Résumé de la leçon inaugurale de Maurice Bloch Traditionnellement, les anthropologues mènent deux entreprises qui ne semblent pas avoir beaucoup en commun. D'une part, ils étudient de manière extrêmement minutieuse de petits groupes d'individus, souvent assez isolés des grands centres de la mondialisation, dont ils s'efforcent d'interpréter la conception du monde ou l'organisation sociale. D'autre part ils échafaudent des théories générales concernant les comportements et les manières de penser de l'humanité dans sa globalité. Comment ces deux types d'activités peuvent-elles être reliées et dans quel but ? Il semble que la majorité des anthropologues contemporains considère comme peu intéressant le type d’approche visant à réunir ces deux pratiques puisqu'ils se livrent entièrement et exclusivement à l'une ou l'autre d'entre elles. Ainsi les départements universitaires d'anthropologie de par le monde sont-ils de plus en plus dominés par une ethnographie ayant abandonné toute ambition théorique générale. Par conséquent, les théoriciens se trouvent plus à l'aise en dehors des départements d'anthropologie classiques. Le problème se pose d'une manière particulièrement aiguë pour l'anthropologie cognitive car elle emprunte beaucoup de ses idées à des disciplines issues des sciences cognitives qui n'hésitent pas à généraliser au niveau de l'espèce. En revanche, elles ne s'intéressent que de manière anecdotique à des cas particuliers situés dans le temps et l'espace. Dans cette leçon inaugurale, Maurice Bloch propose de garder, à l'instar d'anthropologues comme Bronislaw Malinowski, Claude Lévi-Strauss ou Françoise Héritier, un pied dans chacune de ces deux entreprises. Ce n'est qu'ainsi, pense-t-il, que l'anthropologie est en mesure d'apporter une contribution originale et enrichissante aux autres disciplines des sciences humaines. Aussi a-t-il entrepris récemment un nouveau type de recherche dans le petit village de la forêt orientale malgache où il travaille depuis maintenant plus de trente ans. Utilisant des tests de psychologie cognitive développés à l'origine aux Etats-Unis, il a cherché à comparer de manière rigoureuse le développement cognitif des enfants malgaches avec celui des enfants américains testés au préalable par des collègues psychologues. Cependant, lors de son dernier séjour, en 2004, au lieu d'importer une grille d'interprétation développée par les scientifiques, il a demandé aux villageois d'interpréter eux-mêmes les résultats des expériences. Le test utilisé, dit test de « fausse croyance », avait eu une grande importance pour les théories récentes sur le développement chez les enfants de la compréhension de la nature du monde social. Ce test avait pour but de mettre en évidence le fait que les adultes agissent en termes non pas de la nature du monde mais de ce qu'ils croient être la nature du monde, et qu'ils le savent. Cette connaissance est essentielle pour vivre en société. Les enfants malgaches se sont comportés dans ces tests de manière similaire aux enfants américains ou européens, ce qui était attendu, mais le point central était l'observation de la manière dont les villageois interpréteraient la différence entre les très jeunes enfants, qui ne comprennent pas encore que les gens agissent selon ce qu'ils croient, et les enfants plus âgés, qui ont intégré cette réalité. Ce travail récent de Maurice Bloch a montré que les adultes malgaches comprennent cette étape essentielle du développement des enfants d'une manière étonnamment proche, sans lui être toutefois identique, de celle des scientifiques occidentaux. De ces observations, Maurice Bloch tire un certain nombre de conclusions qui seront exposées dans ce cycle de leçons. Le premier constat est que ce que les psychologues ont révélé par leurs expériences est plus proche du sens commun qu'on ne l'a souvent prétendu, et que, de ce fait, la théorie de l'esprit, nécessaire à la vie sociale, se situe à la frontière du conscient et du non conscient. Deuxième constat : ces données mettent en doute certaines théories anthropologiques, dues entre autres à Marcel Mauss, sur la nature culturelle de la notion de personne. Troisième constat : ces résultats permettent de revoir la relation entre l'ethnographie de terrain et la théorie généralisante.