Connaître les entreprises réelles

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L’esprit de l’Entreprise et l’éthique des SES
Le partenariat de l’Education nationale avec l’Institut de l’Entreprise pour la formation
continue des professeurs de SES pose une question générale : qu’en est-il désormais de
l’autonomie de l’école, et au-delà du savoir, vis-à-vis de champs d’activité qui lui sont
extérieurs ? Il semble que ce fait, aussi limité soit-il à l’échelle de l’institution scolaire,
indique que l’on en est arrivé, peut-être beaucoup plus vite que prévu, à une remise en cause
profonde des principes de laïcité et d’objectivité des savoirs officiellement en vigueur.
Les prétentions hégémoniques de l’Entreprise
L’idée de laïcité enferme avec elle celle d’indépendance de la connaissance et de
l’enseignement au regard des intérêts idéologiques, religieux, politiques, commerciaux qui
traversent la société. Liée aux idéaux de la division des pouvoirs et à la différenciation sociale
des activités et des champs culturels, cette indépendance est une condition de la liberté, et tout
particulièrement de la liberté de penser.
Nous vivons une mutation des pouvoirs qui se marque par l’absorption progressive des
sphères culturelles, éducatives et politiques dans celle de l’économie marchande. La nouvelle
puissance hégémonique n’est plus la religion. C’est « l’Entreprise » ou, plus exactement, les
organisations et les relais médiatiques et politiques qui font de cette entité une force sociale et
idéologique prééminente. C’est dans ce cadre qu’il faut replacer les mutations des rapports
entre école et monde économique dont le partenariat en question n’est qu’un aspect.
L’enjeu, pour l’Institut de l’Entreprise comme pour le MEDEF, n’est pas celui de la
connaissance objective. Il consiste à donner une image positive de l’Entreprise, à insuffler
même « l’esprit d’entreprise » (à entendre aussi comme l’Esprit de l’Entreprise), afin que les
entreprises réelles jouissent d’un « environnement culturel » favorable à leurs revendications.
En d’autres termes, il s’agit de diffuser une certaine vision intéressée du monde social. Cette
orientation est présente dans de très nombreux pays. L’OCDE et la Commission européenne
en sont d’efficaces promoteurs.
Connaître les entreprises réelles
Il ne fait guère de doute que la connaissance objective du monde des entreprises est une
composante indispensable de la culture commune. L’enseignement des sciences économiques
et sociales accorde d’ailleurs dès la classe de seconde une place importante à cet objet. Mais
le partenariat entre l’Institut de l’Entreprise et l’Education nationale, nous l’avons dit, n’est
pas organisé dans un but de connaissance. Une finalité savante supposerait des dispositifs
correspondants : pour connaître mieux, ne faudrait-il
pas améliorer les conditions
d’objectivation parmi lesquelles on doit compter la distance nécessaire avec l’objet, l’écoute
mais aussi l’indépendance à l’égard des acteurs qui portent une vision déterminée et engagée
sur cet objet, les croisements de perspectives plurielles ? C’est très directement un tel type de
dispositif que met en question le partenariat actuel.
La contradiction
La contradiction de ce partenariat avec l’éthique des sciences économiques et sociales est
flagrante. Comme son nom l’indique suffisamment, cette discipline entend obéir à des critères
scientifiques. Elle n’est pas destinée à diffuser des belles images pas plus qu’à en répandre de
laides. Elle ne vise pas à mobiliser les esprits des jeunes gens en vue de la conquête des
marchés par les entreprises nationales. Elle ne vise à aucune conversion idéologique. Son
objectif, souvent mal compris et parfois dénigré (tout le monde n’aime pas ce que les sciences
sociales ont à dire), est de transmettre des concepts, des outils intellectuels et des méthodes
pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. Cette fonction de connaissance n’est
certes pas « neutre ». Elle obéit à une fonction civique. Selon cette éthique, tout part et tout
doit, institutionnellement et intellectuellement, dépendre du principe suivant :
la
transmission scolaire de la connaissance objective du monde social est une condition
première de la vie démocratique. Le respect de ce principe suppose une indépendance de
l’école vis-à-vis des puissances économiques, religieuses et politiques qui n’est pas donnée
naturellement. Ce dont les SES font aujourd’hui l’expérience est un fait d’histoire et de
société : le regard scientifique est une conquête fragile qui suppose et mérite qu’on la défende
sans réserve.
Christian Laval
Co-auteur avec Régine Tassi de L’économie et l’affaire de tous (2004) et de Enseigner
l’entreprise, nouveau catéchisme et esprit scientifique (2005). Ces deux ouvrages sont publiés
par les éditions Syllepse/Nouveaux Regards. On peut les commander à l’Institut de recherches
de la FSU (www.institut.fsu.fr).
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