LA CRÉATION DU MONDE DANS LE JUDAÏSME POST-BIBLIQUE par Daniel STOEKL BEN EZRA, Centre Paul-Albert Février (UMR 6125), Chargé de Recherches au CNRS. [ M. Daniel Stoekl Ben Ezra m’a aimablement communiqué le plan de son intervention.] Introduction : a) Le thème de la Création. La période étudiée va d’Alexandre le Grand jusqu’à Mahomet, du IIIe avant au VIe siècle après Jésus-Christ. La Création n’est pas souvent évoquée de façon détaillée dans la Bible : trois chapitres au début lui sont consacrés, puis y on trouve de nombreuses allusions. Le premier livre commence par deux récits différents mais nous ne nous intéresserons aujourd’hui qu’au premier mot du premier récit : Texte A (Gen 1:1) Hébreu : אשית בָּ ָּרא אֱֹלהִ ים אֵ ת הַ שָּ מַ יִ ם וְ אֵ ת הָּ אָּ ֶרץ ִׁ ְּב ֵר Prononciation : be-reshit bara elohim et hashamayim ve-et haaretz Bible de Jérusalem & Bible en français courant : Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. L’hébreu était écrit sans voyelles : Pour comparer la première phrase de la Bible en français sans voyelles : ' cmmncment, D cr l cl t l trr. Traduction œcuménique: Lorsque Dieu commença la création du ciel et de la terre, […]2 la terre était déserte et vide, et la ténèbre à la surface de l'abîme;] Vulgate : in principio creavit Deus caelum et terram Septante (version grecque):Ἐν ἀρχῇ ἐποίησεν ὁ θεὸς τὸν οὐρανὸν καὶ τὴν γῆν b) Le judaïsme ancien postbiblique. La cosmogonie-cosmologie a une place primordiale dans chaque religion. Mais c’est aussi un thème très dangereux, car la Création est la base de tout, avec des questions comme : « D’où vient le monde », « D’où venons-nous ? » « Existe-t-il plusieurs dieux ? », « Existe-til une matière antérieure à la Création par Dieu ? », « Dieu a-t-il créé le Mal ? ». Et la question « Où va-t-on ? » est aussi en rapport direct avec la question « D’où vient-on ? ». Pour éviter trop de créativité hérétique par rapport à ces questions, l’étude de la Création a été réservée aux savants (mHag 2 :1), mais cette restriction n’a pas toujours été respectée. I) Philon d’Alexandrie. Le judaïsme hellénistique, représenté par Philon d’Alexandrie, est celui de la diaspora, très influencée par les pensées grecques. Philon d’Alexandrie est un Juif à peu près contemporain de Paul. Il appartient à une famille très influente, probablement de prêtres, parmi les leaders de la communauté juive à Alexandrie. Un tiers de la population d’Alexandrie, la deuxième ville de l’Empire, sont des Juifs. Cette communauté utilise la Bible traduite en grec. La théologie de Philon d’Alexandrie est profondément influencée par les philosophes grecs, notamment Platon, Aristote, Pythagore, les Stoïciens : il est en « dialogue » avec eux, mais il suit son propre chemin. Philon d'Alexandrie, de la création du monde 26 [La Genèse] dit "Au commencement Dieu créa le ciel et la terre", en prenant "commencement", non comme le pensent certains, selon le temps, car le temps n'existait pas avant le monde, mais est né, soit avec lui, soit après, puisque le temps est l'intervalle du mouvement du monde; or le mouvement ne saurait naître avant ce qui est mû, mais il est nécessaire qu'il se produise ou après ou simultanément. Il est donc également nécessaire que le temps soit contemporain du monde ou plus jeune que lui. Oser le déclarer plus ancien, c'est manquer de philosophie." Sans le savoir, Philon est proche de ce que disent les physiciens d’aujourd’hui : temps et espace sont liés. Philon d'Alexandrie, de opificio mundi 17-20 Quand une cité se fonde pour satisfaire l'immense ambition d'un roi ou d'un chef qui prétend au pouvoir absolu et qui, dans l'éclat de sa magnificence, donne un surcroît de lustre à sa prospérité, il se présente parfois un homme qui a reçu la formation d'architecte ; il observe les commodités qu'offrent le climat et la situation géographique, et il dessine d'abord dans sa pensée presque toutes les parties de la cité qu'il doit construire, sanctuaires, gymnases, prytanées, places publiques, ports, cales sèches, ruelles, fortifications, fondations des maisons et des édifices publics. Puis, une fois qu'il a renfermé en son âme, comme dans une cire, les empreintes de chaque partie, il porte en lui une cité intelligible. Il en fait ressortir les traits grâce à la mémoire qui lui est innée, il en accentue davantage encore les caractères ; tel un bon ouvrier, les yeux fixés sur le modèle, il commence à bâtir la cité de pierre et de bois, conformant les réalités corporelles à chacune des idées incorporelles. C'est donc à peu près ainsi que pour Dieu, on doit estimer qu'ayant médité de fonder la grande cité, il en conçut d'abord les types, dont il réalisa, en les ajustant, le monde intelligible, pour produire à son tour le monde sensible, en se servant du premier comme modèle. Philon envisage deux étapes inhérentes à la notion de « création ». Pour créer il faut planifier. Puis il faut réaliser. Est-ce qu’il y a donc eu avant la création matérielle une étape spirituelle de création ? Qu’y a-t-il eu avant le fait de créer ? Ici, Philon distingue trois « fonctions » : roi/architecte/ouvrier. Puis il revient au monothéisme. II) Le Rabbinisme. La forme rabbinique est la base du judaïsme médiéval et du judaïsme moderne orthodoxe, et comme les autres formes du judaïsme moderne se définissent par rapport au judaïsme orthodoxe, on peut dire que le judaïsme rabbinique est la base du judaïsme d’aujourd’hui. Contrairement aux textes de Philon d’Alexandrie, les textes rabbiniques ne contiennent aucune référence aux philosophes grecs.1 La philosophie grecque n’entre à nouveau dans le judaïsme qu’au Moyen Âge en Égypte et Babylonie (Saadia Gaon au Xe siècle) à l’aide de traductions arabes. Pour la période allant du IIe au VIe siècle de notre ère, on a des sources juridiques (la Mishna et deux Talmuds, qui sont des commentaires de la Mishna) et des sources exégétiques (Midrashim, des commentaires sur la Bible). Seul est mentionné le nom d’Épicure pour le signaler comme « hérétique » : son nom est d’ailleurs employé comme terme générique pour désigner les hérétiques 1 Ces textes sont fondamentalement différents des textes que nous connaissons habituellement dans le monde occidental de cette époque car : 1) ce sont des textes oraux, écrits des siècles plus tard ; 2) ce sont des textes collectifs, dus à une communauté de rabbins, qui a évolué pendant plusieurs siècles : ils ne traduisent pas l’opinion d’un seul auteur, donc on peut trouver une idée et son contraire dans le même texte. Les opinions se juxtaposent sans s’effacer, ayant toute la même validité ; ce sont les « dictons » d’un groupe de rabbins. Il y a le texte, et sur ce texte il peut y avoir un nombre infini des commentaires. Il est difficile d’analyser ces textes avec nos méthodes historiques habituelles notamment parce que le statut sociologique et le contexte historique de leurs auteurs sont pour une grande partie inconnus ou très débattus. Si les sources rabbiniques sont à peu près les seules sources juives de l’époque qui va du IIIe au VIe siècle, nous ne pouvons pas dire pour autant qu’ils représentent tous les juifs de cette époque. L’exégèse rabbinique s'arrête aux plus petits détails. On voit bien comment le texte biblique est fondamental. On a affaire à une logique très différente de la nôtre. Par exemple, l'exégèse rabbinique se demande pourquoi la Bible commence par un « B » en hébreu. Première réponse : le mot hébreu signifiant « bénédiction » commence par un « B », alors que le mot « malédiction » commence en hébreu par « aleph » (« A »). Deuxième réponse : la forme de la lettre « B » en hébreu. Cette lettre est « ouverte » sur ce qui va suivre ; elle est le symbole du « commencement », ce qui convient tout à fait au récit de la Création. En outre, elle est « ouverte » sur un seul côté (vers la gauche), ce qui signifie qu’il ne faut s’intéresser ni à ce qui est « avant la Création », ni à ce qui est « dessous » (« haaretz », la terre) ni à ce qui est « dessus » (« hashamayim », le ciel). Autre exemple de question. En hébreu, les « cas » (nominatif, accusatif, etc.) n’existent pas. Il n’existe pas non plus d’ordre des mots significatif. Ces mots « cieux et terre » dans cet ordre indiquent-ils l’ordre dans lequel ils ont été créés ? Ou bien y a-t-il eu simultanéité ? Les mots les plus commentés sont : « au commencement ». L’opinion la plus courante, celle des rabbins, c’est que le temps existait déjà avant la Création. Genèse Rabba 1:1 (le Midrash sur le livre de Genèse, éd. Theodor-Albeck p. 1) : Be-reshit dieu créa [les cieux et la terre] c.à.d. avec le "reshit" dieu créa [les cieux et la terre…]. Rabbi Oshaya a commencé [son exposé de ce verset en citant le livre des Proverbes] : "[Moi la Tora], j'étais à ses côtés comme le maître d'œuvre (amon), je faisais ses délices" (Prov 8 : 30). […] "amon-oman - le maître d'œuvre est un ouvrier: La Tora dit "J'étais un instrument de l'art de dieu." - Selon l'habitude du monde si un roi mortel construit un palais, il ne le construit pas selon ses propres pensées mais selon les pensées d'un maître d'œuvre (oman). Et le maître d'œuvre ne le construit pas selon ses pensées mais il utilise des listes et des notes afin de marquer comment faire les chambres et portes. Dans la même façon dieu regarde dans la Tora [quand] il crée le monde. [C'est pour cela que] la Tora dit : Avec le reshit dieu créa [les cieux et la terre] - ce reshit ne peut être que la Tora comme il est dit < Yahvé m'a créée [que] "reshit" de son œuvre, avant ses œuvres les plus anciennes > (Prov 8 : 22)." Comme Philon, le texte rabbinique (Genèse Rabba 1 : 1, éd. Theodor-Albeck p.1) pose la question de la signification du premier mot de la Bible – be-reshit. Pour le rabbi Oshaya, le mot « reshit » désigne la Tora. Et la préposition « be », qui a beaucoup de significations ("dans", "avec", "à l’aide de"…), est interprétée ici comme signifiant « avec » et non pas « à ». C’est donc "à l’aide de" la Tora que le monde a été créé. Dans cette conception, la Tora est préexistante ; elle est le modèle. Elle a été pour Dieu une aide pour la Création du Monde. Tout est déjà écrit, il y a un « plan » avant même la Création du Monde par Dieu. Et cela donne à la Tora un statut essentiel, un peu comme le Christ dans le Christianisme. Ce n’est pas une idée complètement nouvelle (cf. Proverbes, 8 : 22-36). De surcroît, la Tora contient plus que la Loi et inclut aussi une histoire du monde et du peuple Israël. Si la Tora existe avant la Création, le temps et le futur aussi existaient avant elle. C’est le texte qui enfante le monde. L‘interprétation rabbinique suivante dit tout le contraire (Genèse Rabba 1: 9, TheodorAlbeck p. 8) : Un philosophe demandait à Rabban Gamliél "Votre dieu est un grand artiste, mais il a trouvé de bons matériaux, qui l'ont aidé." R. Gamliél lui demanda "Quoi?" Le philosophe répondit "informe (tohou), vide (vohou), ténèbres, abîme, esprit, et eaux. (Cf. Gen 1: 2 La terre était informe (tohou) et vide (vohou); il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme, et l'Esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux.) R. Gamliél répondit "Va-t-en! Concernant tous ces éléments, la Bible écrit qu'ils ont été créés … Avec ce texte, on voit bien les opinions divergentes et même contradictoires qui se côtoient dans un même recueil d’interprétations bibliques.