temps dans une maison de
repos. Avant d’arriver à ce point il doit faire des déplacements pour son travail, avec un
collègue, Tisserand, afin d’installer un nouveau progiciel acheté par le ministère d’agriculture.
Il regarde tout d’une façon pessimiste, il joue le jeu qu’il faut jouer, mais il n’y croit plus. Il
observe ce qui se passe avec un regard cynique, les week-ends il reste seul et la seule action à
laquelle il adhère pleinement est de fumer des cigarettes.
Il convient d’expliquer le titre Extension du domaine de la lutte, puisque l’idée qui soustend ce titre est assez exemplaire pour le livre, ainsi que pour la vision du monde de
Houellebecq. Dans la vie, selon le narrateur, il est question de deux domaines, le domaine de
la règle, ce qui représente le ‘il faut’, et le domaine de la lutte, ce qui représente le désir et la
compétition. Au moment où on vit selon la règle ‘Vos feuilles d’imposition sont à jour. Vos
factures, payées à la bonne date. Vous ne vous déplacez jamais sans carte d’identité (et la
petite pochette spéciale pour la carte bleue !...) (...) Cependant, il reste du temps libre. Que
faire ?’.26 Le domaine de la règle qui est le monde bureaucratique avec toutes le formalités ne
suffit pas et on entre dans le domaine de la lutte, on entre dans la vraie vie, où il y a du sexe et
de la compétition. On prend part à la vie où il faut se battre pour obtenir de l’argent et aussi
pour obtenir une femme, cela c’est l’extension du domaine de la lutte. Dans le monde actuel,
le domaine de la lutte recouvre de plus en plus de domaines de la vie sociale.
Le libéralisme économique, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les
âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c’est
l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges et à toutes les classes de la
société.27
Dans ce roman, le personnage principal se trouve dans le domaine de la règle, il ne prend
plus part au domaine de la lutte, il n’en sent plus l’énergie. Son compagnon Tisserand, par
25
Entretien entre Michel Houellebecq et Martin de Haan publié dans : Michel Houellebecq, Etudes réunies par
Sabine van Wesemael, CRIN 43, Amsterdam, New York, Rodopi, 2004 : p18.
26
Houellebecq, Michel, Extension du domaine de la lutte, Paris, Editions j’ai lui, 2006 : p12
27
Ibid., p100
25
Chapitre 2 Le capitalisme dans l’œuvre de Houellebecq
contre, n’arrête pas de se battre et continue à essayer de séduire les femmes bien qu’il échoue
à chaque fois. En observant Tisserand dans son désespoir agrandissant, il a vingt-huit ans et
est encore puceau, le narrateur arrive à la conclusion que dans notre société il y a deux
systèmes de différenciation. Indépendant du système de l’argent, le sexe constitue l’autre
facteur de différence entre les hommes, et ce second système est aussi impitoyable que le
système de l’argent : ‘Tout comme le libéralisme économique sans frein, (...), le libéralisme
sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue.’28 Dans ce système libérale, tant
économique que sexuel, certains gagnent et d’autres échouent, soit sur l’un des deux soit sur
chaque plan. C’est le ‘survival of the fittest’, il y a des vainqueurs et des vaincus. Face à ce
système libéral il oppose l’alternative :
Dans un système économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à
trouver sa place. Dans un système sexuel où l’adultère est prohibé, chacun réussit plus ou
moins à trouver son compagnon de lit. En système économique parfaitement libéral, certains
accumulent des fortunes considérables ; d’autres croupissent dans le chômage et la misère. En
système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante ; d’autres
sont réduits à la masturbation et la solitude.29
Cette philosophie revient dans tout le roman, par exemple dans la description des
personnages. Chaque personnage qui est introduit, y compris le personnage principal luimême, est décrit selon les caractéristiques de son salaire, sa fonction et son attractivité
physique. En s’introduisant aux lecteurs le narrateur dit :
(...) mon salaire net atteint 2,5 fois le SMIC ; c’est déjà un joli pouvoir d’achat. (...) Sur le
plan sexuel, par contre, la réussite est moins éclatante. (...) Dépourvu de beauté comme de
charme sexuel, sujet à de fréquents accès dépressifs, je ne corresponds nullement à ce que les
femmes recherchent en priorité. (...) je ne représentais guère, pour elles, qu’un pis-aller’30
28
Ibid., p100
Ibid., p100
30
Ibid., p15
29
26
Chapitre 2 Le capitalisme dans l’œuvre de Houellebecq
Le personnage principal ne correspond donc pas à l’image que les femmes ont de l’homme
idéal, il ne correspond pas à la demande sur le marché de la sexualité. Au moment où on n’est
pas assez beau il faut mettre tous les efforts sur le plan de travail. De l’autre côté, quand on est
doté d’une certaine beauté, ainsi observe le narrateur, on est obligé de faire des efforts
constants pour faire oublier cette supériorité. ‘Je l’ai plusieurs fois remarqué, les gens d’une
beauté exceptionnelle sont souvent modestes, gentils, affables, prévenants. Ils ont beaucoup
de mal à se faire des amis (...).’ 31
En décrivant les personnages de cette manière, Houellebecq affirme l’idée que le monde se
numérise, ce qui est le même idée que nous avons vu dans l’essai Approches du désarroi. Le
narrateur du roman reflète également sur cette numérisation du monde. Il annonce au début du
livre qu’il ne donnera pas de subtiles notations psychologiques dans ses descriptions de
personnages. Il se pose comme but de ‘détruire un par un une foule de détails’ et il y sera aidé
par le ‘simple jeu du mouvement historique’. Puisque ‘sous nos yeux le monde s’uniformise ;
les moyens de télécommunication progressent (...). Les relations humaines deviennent
progressivement impossibles, ce qui réduit d’autant la quantité d’anecdotes dont se compose
une vie’.32 Le monde moderne est un système organisé autour du travail et du progrès, dans
lequel chaque homme occupe une place déterminée selon des critères fixes. De vraies
relations humaines ne sont presque plus possibles, ce qui compte c’est d’avoir du succès. Des
variations sont possibles, mais celles-ci aussi sont proscrites d’une certaine façon. Ainsi,
quand on a un premier contact avec un nouveau client on sait à quoi on peut s’attendre,
puisque tout le monde fonctionne selon la même structure. Pourtant il reste, hélas, une marge
d’incertitude, l’un aimera le tennis, l’autre l’équitation. ‘Autant de destins, autant de parcours
possibles’, le narrateur ajoute d’un ton cynique. Et quand on sort du bureau , ‘on se croirait
vraiment au sortir d’une troisième guerre mondiale. Pas du tout, c’est juste un plan
d’urbanisme. (...) Quelques carcasses d’immeubles. Des grues immobiles. L’ambiance est
calme et froide.’33
Pour conclure ce paragraphe considérons un dernier exemple qui illustre bien l’idée qu’a
Houellebecq, ou au moins, le narrateur de Extension du domaine de la lutte, du libéralisme
économique. Le narrateur raconte l’anecdote où il a ‘parlé civilisation’ avec un collègue qui
était un libéral. Celui-ci a dressé une comparaison entre la société et un cerveau, selon
31
Ibid., p63
Ibid., p16
33
Ibid., p18
32
27
Chapitre 2 Le capitalisme dans l’œuvre de Houellebecq
laquelle il est favorable pour les individus d’établir un maximum d’interconnexions possibles,
comme l’est pour les cellules cérébrales. Cette comparaison supportait la thèse que la liberté
n’est rien d’autre que la possibilité d’établir des interconnexions variées. Ainsi, le maximum
de liberté correspond au maximum de choix possibles. Ensuite le commentaire du narrateur
est : ‘(...) c’était un libéral, et il n’était guère partisan de ce qui est si nécessaire dans
le cerveau : un projet d’unification.’
Dans un entretien avec Michel Houellebecq, il explique pourquoi il a évoqué à plusieurs
reprises la figure de Robespierre qui figure d’ailleurs aussi dans ce roman. Les paroles qu’il
exprime là se rapprochent des paroles du narrateur sur le projet d’unification. Une anecdote
existe selon laquelle il aurait été Robespierre qui avait insisté pour ajouter le mot ‘fraternité’ à
la devise de la République. ‘Comme s’il avait senti, dans une intuition fulgurante, que la
liberté et l’égalité étaient deux termes antinomiques ; qu’un troisième terme était absolument
indispensable.’34 La question de la relation entre la liberté et l’égalité est une des questions
centrales dans les discussions autour le processus de l’individualisation : est-ce que
l’idéologie libérale donne vraiment plus de liberté aux individus ou est-ce que cette liberté ne
fera rien qu’agrandir l’inégalité ? Ainsi on s’est approché du chapitre suivant qui sera
consacré au thème de l’individualisme dans l’oeuvre de Michel Houellebecq.
34
Entretien avec Valère Staraselski, dans Interventions, Paris, Flammarion, 1998 : p119
28
Chapitre 3 L’individualisme dans l’œuvre de Houellebecq
Chapitre 3
L’individualisme dans l’œuvre de Houellebecq
‘L’individualité est essentiellement un échec.
La sensation du moi, une machine à fabriquer
le sentiment d’échec’
Michel Houellebecq
Comme nous avons pu lire dans l’introduction et dans le premier chapitre de ce mémoire,
l’individualisme peut être considéré comme le résultat de la philosophie libérale, développée
par les penseurs des Lumières. Ils avaient même un programme qui s’intitulait
‘l’individualisme’. Cette pensée libérale préconisait plus de liberté pour l’individu dans le
domaine de l’économie, comme dans le domaine privé. La philosophie libérale a contribué au
développement du système économique du capitalisme et, sur le plan socioculturel, cette
philosophie a engendré un processus d’individualisation. À côté du capitalisme,
l’individualisme est un autre aspect capital du monde moderne. Dans ce chapitre nous verrons
comment la thématique de l’individualisme est présente dans l’œuvre de Michel Houellebecq.
Les caractéristiques principales du processus d’individualisation sont les suivantes. Tout
d’abord, les grandes communautés organisées autour de la religion disparaissent. Le rôle que
joue la religion dans la vie de l’homme devient moins important et ainsi la fonction de la
religion en tant que source de sécurité disparaît. Autrefois, l’homme savait ce qu’il devait
faire dans la vie à l’aide de sa foi en dieu. De nos jours, chacun doit choisir soi-même, sans
pouvoir se baser sur les dogmes de l’église. Une autre grande communauté était la science.
Avec le développement de la science, les connaissances se sont multipliées. Mais ces
connaissances ne sont pas toujours univoques. Ainsi, la science comme source de sécurité a
aussi disparu et encore une fois l’homme lui-même est responsable de décider à quoi il doit
croire.
De plus, la fonction d’une communauté plus petite, celle de la famille, a changé. La
communauté de la famille ne va plus de soi; les divorces sont très courants et le mariage n’est
plus tellement évident. L’homme choisit d’autres formes pour ses relations amoureuses et
souvent il ne reste plus avec un seul partenaire pour la plus grande partie de sa vie.
29
Chapitre 3 L’individualisme dans l’œuvre de Houellebecq
Ces changements profonds dans l’organisation de la société humaine ont donné plus de
liberté à l’individu. La liberté d’avoir plusieurs relations amoureuses, la liberté de se dessiner
sa propre vie. Le nombre de choix dans la façon d’organiser sa vie ont énormément augmenté.
Ceci a aussi été rendu possible par le développement des domaines de la publicité et de
l’information. Le monde est devenu plus petit, dans le sens ou l’on peut facilement obtenir des
informations sur ce qui se passe à l’autre bout du monde: il suffit de naviguer sur Internet ou
d’allumer la télé. D’un autre côté, cette abondance d’informations a rendu le monde plus
grand et il est beaucoup plus difficile d’y trouver sa place.
D’une part le processus d’individualisation a donc mené à plus de liberté, d’autre part la
responsabilité de l’homme de choisir parmi toutes les possibilités a grandi. Ceci peut mener à
des individus incertains qui, ne sachant plus ce qu’il faut choisir, prennent la voie du
conformisme automatique. Ou alors cela mène à des individus narcissiques qui ne pensent
qu’à eux-mêmes et ne sont plus capables d’un sentiment d’amour pour autrui. Du moins, c’est
la vision de Houellebecq :
La conséquence logique de l’individualisme c’est le meurtre, et le malheur. L’enthousiasme
qui nous anime dans cette perte est remarquable ; vraiment très curieux. (...) La dissolution
progressive au fil des siècles des structures sociales et familiales, la tendance croissante des
individus à se percevoir comme des particules isolées, (...)35
Nous retrouverons les caractéristiques de l’individualisme décrites ci-dessus dans l’oeuvre
de Houellebecq. Dans ses écrits il est souvent question d’individus qui ne savent plus ce qu’ils
doivent faire dans la vie, qui se sentent seul et rejetés dans la marge de la société. Ce sont des
individus isolés qui ne réussissent pas à suivre le reste. Dans la vision du monde de l’homme
individualisé, l’absence de sentiment d’amour et la préoccupation de soi-même sont
omniprésents. Pour Houellebecq, les événements de mai ‘6836 sont à la base du monde libre et
amoral dans lequel nous vivons aujourd’hui. En France, en mai ’68, des manifestations
d’étudiants ont été suivies d’une grève générale qui a paralysé complètement le pays. Ces
manifestations portaient entre autres sur la prise de conscience de la mondialisation de la
35
Houellebecq dans un entretien avec Jean-Yves Jouannais et Christophe Duchatelet : Interventions, Paris,
Flammarion, 1998 : p48/49
36
En 1968 des mouvements étudiants se font entendre dans un grand nombre de pays. En France les événements
forcent général de Gaulle à dissoudre l’Assemblée nationale et à organiser de nouvelles élections.
30
Chapitre 3 L’individualisme dans l’œuvre de Houellebecq
société moderne et du modèle occidental de la société de consommation. La libération
sexuelle constituait un autre grand thème. Les discussions sur l’avortement, la contraception,
le féminisme et la répartition des taches ménagères étaient à l’ordre du jour. De nouvelles
valeurs apparaissaient, centrées autour de l’autonomie, la réalisation personnelle et le refus
des règles traditionnelles. Selon Houellebecq, la libération morale et la révolution sexuelle de
cette époque ont été néfastes pour l’homme. Comme il dit dans son essai Approches du
désarroi :
(...) magiquement, pendant quelques jours, une machine gigantesque et oppressante s’est
arrêtée de tourner. [pendant les manifestations et les grèves la société était paralysée] (...)
Naturellement, ensuite, la machine sociale a recommencé à tourner de manière encore plus
rapide, encore plus impitoyable (et Mai 68 n’a servi qu’à briser les quelques règles morales
qui entravaient jusqu’alors la voracité de son fonctionnement).37
Comme dans le chapitre précédant, la discussion du thème de l’individualisme sera
organisée autour des essais, des poèmes et du dernier roman de Houellebecq : La possibilité
d’une île (2005).
3.1 Les essais de Houellebecq et l’individualisme
Prise de contrôle sur Numéris38
Cet essai porte sur la communication entre les hommes à travers le ‘chat’, donc la
communication à travers Internet. Nous verrons plus loin que dans le roman La possibilité
d’une île la communication entre les hommes du futur se passe uniquement à travers le ‘chat’.
Dans l’essai dont il s’agit ici, le vrai contact entre les hommes est également remplacé par le
contact virtuel. Ceci reflète l’image d’individus isolés dans un monde moderne et
individualisé. À travers le ‘chat’ on peut faire semblant d’être un homme beau et viril ou
d’être une femme jeune et mince. La technologie remplace la vraie vie. Dans l’essai, le
narrateur se fait passer pour un homme, puis pour une femme, en tout cas il ne se présente pas
comme lui-même. Le mensonge et le désir de répondre à l’image que la société actuelle attend
de l’homme reflètent l’incertitude de l’homme moderne dans une société qui est régi par la
37
38
Dans Rester vivant et autres textes, Paris, Librio, 2006 : p53
Ibid., p29-37
31
Chapitre 3 L’individualisme dans l’œuvre de Houellebecq
publicité et les apparences. Une certaine Sandra W. se décrit de la manière suivante dans ses
messages : ‘165 58K 90TP’. Le commentaire du narrateur est le suivant : ‘Dans un sens, on
peut y voir une volonté d’honnêteté et de transparence dans les relations humaines.’ En fait,
c’est juste l’inverse de ce qu’il dit. Il n’est pas question d’une volonté d’honnêteté, puisqu’on
ne sait même pas si Sandra W. est vraiment une femme. Dans le monde individualisé ce qui
importe est l’image qu’on donne de soi-même, et non la vérité.
La communication à travers le ‘chat’ est dans cet essai surtout orientée vers une
communication sexuelle. Le narrateur est légèrement excité à la suite des messages. L’idée
d’absence de l’amour dans l’ère individualisée, chez Michel Houellebecq une idée centrale,
revient ainsi. L’amour est remplacé par un certain contact sexuel à travers l’ordinateur. Le
narrateur commente : ‘Je songe à cette nouvelle ère basée sur la liberté, la communication,
l’intelligence ; sur la rationalité plus que sur l’intuition ; sur le respect mutuel plus que sur la
compassion.’ Premièrement, il nomme la liberté comme notion clé dans le processus de
l’individualisation. Une liberté qui mène donc, dans cet essai, à des individus seuls et pauvres
qui n’entrent plus en contact l’un avec l’autre en réalité, mais seulement dans un monde
virtuel. Le vrai contact, la vraie émotion, et la vraie compassion ont été remplacés par
l’intelligence des ordinateurs et par la rationalité.
La fête39
Dans cet essai Houellebecq analyse la capacité de l’Occidental moderne de faire la fête. Sa
conclusion est claire :
il n’a pas du tout le sens de la fête. Profondément conscient de lui-même, radicalement
étranger aux autres, terrorisé par l’idée de la mort, il est bien incapable d’accéder à une
quelconque fusion. Cependant, il s’obstine. La perte de sa condition animale l’attriste, il en
conçoit honte et dépit ; il aimerait être un fêtard, ou du moins passer pour tel.
Les aspects de l’individualisme présentés dans cette conclusion sont les suivants :
l’importance qu’on attribue à l’individu, ce qui résulte en une trop grande conscience de soimême ; l’incapacité à s’approcher des autres, à cause de cette préoccupation de soi-même ; la
peur de la mort, à cause de l’absence de la religion; l’intuition de la ‘condition animale’ qui
39
Ibid., p69-73
32
Chapitre 3 L’individualisme dans l’œuvre de Houellebecq
est remplacée par la rationalité ; l’importance des apparences et de l’image que l’on donne à
autrui et qui résulte dans l’effort de se faire passer pour un fêtard, puisque c’est ce que les
autres attendent de nous.
En explorant davantage le concept de la fête, Houellebecq distingue quatre sortes de
réunions, qui échouent presque toutes, puisqu’on a perdu le sens d’être réunis. ‘Qu’est-ce qui
pourrait bien, au fond, justifier d’être réunis ?’ Le fait qu’on a perdu le sens d’être réuni
traduit l’absence de communautés autour desquelles la vie était organisée autrefois : le sens
communautaire n’existe plus et a été remplacé aujourd’hui par le sentiment d’individualité. La
plupart des réunions se transforment en une ‘compétition narcissique’ : on oublie la raison
pour laquelle on s’est réuni et on rentre dans la conscience de soi-même, dans le désir
d’obtenir l’approbation des autres afin de satisfaire son narcissisme. La seule forme de
réunion qui peut réussir est celle de la cérémonie religieuse : ‘Une cérémonie religieuse dont
les participants auraient la foi offrirait donc l’exemple unique d’une fête réussie.’ Ainsi
Houellebecq fait référence à l’importance communautaire de la religion. Cette communauté
redonne le sentiment de croyance et le sentiment communautaire aux individus ce qui leur
rend possible d’oublier leur individualité et de se concentrer sur la réunion.
3.2 La poésie de Houellebecq et l’individualisme
Nous verrons dans ce paragraphe quelques illustrations de la façon dont on retrouve la
thématique de l’individualisme dans la poésie de Houellebecq. Regardons tout d’abord le
poème suivant :
Moments de la fin de journée,40
Après le soleil et la plage.
La déception s’est incarnée ;
Je ressens à nouveau mon âge.
Appel de la nuit qui restaure
Dans nos cerveaux las, l’espérance ;
J’ai l’impression d’être en dehors
D’une architecture d’apparences
Houellebecq, Michel, Poésies. Le sens du combat, La poursuite du bonheur, Renaissance, Paris, Editions j’ai
lu, 2006: p132.
40
33
Chapitre 3 L’individualisme dans l’œuvre de Houellebecq
Et de planer dans un non-être
Qui s’interrompt tous les matins
Quand il faut à nouveau paraître
Et prendre sa part du festin.
Dire « Bonjour » aux êtres humains,
Jouer son rôle, Blitzkrieg social ;
Se sentir très mal le matin,
Et rêver de la loi morale.
Divers aspects de la thématique de l’individualisme sont présents dans ce poème. Nous
retrouvons le sentiment d’être en dehors de la société organisée autour des apparences. Ce
poème raconte l’histoire d’un individu qui a de la peine à suivre le reste, un individu qui est
fatigué le soir et doit reprendre de l’énergie pour pouvoir jouer le jeu social des apparences le
jour suivant. L’importance des apparences reflète en quelque sorte l’absence de vraies
émotions; ce n’est que l’extérieur qui importe. Il faut se comporter selon les attentes des
autres. Cette préoccupation des attentes des autres renvoie au conformisme automatique, qui
est, du moins selon certaines recherches,41 une des caractéristiques de l’homme individualisé.
Entouré de tous les choix possibles, l’individu ne sait plus ce qu’il faut choisir et ne fait
finalement que suivre les autres.
Le monde moderne et individualisé est un monde qui fatigue. Pendant le sommeil on a la
chance de ‘planer dans un non-être’, d’être libéré pour un moment de son existence, avant de
devoir à nouveau prendre part au ‘festin’.
En appelant le jeu de la société un ‘Blitzkrieg social’, Houellebecq met l’accent sur la
vitesse et la dureté de la société moderne. C’est une société à laquelle il manque une loi
morale, comme une société en état de guerre. Cette absence de morale est aussi une
caractéristique de la thématique de l’individualisme comme on le retrouve chez Houellebecq.
Dans un autre poème nous retrouvons également le thème de l’absence de morale, de même
que les thèmes de l’absence d’émotions et de la disparition de la famille comme communauté
organisatrice de la vie. Aussi le thème de la disparition de la religion en tant que grande
communauté organisatrice de la vie est présent.
41
Ces recherches ont été décrites dans le premier chapitre.
34
Chapitre 3 L’individualisme dans l’œuvre de Houellebecq
Il est vrai que ce monde où nous respirons mal42
N’inspire plus en nous qu’un dégoût manifeste,
Une envie de s’enfuir sans demander son reste,
Et nous ne lisons plus de titres du journal.
Nous voulons retourner dans l’ancienne demeure
Où nos pères ont vécu sous l’aile d’un archange,
Nous voulons retrouver cette morale étrange
Qui sanctifiait la vie jusqu’à la dernière heure.
Nous voulons quelque chose comme une fidélité,
Comme un enlacement de douces dépendances,
Quelque chose qui dépasse et contienne l’existence ;
Nous ne pouvons plus vivre loin de l’éternité.
Dans ce poème, Houellebecq exprime la volonté de l’homme moderne d’appartenance. De
l’appartenance à la religion, à une famille, à quelque chose qui dépasse l’existence et donne
de la sécurité: ‘Quelque chose qui dépasse et contienne l’existence’. Quelque chose donc qui
peut servir de guide dans l’existence humaine. Il exprime la volonté d’un retour en arrière, à
l’époque où ont vécu nos pères, qui étaient protégés par un archange. Ce mot de ‘archange’,
issu du discours religieux, peut renvoyer à la religion de même qu’à la famille. L’expression
‘sous l’aile d’un archange’ exprime la volonté d’être protégé par quelqu’un, soit par le père ou
par la mère, soit par Dieu. De la même façon, le mot ‘fidélité’, que l’on retrouve dans la
dernière strophe, est issu du discours religieux et peut renvoyer à la fidélité des croyants
envers de Dieu ou à la fidélité des amants l’un envers l’autre. Les termes de fidélité, ainsi que
celui de dépendance que nous retrouvons dans la dernière strophe, renvoient également à des
relations humaines, soit une relation amoureuse, soit une relation d’amitié.
Opposé à la volonté d’appartenance et de protection, il peint la situation réelle de l’homme
moderne. Un homme qui vit dans un monde où il respire mal : un monde qui n’est pas bon
Houellebecq, Michel, Poésies. Le sens du combat, La poursuite du bonheur, Renaissance, Paris, Editions j’ai
lu, 2006: p177.
42
35
Chapitre 3 L’individualisme dans l’œuvre de Houellebecq
pour l’homme. On ne lit plus les journaux : on ne s’intéresse plus à la situation des autres. Et
la morale est devenue quelque chose d’étrange.
La nécessité d’une religion, ou du moins de quelque chose qui ressemble à la religion,
quelque chose qui peut unir l’humanité et la protéger contre la séparation et la mort est très
présente chez Houellebecq. Nous verrons dans la discussion de son dernier roman La
possibilité d’une île comment il envisage une solution au problème de l’angoisse de la
séparation et de la mort. Ses idées sur l’absence d’une religion et sur les conséquences de
cette absence pour l’homme deviennent claires dans les quelques phrases qui suivent et qui
concluent en même temps ce paragraphe.
La présence subtile, interstitielle de Dieu
A disparu.
Nous flottons maintenant dans un espace désert
Et nos corps sont à nu.43
43
Ibid., p166
36
Chapitre 3 L’individualisme dans l’œuvre de Houellebecq
3.3 La possibilité d’une île
Dans ce roman Houellebecq nous raconte l’avenir de l’humanité. Le récit est raconté à tour
de rôle par le personnage principal du roman qui s’appelle Daniel 1 et par ses clones,
respectivement Daniel 24 et Daniel 25. Le récit de Daniel 1 se déroule dans un futur proche.
Dans une interview avec le journal Le monde Houellebecq dit : ‘Je dirais que la partie
‘Daniel1’ est une anticipation à dix ans.’44 Après chaque chapitre du récit de Daniel 1, celui-ci
est interrompu par l’histoire de ses clones, Daniel 24 et 25. Il sont des néo-humains et ils
commentent le récit de vie, une sorte d’autobiographie écrit par leur prédécesseur Daniel 1.
L’époque à laquelle vivent les néo-humains est au moins deux millénaires postérieure à la
nôtre. À travers leurs commentaires le lecteur apprend l’avenir de l’humanité.
Daniel 1 est un comique et un cinéaste qui a eu beaucoup de succès dans sa carrière et qui
est devenu très riche. Il a été marié, mais il a quitté sa femme lorsqu’elle tombait enceinte. ‘Le
jour de suicide de mon fils, je me suis fait des oeufs à la tomate’45 : il n’avait jamais aimé son
enfant. À l’âge de trente-neuf ans il rencontre Isabelle et tombe amoureux pour la première
fois de sa vie. Ils se marient, Isabelle vieillit, leur relation se dégrade et ils divorcent quand il
a quarante-sept ans. Ensuite, Daniel 1 apprend qu’il existe une secte qui attend le retour des
Élohim: des créatures extraterrestres responsables de la création de l’humanité. Par curiosité il
assiste à un stage d’été chez les élohimites et il y occupera désormais la position de VIP.
Après, il rencontre Esther, dont il devient ‘accro’, comme il décrit lui-même son état. Elle est
beaucoup plus jeune que lui et n’est pas amoureuse de lui, elle s’intéresse surtout au sexe et à
son propre plaisir. Daniel 1 décrit tout cela dans son récit de vie, qui devient une source
d’informations sur la vie humaine d’autrefois pour les néo-humains.
Daniel 24 et Daniel 25 sont des néo-humains qui habitent un lieu qui s’appelle
‘Proyecciones XXI, 13’, lequel se trouve à peu près au même endroit où a vécu Daniel 1
pendant sa vie. C’était en Espagne, en Andalousie, un peu au nord d’Almeria. Dans la ‘Cité
Centrale’ la fabrication des clones est organisée. Au début de l’histoire Daniel 24 sent déjà
que ‘son incarnation actuelle se dégrade’46 : il sera remplacé par son successeur, Daniel 25.
C’est pour lui qu’il écrit son commentaire du récit de vie de Daniel 1. Une autre ‘personnage’
est la Sœur Suprême, qui est une sorte de Dieu et qui dicte aux néo-humains comment il faut
L’interview se trouve sur le site personnel de Houellebecq : www.houellebecq.info. La date de l’entretien n’est
pas citée.
45
Houellebecq, Michel, La possibilité d’une île. Paris, Fayard, 2005 : p29
46
Ibid., p11
44
37
Chapitre 3 L’individualisme dans l’œuvre de Houellebecq
vivre. Les néo-humains sont encore un espèce intermédiaire et ils attendent l’avènement des
Futurs qui ne seront pas des êtres comme eux. Des recherches sur la nature de l’espèce
humaine et sur ce qui en reste continuent afin d’optimaliser le nouvel espèce. La façon dont
les néo-humains contribuent à ces recherches et préparent ainsi l’avènement des Futurs est
constituée de trois piliers. Ce sont, comme Daniel 25 le dit, les trois piliers de leur foi. Il faut
se laisser imprégner par la personnalité de leur lointain prédécesseur, méditer sur son récit de
vie et rédiger un commentaire sur ce récit de vie. Quant à ceci, la Soeur Suprême leur
enseigne de garder une distance critique. Sinon les néo-humains risqueraient de devenir trop
humain.
Daniel 24 et 25 vivent pendant la période du Grand Assèchement, laquelle est La Seconde
Diminution de l’espèce humaine. La Première Diminution constituait de la fonte des glaces et
a réduit de moitié l’humanité. La Troisième Diminution sera définitive et reste à venir. Après
viendra Le Retour de l’Humide, signe de l’avènement des Futurs.
L’espèce humaine n’a donc pas encore complètement disparue; il existe encore quelques
‘sauvages’ lesquels Daniel 24 observe à travers un programme de surveillance. Il a un peu
peur de sauvages. Dans sa région le climat est doux et les grands prédateurs sont peu
nombreux. Par conséquent, il y reste encore un nombre de sauvages assez élevé. Par contre,
dans d’autres lieux, certains néo-humains prennent l’existence des sauvages pour un mythe,
parce qu’il y a des siècles qu’ils n’en ont pas vu. Daniel 24 est au courant de cela parce qu’il
communique avec d’autres néo-humains à travers un réseau qui ressemble à l’internet et où la
communication se réalise par le ‘chat’.
À travers leurs commentaires, Daniel 24 et 25 réfléchissent sur la situation de l’humanité à
l’époque où vivait Daniel 1, qui est aussi celle du lecteur. Ils comparent leur situation à celle
des humains. Les néo-humains ne connaissent pas les émotions telles que l’amour, le désir, la
sexualité, le rire et les larmes : ‘(...) les joies de l’être humain nous restent inconnaissables, ses
malheurs à l’inverse ne peuvent nous découdre. Nos nuits ne vibrent plus de terreur ni
d’extase ; nous vivons cependant, nous traversons la vie, sans joie et sans mystère (...)’.47
La structure du roman est assez compliquée car les deux récits se situent à des époques
différentes. Il est question d’un va-et-vient constant entre le récit de Daniel 1 et le récit de ses
clones. Pourtant, dans les deux récits, des thèmes similaires sont abordés, mais de points de
vue différents. Daniel 1 vit dans une société individualisée et moderne et raconte sa vie. À
47
Ibid., p11
38
Chapitre 3 L’individualisme dans l’œuvre de Houellebecq
travers son récit la société moderne se dessine avec tous ses défauts. Daniel 24 et 25 vivent
dans une époque qui est complètement différente de celle où vécut Daniel 1. C’est surtout à
travers leurs commentaires que les synthèses et les conclusions concernant la vie des humains
à l’époque individualisée sont faites. Nous regarderons de plus près les deux récits dans la
discussion de la thématique de l’individualisme dans le roman. Le thème de l’individualisme
dans se roman se présente de plusieurs façons. Cependant, ces différentes manifestations du
thème peuvent être rassemblées sous deux aspects capitaux du monde individualisé, à savoir
l’absence de la morale et l’absence de la religion. Chacun de ses aspects sera discuté dans ce
qui va suivre.
3.3.1 L’absence de la morale
Il est question dans La possibilité d’une île d’une absence de la morale. Cette absence est,
selon Houellebecq, le résultat du mouvement de ‘68. Au lieu d’une absence de la morale nous
pourrions dire que c’est la morale individualiste qui est mise en question dans le livre.
Daniel 1 qui est, comme nous avons vu, un comique et un cinéaste, se moque de cette morale
individualiste dans ses shows et dans ses films. Il se nomme à plusieurs reprises ‘un
observateur acéré de la réalité contemporaine.’ En faisant des observations cruelles dans ses
shows il fait rire son public. C’est ce sentiment de rire qui fait qu’il éprouve un dégoût de plus
en plus grand pour son public – ‘et probablement pour l’humanité en général’. 48 Le rire pour
lui est égal à la cruauté : ‘À chaque fois que le public riait, (...) j’étais obligé de détourner le
regard pour ne pas voir ces gueules, ces centaines de gueules animées de soubresauts, agitées
par la haine.’49 Suite à ces expériences de dégoût il décide de dire adieu au public et de
devenir scénariste.
L’aspect le plus évident de la morale individualiste, selon Houellebecq, est le narcissisme.
L’égoïsme et la trop grande préoccupation de l’homme de soi-même sont le résultat de la
disparition du sentiment communautaire. Aussi, l’importance attribuée à la liberté et au droit
de l’autogestion de chacun, des valeurs de la génération de ‘68, ont contribué à ce sentiment
de narcissisme. Selon Houellebecq, quelqu’un qui se laisse guider par le narcissisme n’est
48
49
Houellebecq, Michel, La possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005 : p61
Ibid., p62
39
Chapitre 3 L’individualisme dans l’œuvre de Houellebecq
plus capable du sentiment d’amour50. L’amour demande avant tout l’altruisme et la
préoccupation de l’autre.
Le caractère narcissique de la morale individualiste se découvre dans ce roman à travers
deux oppositions : l’une entre l’amour et la sexualité, l’autre entre la jeunesse et la vieillesse.
En général la morale individualiste se caractérise par une absence d’émotion. Cette absence
d’émotion atteindra sa plus haute réalisation chez les néo-humains. Élaborons d’abord les
deux oppositions nommées ci-dessus.
L’amour face à la sexualité
La meilleure façon d’illustrer cette opposition est à l’aide des deux ‘amours’ de Daniel 1
dans le roman. D’abord il y a Isabelle, ensuite il y a Esther. Isabelle représente la possibilité
du vrai amour ; Esther représente la jeunesse individualisée et la préoccupation par le plaisir,
lesquelles la rendent incapable d’aimer.
ISABELLE
Au moment où Daniel 1 rencontre Isabelle il tombe amoureux pour la première fois de sa
vie. Ou bien, il se laisse séduire pour la première fois par l’illusion de la fusion
émotionnelle. Puisque leur amour ne survivra pas le temps : un temps qui se dirige à toute
vitesse vers la célébration permanente du sexe et de la fête.51 Dès le début de leur relation
celle-ci est décrite en termes du physique et de l’érotisme. Isabelle a un corps incroyablement
ferme et souple. Daniel 1 lui demande ce qu’elle fait pour s’entretenir. Il sent dès le début
qu’ils vont vivre une histoire ensemble. Par rapport à leur première nuit ensemble le narrateur
dit : ‘(...) la nuit que nous venions de vivre était de très loin la meilleure [comparée à toutes
les autres nuits qu’il a vécu avec des femmes diverses] ; je sentais qu’elle le savait (...) par
intuition (...) par une appréciation exacte, aussi, de sa propre valeur érotique.’52 Nous voyons
que sa valeur érotique est mise en avant.
Trois ans après s’être rencontrés ils se marient. Isabelle vient d’avoir quarante ans et
Daniel1 affirme plus tard qu’il l’a épousée puisqu’il avait voulu minimiser le choc de la
quarantaine en éprouvant de l’affection pour Isabelle par la voie du mariage. En même temps
50
Il exprime ces idées dans un entretien avec Christian Authier publié en traduction dans : De Haan, Martin, De
koude revolutie. Confrontaties en bespiegelingen, Amsterdam, Arbeiderspers, 2004 : p280/281
51
Cette analyse vient de Chantal Maignan-Claverie : Dans Bowd, Gavin, Le monde de Houellebecq, Glasgow,
University of Glasgow, 2006 : p78/79
52
Houellebecq, Michel, La possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005 : p35
40
Chapitre 3 L’individualisme dans l’œuvre de Houellebecq
il dit : ‘Il ne m’était pas davantage possible de lui répéter qu’elle était toujours aussi désirable,
aussi belle ; jamais je ne me suis senti, si peut que ce soit, capable de lui mentir.'53 Isabelle
vieillit alors et elle en est consciente : ‘Je [Daniel 1] connaissais le regard qu’elle avait
ensuite : c’était celui, humble et triste, de l’animal malade, qui s’écarte de quelques pas de la
meute (...) et qui sait qu’il n’aura, de la part de ses congénères, à attendre aucune pitié.’54 En
vieillissant elle devient moins désirable pour Daniel 1 et il le lui fait savoir sans le vouloir. Il
n’arrive pas à cacher à Isabelle qu’il ne se sent plus attiré par elle. Lentement, la sexualité
disparaît de leur contact et avec l’amour physique la tendresse aussi disparaît. Daniel 1
affirme : ‘Il n’y a pas de relation épurée, d’union supérieure des âmes (...) Et, sur l’amour
physique, je ne me faisais guère d’illusions. Jeunesse, beauté, force : les critères de l’amour
physique sont exactement les mêmes que ceux du nazisme.’55 Daniel 1 nous montre ainsi
l’incompatibilité de l’amour avec la sexualité. Au moment où le désir sexuel disparaît, le
sentiment amoureux disparaît aussi. Et le désir sexuel disparaît au moment ou quelqu’un perd
sa jeunesse ce qui égale, dans ce monde, à la beauté.
Finalement ils décident de divorcer. C’est Isabelle qui annonce son départ. Elle le quitte
parce qu’elle ne se sent plus capable de le satisfaire et parce qu’elle a peur qu’il ira à la
recherche d’une femme plus jeune pour satisfaire ses besoins sexuels. Ils en sont tristes tous
les deux et Daniel 1 dit : ‘cette opposition entre l’érotisme et la tendresse m’apparaissait, avec
une parfaite clarté, comme l’une des pires saloperies de notre époque, comme l’une de celles
qui signent, sans rémission, l’arrêt d’une civilisation.’56 Ainsi Houellebecq exprime l’opinion,
par la voix de Daniel 1, que la société individualiste est égale à l’arrêt d’une civilisation. Le
vrai amour, défini comme une union supérieure des âmes, n’existe plus. La valeur sexuelle se
base sur les qualités de la jeunesse : cette valeur disparaît donc quand quelqu’un vieillit. Bien
que ce soit normal qu’une relation s’arrête au moment où les partenaires ne se sentent plus
attirés au niveau sexuel, l’arrêt du désir sexuel est montré par Houellebecq comme une
donnée fixe liée à l’âge de quelqu’un.
53
Ibid., p55
Ibid., p55
55
Ibid., p74
56
Ibid., p95
54
41
Chapitre 3 L’individualisme dans l’œuvre de Houellebecq
ESTHER
Au moment où Daniel 1 rencontre Esther il tombe follement amoureux d’elle. Lui, il a 47
ans et elle a 22 ans. Dès le début il sait qu’il ira la perdre. Elle est actrice et elle étudie le
piano et la philosophie. Elle a une vie sociale riche et elle a eu beaucoup de partenaires dans
sa vie. Leur relation est inégale : elle lui manque quand elle n’est pas là, mais ceci ne vaut pas
pour elle. Daniel 1 a laissé son portable éteint pendant des années mais du moment où il a
rencontré Esther il le laisse allumé en attendant un message d’elle : ‘(...) je fus surpris, et
presque effrayé par la violence de la déception qui me saisit lorsque je m’aperçus que je
n’avais aucun message d’Esther.’57 Daniel 1 devient obsédé par elle, par sa beauté et par sa
jeunesse.
Esther représente la génération individualiste d’aujourd’hui, qui est différente de la
génération dont Daniel 1 fait partie. Il en devient conscient entre autres à travers la réaction
d’Esther par rapport à sa richesse. Elle n’est pas du tout surprise, alors que la génération de
Daniel 1 avait encore été marquée par différents débats autour de la question du régime
économique souhaitable. Par contre, ‘Dans la génération d’Esther, ces débats eux-mêmes
avaient disparu ; le capitalisme était pour elle un milieu naturel.’58 Dans la génération de
Daniel 1 il avait été question par exemple de manifestations contre un plan de licenciements,
ce qui n’est plus le cas pour celle d’Esther. ‘Toute idée de revendication collective lui était
plus généralement étrange, il lui paraissait évident depuis toujours que sur le plan financier
comme pour toutes les questions essentielles de la vie chacun devait se défendre seul, et
mener sa propre barque sans compter sur l’aide de personne.’59 Ainsi Houellebecq peint la
morale individualiste de l’époque actuelle qui est une morale basée sur le principe de ‘chacun
pour soi’, basée donc sur l’individu. Le sentiment communautaire a disparu de cette morale.
Daniel 1 n’arrive pas à suivre Esther et ses amis, ils ne sont pas seulement plus jeunes mais
ils regardent le monde d’une autre façon que lui. Il est à son tour, comme Isabelle avant lui,
confronté à sa vieillesse à travers sa relation avec Esther. En même temps elle lui redonne
l’envie de la vie, il se sent moins cynique, il ne veut plus renoncer à l’humanité, il subit la
puissance de l’amour. Mais c’est un amour qui n’est pas réciproque.
57
Ibid., p188
Ibid., p192
59
Ibid., p193
58
42
Chapitre 3 L’individualisme dans l’œuvre de Houellebecq
Ils continuent ainsi pour quelque temps, jusqu’au moment où Esther donne une fête pour
son anniversaire. Elle avait déjà trompé Daniel 1 et deux jours avant la fête elle lui annonce
qu’elle partira aux Etats-Unis pour ses études. Daniel 1 dit : ‘Je faillis lui proposer de partir
(...) avec elle, (...) je me rendais bien compte qu’elle n’avait même pas envisagé la possibilité.
Elle ne me proposa pas, non plus, de venir lui rendre visite : c’était une nouvelle période dans
sa vie (...).’60 Pendant la fête il s’humilie devant elle et devant ses amis. Après la fête leur
relation est finie et il se sent comme sa vie est finie.
Daniel 1 observe Esther, sans qu’elle le sache, quand elle prend de la cocaïne : ‘je garderais
gravée dans ma mémoire l’image de ce petit animal innocent, amoral, ni bon ni mauvais,
simplement en quête de sa ration d’excitation et de plaisir.’61 Ici nous observons aussi l’image
que donne Houellebecq, à travers le personnage d’Esther, de la génération individualiste. Il la
nomme amoral et elle est seulement intéressée par son propre plaisir, tout en concordance
avec le caractère narcissique de l’homme individualisé.
En terminant cette période de sa vie Daniel 1 réfléchit sur la génération d’Esther :
(...) Esther n’aimait pas l’amour, elle ne voulait pas être amoureuse, elle refusait ce sentiment
d’exclusivité, de dépendance, et c’est toute sa génération qui le refusait avec elle. (...) Pour
Esther, comme pour toutes les jeunes filles de sa génération, la sexualité n’était qu’un
divertissement plaisant, guidé par la séduction et l’érotisme, qui n’impliquait aucun
engagement sentimental particulier (...)62
L’attachement exclusif qu’il sentait pour elle ne correspondait en rien à ce qu’elle ressentait
pour lui. La génération d’aujourd’hui ne connaît pas l’amour, elle est libre. La sexualité n’est
pas liée au sentiment d’amour, c’est juste un passe-temps agréable qui renforce le désir
narcissique d’être adoré.
Plus généralement, Houellebecq montre dans ce livre l’incompatibilité de la liberté
individuelle, tant souhaitée dans cet époque moderne, avec l’amour. L’amour partagé rend
possible que le sentiment de l’individualité se fissure, quelque chose qui est souhaitable pour
Daniel 1. Afin d’échapper à la solitude et au cynisme évoqués par le monde individualisé qui
l’écœure, il cherche le vrai amour. Mais il n’y réussit pas. Dans le monde moderne l’amour
n’existe plus : ‘j’étais sans doute un des derniers hommes de ma génération à m’aimer
60
Ibid., p334
Ibid., p338
62
Ibid., p340
61
43
Chapitre 3 L’individualisme dans l’œuvre de Houellebecq
suffisamment peu pour être capable d’aimer quelqu’un d’autre (...) il n’y pas d’amour dans la
liberté individuelle (...)’63 Encore une fois Houellebecq fait référence au caractère narcissique
de l’homme moderne. Il justifie le fait que Daniel 1 ait été capable d’aimer en disant que lui
ne s’aime pas suffisamment lui-même. La préoccupation de soi-même, autre caractéristique
de l’homme individualisé selon Houellebecq, n’est donc pas assez présent dans le caractère du
personnage de Daniel 1.
À la suite de ce paragraphe nous pouvons conclure que dans la vision de Houellebecq
l’émotion de l’amour pur n’existe plus dans le monde individualisé. Le caractère narcissique
des personnes modernes leur rend incapables d’éprouver d’un amour inconditionnel et
altruiste. Houellebecq exprime cette même vision, à côté des descriptions des amours de
Daniel 1, à travers d’autres exemples, lesquels nous discuterons ci-dessous.
À un moment donné, Isabelle et Daniel 1 discutent la possibilité de prendre des enfants. Le
motif pour lequel les gens décident de faire des enfants est déjà, dans les mots de Daniel 1,
complètement basé sur des raisons égoïstes et narcissiques. C’est au moment où les gens se
sentent écrasés par le sentiment de leur propre insignifiance qu’ils décident de faire des
enfants. La procréation a ainsi comme seule fonction de combler l’ennui de l’existence.
Ensuite Daniel 1 esquisse une vision bien pessimiste de l’homme et du monde, dans lequel
l’enfant, ‘un nain vicieux’, joue un rôle spécial :
(...) l’individu humain ne peut pas être heureux, (...) sa seule destinée possible est de propager
le malheur autour de lui en rendant l’existence des autres aussi intolérable que l’est la sienne
propre – ses premières victimes étant généralement ses parents.64
Encore une fois nous observons le caractère narcissique de l’homme individualisé. Il se sent
malheureux lui-même et décide donc de rendre malheureux les autres. Un enfant n’est surtout
pas une source de bonheur, il n’est qu’une source de malaise qui rend la vie de ses parents
insupportable. Daniel1 n’exprime pas un mot sur l’amour pour l’enfant. Il illustre cette vision
encore plus en citant un exemple venu de Floride. Dans l’époque où il vit, qui est légèrement
postérieure à la nôtre, les premières « childfree zones » sont apparues en Floride. Ce sont des
‘résidences de standing à destination de trentenaires décomplexés qui avouaient sans ambages
63
64
Ibid., p421
Ibid., p68
44
Chapitre 3 L’individualisme dans l’œuvre de Houellebecq
ne plus pouvoir supporter les hurlements, la bave, les excréments, enfin les inconvénients (...)
d’une marmaille.’65 Dans de telles résidences l’entrée est interdite aux enfants de moins de
treize ans. Ce développement marque un pas important dans l’histoire de l’humanité : les gens
osent ouvertement déclarer ne pas vouloir l’embarras d’un enfant.
D’ailleurs, ce développement dans la vision de l’homme moderne vis-à-vis des enfants et de
la procréation illustre un autre aspect du processus de l’individualisation, à savoir la
disparition de la communauté de la famille.
Isabelle et Daniel 1 ne prennent donc pas des enfants. En revanche, un chien entre dans leur
vie : Fox, et, avec Fox, la notion de l’amour inconditionnel. Au contraire des humains, les
chiens sont capables d’aimer. Fox existe encore dans la vie de Daniel 24 et 25, lui aussi a été
cloné. Daniel 24 prend quelques notes sur Fox dans son commentaire : la nature de Fox inclut
la possibilité du bonheur. Et c’est l’amour inconditionnel qui est la condition de cette
possibilité du bonheur : l’amour inconditionnel, duquel les humains ne sont pas capables.
Daniel 25 ajoute au commentaire de son prédécesseur :
L’amour est simple à définir, mais il se produit peu – dans la série des êtres. À travers les
chiens nous rendons hommage à l’amour, et à sa possibilité. Qu’est-ce qu’un chien, sinon une
machine à aimer ? On lui présente un être humain, en lui donnant pour mission de l’aimer – et
aussi disgracieux, pervers, déformé ou stupide soit-il, le chien l’aime. Cette caractéristique
était si surprenante, si frappante pour les humains de l’ancienne race que la plupart-tous les
témoignages concordent- en venaient à aimer leur chien en retour. Le chien était donc une
machine à aimer à effet d’entraînement - dont l’efficacité, cependant, restait limitée aux
chiens, et ne s’étendait jamais aux autres hommes. 66
L’homme pourrait donc être capable du vrai amour, mais seulement en suivant l’exemple
d’un chien. En plus cette forme d’amour ne s’adresse jamais à un autre homme. Ceci constitue
une des conclusions des recherches des néo-humains sur la vie humaine. La constatation
qu’un chien était donc ‘une machine à aimer à effet d’entraînement’ est assez rigolo. De
même, cette conclusion permet à Houellebecq d’exprimer une critique cynique sur l’homme
individualisé, qui se laisse dépasser au niveau émotionnel par un chien.
65
66
Ibid., p69
Ibid., p191
45
Chapitre 3 L’individualisme dans l’œuvre de Houellebecq
À travers les commentaires de Daniel 24 et 25 nous découvrons ce qui est advenu de la
sexualité et de l’amour dans la société humaine après l’époque de Daniel 1. Dans le récit de
Daniel 1 il est prédit déjà que l’amour disparaîtra du monde et c’est aussi ce qui s’est
finalement produit.
Chez les néo-humains les émotions telles que l’amour et le désir n’existent plus.
Considérées comme sources de malheur pour l’homme ces émotions ont été enlevées du
programme de clonage. En pensant de l’amour chez l’homme Daniel 25 commente : ‘Aucun
sujet n’est davantage abordé dans les récits de vie humains (...). Aucun sujet en somme ne
semble avoir autant préoccupé les hommes ; même l’argent (...). L’amour semble avoir été
pour les humains de l’ultime période d’acmé et l’impossible, le regret et la grâce, le point
focal où pouvaient se concentrer toute souffrance et toute joie. Le récit de vie de Daniel 1 (...)
est à cet égard caractéristique.’67 L’amour n’était donc seulement source de malheur, mais
pouvait aussi être source de bonheur. C’était en tout cas une émotion trop compliquée qui
pouvait mener à trop de malheur.
La jeunesse face à la vieillesse
Nous avons vu déjà ci-dessus quelle est la conséquence de la vieillesse sur le plan de la
sexualité. Le monde moderne, comme le décrit Houellebecq, attribue tellement de
l’importance à la jeunesse et à la beauté que les gens âgés n’ont plus accès au désir sexuel.
Puisqu’il est considéré tellement important d’être jeune, l’homme fait de son mieux pour
rester jeune, ou au moins pour paraître jeune, le plus longtemps possible. Ceci résulte en une
génération de ‘kids’ définitifs, ‘qui vivra jusqu’à sa mort dans une quête de plus en plus
désespérée du fun et du sexe (...)’68
Daniel 1 critique cette caractéristique de la société individualiste : ‘Dans le monde moderne
on pouvait être échangiste, bi, trans, zoophile, SM, mais il était interdit d’être vieux.’69 Dans
cette ligne de pensée Daniel 1 constate également que les jeunes d’aujourd’hui ont ‘le désir
d’un retour à l’état primitif où les jeunes se débarrassaient des vieux sans ménagements, sans
état d’âme, simplement parce qu’ils étaient trop faibles pour se défendre, elle [tendance
culturelle] n’était donc qu’un reflux brutal, typique de la modernité, vers un stade antérieur à
67
Ibid., p191
Ibid., p37
69
Ibid., p213
68
46
Chapitre 3 L’individualisme dans l’œuvre de Houellebecq
toute civilisation (...)’70 Ici nous voyons comment Houellebecq juge la société individualiste
comme amorale. Dans cette société moderne on a tendance à retourner vers un stade antérieur
à toute civilisation. La modernité n’est pas digne d’être considérée comme civilisée.
Une situation révélatrice de la position inférieure qu’occupent les vieillards dans cette
société est, selon Houellebecq, la canicule de l’été de 2003, ‘particulièrement meurtrière en
France.’71 Pendant cette canicule plus de dix mille personnes sont décédées et ceci ‘faute de
soins.’72 Dans une série de reportages sur ces événements un journaliste a écrit « Des scènes
indignes d’un pays moderne ». Houellebecq en donne une critique choquante quand il ajoute
que ce journaliste ne s’est pas rendu compte que ces scènes ‘étaient la preuve, justement, que
la France était en train de devenir un pays moderne, que seul un pays authentiquement
moderne était capable de traiter les vieillards comme de purs déchets.’73 Dans la vision de
Houellebecq, l’homme moderne prend une pareille attitude envers des enfants comme envers
des vieux. Il ne veut plus se procréer, puisque cela mène à trop d’embarras. Pour la même
raison il ne s’occupe plus de ses parents et les parque dans une maison de retraite quand ils
deviennent trop vieux. Plus tard dans le récit Daniel 1 revient encore une fois sur la canicule.
Chaque année les étés sont caniculaires et chaque année les vieux meurent, ‘c’était en quelque
sorte passé dans les mœurs74 (...)’ Houellebecq nous donne encore une fois sa vision de
l’immoralité de la morale individualiste.
À travers le commentaire de Daniel 24 nous apprenons que tous les récits de vie humains
‘s’accordent sur un point, et d’ailleurs sur un seul : le caractère insoutenable des souffrances
morales occasionnées par la vieillesse.’75 Et que : ‘dans les années qui précédèrent la
disparition de l’espèce (...) le taux de morts volontaires, pudiquement rebaptisées départs par
les organismes de santé publique, avoisinait les 100%, et que l’âge moyen du départ, estimé à
soixante ans sur l’ensemble du globe, approchait plutôt les cinquante dans les pays les plus
avancés.’76 En plus, les néo-humains ont découvert que la seule raison d’être de la santé était
le maintien d’une apparence physique susceptible de séduire l’autre sexe. Le commentaire de
Daniel 24 nous apprend qu’après la vie de Daniel 1 la vieillesse est devenue une chose de plus
en plus insupportable. L’homme commençait même à se suicider quand il devenait trop vieux.
70
Ibid., p215
Ibid., p92
72
Ibid., p92
73
Ibid., p92
74
Ibid., p351
75
Ibid., p91
76
Ibid., p91
71
47
Chapitre 3 L’individualisme dans l’œuvre de Houellebecq
Nous avons maintenant une image claire de la vision de Houellebecq sur la moralité
individualiste. Passons à l’autre aspect capital du monde moderne et individualiste : l’absence
de la religion.
3.3.2 L’absence de la religion
Dans La possibilité d’une île, la religion traditionnelle du christianisme n’existe plus. Cette
religion n’était plus compatible avec la société occidentale moderne. Toutefois, en
concordance avec la conviction de Houellebecq qu’une sorte de religion est nécessaire,
l’absence du christianisme et puis de l’islam est comblée par l’apparence d’une nouvelle
religion, celle de l’élohimisme. Durant le récit, l’importance de l’église élohimite accroît et
Houellebecq montre ainsi le besoin de l’homme d’adhérer. Une certaine forme de croyance
est également présente dans la vie des néo-humains. Dans leur vie, les néo-humains reçoivent
des règles de comportement de la Sœur Suprême, qui occupe ainsi la place de Dieu. Élaborons
ci-dessous la nouvelle forme de religion proposée par Houellebecq à travers l’élohimisme.
La religion élohimite
Dans le roman, Daniel 1 assiste à la naissance de l’église élohimite. Au début il est question
d’une secte, mais cette secte occupera de plus en plus la position d’une nouvelle religion
mondiale.
La promesse principale que donne l’église élohimite à ses adhérents est celle d’une vie
éternelle. À travers le prélèvement de l’ADN l’église leur garantie qu’ils seront ressuscités
quand les recherches sur la matière du clonage seront finies. Les élohimites sont les
fondateurs de l’espèce des néo-humains. Ainsi l’église sauve l’homme de la peur de la mort et
de la séparation, ce qui était autrefois une fonction de la foi chrétienne. L’assurance de
protection contre la mort est la fonction la plus importante d’une religion selon Houellebecq.
Daniel 1 est dévasté au moment où son chien, Fox, meurt. Mais quand il apprend que l’ADN
de Fox a aussi été conservé il se sent paralysé par la joie : (...)‘j’avais grandi, j’avais vieilli
dans l’idée de la mort, et dans la certitude de son empire.’77 Jusqu’à ce moment il ne
comprenais pas le sentiment de croyance, mais maintenant il sent naître en lui une émotion
qui s’apparente à l’espérance : la religion rend à l’homme le sentiment d’espérance et de foi.
77
Ibid., p389
48
Chapitre 3 L’individualisme dans l’œuvre de Houellebecq
Une autre fonction importante d’une religion est qu’elle guide l’homme dans sa vie : elle lui
proscrit comment vivre. Les idées de l’église élohimite sur les questions habituelles humaines
sont tout à fait en accord avec la société individualiste. Quant à la sexualité, les élohimites
forment rarement des couples stables : ‘(...) le prophète encourage vivement chacun à garder
son autonomie et son indépendance, en particulier financière, nul ne doit consentir à un
dessaisissement durable de sa liberté individuelle (...)’.78 Ceci est évidemment justement
l’inverse de ce que préconisait l’église chrétienne.
Les élohimites mènent aussi une vie très saine. Après sa première rencontre avec les
élohimites, Daniel 1 les appelle les Très Sains. Puisqu’ils ne souhaitent pas vieillir, ils
s’interdisent de fumer, ils prennent des anti-radicaux libres et l’alcool est permis, sous forme
de vin rouge, à raison de deux verres par jour. Aussi offrent-ils une solution pour la
procréation. Puisqu’on n’a plus avoir avec la peur de disparaître après la mort on n’a plus
besoin de se procréer. Les élohimites considèrent la procréation aujourd’hui comme un
sacrifice inacceptable. À un moment donné l’église mène même une campagne contre la
procréation. Après avoir montré un enfant que se met à hurler parce qu’il n’obtient pas de ses
parents ce qu’il demande, le message suivant apparaît : « JUST SAY NO. USE
CONDOMS ».79
Nous constatons que l’église élohimite correspond très bien à la morale individualiste. Elle
offre des solutions pour les problèmes posés par la sexualité, la vieillesse et la procréation.
Elle contribue ainsi, en se dispersant dans le monde, à l’expansion de cette morale. Même
Daniel 1 qui garde une attitude sceptique envers les élohimites est finalement convaincu de la
puissance qu’elle obtiendra. Quand il revoie Isabelle pour la dernière fois, il lui parle de
l’existence de l’église et elle décide tout de suite de subir aussi le prélèvement de l’ADN,
Daniel 1 dit :
La rapidité de sa réaction me surprit, et c’est à partir de ce moment, je pense, que j’eus
l’intuition qu’un phénomène nouveau allait se produire. Qu’une religion nouvelle puisse
naître en Occident était déjà en soi une surprise, tant l’histoire européenne des trente dernières
années avait été marquée par l’effondrement massif, d’une rapidité stupéfiante, des croyances
religieuses traditionnelles. Dans des pays comme l’Espagne, la Pologne, l’Irlande, une foi
catholique profonde, unanime, massive structurait la vie sociale et l’ensemble des
78
79
Ibid., p196
Ibid., p399
49
Chapitre 3 L’individualisme dans l’œuvre de Houellebecq
comportements depuis des siècles, elle déterminait la morale comme les relations familiales
(...) des règles de vie. En l’espace de quelques années, (...) tout cela avait disparu (...).80
À travers ce fragment nous voyons que la religion qui était considérée comme grande
communauté organisatrice de la vie humaine a disparu. Cette disparition est considérée
comme un phénomène qui a largement contribué au processus de l’individualisation.
L’absence de la religion est une caractéristique importante de l’individualisme. Houellebecq
nous montre les choses d’une façon différente. La religion traditionnelle a disparu puisqu’elle
n’allait plus de pair avec la nouvelle morale. La nécessité de l’homme d’adhérer à quelque
chose qui figure comme communauté organisatrice de la vie n’a, par contre, pas disparu.
À travers le commentaire de Daniel 25 nous apprenons la suite des événements autour de la
diffusion de l’église élohimite. D’abord elle a absorbé les courants bouddhistes occidentaux et
les ultimes résidus du christianisme. Daniel 25 explique : ‘Il est vrai que les temps avaient
changé, et que l’élohimisme marchait en quelque sorte à la suite du capitalisme de
consommation – qui, faisant de la jeunesse la valeur suprêmement désirable (...), - dans la
mesure où il promettait la conservation indéfinie de cette même jeunesse, et des plaisirs qui
lui étaient associés.’81
L’islam était une bastion de résistance plus durable, il s’est répandu à peu près à la même
vitesse que l’élohimisme au début, mais n’a pas pu résister très longtemps. Des
réorganisations ont été réalisée dans les pratiques de l’Islam afin de mieux le faire concorder
avec la réalité sociale. ‘(...) une nouvelle génération d’imams, qui s’inspirant à la fois de la
tradition catholique, des reality-shows et du sens du spectacle des télé-évangélistes
américains, mirent au point à destination du public musulman un scénario de vie édifiant basé
sur la conversion et le pardon des péchés (...)’82 Ainsi, la jeunesse avait la chance de vivre en
liberté et faire les choses interdites, avant la conversion qui prenait place entre l’âge de vingtdeux et vingt-cinq ans. Mais, finalement, le refus de vieillir, de se ranger et de se transformer
en bonne grosse mère de famille venait s’imposer aussi dans la communauté musulmane. Une
révolte massive de la jeunesse dans les pays musulmans s’est produite et ils pouvaient enfin
accéder à un mode de vie basé sur la consommation de masse, la liberté sexuelle et les loisirs.
L’islam devait donc parcourir d’abord les étapes qu’avait parcouru déjà
80
Ibid., p354
Ibid., p356
82
Ibid., p357
81
50
Chapitre 3 L’individualisme dans l’œuvre de Houellebecq
le christianisme, avant qu’il s’avérait que l’islam non plus était capable de donner du sens à
l’homme dans une société individualiste.
Daniel 25 commente : ‘L’élohimisme, de son côté, était parfaitement adapté à la civilisation
des loisirs (...). N’imposant aucune contrainte morale, réduisant l’existence humaine aux
catégories de l’intérêt et du plaisir, il n’en reprenait pas moins à son compte la promesse
fondamentale qui avait été celle de toutes les religions monothéistes : la victoire contre la
mort.’83
Au moment où on entrait dans l’église élohimite, la première cérémonie marquant la
conversion, était le prélèvement de l’ADN, accompagné de la signature d’un acte dans lequel
on confiait à l’Église tous ses biens, après sa mort. La seconde cérémonie fondamentale était
l’entrée dans l’attente de résurrection, ou bien, le suicide. Ceci devenait une coutume souvent
accomplie en public, au moment où l’adepte trouvait que son corps physique ne pouvait plus
lui donner les joies qu’il pouvait légitimement en attendre.
Pendant la vie de Daniel 1 le nombre d’adhérents a déjà atteint à sept cent mille.
L’élohimisme est une religion moderne et une organisation riche, puisque les biens de ses
adhérents lui sont laissés après leur entrée dans l’attente de résurrection. Daniel 1 est surpris, à
chaque fois qu’il rend visite à l’organisation, qu’elle fonctionne comme une petite entreprise.
Elle fait de la publicité et fait signer un contrat par les nouveaux adeptes.
Peut-être Houellebecq pensait à une religion comme celle-ci quand il disait :
(...) douloureusement conscient de la nécessité d’une dimension religieuse, je suis à titre
personnel foncièrement a-religieux. Le problème est qu’aucune religion actuelle est
compatible avec l’état général des connaissances ; ce qu’il nous faudrait, c’est carrément une
nouvelle ontologie.84
83
Ibid., p360
Michel Houellebecq dans un entretien avec Valère Staraselski dans : Interventions, Paris, Flammarion, 1998 :
p120
84
51
Chapitre 3 L’individualisme dans l’œuvre de Houellebecq
Nous voyons que la morale individualiste devient dans La possibilité d’une île la religion
dominante dans le monde. L’élohimisme résultera finalement à la disparition de l’espèce
humaine. Le sens du mouvement historique est prédit par Daniel 1 :
De plus en plus les hommes allaient vouloir vivre dans la liberté, dans l’irresponsabilité, dans
la quête éperdue de la jouissance ; (...) et lorsque l’âge ferait décidément sentir son poids,
lorsqu’il leur serait devenu impossible de soutenir la lutte, ils mettraient fin ; mais il auraient
entre-temps adhéré à l’Église élohimite, leur code génétique aurait été sauvegardé, et ils
mourraient dans l’espoir de cette même existence vouée aux plaisirs.85
Ce qui en résultera n’est pas connu par Daniel 1, mais le lecteur peut le lire dans les
commentaires de Daniel 24 et Daniel 25. L’état des néo-humains est l’état individualiste à
l’extrême. Ils vivent seuls et ils n’ont plus de contact physique avec les autres néo-humains.
Ils ne connaissent plus non plus les émotions qui faisaient partie de l’espèce humaine. Ils ne
connaissent pas les sentiments de rire et de larmes. Pendant leur vie les néo-humaines essaient
de comprendre la vie émotionnelle de l’homme en suivant l’humanité dans ses faiblesses, ses
névroses, ses doutes, en les faisant complètement les leurs pour pouvoir les dépasser ensuite.
Ainsi l’avènement des Futurs sera réalisé qui constitueront une espèce autre que l’espèce des
néo-humains.
Et quand-même Daniel 24 ne peut pas se passer un jour sans caresser Fox. Et pourtant
Marie 22, une néo-humaine avec laquelle Daniel 24 est en contact à travers le réseau, éprouve
un sentiment de nostalgie et de la curiosité pour la vie d’autrefois et pour les émotions
humaines. Quand Daniel 25 est engendré et lit le commentaire de Daniel 24 il s’avère que son
prédécesseur n’a pas réussi à tenir suffisamment de distance par rapport au récit de vie de
Daniel 1 et qu’il a développé des aspects humains. Les dernières notes de Daniel 24
témoignent d’un sentiment d’amertume, de lassitude et d’une sensation de vacuité
‘étrangement humaine.’86
Bien que les néo-humains ne connassent pas les sentiments humains ils y sont confrontés à
travers les récits de vie de leur prédécesseurs décrivant tous ces sentiments. Ainsi Marie 23,
qui décide d’aller à la recherche d’une communauté néo-humaine, ne connaît pas le sentiment
de désir, mais elle connaît la nostalgie du désir. À un moment donné elle a du contact avec
85
86
Houellebecq, Michel, La possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005 : p419
Ibid., p182
52
Chapitre 3 L’individualisme dans l’œuvre de Houellebecq
Esther 31, donc l’incarnation d’Esther avec qui Daniel 1 a eu une relation dans sa vie. Marie
23 apprend d’Ester 31 que Daniel 1 s’est suicidé finalement et qu’il a écrit une lettre à Esther
qui se termine avec un poème. Les deux dernières phrases de ce poème était :
Il existe au milieu du temps
La possibilité d’une île 87
Marie 23 a donné au dernier vers un sens d’une information concrète et cela l’a poussée à
abandonner son domicile à la recherche d’une hypothétique communauté néo-humaine. Cette
communauté serait une communauté sociale et se trouverait sur Lanzarote, qui est devenue à
leur époque un presqu’île.
Daniel 25 décide de la suivre. Dans son appartement il était ‘venu sur la fin [du récit de vie]
à envier la destinée de Daniel1, son parcours contradictoire et violent, les passions
amoureuses qui l’avaient agité (...) je ne les avais jamais connues, je n’en avais même aucune
notion, (...) dans ces conditions, je ne pouvais plus continuer à vivre.’ Ainsi il découvre la
vraie vie.
Nous ignorons s’il arrive à joindre la supposée communauté, mais ceci lui devient égal
après qu’il soit parti. Il commence à comprendre ce qu’avait été la vie des hommes. Il
rencontre des sauvages, des humains de l’ancienne espèce qui vivent encore sur terre. Ils sont
réduits à un état très primitif et se comportent comme des animaux. Il y a des males
dominants, auxquels est réservée la copulation avec les femelles. Ce mode d’organisation
évoque selon Daniel 25 d’assez près la société humaine, en particulier celles des dernières
périodes. Les sauvages tuent Fox et coupent ses oreilles. Daniel 25 : ‘Je savais maintenant
avec certitude que j’avais connu l’amour, puisque je connaissais la souffrance.’88
Il arrive donc à son but ; maintenant il connaît un peu plus de la vie humaine, bien qu’il ne
s’agisse plus de la vie humaine de l’époque de Daniel 1. Mais il ne sait plus où aller : ‘Je me
rendis compte alors que je me coupais, peu à peu, de toutes les possibilités ; il n’y avait peutêtre pas, dans ce monde, de place qui me convienne.’89
Les néo-humains sont donc partiellement restés des êtres comme nous, qui cherchent leur
place dans le monde et ne savent pas où aller. Des êtres qui veulent plus et qui vont à la
recherche de quelque chose d’autre.
87
Ibid., p433
Ibid., p468
89
Ibid., p464
88
53
Conclusion
Conclusion
Nous avons vu que Michel Houellebecq est beaucoup plus qu’un écrivain qui suscite des
controverses. Ses écrits se basent sur le monde moderne d’une façon observatrice et acérée.
Houellebecq fait beaucoup plus qu’être tout simplement cynique et choquant. Dans les mots
de Noguez : Houellebecq applique ‘à l’ensemble du monde mondialisé l’ambition descriptive
(et décrypteuse) que l’auteur de La comédie humaine appliquait à la France.’90 Il nous montre
le monde moderne avec tous ses maux, sans frein. C’est justement cela peut-être qui fait que
certains réagissent à Houellebecq avec un sentiment de refus. Il est possible qu’il leur inspire
un sentiment de peur.
D’une autre côté il est vrai qu’il met essentiellement l’accent sur les maux, ce qui résulte en
une image extrêmement pessimiste du monde moderne. Il faut prendre en compte cela en
lisant ses écrits. Ses idées sont sûrement basées sur le monde réel, mais il en donne une image
surfaite : ‘Ses romans sont un miroir grossissant du monde moderne.’91 Dans cette
caractéristique de l’oeuvre de Houellebecq réside une critique beaucoup entendue concernant
ses écrits. Il est souvent accusé de ne faire rien de plus que se plaindre, sans offrir des
solutions. Remarquons d’abord que l’effet grossissant appartient au style de Houellebecq
comme il le confirme dans une interview.92 Il se base sur la réalité, mais d’une façon
grotesque. Il affirme bien aimer l’effet irréfutable des maximes. D’ici vient sa façon de
présenter les choses de manière définitive, comme si c’était vrai. Sa vision du monde
occidental qui est peu nuancée et qu’il exprime dans ses écrits n’est donc pas seulement basée
sur la réalité. Ce manque de nuances vient aussi d’un plaisir d’affirmer. Il faut savoir
distinguer la fiction de la réalité chez Houellebecq.
Revenons à la question principale de ce mémoire :
Comment est-ce que Michel Houellebecq traite la thématique de la philosophie libérale, aussi
bien économique que morale, dans ses écrits ?
90
Noguez, Dominique, Houellebecq, en fait, Paris, Fayard, 2003 : p170
Viard, Bruno, dans Bowd, Gavin, Le monde de Houellebecq, Glasgow, University of Glasgow, 2005. p171184
92
Il s’agit ici de l’entretien avec Martin de Haan qu’on retrouve dans Michel Houellebecq, Études réunies par
Sabine van Wesemael, CRIN 43, Amsterdam, New York, Rodopi, 2004.
91
54
Conclusion
La philosophie libérale est originaire de l’époque des Lumières. À cette époque le germe du
monde moderne était déjà présent. Entre cette époque et la nôtre beaucoup a changé, mais
l’importance qu’attribuaient les penseurs des Lumières à la liberté individuelle de l’homme
est encore présente chez nous. On pourrait dire que la philosophie libérale a abouti à un
monde où le système économique dominant est celui du capitalisme et où le système socioculturel est régi par l’individualisme. Michel Houellebecq se nomme un anti-libéral confirmé
et critique dans ses écrits le système libérale selon lequel le monde moderne est organisé. Il
fait cela en se concentrant surtout sur le capitalisme et l’individualisme. Ces deux
caractéristiques capitales du monde moderne sont très présentes dans ses livres et il en a des
opinions explicites.
Quant au capitalisme l’image que donne Houellebecq de ce monde est celle d’un monde
industrialisé qui fonctionne comme une machine. L’efficacité et la transparence sont estimées
comme des valeurs très importantes. L’image d’une machine est appliquée au monde
économique aussi bien qu’au monde social. Le monde du travail qui occupe une place
centrale dans Extension du domaine de la lutte est un monde uniformisé, dans lequel chacun
sait à quoi il doit s’attendre. Il y figurent des personnages stéréotypés, définis selon le succès
qu’ils ont dans leur travail. Ce succès est à son tour défini selon le salaire que quelqu’un
reçoit. Le modèle du capitalisme économique, venu de la philosophie libérale, mène à une
division entre les hommes en vainqueurs et vaincus.
Ce modèle du capitalisme est étendu par Houellebecq au monde social et au monde sexuel.
Dans ces domaines de la vie il y a également des vainqueurs et des vaincus. Il est devenu
possible, suivant le modèle économique, d’attribuer une valeur à l’homme comme on peut
attribuer une valeur aux choses. Ainsi la vie sociale fonctionne, comme l’économie, selon les
lois de l’offre et de la demande. La valeur de l’homme dépend, à côté du salaire, des
apparences. Houellebecq montre cette vision en décrivant l’homme à travers des chiffres qui
représentent l’âge, la taille et le poids de quelqu’un. Ceci fait penser à un système statistique,
provenant du monde économique. La vie sociale et sexuelle, comme la vie du travail est
dominée par un système de ‘survival of the fittest’. Ceux qui sont les plus jeunes, les plus
beaux et les plus riches sont aussi les plus valorisés. Ainsi Houellebecq nous montre
comment, dans sa vision, le système économique du capitalisme a envahi tous les domaines
de la vie.
55
Conclusion
L’autre thème discuté dans ce mémoire est celui de l’individualisme. Le capitalisme et
l’individualisme ne peuvent pas être considérés complètement séparément. Les deux
phénomènes sont à la base issus de la philosophie libérale de l’époque des Lumières qui
mettait en avant l’importance de la liberté individuelle. En plus les deux ‘ismes’ constituent
deux caractéristiques principales du monde moderne. Les aspects que Houellebecq met en
discussion peuvent être rassemblés sous l’un des deux ‘ismes’, mais ils renvoient toujours à
un même procès, celui de la modernisation. Un autre point commun entre les deux ‘ismes’ est
l’importance attribuée à la liberté individuelle. Dans la vision de Houellebecq c’est à cause de
cette liberté que des inégalités se produisent dans la société. Le système de ‘survival of the
fittest’ qui domine la société moderne est engendré par la liberté donnée à l’homme. Ainsi
Houellebecq se situe dans le champ des nihilistes dans la discussion sur la valeur de la liberté.
Parmi les recherches sur l’individualisation de la société, nous avons vu qu’il y en a qui
mettent l’accent sur les avantages : c’est un avantage d’avoir beaucoup de choix et ceci
contribuera à la créativité de l’homme. D’autres mettent l’accent sur les inconvénients. La
liberté et la pluralité de choix ne mènera qu’à des individus narcissiques et incertains. C’est là
que se trouve la vision de Houellebecq. Il n’a pas de confiance en l’autonomie individuelle.
Ceci mène, à ses yeux, à des inégalités, à des individus seuls et à la disparition d’un sentiment
communautaire.
Un thème que l’on retrouve dans le chapitre sur le capitalisme ainsi que dans celui sur
l’individualisme est la jeunesse. Selon Houellebecq, quelqu’un qui est jeune a beaucoup
d’avantages dans cette société. Sur le plan du capitalisme, la jeunesse ajoute de la ‘valeur’ à
quelqu’un. Sur le plan de l’individualisme, la jeunesse permet à quelqu’un de faire ce qu’il
veut, à vivre pleinement la morale individualiste. Du moment où on commence de vieillir on
va être lentement rejeté par la société.
À travers l’image que peint Houellebecq du monde individualiste il nous montre un monde
qui est régi par le narcissisme et la préoccupation de soi-même. C’est selon lui la façon dont
se caractérise la morale individualiste. Cette morale se voit à travers les opinions de l’homme
moderne quant à l’amour, aux enfants et aux vieux.
Bien que la religion ait disparu de la société individualiste que peint Houellebecq, dans La
possibilité d’une île il s’avère que l’homme moderne a encore besoin d’une certaine religion.
De quelque chose à laquelle il peut adhérer. Peut-être pour sentir moins son individualité et la
solitude engendrée par cette individualité. Ou bien pour pouvoir vivre sa vie pleinement selon
56
Conclusion
la morale individualiste ? En effet, la nouvelle religion mondiale qui apparaît, l’élohimisme,
correspond très bien à la morale moderne de l’individualisme. La peur de vieillir et de la mort
sont résolues par cette religion, ainsi que l’embarras de prendre des enfants. Au moment où on
meurt on aura une nouvelle vie à travers du clonage. Plus de besoin de se procréer donc et
quand on se sent trop vieux on se suicide. Ainsi une vie humaine n’a plus de valeur. La seule
chose qui importe est la jouissance. Houellebecq fait de la morale individualiste la nouvelle
religion du monde. Et cette nouvelle religion résultera en la disparition de l’espèce humaine.
Le monde occidental, vu par les yeux de Houellebecq, est un monde froid, dénudé de
sentiments, peuplé des hommes narcissiques et régi par un système de ‘survival of the fittest’.
Il se concentre presque uniquement sur les maux. Pourtant il y a des petits grains d’espoir
dans ses écrits, la possibilité de l’amour par exemple. Il arrive à ses personnages qu’ils
tombent amoureux, mais à chaque fois ces amours échouent. Aussi les néo-humains qui
figurent dans La possibilité d’une île semblent poser une solution pour la situation déplorable
dans laquelle se trouve l’homme moderne. Mais eux aussi sont confrontés finalement aux
mêmes problèmes que l’homme d’aujourd’hui rencontre. Houellebecq propose donc des
solutions pour les problèmes qu’il observe dans le monde occidental, mais ces solutions
échouent l’une après l’autre. Le message est clair, il n’y a pas d’issue.
57
Bibliographie
Oeuvres primaires
Houellebecq, Michel, Extension du domaine de la lutte, Paris, Editions J’ai lu, 2006
(1994).
Houellebecq, Michel, Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998.
Houellebecq, Michel, Lanzarote et autres textes, Paris, Librio, 2002 (2000).
Houellebecq, Michel, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001.
Houellebecq, Michel. La possibilité d’une île. Paris, Editions Fayard, 2005.
Houellebecq, Michel, H.P.Lovecraft. Contre le monde, contre la vie, Paris, Editions
J’ai lu, 2006 (1991).
Houellebecq, Michel, Rester vivant et autres textes, Paris, Librio, 2006 (1991).
Houellebecq, Michel, Poésies. Le sens du combat. La poursuite du bonheur.
Renaissance, Paris, Editions J’ai lu, 2006 (1996, 1992, 1999).
Houellebecq, Michel, Interventions, Paris, Flammarion, 1998.
Oeuvres secondaires
Michel Houellebecq, Études réunies par Sabine van Wesemael, CRIN, nr.43, Rodopi,
Amsterdam, New York, 2004.
Bowd, Gavin, Le monde de Houellebecq, Glasgow, University of Glasgow, 2006.
Carpentier, Jean et Lebrun, François, Histoire de France, Paris, Editions du seuil,
1987, édition de 1998.
Clément, Murielle Lucie, Houellebecq, sperme et sang, Paris, L'Harmattan, 2003.
Demonpion, Denis, Houellebecq. De ongeautoriseerde biografie, Amsterdam, Nijgh
en van Ditmar, 2006.
Grote Winkler Prins Encyclopedie, Antwerpen/Amsterdam, Elsevier.
Haan, Martin de, Michel Houellebecq. De koude revolutie. Confrontaties en
bespiegelingen, Amsterdam, De Arbeiderspers, 2004.
La grande encyclopédie Larousse, Paris, Librairie Larousse, 1974.
Loo, Hans van der & Reijen, Willem van, Paradoxen van modernisering, Bussum,
Coutinho, 1997.
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Noguez, Dominique, Houellebecq, en fait, Paris, Fayard, 2003.
Patricola, Jean-François, Michel Houellebecq ou la provocation permanente, Paris,
Ecriture, 2005.
Wesemael, Sabine van, Michel Houellebecq. Le plaisir du texte, Approches
Littéraires, L'Harmattan, 2005.
Sites internet
www.houellebecq.info (site officiel de l’écrivain Michel Houellebecq)
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