Abril-agosto, 2008. Nos. 4 y 5. ISSN-1870-7289 Derechos Reservados UAEH Culture occidentale et anthropologie religieuse Daniel Dubuisson Directeur de recherche au CNRS (Lille, France) Si l’on s’en tient simplement aux titres d’innombrables ouvrages et manuels, il semblerait évident que partout et à toutes les époques des « religions » ont existé, que l’homme partout et toujours fut « religieux ». Ainsi parle-t-on des « religions » antiques, africaines, indiennes, préhistoriques, précolombiennes, monothéistes, etc., comme de phénomènes évidents et indiscutables. Derrière cette affirmation relative à l’universalité du phénomène religieux se cache pourtant une question considérable que ces ouvrages le plus souvent se gardent bien d’aborder : À quelle instance doit-on attribuer cette omniprésence et cette permanence ? Faut-il admettre que toutes les sociétés, quelles que soient leur taille et leur organisation, produiraient mécaniquement du « religieux » ? Ou que c’est au contraire en l’homme, dans quelque obscure disposition innée, que se trouverait le ressort originel. Bien qu’elles laissent entier le double mystère relatif à l’origine et à la nature ultime du « religieux », ce sont là néanmoins les deux réponses les plus fréquemment mentionnées. Dans les pages qui suivent, nous ne tenterons de justifier ni l’une ni l’autre, puisque c’est le principe même de l’universalité du « religieux » que nous remettrons en cause1. Autrement dit, nous voudrions montrer non seulement que cette épithète conventionnelle et familière n’explique pas grand chose, mais qu’en plus elle contribue à confiner la réflexion dans une controverse dont les termes n’ont véritablement de sens qu’au sein de l’histoire de la culture occidentale. Un hapax indigène Comme toute assertion qui repose en définitive sur une tautologie (est « religieux » tout phénomène ou objet qu’une approche « religieuse » considère comme « religieux » !), c’est-à-dire qui caractérise une chose par cela même qu’il faudrait préalablement définir, celle-ci joue à fond sur l’un de nos plus invétérés préjugés : Chacun de nous croit savoir, au moins intuitivement, ce qu’est un fait « religieux », puisque, pour nous, la « religion » par excellence, le christianisme, représente à la fois une chose familière et comme la charpente centrale de notre culture indigène, celle-là même qui nous a intellectuellement formés. Aussi cherche-t-on rarement à savoir ce que cet adjectif désigne exactement « en dernière instance », si cette attribution est universellement pertinente, ni si un autre terme ne posséderait pas ici ou là une valeur explicative plus exacte et plus grande. Puisque tout le monde l’utilise et, parmi ce « tout le monde », les gens les mieux informés, nous attribuons spontanément une valeur de vérité à cette épithète. Intellectuellement parlant, il est très difficile de transformer cette proximité foncière, constitutive de nousmême, afin de placer les objets qu’elle concerne sous un autre éclairage et selon un autre point de vue. Ces objets familiers (des faits ou des textes dits « religieux ») ne présentent à nos yeux aucune étrangeté, alors que celle-ci nous frappe immédiatement quand nous considérons des objets venus d’ailleurs. « Faits religieux » (et peu importe que nous soyons athées2 ou On trouvera les développements correspondants à cette thèse dans notre livre L’Occident et la religion Mythe, science et idéologie, éd. Complexe, Bruxelles, 1998, p. 209-265 (trad. anglaise à paraître en 2003 chez Johns Hopkins University Press sous le titre The Western Construction of religion Myths, Knowledge and ideology). 2 Les athées « occidentaux » nient l’existence de(s) dieu(x), non celle des aspirations et des créations « religieuses » de l’homme ! 1 croyants) est pour nous un bibelot familier qui trouve naturellement sa place sur les étagères de « notre » monde. Et si, par exemple, un Chinois venait nous dire (dans sa langue que nous aurions apprise pour l’occasion) : « Ces textes que vous appelez « religieux » sont à rattacher approximativement au genre des encyclopédies merveilleuses, des spéculations fantastiques ou des fictions métaphysiques », nous en conclurions sans doute que ce Chinois-là est un personnage ignare et insolent. L’attribution de cette épithète vaut ici définition et même transfiguration ; elle exhausse l’objet culturel pour le métamorphoser en objet « religieux », ce qui revient à le faire sortir du domaine ordinaire des objets triviaux que la science est capable d’étudier sans prendre de précautions particulières. Si l’adjectif « religieux » permet à la rigueur de classer sous une rubrique conventionnelle un certain nombre d’objets ou de faits familiers, mais est incapable par lui-même de nous éclairer sur la nature de leurs éléments constitutifs, leurs lois de composition ou de nous expliciter leurs fonctions précises, c’est parce qu’il n’est porteur d’aucun programme analytique ou critique particulier. Autre manière de rappeler que le substantif « religion » et l’idée correspondante sont une création de la seule « religion » chrétienne, non le résultat d’une enquête anthropologique comparative. Or cette création a précédé de plusieurs siècles la naissance de l’Histoire des religions. Par conséquent, là où la civilisation chrétienne et, avec lui, la doxa disent : « Ce fait est un fait religieux », l’historien et l’ethnologue doivent répondre que « religieux » est d’abord une dénomination indigène servant à désigner, dans le cadre de cette civilisation, ce que cette dernière considère comme « religieux » conformément à ses dogmes. Ce terme ne possède donc cette pleine valeur dénotative que là, dans ce contexte précis. En dehors de ce cadre restreint, sa valeur heuristique est faible, sans parler des multiples malentendus qu’il suscite ou entretient. Il n’introduit par exemple aucune distance, critique ou autre, entre l’objet qu’il désigne et ce qu’il signifie lui-même. Au contraire, il écrase cette distance afin, semble-t-il, de suspendre tout souci d’investigation. Affirmer qu’un texte ou un événement est « religieux » équivaut à une pseudo-description, qui calme sans doute notre aversion ou notre anxiété devant tout fait humain qui serait impensable à force d’être différent ou monstrueux (ainsi comprenons- nous l’anthropophagie lorsque nous lui attribuons des motifs « religieux », lors d’un sacrifice par exemple ; alors que partout ailleurs elle nous semble bestiale et inhumaine), mais qui, globalement, ne nous dit rien d’autre ou de plus précis que ce que la tradition chrétienne entend par ce terme. En le reprenant à son compte, la science s’interdit de penser plus ou mieux que ce que la théologie chrétienne et le sens commun, influencé par elle, ont pu dire avant elle. Tout au plus a-t-elle pu trouver au « religieux » des causes ou des fonctions triviales (sociologiques ou psychologiques) ; ce qui, paradoxalement, a pu contribuer à lui conférer une caution supplémentaire : si le « religieux » dépend de causes immanentes, comme le marxisme et le freudisme l’affirment, c’est qu’il existe au moins de cette manière. Et s’il existe pour cette raison, rien n’interdit de penser qu’il existe également sous une forme supérieure qui échappe, elle, à ces explications réductionnistes. Ainsi les explications matérialistes et athées, engagées dans leurs polémiques antireligieuses, rendent-elles souvent un grand service aux thuriféraires de l’existence d’un homo religiosus intemporel. Un destin exceptionnel et incomparable Pour tenter de comprendre ce paradoxe (comment une notion culturelle indigène a-t-elle pu acquérir le statut d’objet anthropologique et, dans le sillage de l’Histoire moderne des religions, une valeur descriptive, sinon explicative, universelle ?), il faut donc redire que la notion de « religion » est une création originale du christianisme. Avec une acception semblable ou simplement voisine, elle n’existe nulle part ailleurs, dans aucune autre civilisation. Ni les Chinois, ni les plus vieux Indo-européens3 ni même les Grecs ne disposaient, dans leur langue, d’un terme synonyme ou même simplement périphrastique désignant le même ordre de phénomènes (le mot « religion », lorsqu’il apparaît dans une traduction française du Nouveau Testament, ne doit pas faire illusion, puisqu’il n’est que la traduction abusive de deux termes grecs signifiant respectivement quelque chose comme « piété » et « culte »). Et si la notion ou l’idée n’existait pas dans ces cultures païennes, c’est que la chose n’existait 3 Cf. Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, vol. II, Paris, éd. de Minuit, 1969, p. 265-266. vraisemblablement pas dans les faits : comment un domaine de l’activité humaine, séparé et distinct des autres selon les exigences sans cesse réaffirmées de la conception chrétienne, aurait-il pu échapper à l’attention de ses contemporains au point de rester inaperçu ? À l’inverse, si le « religieux », au lieu de représenter un domaine distinct, y était omniprésent et diffus, à quel(s) titre(s) était-il encore spécifiquement « religieux » ? Dira-t-on, oserait-on encore dire aujourd’hui que le « religieux » n’est pleinement « religieux » que dans le seul cas du christianisme ? Dans un ordre d’idées voisin, on notera par exemple que l’existence d’un substrat « religieux », commun au paganisme et au christianisme naissant, n’a d’ailleurs pas frappé l’esprit des témoins vigilants, contemporains de cet événement capital. Cette acception très particulière accordée par les chrétiens de langue latine au mot religio4 aurait pu rester une singularité lexicale comme il en existe tant dans chaque civilisation : Un hapax culturel (comme dharma en sanskrit ou tao en chinois) que les érudits et les philologues se plaisent à disséquer. Seulement celui-ci connut un destin incomparable dont il n’existe guère beaucoup d’équivalents aussi remarquables dans toute l’histoire de l’humanité. D’abord, parce qu’il accompagna l’exceptionnel essor et le rayonnement du christianisme, lequel, pendant des siècles et des siècles, s’exprima en latin. Sa fortune suivit la sienne, qui fut considérable, et se confondit même avec elle. Ensuite, parce que l’évangélisation de la quasi-totalité de l’Europe au cours du premier millénaire puis celle des mondes nouvellement découverts furent contemporaines des conquêtes militaires et économiques de ceux qui professaient la foi correspondante. La religion chrétienne devint finalement, à partir du XVIe siècle, l’apanage de nations qui furent alors les plus entreprenantes et les plus conquérantes. À l’aube du XXe siècle, dominant la plus grande partie du monde, elles pouvaient imaginer qu’elles finiraient par imposer partout leur foi. Et, enfin, parce que cette foi s’estimant être la seule qui fût vraie5, elle ne put propager cette vocation universaliste, catholique depuis la 4 On se souvient que saint Augustin (La cité de Dieu, X, 1) reprochait encore à ce mot son acception « civique », puisqu’il désignait dans la bouche des Romains cultivés de son temps quelque chose comme la piété ou le respect filial. 5 « Nulle religion que la nôtre n'a enseigné que l'homme naît en péché, nulle secte de philosophes ne l'a dit : nulle n'a donc dit vrai. Nulle secte ni religion n'a toujours été sur la terre, que la religion chrétienne », proclamation solennelle de l’Épître aux Romains (« pour prêcher… l’obéissance de la foi parmi tous les païens »), qu’en se montrant dogmatique et intolérante. L’une des conséquences les plus intéressantes de notre point de vue de cette longue histoire, de ces mouvements tendanciels, se trouve dans le fait que cette idée de « religion », après avoir tenu un rôle central dans l’anthropologie et la théologie chrétiennes, se vit attribuer unanimement une place centrale dans l’anthropologie scientifique, c’est-à-dire dans la conception générale de l’homme que les sciences européennes commencèrent à mettre en place dans la seconde moitié du XIXe siècle (M. Müller, L. H. Morgan, E. B. Tylor, A. Lang, E. Durkheim, etc.), c’est-à-dire à l’époque où l’hégémonie intellectuelle, militaire et économique de l’Occident semblait sans rivale. L’une des notions clés de la culture chrétienne devint l’un des concepts clés de ces sciences naissantes. Sa sécularisation, autrement dit son transfert de la théologie à la science, ne remit pas en cause ses prétentions à occuper une place tout à fait centrale dans tout discours anthropologique. Pour la science comme pour la théologie l’homme était « religieux », quelque jugement que l’on portât par ailleurs sur la signification des faits correspondants. Avec une totale bonne foi, Durkheim pouvait donc écrire ceci en 1912, où l’on ne sait ce qui l’emporte de l’ingénuité ou de la présomption : Si nous l’avons prise [la religion archaïque] comme objet de notre recherche, c’est qu’elle nous a paru plus apte que toute autre à faire comprendre la nature religieuse de l’homme, c’est-à-dire à nous révéler un aspect essentiel et permanent de l’humanité6. En dépit du ton assuré employé par Durkheim, l’incapacité des penseurs modernes à s’entendre sur une définition heuristique du mot religion, sur la Blaise Pascal, Pensées, 806, Paris, éd. du Cerf, 1982. Prétendant représenter la seule religion authentique ou vraie, le christianisme ne put et ne pourra sans doute jamais concevoir que sa propre conception de la religion ne pourrait pas être universellement et éternellement valable. 6 Les formes élémentaires de la vie religieuse, 7e édition, Paris, PUF, 1985, p. 2. En quoi les expressions « nature religieuse de l’homme » et « aspect essentiel et permanent de l’humanité » auraient-elles pu et pourraient-elles encore aujourd’hui indisposer les théologiens les plus intransigeants ? forme spécifique (structure, système, agrégat, assemblage…) que doit prendre « une » religion afin de mériter cette appellation, sur la signification ou la raison d’être de ses limites extérieures, sur la nature ultime des faits religieux, sur une énumération de leurs caractères propres ou encore sur l’identité des nécessaires ingrédients qui se trouveraient à la base de tous les phénomènes que ces mêmes penseurs appellent néanmoins « religieux », est un fait aujourd’hui patent. Est rarement prise en compte pour autant l’hypothèse que « religieux » ne serait qu’une épithète de second rang7 ou qu’il pourrait exister différentes figures du « religieux » que ne subsumerait aucune essence intemporelle de « la » religion. Ce polymorphisme est en fait incompatible avec un préjugé tenace et inconscient qui admet tacitement qu’à l’homme ne peut correspondre in nucleo qu’une seule fonction (ou aspiration) religieuse déterminante. Nous observons là sans aucun doute l’un des plus curieux héritages épistémologiques du monothéisme dans le fonctionnement de la science moderne. Il existait pourtant à Rome différentes formes de culte (impérial, civique, privé) et différentes pratiques qui eussent à elles seules mérité que l’on remît en cause l’idée d’un « religieux » unique et homogène. En outre, où passaient, toujours à Rome, les limites entre « religion », « magie » et « astrologie » ? Et sur quels principes ou critères épistémologiques universels s’appuiera-t-on pour justifier le tracé de ces limites ? Or le cas, plutôt banal, de la Rome païenne n’est pourtant que l’un des nombreux exemples que l’on pourrait citer afin de rappeler que sous les étiquettes « religion » et « religieux » nous rangeons des faits très disparates auxquels semblent difficilement correspondre des aspirations, des configurations et des fonctions identiques. Peut-on (autres hypothèses d’école destinées à prouver le peu d’autonomie de la réflexion scientifique vis-à-vis de la tradition chrétienne) imaginer une définition et/ou des explications du « religieux » qui seraient valables pour toutes les formations culturelles que nous appelons conventionnellement 7 « À moi aussi sans doute, le domaine de la vie religieuse apparaît comme un prodigieux réservoir de représentations que la recherche objective est loin d’avoir épuisé ; mais ce sont des représentations comme les autres, et l’esprit dans lequel j’aborde l’étude des faits religieux suppose qu’on leur refuse d’abord toute spécificité », Claude Lévi-Strauss, L’homme nu, Paris, Plon, 1971, p. 571. « religions » sauf pour le christianisme ? Ou que cette définition et ces explications pourraient être conçues en faisant a priori abstraction de l’exemple chrétien ? Ou encore qu’elles conduiraient à conclure que les formes les plus pures ou les plus authentiques du « religieux » se trouvent loin de l’Occident, par exemple dans certaines formes de syncrétisme où se mêlent inextricablement les faits dits « magico-religieux » ? Ces trois dernières suggestions ne se veulent pas provoquantes, car sous leur énoncé paradoxal elles soulèvent l’une des questions les plus embarrassantes qui se posent aux spécialistes des sciences humaines : Comment ceux-ci doivent-elles s’y prendre afin de concevoir des universaux qui ne soient pas simplement les clones à peine retouchés de nos catégories et donc de nos a priori indigènes? Néanmoins, à la différence de Lévi-Strauss, de nombreux penseurs refusent de tirer de ce constat toutes les conclusions attendues et continuent, imperturbables, à employer ces termes « religion » et « religieux » comme s’ils désignaient effectivement un ordre distinct de faits humains homogènes, révélant à ce titre, fût-ce de manière indirecte ou implicite, l’une des dimensions inaliénables de l’homme. Or, en faisant cela, ils ne font encore une fois que suivre aveuglément l’un des dogmes de l’anthropologie chrétienne qui reconnaît dans l’homme une créature foncièrement, c’est-à-dire naturellement religieuse8. Il existe d’ailleurs au sein de l’Histoire des religions contemporaine un courant de pensée, le courant phénoménologique, qui admet a priori que les phénomènes religieux possèdent une « essence spécifique » (J. Wach), affirmation qui reprend sous une forme philosophique et abstraite l’un des dogmes centraux de la révélation chrétienne ! Alors qu’on imagine assez difficilement le succès que rencontreraient les thèses d’un astrophysicien qui s’inspireraient des principes de l’astrologie médiévale. Une impasse épistémologique 8 Cf., par exemple, Clément d'Alexandrie, Stromates, V, 13, 87, 2-88.3, tr. fr. par P. Voulet S. J., vol. 5, Paris, éd. du Cerf, 1981. Les raisons permettant d’expliquer cette situation aussi curieuse que paradoxale sont au moins au nombre de trois. Depuis qu’elles méritent ce nom, soit environ depuis un siècle et demi, les sciences de l’homme n’ont jamais songé sérieusement à sacrifier les prétentions à l’universalité d’un terme qui, pour avoir été intimement lié à l’essor du christianisme depuis l’Antiquité, n’aurait pourtant dû apparaître à leurs yeux qu’au titre de création historique singulière et non comme une donnée anthropologique foncière. En fait, si elles ne l’ont pas fait, c’est parce que la culture occidentale dans son ensemble s’est elle-même en grande partie constituée autour de cette sphère culturelle chrétienne, or ces sciences humaines sont pour mille raisons et par mille canaux également issues de cette culture. Elles appartiennent au même « monde ». Dans ces conditions, il était presque inévitable, ethnocentriquement inévitable, que les savants européens définissent l’homme à partir des données centrales que leur fournissait leur propre tradition culturelle dont ils étaient d’ailleurs les meilleurs connaisseurs et les plus farouches propagandistes. Ils ont donc pensé les mondes exotiques ou lointains qu’ils rencontraient en s’aidant des catégories qu’ils utilisaient déjà dans leur propre monde. « Religion » et « religieux » possédaient à leurs yeux l’évidence que possède toute catégorie culturelle qui a servi de pivot à une Weltanschauung que l’on a faite sienne. Les explications du « religieux » que ces savants conçurent étaient de la même manière souvent celles que la tradition occidentale avait depuis longtemps imaginées pour expliquer les mythes ou les cultes. Très schématiquement, il est possible de distinguer les explications « politiques » (Critias, Machiavel, K. Marx), « psychologiques » à la manière de Lucrèce, et les explications « métaphysiques » fondées sur la prétendue nature « religieuse » de l’homme (F. Schleiermacher, R. Otto, G. van der Leeuw, M. Eliade). Seules les explications « sociologiques » (E. Durkheim, M. Mauss, M. Weber) témoignèrent alors d’une originalité certaine. La seconde raison, pour être triviale, n’est pas moins décisive. Reconnaîtrait-on l’imprécision et l’inadéquation du mot « religion » que l’on ne verrait pas immédiatement pour autant par quel autre terme le remplacer. Nous ne disposons d’aucune solution de rechange évidente. Et la raison en est claire. Les lexiques et les paradigmes lexicaux des principales langues européennes ayant été constitués à l’époque où dominait sans partage la loi chrétienne, ceux-là reflètent les préjugés et les catégories mentales de celle-ci. C’est ainsi que le vocabulaire français contemporain ne dispose toujours que d’un lexique très pauvre avec les mots suivants : religion, magie, superstition, sorcellerie, pour décrire des réalités culturelles (chinoises, aztèques, inuit, paléosibériennes, préhistoriques, bororo…) qui se situent à des années lumière de l’univers mental d’un Bossuet ou d’un saint François de Sales. Or ces mots et les oppositions qu’ils sous-entendent ne sont véritablement pertinents qu’à l’intérieur de la civilisation chrétienne. C’est à l’usage de ce monde-là et de ce monde exclusivement qu’ils ont été créés. Partout ailleurs, ils sont simplement inadaptés, imprécis, trompeurs et/ou anachroniques. Et il en va bien sûr de même pour les principaux champs sémantiques associés à ces termes. Or, et ce sera là notre troisième point, dans ces conditions épistémologiques calamiteuses, le mot « religion » finit paradoxalement par présenter une sorte d’avantage. Celui de rassembler sous la même dénomination des faits nombreux et hétérogènes, mais sur lesquels on pense avoir le droit de coller la même étiquette. En dépit de ce caractère approximatif et flou, ce dernier point est sans doute capital. S’il est vrai que l’on s’est montré jusqu’à présent incapable de définir ce « noyau » (mental, ontologique, structurel ou fonctionnel) commun à tous les faits hétérogènes appelés faute de mieux « religieux », il a toujours semblé évident néanmoins qu’ils devaient présenter quelques nécessaires et obscures affinités. Bien que l’on fût pourtant incapable de s’entendre et sur leur nombre et sur leur nature. On peut voir là une preuve supplémentaire d’un fait bien connu. Nous sommes plus sensibles à la force de persuasion d’un préjugé culturel invétéré qu’à une vérité empirique, mais décevante précisément parce qu’elle contredit l’affirmation contenue dans celuilà. Cette notion acquit ce faisant un statut anthropologique et scientifique, tout à fait usurpé en fait, puisqu’il résultait de la promotion d’un concept indigène à la dignité de catégorie universelle. Résultat qui ne se serait jamais produit si le mot « religion » avait appartenu à la langue d’une culture colonisée : comment un concept central pour la définition de l’Homme aurait-il pu être emprunté à une « race sauvage », comme l’on disait sans le moindre scrupule au XIXe siècle ? Grâce à cette promotion épistémologique, la science européenne de culture chrétienne s’arrogea le privilège exclusif de penser l’homme, le phénomène humain, à la lumière de sa propre conception et de ses seules valeurs. À partir de là, l’homme devint religieux, et l’on se mit à l’étudier de ce point de vue. On étudia les « religions » de la préhistoire, de l’Égypte, de la Chine, des civilisations primitives, mais sans que jamais l’on pût se mettre d’accord sur une définition analytique qui eût été en mesure d’expliquer ou ce qu’il y avait de fondamentalement commun entre elles ou ce qui permettrait de comprendre les différences facilement observables. On se sortit de ce mauvais pas en opposant de manière plus ou moins explicite « la » religion « aux » religions, que ces dernières fussent primitives (animisme, fétichisme), archaïques (idolâtrie, polythéisme), traditionnelles ou sauvages. Un grand nombre de considérations actuelles sur les « religions » se nourrit encore implicitement de cet évolutionnisme et de ces distinctions sommaires. Religion, magie et ethnocentrisme Déclarer, ou simplement admettre, que des faits sont « religieux » ne permettrait donc de les étudier qu’à partir des critères que la « religion » par excellence, le christianisme, considère elle-même comme des critères valablement religieux. Deux exemples simples vont nous aider à comprendre à quels curieux paradoxes conduit très rapidement ce truisme. Le christianisme exclut de la sphère religieuse proprement dite la magie qu’il a contribué à déconsidérer ; or cette dernière non seulement se retrouva exclue par l’Histoire des religions du bloc religieux immuable9, mais, soulignons-le, au nom des mêmes principes et en les affligeant de la même définition infamante. À l’exception notable de Ernesto de Martino 10, le jugement défavorable porté par la science moderne à l’encontre de la magie reprit celui que les théologiens 9 Cf. Eusèbe de Césarée, La préparation évangélique, XIV, 3, 1-5, tr. fr. par É. des Places, 7 vol., Paris, éd. du Cerf, 1974-1987. 10 Le Monde magique, postface de Silvia Mancini, Paris, Sanofi-Synthélabo, 1999. énoncèrent dès avant l’époque de saint Augustin11. La science moderne a emprunté ici à la théologie chrétienne l’un de ses préjugés et surtout, avec ce dernier, la même dénomination, le même type de partage des savoirs et le même système de valeurs ! On est alors tenté de se demander : Mais pourquoi n’a-t-elle pas cherché au contraire à repenser les faits correspondants sur des bases épistémologiques originales qui lui fussent propres ? Ce qui lui aurait permis de mener ses analyses à partir de critères et de concepts spécifiques qui n’eussent plus rien dû à la tradition chrétienne. La réponse (décevante !) qui s’impose a déjà été évoquée plus haut : Dans le processus qui a permis à l’Histoire des religions de se constituer et de s’imposer comme discipline académique sont intervenues différentes manières de penser, de classer, d’argumenter qui furent empruntées à la culture savante de l’époque, or, parmi celles-ci, figuraient de nombreux éléments venus de la tradition intellectuelle chrétienne. De plus, pour de nombreux savants du second XIXe siècle (18601914), tout se passait comme si l’évolution de l’humanité avait dû fatalement conduire à l’apparition de la religion monothéiste dont nous, Européens, possédions l’expression la plus achevée et la plus accomplie. Téléologie linéaire, évolutionnisme sommaire (mais si conforme à l’esprit de ce siècle spencerien), sentiment indéfectible de supériorité absolue et narcissisme arrogant se rejoignaient pour donner à l’homme occidental la version la plus rassurante de son propre destin et de l’histoire de l’humanité que l’on pût imaginer. Ses prétentions à dominer le monde n’y trouvaient rien à redire. Ces préjugés ont perduré jusqu’à nos jours avec une force suffisante pour que ne soient pas remis en cause les a priori culturels sur lesquels s’était édifiée l’Histoire des religions. Inversement, le christianisme considère la présence de divinités ou, mieux encore, d’un Dieu unique comme le critère décisif qui permet de reconnaître la présence d’une conception « religieuse ». En bonne théologie, il eût donc fallu exclure le bouddhisme ou le taoïsme des manuels d’Histoire des religions tant est grande leur indifférence à l’égard des dieux. Mais pour cela il eût fallu Cela n’empêche pas l’Église de célébrer de nombreux rites dont on peut difficilement dire qu’ils sont « religieux », c’est-à-dire au sens où elle l’entend elle-même, tant ils illustrent admirablement des recettes et des mécanismes « magiques » (exorcismes, désenvoûtement, guérisons miraculeuses, bénédictions, transsubstantiation, etc.). 11 admettre que l’homme n’était pas par nature foncièrement religieux, que la « religion » n’était pas une donnée intrinsèque de sa définition canonique, puisque des continents entiers l’auraient ignorée. Or cette attitude lucide eût contredit un autre dogme de l’héritage chrétien : l’universalité des attitudes « religieuses » et de la croyance en Dieu (ou en un principe transcendant) fondée elle-même sur l’idée de révélation originelle. Il eût en effet semblé scandaleux de laisser entendre que de brillantes civilisations et de vastes territoires eussent pu vivre à l’écart de toute préoccupation religieuse. Comment aurait-on pu admettre que des civilisations aient pu s’édifier en ignorant les principes qui semblaient les plus indispensables à l’idée même d’humanité ? On transforma donc en « religions » des « sagesses » et des cosmologies qui n’eussent sans cela jamais songé à revendiquer ce patronage inattendu. Imaginons, afin de mesurer le caractère scandaleux de cette annexion et de cette défiguration, la réaction du préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi si un universitaire nahua démontrait que les exorcismes et les rites de désenvoûtement pratiqués par l’Église catholique présentent de nombreuses affinités avec plusieurs cérémonies célébrées depuis la fin de la préhistoire au sein des plus vieilles cultures chamaniques ! Et si, encouragé par sa découverte, il déduisait de sa savante démonstration qu’existe depuis des millénaires un homo chamanicus qui caractérise au plus haut point l’humanité de l’homme. Surtout ne sourions pas, car voilà ce que l’Occident sans vergogne a fait et continue de faire avec son homo religiosus. À toutes ces difficultés qui rendent si délicat l’usage des mots « religieux » et « religion », s’ajoute un autre fait embarrassant. Pour des raisons historiques et institutionnelles que personne n’ose vraiment remettre en cause ni même examiner, l’étude des grands textes « religieux » de l’Occident (Bible, textes patristiques et théologiques, ouvrages mystiques et de spiritualité) est restée la chasse gardée des hommes d’église et des croyants qui entretiennent avec la tradition chrétienne des rapports complices où se mêlent étroitement le respect et la dévotion. Le style de ces auteurs exclut aussi bien toute forme de scepticisme que toute mise à distance qui dépouilleraient ces textes de leur prétention à rapporter des vérités qui se situent sur un plan transcendant l’expérience ordinaire. L’écriture, au lieu de chercher « à rompre le charme », tend au contraire chez eux à l’entretenir. Elle use des mêmes termes, des mêmes métaphores, de la même emphase, éventuellement du même lyrisme et finit par créer un climat semblable (perçu en tout cas comme tel) à celui qui règne dans ces textes : ils appartiennent au même monde et s’inspirent des mêmes présupposés. Il est probable d’ailleurs que cet « effet » spéculaire, chacun se reflétant dans l’autre, contribue à supprimer de l’œuvre étudiée et de son commentaire (parler d’un texte théologique à la manière des théologiens) toute possibilité sérieuse de sortir de ce cercle herméneutique. Ces auteurs poussent si loin et si scrupuleusement le respect des clauses du pacte de lecture défini par les œuvres qu’ils étudient qu’ils finissent par donner l’impression qu’aucun autre regard ne serait recevable ou même possible. Et leurs analyses, aussi subtiles soient-elles, ne peuvent évidemment transgresser ces limites invisibles qu’elles contribuent d’ailleurs à rendre plus insurmontables encore en leur trouvant des fondements ou des justifications supplémentaires. L’autonomie du « religieux », revendiquée par tous ceux qui cherchent à lui réserver le statut d’instance inconditionnée, résulte d’un processus qui est en grande partie rhétorique. Il consiste pour l’essentiel à n’en parler qu’à l’aide de notions ou de concepts tirés d’ouvrages qui parlent la même langue. Au-delà d’un certain seuil quantitatif et qualitatif, le lexique, les citations innombrables, les emprunts d’un genre à l’autre, les topiques, les arguments majeurs, les thématiques dominantes, les paradigmes reconnus finissent par former un réseau serré. Cet idiolecte raffiné est susceptible de justifier chaque élément de la réalité qui se fait prendre dans ses mailles. Ce vaste domaine linguistique, ce monde verbal ne cesse de proliférer et d’alimenter sa propre dynamique. Si l’on peut lui attribuer une certaine autonomie, c’est uniquement celle-là, de nature discursive, c’est-à-dire celle qu’avec le temps toute cosmologie ambitieuse parvient à acquérir en élaborant en elle-même son propre univers de discours indéfiniment paraphrasables les uns par les autres. Conclusion Toute « explication par la religion » effectue un grand détour, une sorte de boucle, mais pour revenir finalement à son point de départ, constitué par l’ensemble des notions que l’on trouve a priori dans la définition occidentale, c’est-à-dire chrétienne, de la « religion ». En particulier, elle est incapable d’ajouter quoi que ce soit qui viendrait contredire les principes qui se trouvent à la base de cette dernière. En un mot, toute « explication par la religion » ne découvrira au mieux que des raisons « religieuses » et, pour cette raison, débouchera sur autant d’apories lorsqu’elle s’aventurera hors du monde qui l’a conçue. Nous percevons mieux désormais le type d’inconvénient lié à l’utilisation irréfléchie du mot « religion » et en particulier l’alternative devant laquelle elle nous place : Ou l’on s’installe confortablement dans le sillage de la tradition et l’on se condamne à inscrire toute démarche analytique ou interprétative dans une perspective qui est en grande partie préconstruite par la chose même que l’on cherche à expliquer ; ou l’on se refuse cette facilité, mais l’on ne voit sans doute pas encore distinctement par quoi remplacer ce terme et surtout ce que cette substitution impliquerait sur les plans théoriques et méthodologiques. C’est pourtant de ce dernier choix, le plus audacieux, que pourrait dépendre une meilleure compréhension des cultures humaines, c’est-à-dire une compréhension qui n’aliène pas leur originalité dans un reflet trompeur.