À paraître in Singleton, M., Hermesse J., Ethique et implication en anthropologie, Académia-Bruylant coll. "Anthropologie prospective", Louvain-la-Neuve, 2011 Histoire de l’éthique en anthropologie : la production de la charte de l’American Anthropological Association Mathieu Hilgers, Université Libre de Bruxelles Si l’on devait retenir, de manière minimale, un principe moral central sur lequel repose l’anthropologie sociale et culturelle, la plupart des professionnels évoquerait sans doute la reconnaissance d’une commune humanité construite à partir de la connaissance de l’autre1. C’est d’autant plus évident que les grandes étapes qui ont permis l’émergence de la discipline s’organisent de manière systématique autour d’un questionnement lié à cette reconnaissance. L’exemple bien connu de la controverse de Valladolid est particulièrement illustratif. En 1550, le dominicain Las Casas s’opposa au philosophe Sepulveda à propos du statut à accorder aux indiens. Pour le premier, ceux-ci étaient dotés d’une âme et appartenaient donc incontestablement au genre humain. Leur massacre par les autorités espagnoles était dès lors abject et immoral. Pour le second, les indiens faisaient partie d’un peuple dont le statut naturel était de subir la domination des civilisations supérieures. Derrière la question de savoir si les indiens ont une âme, c’est la reconnaissance d’une commune humanité qui est en jeu. En affirmant que tout homme possède une connaissance de la divinité, que chacun a le droit d’adorer son Dieu, que la manière d’adorer son Dieu revient aux coutumes des peuples et que le Dieu vrai pour moi ne l’est pas nécessairement pour l’autre, Las Casas pose les jalons du perspectivisme et du décentrement de soi comme condition de possibilité de la (re)connaissance de l’autre (Todorov, 1982). Par la suite, au fil de la progressive constitution de la discipline, de nombreux ouvrages et de nombreuses polémiques ont discuté la question de l’hominisation, les stades de développement vers la réalisation d’une humanité « pleine » et « authentique », la différence entre les races, leur existence ou non (pour un aperçu Poliakov 1987 : 177-207, Kilani 1994). La question de la race a été largement battue en brèche, notamment dans un texte fameux de Lévi-Strauss (1952), à partir d’un argument principal : les migrations et les relations entre les peuples ont engendré une mixité qui suspend la possibilité même de parler de différentes races humaines au sens biologique, ce qui distingue les hommes ce sont leurs cultures, leurs manières d’appréhender le monde et de le pratiquer. Ce qu’il importe de retenir, c’est qu’au-delà de leur portée scientifique, ces débats renvoient toujours à une question corolaire : comment traiter des individus et des groupes avec qui nous partageons une commune humanité mais dont nous sommes distincts par une culture radicalement autre ? Est-ce un devoir moral de hisser des peuples « barbares » à un état de « civilisation » ? De laisser les peuples suivre leur développement endogène ? La volonté d’améliorer les conditions de vies d’autres hommes et d’autres sociétés ou de leur laisser suivre leur développement « naturel » soulève aussi bon nombre de questions. Les réponses apportées à ces interrogations renvoient à des croyances, des visions du monde, des téléologies, des espérances qui demeurent intrinsèquement liées au projet même d’une analyse anthropologique du monde et des cultures. Elles façonnent l’ethos professionnel des communautés de recherches particulières. A mesure de la constitution de la discipline, des débats, et notamment de l’expérience coloniale, du rôle ambigüe que jouèrent parfois les chercheurs, il fut nécessaire de clarifier la position de l’anthropologue, son rapport au politique, les (pré)conceptions qui sous-tendent son travail. Au-delà des préceptes méthodologiques inhérents à la pratique, de la reconnaissance du caractère moral du fondement de l’anthropologie, l’objectivation des enjeux sociaux et politiques liés à son exercice ont contraint les professionnels à discuter la possibilité d’élaborer une véritable éthique du métier. 1 Dans ce texte nous entendrons par le terme « morale » un ensemble de prescriptions admises à une époque donnée, et plus précisément ici, dans une profession, en ce compris l’effort pour s’y conformer et exhorter à les suivre, par le terme « éthique » la science qui apprécie le caractère bon ou mauvais de pratiques en fonction des prescriptions de la morale et par le terme « déontologie » la théorie des devoirs professionnels. 1 En revenant sur les étapes qui permirent la constitution de cet espace de discussion, on verra que même si les anthropologues fonctionnent en suivant une déontologie spontanée, fut-elle parfois idiosyncrasique ou irrationnelle, il n’y eut à proprement parler d’éthique, c’est-à-dire de code de déontologie professionnel, qu’à partir du moment où les principes implicites qui gouvernent les pratiques ont été défini et formalisé. Ce n’est qu’à travers cette codification que la profession a pu passer d’un ethos à une véritable éthique du métier, en d’autres termes, d’un ensemble de principes organisateur de pratiques et de représentations partagées, non formalisé mais organisés de manière objectivement systématique sans pour autant être objectivé, à un ensemble de normes codifiées. La codification du système de normes qui demeurait jusqu’alors implicite dans la pratique a permis son objectivation et a rendu possible la mise en exergue des écarts et des déviances. La formalisation de ces principes a ainsi facilité la mise en place de débats relatifs à l’éthique du métier. Dans ce texte on étudiera, la production de la principale charte éthique qui a redéfinit la pratique du métier d’anthropologue. Elaborée au fil de la constitution de l’anthropologie comme discipline académique, cette charte a suivi une trajectoire bien particulière. Alors que les relations entre anthropologie et colonisation ont fait l’objet de nombreuses discussions dans les traditions françaises et britanniques, celles-ci n’ont pas conduit à la formulation de codes de déontologies adoptés par les associations regroupant les professionnels dans chacun de ces pays. C’est aux Etats-Unis que la réflexion a été poussée le plus loin, même si jusqu’à ce jour, l’adhésion à la grande plus association anthropologique au monde, l’American Anthropological Association (AAA) qui regroupe près de 11 000 membres, n’est toujours pas conditionnées par le respect de sa charte éthique. L’importance de la charte de l’AAA dépasse largement les frontières nationales, en effet, cette charte est généralement prise comme point de référence pour élaborer les codes éthiques dans les associations de professionnels. Au fil d’évènements, de discussions, de l’institutionnalisation et des crises qui ont marqué la discipline, les questions ayant une visée proprement éthique, c’est-à-dire cherchant à renforcer l’usage et la cohérence d’un code de déontologie professionnel, ont pris une importance croissante. La production du code éthique de l’AAA est directement liée à la relation qu’entretient la discipline avec le monde social et plus particulièrement avec le champ du pouvoir. Dans cet article, on reviendra sur les cinq principales étapes qui ont conduit à la formulation de cette charte telle qu’on la connait aujourd’hui (Caplan 2003, Fluehr-Lobban 2003) : 1) l’institutionnalisation de la discipline 2) le soutien apporté par les anthropologues à l’Etat lors de la seconde guerre mondiale 3) les années de collaboration secrète 4) le projet Camelot 5) les récentes controverses autour du travail scientifique en Amazonie Chacun de ces moments historiques pose à sa manière la question de l’autonomie scientifique, souligne l’illusion de la neutralité axiologique et le caractère politique de toute prise de position éthique. Au terme de ce parcours la question qui se pose est de donc savoir si la production d’une éthique ayant un degré de généralité très élevé, comme le code de l’AAA, ne conduit pas nécessairement à établir des principes abstraits et décontextualisés qui masquent, voir dépolitisent, la relation pourtant irréductible entre éthique et politique et qui, de la sorte, manquent en partie à leur objectif. Premier moment : fondation et crise La constitution de l’anthropologie aux Etats-Unis est étroitement liée à la figure de Franz Boas. Fondateur de l’American Folklore Association (1888), de l’American Anthropological Association et de l’American Ethnological Association (1890), Boas était profondément impliqué dans la dynamique institutionnelle et intellectuelle de la discipline. En 1919, il écrit une lettre intitulée « scientists as a spies » publié dans le quotidien The Nation. Elle est connaitra un retentissement important dans la petite communauté des anthropologues. Le texte de Boas était critique et sans concession, notamment envers le Président de l’époque Woodrow Wilson : 2 « Un soldat dont l’activité est de pratiquer l’art de l’assassinat, un diplomate dont la tâche est basée sur la tromperie et le secret, un politicien dont la vie consiste à compromettre sa conscience ou un homme d’affaires dont le but est de s’enrichir grâce aux limites de lois permissives; tous ceux-là peuvent être excusés s’ils placent leur dévotion patriotique au-dessus de la vertu de tous les jours et qu’en tant qu’espions, ils rendent alors service à la nation. Ils ne font qu’accepter les codes moraux auxquels la société moderne continue de se conformer. Il n’en est pas de même pour le scientifique. Car le sens profond de sa vie est placé au cœur de la quête de vérité ». Cette quête de vérité n’est pas compatible avec le mensonge et la tentative d’utiliser la couverture scientifique pour mener des projets d’espionnage. Or, Boas accuse quatre chercheurs, qu’il ne nomme pas, de « prostituer » l’anthropologie en l’utilisant pour camoufler leurs activités de renseignement. En agissant de la sorte, ils ont, écrit-il, sali la réputation de la discipline mais aussi rendu extrêmement difficile la pratique du métier en jetant la suspicion sur les intentions réelles, les pratique et les enquêtes des anthropologues. Dix jour après la publication de cette lettre, lors de son congrès national le conseil de l’AAA se dissocie officiellement de la position de Boas, le discrédite, le sanctionne pour avoir exprimé un avis injustifié ne reflétant pas l’opinion de l’association et l’évince du conseil de celle-ci (Fluehr-Loban, 2003 : 3)2. Cette réaction qui peut apparaître surprenante et radicale a été en partie motivée par des facteurs externes au contenu même de l’article (rivalités, enjeux institutionnels, éventuel anti-sémitisme, Price 2000). Néanmoins, le propos de Boas dérange profondément. A la tête de l’AAA, on estime que la publicité faite autour de cette affaire d’espionnage peut nuire à la discipline et aux anthropologues qui sont sur le terrain. On accuse Boas d’abuser de sa position à des fins politiques et nul ne cherche à vérifier le bien fondé de ces accusations. A la suite de cette controverse et de l’éviction de Boas, les prises de positions les plus progressistes sur des enjeux sociaux et politiques, comme ceux liés au racisme ou à la guerre, se prendront hors de l’AAA, y compris par Boas lui-même. Ainsi dès 1919, le débat sur la possibilité de concilier, ou non, anthropologie et patriotisme, autonomie scientifique et engagement au service du politique est posé dans l’espace public. Cependant, l’AAA refuse d’affronter pleinement les questions soulevées par Boas. Des analyses historiques ont pourtant prouvé la pertinence de ses allégations. Elles permettent de mieux comprendre la portée et la signification de la censure dont il fut victime 3. La réaction du conseil de l’AAA constitue un message clair à la communauté des anthropologues : il est légitime de faire de l’espionnage sous couvert de la science, ceux qui agissent par devoir patriotique ne seront pas sanctionnés. Bien que le débat ait été posé au début du siècle passé, jusqu’à aujourd’hui les relations entre science et gouvernement et, plus généralement, entre science et politique n’ont pas été entièrement clarifiée. Les débats ressurgissent de manière récurrente dans l’espace des discussions académiques. Les moments où ceux-ci sont les plus intenses résultent sont généralement des moments charnières qui sont suivis par des avancées éthiques. Second moment : soutien à une guerre « juste » Au cours des années 30, l’anthropologie s’institutionnalise. Le nombre d’étudiants augmente, les débouchés s’élargissent, notamment dans des agences gouvernementales (affaires intérieures, affaires indiennes, parcs nationaux, gestion des sols et de l’agriculture, musées tel que le National Museum). 2 Pour la petite histoire, trois des quatre anthropologues incriminés votèrent cette motion de censure, Samuel Lothrop, Sylvanus Morley et Herbert Spinden. Le quatrième, Mason, écrivit à Boas une lettre où il expliquait avoir agit en raison d’un devoir patriotique (Price : 2000), un argument qui sera mobilisé par la suite de façon récurrente. 3 Il a notamment été montré que Lothrop a travaillé pour les services secrets américains pendant plusieurs dizaines d’années lors de ces missions en Amérique latine et aux Caraïbes avant de reprendre ses fonctions au Harvard Peabody Museum et à l’Institut Carnegie. 3 Hormis Kroeber, aucune figure de premier plan ne semble s’inquiéter des effets de ces conditions d’emploi et de financement sur l’autonomie et la liberté scientifique. On se satisfait au contraire de la pénétration de l’anthropologie dans le monde social à travers la multiplication des débouchés et la reconnaissance de la fonction social des anthropologues. Cette proximité entre la science et les institutions facilite la mobilisation des chercheurs en sciences sociales lors de la seconde guerre mondiale. Suite aux appels du Comitee for National Moral, les anthropologues sont encouragés à participer à l’effort de guerre en partageant leur connaissance des peuples et des cultures avec les stratèges des Etats-majors militaires. C’est surtout au sein du Council for Intercultural Relations que les anthropologues contribuent à une meilleure connaissance des peuples ennemis et alliés. Ils le font notamment à travers la description des « caractères nationaux » de certains pays étrangers. La célèbre étude intitulée « étudier la culture à distance » que Ruth Benedict consacre au Japon est directement inscrite dans ce programme (Benedict 1998). A la demande de l’Office of War Information, Benedict qui n'était jamais allée dans ce pays et en ignorait la langue, élabore un manuel pour les forces d'occupation américaines. Elle donnera des conférences « top secrètes » sur le Japon pour le plus haut niveau de l’état-major militaire américain au cours desquelles elle tente d’identifier les éléments culturels contribuant à l'agressivité supposée des Japonais et les « faiblesses » de leur société. En général, on estime qu’environ la moitié des anthropologues ont contribué à l’effort de guerre, en travaillant pour l’armée, la navy ou les services secrets (Fluehr-Loban 2003, Caplan 2003). Contrairement au scandale qu’avait suscité l’article de Boas, cette fois pas d’incident, de débats dans la presse ou de critiques à propos de ces multiples collaborations. Le soutien à la guerre est unanimement apprécié car il vise à éradiquer le fascisme et à libérer l’Europe de la domination des nazis. Pour autant aucune réflexion collective n’est menée pour définir les conditions légitimes du soutien de la profession à l’effort de guerre ou à la politique gouvernementale. L’effet pervers de cette participation est qu’elle permit d’établir et de consolider des relations fortes entre les services secrets, les gouvernements et les anthropologues. Les collaborations se poursuivent et, dans certains cas, se renforcent après la guerre au point de devenir une nouvelle source de débat. Troisième moment : les années d’après guerre et la guerre froide La prolongation des pratiques de collaboration entamées dans la foulée de l’effort de guerre portera à conséquence sur l’intégrité de la discipline. Au début des années 50, des accords secrets sont passés entre l’AAA et la CIA. Les services secrets soutiennent indirectement l’obtention de financement pour certaines recherches. L’AAA de son côté établi une liste exhaustive des anthropologues reprenant leur thématique de recherches, leurs spécialités géographiques, culturelles et linguistiques. Cette liste mentionne les anthropologues susceptibles de contribuer aux demandes explicites du gouvernement. D’autres recherches seront financées à l’insu des chercheurs et contribueront indirectement à la récolte d’informations pour les services secrets. Néanmoins, il convient de relativiser l’importance de cette collaboration. L’apport de l’anthropologie américaine au service de renseignement s’apparente à la contribution de l’anthropologie britannique lors de la période coloniale : elle constitue une aide appréciable au gouvernement mais qui demeure relativement négligé par celui-ci. Cette collaboration demeure cependant problématique, d’autant que l’accord passé entre la CIA et l’AAA reste secret pendant près de 20 ans. Des anthropologues font de la recherche commanditée sans le savoir, travaillent dans des groupes de recherches sans connaître la finalité réelle de leur travail, certains pratiquent l’espionnage sous le couvert de leur activité scientifique et tous sont fichés par quelques uns de leur collègues qui collaborent directement avec le gouvernement. Cette relation opaque se prolonge jusqu’en 1967, moment charnière à partir duquel s’enclenche une succession d’évènements et de crises qui vont définitivement transformer l’éthique professionnelle et les implications politiques liées à la pratique de l’anthropologie. Quatrième moment : Le projet Camelot et la guerre du Vietnam4 4 Cette section s’inspire directement de Fluehr-Loban 2003a pp. 6-10. 4 Le projet Camelot est généralement perçu comme le véritable déclencheur de la modernisation de l’éthique professionnelle et de la responsabilité de l’anthropologue. La crise qui en résulte débouche, pendant la guerre du Vietnam, sur la rédaction par le conseil de l’AAA du premier état (statement) de la recherche anthropologique et de son éthique. Au-delà de l’anthropologie, le projet Camelot va profondément bouleverser les sciences sociales américaines. L’idée de ce projet a germé au Departement of the Army’s Office of the Chief of Research and Development, et fut sous-traité par l’université de Washington DC. L’objectif est d’élucider les conditions de création de conflits dans un espace national et les effets de l’action des gouvernements locaux concernés sur ces conditions (apaisement, exacerbation ou annihilation des problèmes liés à ces conflits). Comme le note Fluehr-Loban (2003a), le projet tente de définir les connaissances nécessaires pour renverser des gouvernements et contrôler les insurrections possibles en Amérique latine. Il s’agit donc d’établir comment le savoir produit par les sciences sociales peut contribuer aux ambitions militaires et impérialistes des ÉtatsUnis, à la stabilisation de nouveaux gouvernements et au besoin à leur renversement dans un contexte où la révolution cubaine pouvait avoir des effets potentiels sur les pays limitrophes. Bien que les principaux chercheurs impliqués fussent sociologues ou psychologues, certains anthropologues ont également été mêlés à cette recherche. Le projet fut rendu public suite à la publication d’un article de presse d’un chercheur chilien engagé pour l’initier dans son pays. L’affaire fit un tel scandale que le projet Camelot ne fut jamais mis en œuvre. L’implication réelle des anthropologues n’a donc pas été nécessaire pour relancer les débats entre anthropologie, politique et coopération avec les autorités de l’Etat. Dans les pays d’Amérique Latine, lorsque l’existence du projet Camelot fut connue, la réaction fut épidermique. Au Pérou, par exemple, les anthropologues décidèrent de former leur propre association et exigèrent que l’AAA les informe de tous les projets et financements des anthropologues américains sur le territoire péruvien, ils enquêtèrent sur les effets du projet Camelot et reçurent en 1967 une copie du premier statement de l’éthique des anthropologues. Ce premier état de l’éthique de la recherche anthropologique, rédigé dans l’urgence pour répondre à la crise qui frappait, poursuit de manière plus affirmée la première réaction de Boas. Cela s’avérait d’autant plus nécessaire que cette même année, David Price découvre que depuis 1950 des anthropologues collaborent avec la CIA, et qu’au Vietnam dès 1964 certains d’entre eux ont participé à des missions de propagandes et de contre-propagande. Le statement souligne que des anthropologues qui ont prétendu faire de l’anthropologie ont en réalité mené des actions qui avaient une autre fin, qu’ils ont nuit à la réputation de la discipline et rendu l’exercice du métier difficile. Certains anthropologues ont utilisé leur position et le nom d’institutions académiques pour faire de l’espionnage et même pour faciliter des opérations de déstabilisation. Il est donc établit de manière claire que désormais tout anthropologue adhérant à l’AAA ne pourra produire aucune connaissance qui pourrait nuire aux populations qu’il étudie et auxquels il doit respect et dignité. Si un chercheur réalise une recherche commandité, il devra mettre ses compétences au service de ses commanditaires en leur expliquant les enjeux de la démarche scientifique et en les avertissant qu’il sera contraint d’arrêter son travail s’il craint de nuire aux populations qu’il étudie5. Pourtant, quelques mois plus tard, en dépit de la formalisation d’une charte éthique, une annonce du ministère de la défense pour faire de la recherche au Vietnam est publiée dans la revue American Anthropologist et fait scandale6. La parution d’un appel d’offre pour soutenir le gouvernement au Vietnam montre clairement que désormais les collaborations éventuelles entre gouvernement et anthropologues ne sont plus secrètes. La transparence est devenue une exigence mais le débat sur la relation entre anthropologie et pouvoir politique fait rage dans la profession. Les recherches à finalité secrètes sont bannies mais l’appel à contribution du ministère de la défense pose d’autres problèmes. Certains anthropologues estiment nécessaire d’identifier les applications potentielles du savoir produit pour une recherche commandité. Cependant, les avis ne sont pas unanimes sur la définition de ce qui constitue une application légitime du savoir anthropologique. C’est pour cette raison que lorsque l’année suivante, le président du comité éthique de l’AAA diffuse des informations mettant en lumière les relations entre le 5 Voir Statement on Problems of Anthropological Research and Ethics 1967. En réaction, l’année suivante, un panel du meeting de l’AAA prendra position contre la guerre du Vietnam et condamnera l’usage des armes chimiques et napalm pendant les conflits armés. 6 5 gouvernement et quelques anthropologues, il sera désavoués par le comité de l’association qui estime qu’il a outrepassé sa fonction et qu’il n’a pas agit dans l’intérêt de l’AAA. Ces débats internes n’empêchent évidemment pas le gouvernement américain de poursuivre son travail7 mais ils contraignent les anthropologues à clarifier leur position. Les avancées éthiques qui résultent de cette période particulièrement tumultueuse sont synthétisées dans le Principles of Professional Responsability, la première charte éthique, formellement adoptés par l’association en 1971. Comme le montre Fluehr-Loban (2003a : 12-13), cinq principales avancées ressortent de cette charte : Désormais : - L’anthropologue doit assumer ce qui est fait de ses recherches, s’il y a un conflit, la protection des populations étudiées doit primer. - Aucun résultat ne peut demeurer secret, tous doivent pouvoir être accessible au public. - L’anthropologue porte la responsabilité de l’image et de la réputation associé à la discipline, il doit éviter jusqu’à l’apparence de la recherche clandestine. - En toutes circonstances, l’anthropologue doit préserver le caractère éthique de sa recherche. Il ne peut avoir de relations secrètes avec son commanditaire concernant les modalités ou les résultats de la recherche. - Quand un anthropologue met en danger la vie des populations, de ses collègues ou d’autres, on peut légitimement enquêter sur ces agissements et utiliser le mensonge avec l’accord du comité de l’AAA. Cette première formalisation a permis d’instaurer un cadre au sein duquel s’organise les débats. Depuis cette époque, ils ont été nombreux et ont engendré de fréquents aménagements de la charte. Ceux-ci ont suivi la profonde évolution de la discipline entamée depuis les années 70 et marquée par l’apparition de nouveaux terrains, de nouvelles méthodes, de nouveaux objets et de nouvelles épistémologies. La charte éthique de l’AAA a été plusieurs fois reformulée pour s’adapter et parfois pour anticiper les implications éthiques associées à ces transformations. Elles sont multiples, liées par exemple au fait que désormais les peuples autochtones revendiquent le droit d’être maître du discours tenu sur eux (Strang 2003), qu’à partir des années 90, les relations entre musée, archéologues, anthropologues et indigènes se transforment, que, bien souvent, ces derniers souhaitent gérer et récupérer leur patrimoine, que les études féministes gagnent en importance, que le postmodernisme marque durablement les études anthropologiques (Clifford, Marcus 1986), que les espaces virtuels constituent de nouveaux terrains qui supposent une éthique spécifique (Hakken 2003)… D’une manière générale, l’AAA cherche à se doter d’un code valable pour tous les champs de la profession, tous les domaines et toutes les thématiques spécifiques, de la recherche appliquée à la recherche fondamentale, peu importe ses financements. Comme en témoigne l’interdiction du secret, le fantôme de Boas semble encore présent même si, pour le moment, la charte de l’AAA ne contient aucun article interdisant formellement l’espionnage. Les résultats de la recherche doivent pouvoir être publique, les chercheurs sont tenus de révéler leur identité ce qui ne facilite pas toujours le travail des anthropologues. On sait en effet que de nombreuses recherches ont été possibles parce que les anthropologues avançaient parfois masqués, sans annoncer d’emblée leurs objectifs ou leurs professions. Il semble difficile de résumer en quelques mots l’ensemble des discussions éthiques qui anime l’association et qui sont liées aux transformations de la discipline. Néanmoins, il importe d’évoquer un dernier débat particulièrement retentissant qui fut provoqué par la publication en 2000 de l’ouvrage Darkness in El Dorado, How Scientists and Journalists Devasted the Amazon. 5) Darkness in El Dorado, How Scientists and Journalists Devasted the Amazon Notamment en participant à l’opération Condor qui unissait les services secrets des pays latino-américain (Argentine, Bolivie, Brésil, Chili, Paraguay, Uruguay) pour neutraliser les contre-insurrections et faire disparaître les opposants politiques. 7 6 Le livre de Patrick Tierney aura un retentissement gigantesque sur l’AAA. Dans Darkness in El Dorado, How Scientists and Journalists Devasted the Amazon, Tierney décrit et analyse la manière dont les anthropologues ont profité de leur position et des populations locales pour obtenir des profits économiques. Son ouvrage se penche plus spécifiquement sur le cas des Yanomami qui résident le long de l’Amazone au Venezuela et au Brésil. Il affirme que dans cette région, certains chercheurs ont volontairement causés des épidémies pour tester des vaccins et faire des études génétiques, que d’autres ont négociés l’exclusivité d’accès avec des groupes de presse (télévisions, journaux) et réalisé des documentaires à propos de guerres intertribales qu’ils auraient eux-mêmes provoqués. Selon Tierney, les journalistes et les anthropologues ont ainsi créé de véritables Zoo-humains en Amazonie. Les allégations de Tierney ont eu un effet avant même la publication de son livre. Juste après leur lecture du manuscrit, les deux reviewers de la maison d’édition avertissent confidentiellement le président de l’AAA de la teneur de l’ouvrage dans un courriel où ils n’hésitent pas à comparer les recherches des anthropologues que dénoncent Tierney à celles de Mengele. Le message circule et une commission d’enquête est mise sur pied pour vérifier les informations du livre. L’enquête a montré que la plupart des accusations s’avèrent inexactes et que formellement aucun anthropologue n’a violé les principes de l’AAA. Aucune sanction n’a donc été prononcée. Néanmoins, cette affaire montre que désormais des mesures peuvent être prises, des dispositifs peuvent être mis en place et que des commissions d’enquêtes peuvent établir si des anthropologues ont transgressés le code de déontologie de la profession. Les cadres du débat éthiques se sont donc précisés et ont pris une importance non négligeable dans la définition de la pratique du métier. Cette brève généalogie de la production de la charte éthique de la plus grande association nationale d’anthropologie met en lumière certaines difficultés liées à la tentative d’établir un code valable pour l’ensemble de la profession. Alors que Turnbull fut un moment mal perçu dans la profession en raison de l’enquête qu’il mena parmi les Iks au moment où ceux-ci traversait une dramatique situation de famine (1972), qu’il publia dans son livre le nom et les photos de voleurs de bétails ou d’autres individus ayant commis des actes illégaux, il ne fut pourtant pas rayé de la profession, ni même sanctionné car formellement il n’avait violé aucun des principes éthiques de la charte. Cet exemple illustre la difficulté d’établir des principes généraux qui risquent d’être vidés de leur substance morale. L’ambition d’élaborer une charte aussi large conduit à formuler à un haut niveau de généralité des principes formels alors que les anthropologues travaillent toujours dans des contextes singuliers, profondément distincts qui nécessitent une adaptation spécifique, des codes de déontologie particuliers et donc une éthique contextuelle. Les limites de la charte semblent ainsi directement liées au formalisme éthique qu’elle engendre. Celui-ci est d’autant plus marqué que le respect des principes éthiques dans l’initiation d’un projet de recherche sont généralement établis, voire mesurés, par les fonctionnaires de l’administration où il prendra place. Le contrôle des pratiques par une bureaucratie étrangère à l’univers de production de la recherche anthropologique dissocie les principes éthiques des fondements moraux auxquels ils étaient originellement liés. Pour ces institutions et pour les anthropologues les objectifs liés à l’application de la charte ne sont pas les mêmes. Pour les uns, il s’agit de contraintes administratives déterminant la possibilité d’autoriser la mise en œuvre d’une recherche, pour les autres, les procédures renvoient à des débats moraux. Dans le cas des institutions, les procédures sont conçues pour éviter les problèmes juridiques que pourraient engendrer des recherches susceptibles de les exposer à des sanctions ou à des difficultés. La sur-juridisation des pratiques engendre la perte de l’ambition morale que devrait porter en elle-même la charte, ambition d’autant plus difficile à assumer que la veine postmoderne semble aujourd’hui dominer l’anthropologie américaine. Comme si la formalisation de principes éthiques à un haut niveau de généralité permettait d’éviter les controverses ayant une portée morale et que, au nom de la défense du pluralisme, cette approche consensuelle perdait une partie de sa substance. Conclusion Raymond Firth disait que l’anthropologie est une discipline profondément morale. La plupart des questions et des implications liées à cet aspect de l’anthropologie, qui renvoient toujours à des questions d’ordre politique, n’ont pas pu être évoqué ici. Discuter la relation entre éthique et anthropologie suppose, en effet, 7 de considérer tous les aspects constitutifs de la discipline : les objets de recherches, les méthodes, les épistémologies, les prises de positions dans l’espace public, la transparence de la recherche… Qu’il s’agisse des décisions quotidiennes du métier ou des grandes orientations de la discipline, la pratique renvoie à une éthique qui en dernière instance trouve son fondement dans des principes moraux 8. Les principes éthiques et les enjeux moraux sont toujours liés à des croyances et à du politique. Il est essentiel de pouvoir les objectiver pour les assumer dans le discours scientifique. Pourtant, la description de la trajectoire de la charte de l’AAA montre clairement que les questions morales ont parfois été suspendues au nom d’un réalisme juridique, d’une Realpolitik devant permettre la protection des institutions. La production d’une éthique décontextualisée mobilisant des principes généraux et transposables prend le risque de dépolitiser les enjeux et les pratiques. Cette formulation de principes décontextualisés renforce la croyance illusoire en une dissociation possible de la science et du politique alors même, on l’a vu, que l’issus des débats est toujours profondément politique. Elle suppose – chose paradoxale pour des anthropologues – qu’il existerait une sphère éthique universelle, décontextualisée, hors du temps et de la contingence, qui concernerait l’ensemble de la discipline. C’est pourtant bien la contingence et les évènements qui ont stimulé les réflexions qui ont sous-tendus la production de la charte de l’AAA. En retraçant la trajectoire de cette charte, il a semblé important de souligner trois éléments : d’abord, la nécessité d’établir un code déontologique eu égard à la portée morale intrinsèquement liée à la pratique du métier, ensuite, l’importance de retracer la généalogie de la production d’un tel code et de mettre en lumière son rapport au politique, enfin, l’obligation de recourir à une éthique contextuelle pour avoir des principes pratiques applicables et pertinents. Autrement dit, les anthropologues doivent partager une éthique commune qui peut connaître des inflexions selon le contexte où elle est d’application. Plus fondamentalement il apparaît nécessaire que chaque laboratoire se dote d’une charte qui le positionne et précise ses spécificités dans une discussion avec un code de déontologie établi à un niveau national ou supranational. Une telle démarche est nécessaire pour pouvoir pleinement assumer les présupposés moraux inhérents à la pratique de la discipline mais aussi pour veiller à mieux renforcer son autonomie et donc sa scientificité. Bibliographie American Anthropological Association, El Dorado Task Force Papers, Volume I, Submitted to the Executive Board As a Final Report, 2002. -El Dorado Task Force Papers, Volume II, Submitted to the Executive Board As a Final Report, 2002. Boas F., 1919, “Scientists as Spies”. The Nation, December 20, 1919. -repris in 1973, Weaver, T. dir. To See Ourselves: Anthropology and Modern Social Issues, Glenview, Scott, Foresman, Illinois, 1973, pp. 51-52 Brohan M., 2003, « Des maladies, des biens, des guerres… et l’éthique en question : note sur l’affaire Tierney », Institut Français d’Études Andines, n° 32 (1), pp. 151-184. Caplan P., 2003, “Anthropology and ethics” in Caplan, P., The ethics of Anthropology debates and dilemmas, London, Routledge, pp. 1-32. 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