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Abril-agosto, 2008. Nos. 4 y 5.
ISSN-1870-7289
Derechos Reservados UAEH
Culture occidentale et anthropologie religieuse
Daniel Dubuisson
Directeur de recherche au CNRS (Lille, France)
Si l’on s’en tient simplement aux titres d’innombrables ouvrages et manuels, il
semblerait évident que partout et à toutes les époques des « religions » ont
existé, que l’homme partout et toujours fut « religieux ». Ainsi parle-t-on des
« religions » antiques, africaines, indiennes, préhistoriques, précolombiennes,
monothéistes, etc., comme de phénomènes évidents et indiscutables. Derrière
cette affirmation relative à l’universalité du phénomène religieux se cache
pourtant une question considérable que ces ouvrages le plus souvent se
gardent bien d’aborder : À quelle instance doit-on attribuer cette omniprésence
et cette permanence ? Faut-il admettre que toutes les sociétés, quelles que
soient leur taille et leur organisation, produiraient mécaniquement du
« religieux » ? Ou que c’est au contraire en l’homme, dans quelque obscure
disposition innée, que se trouverait le ressort originel. Bien qu’elles laissent
entier le double mystère relatif à l’origine et à la nature ultime du « religieux »,
ce sont là néanmoins les deux réponses les plus fréquemment mentionnées.
Dans les pages qui suivent, nous ne tenterons de justifier ni l’une ni l’autre,
puisque c’est le principe même de l’universalité du « religieux » que nous
remettrons en cause1. Autrement dit, nous voudrions montrer non seulement
que cette épithète conventionnelle et familière n’explique pas grand chose,
mais qu’en plus elle contribue à confiner la réflexion dans une controverse dont
les termes n’ont véritablement de sens qu’au sein de l’histoire de la culture
occidentale.
Un hapax indigène
Comme toute assertion qui repose en définitive sur une tautologie (est
« religieux » tout phénomène ou objet qu’une approche « religieuse » considère
comme « religieux » !), c’est-à-dire qui caractérise une chose par cela même
qu’il faudrait préalablement définir, celle-ci joue à fond sur l’un de nos plus
invétérés préjugés : Chacun de nous croit savoir, au moins intuitivement, ce
qu’est un fait « religieux », puisque, pour nous, la « religion » par excellence, le
christianisme, représente à la fois une chose familière et comme la charpente
centrale de notre culture indigène, celle-là même qui nous a intellectuellement
formés. Aussi cherche-t-on rarement à savoir ce que cet adjectif désigne
exactement « en dernière instance », si cette attribution est universellement
pertinente, ni si un autre terme ne posséderait pas ici ou là une valeur
explicative plus exacte et plus grande. Puisque tout le monde l’utilise et, parmi
ce « tout le monde », les gens les mieux informés, nous attribuons
spontanément une valeur de vérité à cette épithète. Intellectuellement parlant, il
est très difficile de transformer cette proximité foncière, constitutive de nousmême, afin de placer les objets qu’elle concerne sous un autre éclairage et
selon un autre point de vue. Ces objets familiers (des faits ou des textes dits
« religieux ») ne présentent à nos yeux aucune étrangeté, alors que celle-ci
nous frappe immédiatement quand nous considérons des objets venus
d’ailleurs. « Faits religieux » (et peu importe que nous soyons athées2 ou
On trouvera les développements correspondants à cette thèse dans notre livre L’Occident et la religion
Mythe, science et idéologie, éd. Complexe, Bruxelles, 1998, p. 209-265 (trad. anglaise à paraître en 2003
chez Johns Hopkins University Press sous le titre The Western Construction of religion Myths,
Knowledge and ideology).
2
Les athées « occidentaux » nient l’existence de(s) dieu(x), non celle des aspirations et des créations
« religieuses » de l’homme !
1
croyants) est pour nous un bibelot familier qui trouve naturellement sa place sur
les étagères de « notre » monde. Et si, par exemple, un Chinois venait nous
dire (dans sa langue que nous aurions apprise pour l’occasion) : « Ces textes
que vous appelez « religieux » sont à rattacher approximativement au genre
des encyclopédies merveilleuses, des spéculations fantastiques ou des fictions
métaphysiques », nous en conclurions sans doute que ce Chinois-là est un
personnage ignare et insolent. L’attribution de cette épithète vaut ici définition et
même transfiguration ; elle exhausse l’objet culturel pour le métamorphoser en
objet « religieux », ce qui revient à le faire sortir du domaine ordinaire des
objets triviaux que la science est capable d’étudier sans prendre de précautions
particulières.
Si l’adjectif « religieux » permet à la rigueur de classer sous une rubrique
conventionnelle un certain nombre d’objets ou de faits familiers, mais est
incapable par lui-même de nous éclairer sur la nature de leurs éléments
constitutifs, leurs lois de composition ou de nous expliciter leurs fonctions
précises, c’est parce qu’il n’est porteur d’aucun programme analytique ou
critique particulier. Autre manière de rappeler que le substantif « religion » et
l’idée correspondante sont une création de la seule « religion » chrétienne, non
le résultat d’une enquête anthropologique comparative. Or cette création a
précédé de plusieurs siècles la naissance de l’Histoire des religions. Par
conséquent, là où la civilisation chrétienne et, avec lui, la doxa disent : « Ce fait
est un fait religieux », l’historien et l’ethnologue doivent répondre que
« religieux » est d’abord une dénomination indigène servant à désigner, dans le
cadre de cette civilisation, ce que cette dernière considère comme « religieux »
conformément à ses dogmes. Ce terme ne possède donc cette pleine valeur
dénotative que là, dans ce contexte précis. En dehors de ce cadre restreint, sa
valeur heuristique est faible, sans parler des multiples malentendus qu’il suscite
ou entretient. Il n’introduit par exemple aucune distance, critique ou autre, entre
l’objet qu’il désigne et ce qu’il signifie lui-même. Au contraire, il écrase cette
distance afin, semble-t-il, de suspendre tout souci d’investigation. Affirmer qu’un
texte ou un événement est « religieux » équivaut à une pseudo-description, qui
calme sans doute notre aversion ou notre anxiété devant tout fait humain qui
serait impensable à force d’être différent ou monstrueux (ainsi comprenons-
nous l’anthropophagie lorsque nous lui attribuons des motifs « religieux », lors
d’un sacrifice par exemple ; alors que partout ailleurs elle nous semble bestiale
et inhumaine), mais qui, globalement, ne nous dit rien d’autre ou de plus précis
que ce que la tradition chrétienne entend par ce terme. En le reprenant à son
compte, la science s’interdit de penser plus ou mieux que ce que la théologie
chrétienne et le sens commun, influencé par elle, ont pu dire avant elle. Tout au
plus a-t-elle pu trouver au « religieux » des causes ou des fonctions triviales
(sociologiques ou psychologiques) ; ce qui, paradoxalement, a pu contribuer à
lui conférer une caution supplémentaire : si le « religieux » dépend de causes
immanentes, comme le marxisme et le freudisme l’affirment, c’est qu’il existe au
moins de cette manière. Et s’il existe pour cette raison, rien n’interdit de penser
qu’il existe également sous une forme supérieure qui échappe, elle, à ces
explications réductionnistes. Ainsi les explications matérialistes et athées,
engagées dans leurs polémiques antireligieuses, rendent-elles souvent un
grand service aux thuriféraires de l’existence d’un homo religiosus intemporel.
Un destin exceptionnel et incomparable
Pour tenter de comprendre ce paradoxe (comment une notion culturelle
indigène a-t-elle pu acquérir le statut d’objet anthropologique et, dans le sillage
de l’Histoire moderne des religions, une valeur descriptive, sinon explicative,
universelle ?), il faut donc redire que la notion de « religion » est une création
originale du christianisme. Avec une acception semblable ou simplement
voisine, elle n’existe nulle part ailleurs, dans aucune autre civilisation. Ni les
Chinois, ni les plus vieux Indo-européens3 ni même les Grecs ne disposaient,
dans leur langue, d’un terme synonyme ou même simplement périphrastique
désignant le même ordre de phénomènes (le mot « religion », lorsqu’il apparaît
dans une traduction française du Nouveau Testament, ne doit pas faire illusion,
puisqu’il n’est que la traduction abusive de deux termes grecs signifiant
respectivement quelque chose comme « piété » et « culte »). Et si la notion ou
l’idée n’existait pas dans ces cultures païennes, c’est que la chose n’existait
3
Cf. Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, vol. II, Paris, éd. de Minuit,
1969, p. 265-266.
vraisemblablement pas dans les faits : comment un domaine de l’activité
humaine, séparé et distinct des autres selon les exigences sans cesse
réaffirmées de la conception chrétienne, aurait-il pu échapper à l’attention de
ses contemporains au point de rester inaperçu ? À l’inverse, si le « religieux »,
au lieu de représenter un domaine distinct, y était omniprésent et diffus, à
quel(s) titre(s) était-il encore spécifiquement « religieux » ? Dira-t-on, oserait-on
encore dire aujourd’hui que le « religieux » n’est pleinement « religieux » que
dans le seul cas du christianisme ? Dans un ordre d’idées voisin, on notera par
exemple que l’existence d’un substrat « religieux », commun au paganisme et
au christianisme naissant, n’a d’ailleurs pas frappé l’esprit des témoins vigilants,
contemporains de cet événement capital.
Cette acception très particulière accordée par les chrétiens de langue latine au
mot religio4 aurait pu rester une singularité lexicale comme il en existe tant dans
chaque civilisation : Un hapax culturel (comme dharma en sanskrit ou tao en
chinois) que les érudits et les philologues se plaisent à disséquer. Seulement
celui-ci connut un destin incomparable dont il n’existe guère beaucoup
d’équivalents aussi remarquables dans toute l’histoire de l’humanité. D’abord,
parce
qu’il
accompagna
l’exceptionnel
essor
et
le
rayonnement
du
christianisme, lequel, pendant des siècles et des siècles, s’exprima en latin. Sa
fortune suivit la sienne, qui fut considérable, et se confondit même avec elle.
Ensuite, parce que l’évangélisation de la quasi-totalité de l’Europe au cours du
premier millénaire puis celle des mondes nouvellement découverts furent
contemporaines des conquêtes militaires et économiques de ceux qui
professaient la foi correspondante. La religion chrétienne devint finalement, à
partir du XVIe siècle, l’apanage de nations qui furent alors les plus
entreprenantes et les plus conquérantes. À l’aube du XXe siècle, dominant la
plus grande partie du monde, elles pouvaient imaginer qu’elles finiraient par
imposer partout leur foi. Et, enfin, parce que cette foi s’estimant être la seule qui
fût vraie5, elle ne put propager cette vocation universaliste, catholique depuis la
4
On se souvient que saint Augustin (La cité de Dieu, X, 1) reprochait encore à ce mot son acception
« civique », puisqu’il désignait dans la bouche des Romains cultivés de son temps quelque chose comme
la piété ou le respect filial.
5
« Nulle religion que la nôtre n'a enseigné que l'homme naît en péché, nulle secte de philosophes ne l'a
dit : nulle n'a donc dit vrai. Nulle secte ni religion n'a toujours été sur la terre, que la religion chrétienne »,
proclamation solennelle de l’Épître aux Romains (« pour prêcher… l’obéissance
de la foi parmi tous les païens »), qu’en se montrant dogmatique et intolérante.
L’une des conséquences les plus intéressantes de notre point de vue de cette
longue histoire, de ces mouvements tendanciels, se trouve dans le fait que
cette idée de « religion », après avoir tenu un rôle central dans l’anthropologie
et la théologie chrétiennes, se vit attribuer unanimement une place centrale
dans l’anthropologie scientifique, c’est-à-dire dans la conception générale de
l’homme que les sciences européennes commencèrent à mettre en place dans
la seconde moitié du XIXe siècle (M. Müller, L. H. Morgan, E. B. Tylor, A. Lang,
E. Durkheim, etc.), c’est-à-dire à l’époque où l’hégémonie intellectuelle, militaire
et économique de l’Occident semblait sans rivale. L’une des notions clés de la
culture chrétienne devint l’un des concepts clés de ces sciences naissantes. Sa
sécularisation, autrement dit son transfert de la théologie à la science, ne remit
pas en cause ses prétentions à occuper une place tout à fait centrale dans tout
discours anthropologique. Pour la science comme pour la théologie l’homme
était « religieux », quelque jugement que l’on portât par ailleurs sur la
signification des faits correspondants.
Avec une totale bonne foi, Durkheim pouvait donc écrire ceci en 1912, où l’on
ne sait ce qui l’emporte de l’ingénuité ou de la présomption :
Si nous l’avons prise [la religion archaïque] comme objet de notre
recherche, c’est qu’elle nous a paru plus apte que toute autre à faire
comprendre la nature religieuse de l’homme, c’est-à-dire à nous révéler
un aspect essentiel et permanent de l’humanité6.
En dépit du ton assuré employé par Durkheim, l’incapacité des penseurs
modernes à s’entendre sur une définition heuristique du mot religion, sur la
Blaise Pascal, Pensées, 806, Paris, éd. du Cerf, 1982. Prétendant représenter la seule religion authentique
ou vraie, le christianisme ne put et ne pourra sans doute jamais concevoir que sa propre conception de la
religion ne pourrait pas être universellement et éternellement valable.
6
Les formes élémentaires de la vie religieuse, 7e édition, Paris, PUF, 1985, p. 2. En quoi les expressions
« nature religieuse de l’homme » et « aspect essentiel et permanent de l’humanité » auraient-elles pu et
pourraient-elles encore aujourd’hui indisposer les théologiens les plus intransigeants ?
forme spécifique (structure, système, agrégat, assemblage…) que doit prendre
« une » religion afin de mériter cette appellation, sur la signification ou la raison
d’être de ses limites extérieures, sur la nature ultime des faits religieux, sur une
énumération de leurs caractères propres ou encore sur l’identité des
nécessaires ingrédients qui se trouveraient à la base de tous les phénomènes
que ces mêmes penseurs appellent néanmoins « religieux », est un fait
aujourd’hui patent.
Est rarement prise en compte pour autant l’hypothèse que « religieux » ne
serait qu’une épithète de second rang7 ou qu’il pourrait exister différentes
figures du « religieux » que ne subsumerait aucune essence intemporelle de
« la » religion. Ce polymorphisme est en fait incompatible avec un préjugé
tenace et inconscient qui admet tacitement qu’à l’homme ne peut correspondre
in nucleo qu’une seule fonction (ou aspiration) religieuse déterminante. Nous
observons
là
sans
aucun
doute
l’un
des
plus
curieux
héritages
épistémologiques du monothéisme dans le fonctionnement de la science
moderne. Il existait pourtant à Rome différentes formes de culte (impérial,
civique, privé) et différentes pratiques qui eussent à elles seules mérité que l’on
remît en cause l’idée d’un « religieux » unique et homogène. En outre, où
passaient, toujours à Rome, les limites entre « religion », « magie » et
« astrologie » ? Et sur quels principes ou critères épistémologiques universels
s’appuiera-t-on pour justifier le tracé de ces limites ? Or le cas, plutôt banal, de
la Rome païenne n’est pourtant que l’un des nombreux exemples que l’on
pourrait citer afin de rappeler que sous les étiquettes « religion » et « religieux »
nous rangeons des faits très disparates auxquels semblent difficilement
correspondre des aspirations, des configurations et des fonctions identiques.
Peut-on (autres hypothèses d’école destinées à prouver le peu d’autonomie de
la réflexion scientifique vis-à-vis de la tradition chrétienne) imaginer une
définition et/ou des explications du « religieux » qui seraient valables pour
toutes les formations culturelles que nous appelons conventionnellement
7
« À moi aussi sans doute, le domaine de la vie religieuse apparaît comme un prodigieux réservoir de
représentations que la recherche objective est loin d’avoir épuisé ; mais ce sont des représentations
comme les autres, et l’esprit dans lequel j’aborde l’étude des faits religieux suppose qu’on leur refuse
d’abord toute spécificité », Claude Lévi-Strauss, L’homme nu, Paris, Plon, 1971, p. 571.
« religions » sauf pour le christianisme ? Ou que cette définition et ces
explications pourraient être conçues en faisant a priori abstraction de l’exemple
chrétien ? Ou encore qu’elles conduiraient à conclure que les formes les plus
pures ou les plus authentiques du « religieux » se trouvent loin de l’Occident,
par
exemple
dans
certaines
formes
de
syncrétisme
où
se
mêlent
inextricablement les faits dits « magico-religieux » ? Ces trois dernières
suggestions ne se veulent pas provoquantes, car sous leur énoncé paradoxal
elles soulèvent l’une des questions les plus embarrassantes qui se posent aux
spécialistes des sciences humaines : Comment ceux-ci doivent-elles s’y
prendre afin de concevoir des universaux qui ne soient pas simplement les
clones à peine retouchés de nos catégories et donc de nos a priori indigènes?
Néanmoins, à la différence de Lévi-Strauss, de nombreux penseurs refusent de
tirer de
ce
constat toutes les conclusions attendues et continuent,
imperturbables, à employer ces termes « religion » et « religieux » comme s’ils
désignaient effectivement un ordre distinct de faits humains homogènes,
révélant à ce titre, fût-ce de manière indirecte ou implicite, l’une des dimensions
inaliénables de l’homme. Or, en faisant cela, ils ne font encore une fois que
suivre aveuglément l’un des dogmes de l’anthropologie chrétienne qui reconnaît
dans l’homme une créature foncièrement, c’est-à-dire naturellement religieuse8.
Il existe d’ailleurs au sein de l’Histoire des religions contemporaine un courant
de pensée, le courant phénoménologique, qui admet a priori que les
phénomènes religieux possèdent une « essence spécifique » (J. Wach),
affirmation qui reprend sous une forme philosophique et abstraite l’un des
dogmes centraux de la révélation chrétienne ! Alors qu’on imagine assez
difficilement le succès que rencontreraient les thèses d’un astrophysicien qui
s’inspireraient des principes de l’astrologie médiévale.
Une impasse épistémologique
8
Cf., par exemple, Clément d'Alexandrie, Stromates, V, 13, 87, 2-88.3, tr. fr. par P. Voulet S. J., vol. 5,
Paris, éd. du Cerf, 1981.
Les raisons permettant d’expliquer cette situation aussi curieuse que
paradoxale sont au moins au nombre de trois.
Depuis qu’elles méritent ce nom, soit environ depuis un siècle et demi, les
sciences de l’homme n’ont jamais songé sérieusement à sacrifier les
prétentions à l’universalité d’un terme qui, pour avoir été intimement lié à l’essor
du christianisme depuis l’Antiquité, n’aurait pourtant dû apparaître à leurs yeux
qu’au titre de création historique singulière et non comme une donnée
anthropologique foncière. En fait, si elles ne l’ont pas fait, c’est parce que la
culture occidentale dans son ensemble s’est elle-même en grande partie
constituée autour de cette sphère culturelle chrétienne, or ces sciences
humaines sont pour mille raisons et par mille canaux également issues de cette
culture. Elles appartiennent au même « monde ». Dans ces conditions, il était
presque inévitable, ethnocentriquement inévitable, que les savants européens
définissent l’homme à partir des données centrales que leur fournissait leur
propre tradition culturelle dont ils étaient d’ailleurs les meilleurs connaisseurs et
les plus farouches propagandistes. Ils ont donc pensé les mondes exotiques ou
lointains qu’ils rencontraient en s’aidant des catégories qu’ils utilisaient déjà
dans leur propre monde. « Religion » et « religieux » possédaient à leurs yeux
l’évidence que possède toute catégorie culturelle qui a servi de pivot à une
Weltanschauung que l’on a faite sienne. Les explications du « religieux » que
ces savants conçurent étaient de la même manière souvent celles que la
tradition occidentale avait depuis longtemps imaginées pour expliquer les
mythes ou les cultes. Très schématiquement, il est possible de distinguer les
explications « politiques » (Critias, Machiavel, K. Marx), « psychologiques » à la
manière de Lucrèce, et les explications « métaphysiques » fondées sur la
prétendue nature « religieuse » de l’homme (F. Schleiermacher, R. Otto, G. van
der Leeuw, M. Eliade). Seules les explications « sociologiques » (E. Durkheim,
M. Mauss, M. Weber) témoignèrent alors d’une originalité certaine.
La seconde raison, pour être triviale, n’est pas moins décisive. Reconnaîtrait-on
l’imprécision et l’inadéquation du mot « religion » que l’on ne verrait pas
immédiatement pour autant par quel autre terme le remplacer. Nous ne
disposons d’aucune solution de rechange évidente. Et la raison en est claire.
Les lexiques et les paradigmes lexicaux des principales langues européennes
ayant été constitués à l’époque où dominait sans partage la loi chrétienne,
ceux-là reflètent les préjugés et les catégories mentales de celle-ci. C’est ainsi
que le vocabulaire français contemporain ne dispose toujours que d’un lexique
très pauvre avec les mots suivants : religion, magie, superstition, sorcellerie,
pour
décrire
des
réalités
culturelles
(chinoises,
aztèques,
inuit,
paléosibériennes, préhistoriques, bororo…) qui se situent à des années lumière
de l’univers mental d’un Bossuet ou d’un saint François de Sales. Or ces mots
et les oppositions qu’ils sous-entendent ne sont véritablement pertinents qu’à
l’intérieur de la civilisation chrétienne. C’est à l’usage de ce monde-là et de ce
monde exclusivement qu’ils ont été créés. Partout ailleurs, ils sont simplement
inadaptés, imprécis, trompeurs et/ou anachroniques. Et il en va bien sûr de
même pour les principaux champs sémantiques associés à ces termes.
Or, et ce sera là notre troisième point, dans ces conditions épistémologiques
calamiteuses, le mot « religion » finit paradoxalement par présenter une sorte
d’avantage. Celui de rassembler sous la même dénomination des faits
nombreux et hétérogènes, mais sur lesquels on pense avoir le droit de coller la
même étiquette. En dépit de ce caractère approximatif et flou, ce dernier point
est sans doute capital. S’il est vrai que l’on s’est montré jusqu’à présent
incapable de définir ce « noyau » (mental, ontologique, structurel ou
fonctionnel) commun à tous les faits hétérogènes appelés faute de mieux
« religieux », il a toujours semblé évident néanmoins qu’ils devaient présenter
quelques nécessaires et obscures affinités. Bien que l’on fût pourtant incapable
de s’entendre et sur leur nombre et sur leur nature. On peut voir là une preuve
supplémentaire d’un fait bien connu. Nous sommes plus sensibles à la force de
persuasion d’un préjugé culturel invétéré qu’à une vérité empirique, mais
décevante précisément parce qu’elle contredit l’affirmation contenue dans celuilà. Cette notion acquit ce faisant un statut anthropologique et scientifique, tout à
fait usurpé en fait, puisqu’il résultait de la promotion d’un concept indigène à la
dignité de catégorie universelle. Résultat qui ne se serait jamais produit si le
mot « religion » avait appartenu à la langue d’une culture colonisée : comment
un concept central pour la définition de l’Homme aurait-il pu être emprunté à
une « race sauvage », comme l’on disait sans le moindre scrupule au XIXe
siècle ? Grâce à cette promotion épistémologique, la science européenne de
culture chrétienne s’arrogea le privilège exclusif de penser l’homme, le
phénomène humain, à la lumière de sa propre conception et de ses seules
valeurs. À partir de là, l’homme devint religieux, et l’on se mit à l’étudier de ce
point de vue. On étudia les « religions » de la préhistoire, de l’Égypte, de la
Chine, des civilisations primitives, mais sans que jamais l’on pût se mettre
d’accord sur une définition analytique qui eût été en mesure d’expliquer ou ce
qu’il y avait de fondamentalement commun entre elles ou ce qui permettrait de
comprendre les différences facilement observables. On se sortit de ce mauvais
pas en opposant de manière plus ou moins explicite « la » religion « aux »
religions, que ces dernières fussent primitives (animisme, fétichisme),
archaïques (idolâtrie, polythéisme), traditionnelles ou sauvages. Un grand
nombre de considérations actuelles sur les « religions » se nourrit encore
implicitement de cet évolutionnisme et de ces distinctions sommaires.
Religion, magie et ethnocentrisme
Déclarer, ou simplement admettre, que des faits sont « religieux » ne
permettrait donc de les étudier qu’à partir des critères que la « religion » par
excellence, le christianisme, considère elle-même comme des critères
valablement religieux. Deux exemples simples vont nous aider à comprendre à
quels curieux paradoxes conduit très rapidement ce truisme.
Le christianisme exclut de la sphère religieuse proprement dite la magie qu’il a
contribué à déconsidérer ; or cette dernière non seulement se retrouva exclue
par l’Histoire des religions du bloc religieux immuable9, mais, soulignons-le, au
nom des mêmes principes et en les affligeant de la même définition infamante.
À l’exception notable de Ernesto de Martino 10, le jugement défavorable porté
par la science moderne à l’encontre de la magie reprit celui que les théologiens
9
Cf. Eusèbe de Césarée, La préparation évangélique, XIV, 3, 1-5, tr. fr. par É. des Places, 7 vol., Paris,
éd. du Cerf, 1974-1987.
10
Le Monde magique, postface de Silvia Mancini, Paris, Sanofi-Synthélabo, 1999.
énoncèrent dès avant l’époque de saint Augustin11. La science moderne a
emprunté ici à la théologie chrétienne l’un de ses préjugés et surtout, avec ce
dernier, la même dénomination, le même type de partage des savoirs et le
même système de valeurs ! On est alors tenté de se demander : Mais pourquoi
n’a-t-elle pas cherché au contraire à repenser les faits correspondants sur des
bases épistémologiques originales qui lui fussent propres ? Ce qui lui aurait
permis de mener ses analyses à partir de critères et de concepts spécifiques
qui n’eussent plus rien dû à la tradition chrétienne. La réponse (décevante !) qui
s’impose a déjà été évoquée plus haut : Dans le processus qui a permis à
l’Histoire des religions de se constituer et de s’imposer comme discipline
académique sont intervenues différentes manières de penser, de classer,
d’argumenter qui furent empruntées à la culture savante de l’époque, or, parmi
celles-ci, figuraient de nombreux éléments venus de la tradition intellectuelle
chrétienne. De plus, pour de nombreux savants du second XIXe siècle (18601914), tout se passait comme si l’évolution de l’humanité avait dû fatalement
conduire à l’apparition de la religion monothéiste dont nous, Européens,
possédions l’expression la plus achevée et la plus accomplie. Téléologie
linéaire, évolutionnisme sommaire (mais si conforme à l’esprit de ce siècle
spencerien), sentiment indéfectible de supériorité absolue et narcissisme
arrogant se rejoignaient pour donner à l’homme occidental la version la plus
rassurante de son propre destin et de l’histoire de l’humanité que l’on pût
imaginer. Ses prétentions à dominer le monde n’y trouvaient rien à redire. Ces
préjugés ont perduré jusqu’à nos jours avec une force suffisante pour que ne
soient pas remis en cause les a priori culturels sur lesquels s’était édifiée
l’Histoire des religions.
Inversement, le christianisme considère la présence de divinités ou, mieux
encore, d’un Dieu unique comme le critère décisif qui permet de reconnaître la
présence d’une conception « religieuse ». En bonne théologie, il eût donc fallu
exclure le bouddhisme ou le taoïsme des manuels d’Histoire des religions tant
est grande leur indifférence à l’égard des dieux. Mais pour cela il eût fallu
Cela n’empêche pas l’Église de célébrer de nombreux rites dont on peut difficilement dire qu’ils sont
« religieux », c’est-à-dire au sens où elle l’entend elle-même, tant ils illustrent admirablement des recettes
et des mécanismes « magiques » (exorcismes, désenvoûtement, guérisons miraculeuses, bénédictions,
transsubstantiation, etc.).
11
admettre que l’homme n’était pas par nature foncièrement religieux, que la
« religion » n’était pas une donnée intrinsèque de sa définition canonique,
puisque des continents entiers l’auraient ignorée. Or cette attitude lucide eût
contredit un autre dogme de l’héritage chrétien : l’universalité des attitudes
« religieuses » et de la croyance en Dieu (ou en un principe transcendant)
fondée elle-même sur l’idée de révélation originelle. Il eût en effet semblé
scandaleux de laisser entendre que de brillantes civilisations et de vastes
territoires eussent pu vivre à l’écart de toute préoccupation religieuse. Comment
aurait-on pu admettre que des civilisations aient pu s’édifier en ignorant les
principes qui semblaient les plus indispensables à l’idée même d’humanité ? On
transforma donc en « religions » des « sagesses » et des cosmologies qui
n’eussent sans cela jamais songé à revendiquer ce patronage inattendu.
Imaginons, afin de mesurer le caractère scandaleux de cette annexion et de
cette défiguration, la réaction du préfet de la Congrégation pour la doctrine de la
foi si un universitaire nahua démontrait que les exorcismes et les rites de
désenvoûtement pratiqués par l’Église catholique présentent de nombreuses
affinités avec plusieurs cérémonies célébrées depuis la fin de la préhistoire au
sein des plus vieilles cultures chamaniques ! Et si, encouragé par sa
découverte, il déduisait de sa savante démonstration qu’existe depuis des
millénaires un homo chamanicus qui caractérise au plus haut point l’humanité
de l’homme. Surtout ne sourions pas, car voilà ce que l’Occident sans vergogne
a fait et continue de faire avec son homo religiosus.
À toutes ces difficultés qui rendent si délicat l’usage des mots « religieux » et
« religion », s’ajoute un autre fait embarrassant. Pour des raisons historiques et
institutionnelles que personne n’ose vraiment remettre en cause ni même
examiner, l’étude des grands textes « religieux » de l’Occident (Bible, textes
patristiques et théologiques, ouvrages mystiques et de spiritualité) est restée la
chasse gardée des hommes d’église et des croyants qui entretiennent avec la
tradition chrétienne des rapports complices où se mêlent étroitement le respect
et la dévotion. Le style de ces auteurs exclut aussi bien toute forme de
scepticisme que toute mise à distance qui dépouilleraient ces textes de leur
prétention à rapporter des vérités qui se situent sur un plan transcendant
l’expérience ordinaire. L’écriture, au lieu de chercher « à rompre le charme »,
tend au contraire chez eux à l’entretenir. Elle use des mêmes termes, des
mêmes métaphores, de la même emphase, éventuellement du même lyrisme et
finit par créer un climat semblable (perçu en tout cas comme tel) à celui qui
règne dans ces textes : ils appartiennent au même monde et s’inspirent des
mêmes présupposés. Il est probable d’ailleurs que cet « effet » spéculaire,
chacun se reflétant dans l’autre, contribue à supprimer de l’œuvre étudiée et de
son commentaire (parler d’un texte théologique à la manière des théologiens)
toute possibilité sérieuse de sortir de ce cercle herméneutique. Ces auteurs
poussent si loin et si scrupuleusement le respect des clauses du pacte de
lecture défini par les œuvres qu’ils étudient qu’ils finissent par donner
l’impression qu’aucun autre regard ne serait recevable ou même possible. Et
leurs analyses, aussi subtiles soient-elles, ne peuvent évidemment transgresser
ces limites invisibles qu’elles contribuent d’ailleurs à rendre plus insurmontables
encore en leur trouvant des fondements ou des justifications supplémentaires.
L’autonomie du « religieux », revendiquée par tous ceux qui cherchent à lui
réserver le statut d’instance inconditionnée, résulte d’un processus qui est en
grande partie rhétorique. Il consiste pour l’essentiel à n’en parler qu’à l’aide de
notions ou de concepts tirés d’ouvrages qui parlent la même langue. Au-delà
d’un certain seuil quantitatif et qualitatif, le lexique, les citations innombrables,
les emprunts d’un genre à l’autre, les topiques, les arguments majeurs, les
thématiques dominantes, les paradigmes reconnus finissent par former un
réseau serré. Cet idiolecte raffiné est susceptible de justifier chaque élément de
la réalité qui se fait prendre dans ses mailles. Ce vaste domaine linguistique, ce
monde verbal ne cesse de proliférer et d’alimenter sa propre dynamique. Si l’on
peut lui attribuer une certaine autonomie, c’est uniquement celle-là, de nature
discursive, c’est-à-dire celle qu’avec le temps toute cosmologie ambitieuse
parvient à acquérir en élaborant en elle-même son propre univers de discours
indéfiniment paraphrasables les uns par les autres.
Conclusion
Toute « explication par la religion » effectue un grand détour, une sorte de
boucle, mais pour revenir finalement à son point de départ, constitué par
l’ensemble des notions que l’on trouve a priori dans la définition occidentale,
c’est-à-dire chrétienne, de la « religion ». En particulier, elle est incapable
d’ajouter quoi que ce soit qui viendrait contredire les principes qui se trouvent à
la base de cette dernière. En un mot, toute « explication par la religion » ne
découvrira au mieux que des raisons « religieuses » et, pour cette raison,
débouchera sur autant d’apories lorsqu’elle s’aventurera hors du monde qui l’a
conçue.
Nous percevons mieux désormais le type d’inconvénient lié à l’utilisation
irréfléchie du mot « religion » et en particulier l’alternative devant laquelle elle
nous place : Ou l’on s’installe confortablement dans le sillage de la tradition et
l’on se condamne à inscrire toute démarche analytique ou interprétative dans
une perspective qui est en grande partie préconstruite par la chose même que
l’on cherche à expliquer ; ou l’on se refuse cette facilité, mais l’on ne voit sans
doute pas encore distinctement par quoi remplacer ce terme et surtout ce que
cette substitution impliquerait sur les plans théoriques et méthodologiques.
C’est pourtant de ce dernier choix, le plus audacieux, que pourrait dépendre
une meilleure compréhension des cultures humaines, c’est-à-dire une
compréhension qui n’aliène pas leur originalité dans un reflet trompeur.
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