N`Y A-T-IL DE PROGRES QUE TECHNIQUE? INTRODUCTION

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N'Y A-T-IL DE PROGRES QUE TECHNIQUE?
INTRODUCTION
Notre époque, lorsqu'elle cherche à se définir, retient qu'elle est celle à la fois du progrès et
celle de la technique. Ce sont ces deux facteurs qui justifient à nos yeux, à la fois notre propre
époque, et toutes les époques antérieures qui nous y ont mené. A tel point qu'il nous semble que le
progrès technique est la forme supérieure du progrès.
Mais n'y a-t-il vraiment de progrès que technique ? Il ne s'agit peut-être que d'un préjugé de notre
part ? Il faudrait d'abord vérifier en quel sens on peut parler d'un progrès technique, et si c'est bien
la forme privilégiée du progrès ?
N'y a-t-il pas d'autres formes de progrès possible ? Peut-on sérieusement élire une forme de progrès
comme la forme supérieure de progrès, c'est-à-dire, y a-t-il un type de progrès qui soit plus un
progrès qu'un autre?
EN QUEL SENS IL N'Y A DE PROGRES QUE TECHNIQUE
En effet, le progrès technique n'est pas une forme de progrès parmi d'autres possibles. Il
nous semble qu'il incarne à lui tout seul tout le progrès, qu'il est le progrès par excellence. Tout se
passe comme si entre "progrès" et "technique" il y avait un lien essentiel : le progrès est pleinement
un progrès, lorsque c'est un progrès technique. Le progrès semble être technique par nature.
Qu'est-ce qui fait pour nous la supériorité de la technique sur toutes les autres activités
humaines ? C'est que, par la technique, l'homme maîtrise la nature. La technique se définit
essentiellement comme cette prise de possession de la nature où l'homme affirme sa qualité d'être
non naturel.
Et en asseyant sa maîtrise technique de la nature, l'homme en même temps semble s'accomplir luimême. Parce qu'il est un animal perfectible, parce qu'il n'a pas de nature ou d'essence fixée une fois
pour toutes, l'homme peut se faire lui-même au fil du temps, et même doit se faire. En ce sens, toute
évolution technique, malgré la contingence de ce progrès plus ou moins rapide, plus ou moins
décisif, n'est possible que parce que l'homme lui-même est par nature appelé à évoluer.
On retrouve la trace de ce lien entre le progrès technique et la nature de l'homme jusque dans les
dénominations des différents stades de l'hominisation. Chaque étape est baptisée du nom de la
percée technique majeure de l'époque en question. Nous avons ainsi : l'âge de la pierre taillée, celui
du bronze, du fer, etc. jusqu'à l'âge nucléaire. Il semble donc que ce soit par la technique que
l'homme est homme.
En outre, il semble bien que tout progrès, en quelque domaine que ce soit, reste subordonné
à un progrès technique et en est tributaire.
Par exemple, un progrès médical n'est possible que dans la mesure où il y a progrès des instruments
médicaux, comme le scanner par exemple. Tout se passe comme si le progrès technique occupait
une place à part parmi toutes les formes de progrès dont l'homme est susceptible.
Autre exemple : un progrès dans les sciences qui ne serait pas susceptible de connaître une
application technique n'est pas loin d'être considéré comme nul et non avenu. Le progrès technique
semble donc venir achever tous les autres progrès : il les concrétise, les traduit en termes
d'efficacité réelle. Aussi longtemps qu'une avancée scientifique n'est pas applicable techniquement,
elle nous semble rester vague, pas loin d'être inutile. On pourrait presque dire que ce n'est pas un
progrès.
On voit donc quel est le privilège du progrès technique sur les autres formes de progrès : il est à la
fois leur couronnement, ce qui les confirme dans leur qualité de progrès, et ce qui rend possible tout
autre progrès.
Mais à quoi tient ce privilège du progrès technique sur les autres formes de progrès ? Est-ce
qu'il y a un lien essentiel entre "progrès" et "technique" ? Est-ce que, par nature, le progrès est un
progrès technique ?
Si l'on analyse de plus près l'id‚e de progrès, trouve-t-on en elle quelque chose qui nous renvoie
déjà à la technique ? Qu'est-ce qu'un progrès ? Ce n'est pas un simple changement. Le progrès
suppose bien le changement, il faut qu'il y ait un avant et un après, mais il faut aussi le contraire :
une permanence dans ce changement. Il faut que l'avant et l'après gardent une commune mesure,
pour qu'on puisse les comparer, et enregistrer ce progrès.
Il faut donc que quelque chose ne change pas, faute de quoi il n'y aurait pas progrès, mais
révolution. Si tout change, radicalement, rien ne progresse. On pourrait dire : c'est toujours le passé
qu'on fait progresser.
Exemples de progrès en ce sens : produire autant ou plus qu'avant en moins de temps, faire baisser
la mortalité infantile, augmenter l'espérance de vie...
C'est sans doute la raison du privilège que l'on accorde au progrès technique : le progrès y est le
plus clairement visible, parce qu'il y est quantifiable, mesurable. On peut comparer, par exemple la
charge que peut tracter un cheval, avec celle d'un tracteur ! Le résultat est sans ambiguïté.
Nous avons donc vu que, même s'il y avait d'autres formes de progrès possibles, le progrès
technique garde un privilège incontestable. Tout progrès, dans quelque domaine que ce soit, vient
culminer en un progrès technique ou a été rendu possible par lui.
LA TECHNIQUE COMME SIMPLE ENSEMBLE DE MOYENS : CRITIQUE DU PROGRES
TECHNIQUE
Mais cela est-il une raison suffisante pour valoriser la technique comme nous le faisons ?
Nous en sommes peut-être arrivés à une telle valorisation que l'idée même de progrès technique
rencontre ses limites.
Par exemple, longtemps, on a considéré que dès qu'un progrès technique ‚tait possible dans
un domaine donné, l'humanité avait un devoir quasi moral de réaliser ce progrès, quelles qu'en
soient les conséquences. Le meilleur exemple en est les progrès en matière génétique : pouvoir
constituer la carte d'identité génétique d'un individu serait certes une prouesse technique, mais elle
ouvre les portes à toutes les déviances et les manipulations possibles. L'idée commence à s'imposer
qu'il incombe au politique, à un comité des sages, d'imposer des limites arbitraires à la technique,
au nom d'une certaine conception de l'homme.
La technique semblait longtemps porter à elle seule les espoirs d'une humanité en quête d'une vie
plus heureuse et plus humaine. Elle permettait par exemple de rendre le travail moins pénible, et
personne ne peut contester le bien-fondé, la légitimité de cette aspiration.
Le problème c'est que le progrès technique en est devenu une valeur en soi. On fait des progrès
parce qu'il faut en faire dès qu'on peut en faire. C'est-à-dire que ce n'est plus dans un but défini
qu'on tente de faire mieux que par le passé. On progresse, certes, mais pour rien, sans se poser la
question "à quoi cela va-t-il servir ?" Comme si l'humanité, dans sa frange occidentale au moins,
était condamnée à une fuite en avant. Comme si un progrès supplémentaire à venir allait donner
leur sens à tous les progrès accomplis récemment !
C'est-à-dire que la technique, si on peut la définir comme la domination de la nature par
l'homme, est susceptible d'une autre définition. Elle est à la base "l'ensemble des moyens en vue
d'une fin quelconque". Il faut comprendre que la technique relève du seul agencement des moyens
pour une fin arbitraire déjà fixée. Elle ne se pose pas la question de la valeur de cette fin. La
technique, en ce sens, pourrait être définie comme l'indifférence aux fins. La technique, c'est
l'efficacité pure, en elle-même ni bonne ni mauvaise, qui peut se mettre au service, indifféremment,
du bien comme du mal, tout dépend de l'usage qu'on en fera. Le réel danger de croire qu'il n'y a de
progrès que technique, c'est que notre époque, parce qu'elle a fait de la technique une valeur, ne
voit plus la nécessité de se poser la question de son usage. Parce que le progrès est devenu une
valeur en soi, il n'y a plus à le soumettre à évaluation.
Notre époque a donc commis un réel renversement des valeurs : la technique qui, par nature, n'est
qu'un moyen en vue d'autre chose, est devenue une fin en soi. On progresse pour progresser, et
comme en attendant de savoir quoi faire de ce progrès.
En effet, si l'on essayait de procéder à une évaluation du progrès technique sans parti pris, à
quoi aboutirait-on ? Une analyse objective, quasi clinique, est-elle d'ailleurs possible ?
Notons que ce n'est pas tant le progrès technique en lui-même qui serait à évaluer que l'abus de ce
progrès, lorsque le progrès devient une fin en soi !
C'est ce que tente de faire Freud, dans un passage de Malaise dans la civilisation (pp. 31-32).
C'est sans doute un "gain positif de plaisir" que d'avoir rapidement des nouvelles d'un ami parti
pour un voyage difficile, de pouvoir entendre la voix de l'enfant parti au loin dans une autre ville,
de pouvoir espérer vivre plus longtemps grâce aux progrès de la médecine.
Mais Freud compare ce gain de plaisir à celui que l'on peut éprouver une froide nuit d'hiver, à sortir
une jambe de dessous la couette, pour le plaisir que l'on peut avoir à la remettre au chaud. C'est-àdire que si la technique offre ces remèdes, c'est aussi parce qu'elle a au préalable causé le mal !
C'est parce qu'il y a le chemin de fer que l'enfant est parti au loin, parce qu'il y a des
transatlantiques que l'ami a entrepris ce voyage... La technique est la fois le remède et le mal, mais
nous ne voyons que le remède.
Pour ce qui est de l'augmentation de l'espérance de vie, Freud argumente que si la technique nous
permet de vivre plus longtemps, en même temps la "Civilisation" (Kultur) nous impose plus de
restrictions, de renoncer à certains plaisirs. On vit plus longtemps, mais moins heureux !
On ne peut même plus dire que la technique est bonne, valorisable, parce qu'elle fait le bonheur de
l'homme : elle en fait aussi bien le malheur.
Nous avons donc vu que la technique en elle-même ne comporte aucun critère d'évaluation :
elle n'est qu'un ensemble de moyens indifférents à la fin. Elle demande encore à être évaluée par
autre chose. Le progrès technique, loin d'être la seule forme de progrès ou le progrès par
excellence, suppose un autre progrès : celui des fins.
LE PROGRES TECHNIQUE EST-IL MÊME UN PROGRES ?
En effet, nous avons vu qu'un progrès technique en lui-même ne peut pas être qualifié de
progrès : tout dépend de la fin qu'il sert, du sens humain de ce progrès. Il faut que la fin poursuivie
soit bonne pour que ce progrès soit plus qu'une simple prouesse technique, mais un progrès réel de
l'humanité.
Nous disions plus haut que le progrès technique est la forme la plus visible de progrès, la
plus apparente et la plus facilement mesurable. Nous pourrions ajouter maintenant que ce n'est un
progrès qu'apparent. Kant, à la fin de la septième proposition de l'Idée d'une histoire universelle au
point de vue cosmopolitique, argumente l'idée: "tout bien qui n'est pas greffé sur une intention
moralement bonne n'est qu'apparence criante et brillante misère". Pour que le progrès technique soit
un bien, un progrès, il faut qu'il soit au service du bien, que l'intention qu'il sert soit une intention
"moralement bonne". C'est-à-dire que, pour que le progrès technique soit un progrès pour les
hommes, il faut qu'il y ait eu auparavant un autre progrès dans les hommes eux-mêmes : qu'ils se
convertissent enfin au bien.
"Nous sommes cultivés au plus haut degré par l'art et par la science. Nous sommes civilisés, jusqu'à
en être accablés, par la politesse et les bienséances sociales de toute sorte. Mais nous sommes loin
de pouvoir nous tenir pour déjà moralisés." Le seul vrai progrès pour l'homme serait qu'il cesse de
faire le bien par convention, d'agir simplement conformément au devoir, pour enfin vouloir le bien,
et agir par devoir. Le seul vrai progrès de l'homme serait donc un progrès moral, un progrès dans la
qualité de ses intentions qui demande une conversion intérieure. Or justement ce progrès là, parce
que c'est un progrès dans les intentions, est un progrès intérieur, un progrès invisible.
Nous avons donc vu que le progrès technique, progrès extérieur et simplement apparent, ne
sera réellement un progrès que lorsqu'il sera commandé par un autre progrès, celui de l'homme luimême. Croire qu'il n'y a de progrès que technique relève donc d'une illusion, mais dont on peut
essayer de déceler l'origine.
Peut-être n'avons-nous tant valorisé le progrès technique que parce que, à nos yeux, il caractérise le
mieux notre société occidentale. En effet, d'après Lévi-Strauss, dans Race et Histoire, toute société
humaine tend naturellement à se considérer comme la forme la plus parfaite et la plus accomplie de
société, et rejette les autres dans les marges de l'humanité: "ce sont des barbares". Toute société est
donc ethnocentriste, se prend pour le centre du monde et demande comment on peut être persan.
Et chacune de ces sociétés invoquera des raisons pour justifier sa propre supériorité. Or toutes les
raisons qu'elles pourront avancer ne feront que refléter leur propre système de valeurs. La société‚
occidentale justifie sa supériorité en invoquant le critère de la maîtrise technique de la nature, une
autre invoquera le culte des ancêtres, ou bien la justice dans les relations sociales, une autre la place
accordée à la cellule familiale, etc. Mais il ne s'agit, à chaque fois, pas d'un critère, mais bel et bien
d'un choix de civilisation. Or tout choix en vaut un autre. Le seul moyen d'évaluer une civilisation
n'est pas de la comparer avec une autre qui aura nécessairement fait d'autres choix, mais de voir
jusqu'où chacune est allée dans sa propre conception de la civilisation.
La valorisation du progrès technique n'exprime rien d'autre que ce choix fondamental de
civilisation, et en aucun cas il ne peut s'agir d'un critère objectif pour comparer notre civilisation à
une autre. Le progrès technique, du point de vue anthropologique, c'est simplement, à nos propres
yeux, ce qui fait notre identité de groupe. L'erreur serait d'invoquer le progrès technique comme
l'indice de la supériorité de la société occidentale, qui est pourtant à bien des égards plus inhumaine
que les autres.
En fait, invoquer notre supériorité technique sur d'autres civilisations comme supériorité de notre
civilisation elle-même, c'est retomber dans le plus vieux préjugé du monde : c'est voir les autres
comme inférieurs, comme des barbares. Et Lévi-Strauss fait justement remarquer que ce préjugé
caractérise les sociétés les plus "primitives", les plus "barbares". De sorte que "le barbare, c'est
celui qui croit à la barbarie". On peut en conclure que cette valorisation du progrès technique dans
notre société n'est que l'expression moderne de notre barbarie : ce au nom de quoi nous nous
sentons autorisés à voir dans les autres des barbares.
CONCLUSION
De sorte que nous pouvons conclure que si, à première vue, il n'y a de progrès que
technique, si tout progrès ne semble concret que par un progrès technique préalable, cette idée ne
résiste pas à l'examen. D'une part parce que le progrès technique en lui-même n'est pas un progrès,
ou n'est que la forme la plus extérieure et contingente du progrès. Le progrès technique, pour être
un progrès réel, doit être au service d'un autre progrès. D'autre part, parce que d'un point de vue
purement anthropologique, la valorisation du progrès technique est plutôt ce qui permettrait à
l'homme occidental de croire en sa propre supériorité. Le vrai progrès est en un sens encore à venir
: bien user de ce progrès, acquérir la sagesse qui nous permettra de maîtriser la puissance qui nous
est donnée. Sans cette sagesse, nous serions comme impuissants devant notre propre puissance.
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