Rapport au savoir et rapport au pouvoir dans une Université Populaire

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Les UP, entre tradition et modernité
Rapport au savoir et rapport au pouvoir
Michel Tozzi, UP Narbonne et Perpignan
- Première question :
Les Universités Populaires (UP) se situent et se réclament de plusieurs traditions, mais invoquent
beaucoup l’éducation populaire. Il y a historiquement dans cette éducation populaire deux
influences :
- celle de l’idéologie des Lumières, d’orientation républicaine, qui cherche à diffuser le savoir à
tous par l’instruction magistrale. Les plus grands savants de la République mettent le patrimoine
universel à disposition du peuple ;
- celles de l’éducation nouvelle, plus récente, d’orientation démocrate, qui cherche à ce que le
peuple s’approprie ce savoir, en s’appuyant sur des méthodes actives et une conception socioconstructiviste de l’apprentissage.
La rencontre de ces traditions est en France assez explosive : cela donne d’un côté le cours
magistral de haut niveau prôné par les républicains, de l’autre l’atelier des pédagogues où se
construit collectivement le savoir et son appropriation.
Le style de M. Onfray est significatif de cette hésitation, qui esquisse un compromis : une demi
heure de conférence, et une heure de débat à partir de cet apport.
La question est de savoir comment se situer théoriquement, politiquement et pédagogiquement
dans cette articulation certainement souhaitable, mais difficile, entre le cours et l’atelier. Où
comment diffuser un savoir pour qu’on se l’approprie vraiment ?
- Deuxième question, qui vient compliquer la première :
comment le savoir, historiquement présenté par l’idéologie des Lumières, mais devenu un
pouvoir de domination, peut (re)devenir un pouvoir d’émancipation?
Le savoir, par sa supériorité sur l’ignorance, est l’un des supports du pouvoir. Il a un pouvoir
d’intelligibilité du réel, considéré par les Lumières comme un pouvoir d’émancipation des esprits
par la sortie de l’obscurantisme, base de l’éducation d’un homme libéré de la minorité (Kant) et
d’un citoyen éclairé. Sa rationalité est aussi gage d’un pouvoir praxéologique, par son efficacité
technique, vantée par le positivisme scientifique au 19ième, et le capitalisme moderne par la
rentabilité économique de la rationalisation des coûts.
Mais si le savoir, par son registre gnoséologique et épistémologique, est du côté de la
connaissance, il a aussi une fonction idéologique. Il donne de la reconnaissance sociale aux
savants, consacre l’expertise comme aide à la décision (notamment économique et politique).
Il y a un donc un gain de pouvoir à être supposé savoir, se réclamer du savoir, s’appuyer sur
des savoirs et des savants, car le savoir fait autorité : on a la vérité de son côté, qui fait taire
l’ignorance, l’erreur et le doute. Et il est difficile de contester la vérité. Le pouvoir se pare donc
du savoir pour faire taire les opposants et dominer. Le savoir est en ce sens un pouvoir
symbolique de domination, comme l’ont bien analysé Bourdieu et Foucault. On a intérêt quand
on est au pouvoir (en particulier quand il se dit démocratique) d’avoir de son côté le savoir, pour
surdéterminer son autorité et sa légitimité.
Mais on a aussi intérêt à savoir quand on est dominé, pour s’émanciper : telle est la fonction
émancipatrice d’une UP, diffuser et/ou s’approprier des savoirs critiques. On peut entendre
par savoir critique un savoir qui déconstruit les processus de pouvoir, de dissimulation (d’où
l’intérêt par exemple de la sociologie et de la science politique), et/ou qui développe l’aptitude à
penser par soi-même (d’où l’intérêt de la philosophie).
Par ailleurs les savoirs n’émanent pas seulement des universités et des laboratoires de recherche.
Il y a des savoirs pratiques, d’expérience : ceux des professionnels acquis sur le terrain, par
exemple en entreprise ; ceux aussi acquis par et dans une pratique sociale, politique, syndicale,
associative. Ces derniers peuvent être des savoirs critiques (ex : formaliser l’exploitation au
travail, savoir organiser une manifestation). Les savoirs universitaires les ont longtemps ignorés
ou méprisés, parce qu’ils n’obéissent pas aux critères des savoirs élaborés scientifiquement : ils
n’en sont pas moins des savoirs, qui permettent, comme les autres savoirs, de comprendre le
monde et de le transformer. Ils sont davantage reconnus aujourd’hui comme un réel type de
savoir, non académique certes, mais apportant de l’intelligibilité au réel, et des clefs pour
l’action.
- D’où la troisième question, éclairant la seconde : quelle conception du savoir diffuser dans
une UP ?
Je viens de parler des savoirs critiques, tant universitaires que d’expérience. Mais il y a un aspect
plus épistémologique.
La conception d’un savoir définitif qui s’impose à tous les êtres rationnels et que l’on doit
diffuser ne correspond plus à l’épistémologie du 20ième siècle. Le savoir n’est plus considéré
comme une vérité absolue, mais relative, bien que non arbitraire parce que faisant
l’administration de la preuve dans la communauté internationale des experts sur la question. C’est
l’aboutissement d’une discussion où la démarche et le résultat (hypothèse, théorie…) font
provisoirement consensus, car on ne peut pour l’instant en falsifier l’aboutissement, mais qui
seront tôt ou tard réinterrogés.
Conclusion : on ne peut proposer dans une UP un savoir comme clos, définitif, absolu, sans sa
démarche et les questions méthodologiques qu’elle soulève. Il y faut déontologiquement une
vigilance. C’est au nom de ce principe de précaution épistémologique que l’on peut
déconstruire bien des savoirs prétendus tels, donc criticables dans leur prétention dogmatique.
Ceci est important quand il s’agit de diffuser des savoirs critiques, pour faire contrepoids à des
préjugés ou à des « vérités officielles ». La contre expertise prend du sens dans un souci militant,
pour relativiser les savoirs actuels, ou de pseudo-savoirs utilisés à des fins idéologiques.
Mais l’engagement lui-même ne doit pas en rabattre sur l’exigence scientifique de rigueur.
Opposer un contre savoir à un savoir « dominant » est une tâche délicate, car la certitude du bien
fondé d’une cause ne peut jamais, d’un point de vue épistémologique, et pas seulement politique,
tenir lieu de démarche critique. Sinon, on retombe dans l’idéologie qu’on dénonçait, en
instrumentalisant le savoir, en faisant simplement d’un pseudo savoir un contre pouvoir.
Tout ce raisonnement ne tient évidemment que si le savoir peut être objectif : ce qui est fortement
contesté dans les sciences sociales, où il n’apparaît pas comme neutre, mais contextualisé et
instrumentalisé.
Mais si la science est alors (n’est alors qu’) une pratique sociale, qu’en est-il de son objectivité ?
S’il n’y en a plus guère, on ne peut en conséquence se réclamer de son objectivité pour trancher,
et tout n’est qu’idéologie.
Mais alors peut-on encore vouloir diffuser le savoir dans une UP ? Une position purement
idéologique de la science ou purement relativiste (et non relative) de la vérité nie le concept
d’Université Populaire. L’idée d’une Université Populaire suppose qu’il y ait du savoir élaboré
et digne d’être diffusé. Mais alors la rigueur scientifique et la vigilance épistémologique
s’imposent, surtout quand on est militant…
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