2. La perception partagée : l'art vs la science La perception ordinaire est prioritairement centrée sur l'action et structurée par les mots qui découpent dans le réel les unités signifiantes aisément communicables. Mais, après quatre siècles de progrès continu du savoir scientifique, la perception est également sommée de laisser place à la seule connaissance objective du monde : la connaissance scientifique. Or la science est, dans son fondement théorique, une mathématisation du monde qui élimine tout ce qui n'entre pas dans le cadre des relations qu'on peut mesurer avec la plus grande exactitude. Davantage encore : la science répond à un projet qui consiste à donner au sujet pensant une parfaite maîtrise théorique sur un monde d'objets qu'il pose face à lui dans une relation de radicale extériorité. Cela rend à jamais le sujet percevant et pensant étranger au monde, ce que dénonce le courant phénoménologique de la philosophie, dont Michel Henry (1922-2002) fait partie : " Dans la visée de la conscience occidentale trouvant son achèvement dans la science moderne, connaissance veut dire connaissance « objective », connaissance du monde justement, c'est-à-dire de l'ensemble des phénomènes extérieurs. Ce sont ces phénomènes qu'il s'agit d'appréhender, lors même qu'ils se dérobent comme dans la microphysique. Une telle connaissance à vrai dire, quels que soient ses progrès, ses méthodes de plus en plus élaborées, ne parvient jamais à son but et n'y parviendra jamais. L'échec ne tient pas au caractère encore provisoire des résultats acquis et destinés à être remplacés par d'autres plus exhaustifs. C'est le domaine où se meut la science qui frappe a priori son entreprise d'une finitude insurmontable. C'est parce que son objet est « extérieur », étalant son être dans le monde, qu'il ne se pro-pose jamais à nous que comme un pan d'extériorité, une plage sur laquelle le regard glisse sans pouvoir jamais pénétrer à l'intérieur de la chose. Et cela parce que cette chose n'a pas d'intérieur, parce que cette chose n'a pas d'intérieur, parce qu'elle n'est pas constituée en soi-même comme intériorité. L'analyse, la décomposition, l'examen microscopique et puis microphysique à l'aide de dispositifs de plus en plus complexes ne feront apparaître que de nouveaux « objets », de nouveaux « aspects » aussi impénétrables au regard, qui pourra seulement se déporter de l'un à l'autre indéfiniment, à moins que la particule ne disparaisse totalement, cédant la place à des particules virtuelles, à de nouveaux « objets » qui ne sont plus ceux d'une intuition, si fugace soit-elle, mais d'une simple pensée, d'une supputation." Michel Henry, Voir l'invisible. Sur Kandinsky, (1ère édition 1988), PUF Quadrige, Paris, 2005, pp.36-37 Par opposition à cette entreprise stérile de la science qui ne cesse de creuser la distance de l'homme au monde, au moment même où elle lui donne une emprise théorique (et aussi technique) grandissante sur les choses, l'art s'efforce de retrouver et de cultiver ce que Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) appelle "notre présence inaliénable au monde". La perception est ici concernée au premier chef : il s'agit, par elle, en elle, de faire "cause commune" avec le monde plutôt que de s'opposer à lui pour le soumettre à l'entreprise dominatrice de la science et de la technique modernes. Or le seul lieu où l'on peut être ainsi invité à retrouver, à même la perception, une communication vitale au monde, est l'art et, plus particulièrement, la peinture : "La vision du peintre n'est plus regard sur un dehors, relation « physiqueoptique »1 seulement avec le monde. Le monde n'est plus devant lui par représentation : c'est plutôt le peintre qui naît dans les choses comme par concentration et venue à soi du visible, et le tableau finalement ne se rapporte à quoi que soit parmi les choses empiriques qu'à condition d'être d'abord « auto figuratif » ; il n'est spectacle de quelque chose qu'en étant « spectacle de rien »2, en crevant la « peau des choses »3 pour montrer comment les choses se font choses et le monde monde. (…) Quand je vois à travers l’épaisseur de l’eau le carrelage au fond de la piscine, je ne le vois pas malgré l’eau, les reflets, je le vois justement à travers eux, par eux. S’il n’y avait pas ces distorsions, ces zébrures de soleil, si je voyais sans cette chair la géométrie du carrelage, c’est alors que je cesserais de le voir comme il est, où il est, à savoir : plus loin que tout lieu identique. L’eau elle-même, la puissance aqueuse, l’élément sirupeux et miroitant, je ne peux pas dire qu’elle est dans l’espace ; elle n’est pas ailleurs, mais elle n’est pas dans la piscine. Elle l’habite, elle s’y matérialise, elle n’y est pas contenue, et si je lève les yeux vers l’écran des cyprès où joue le réseau des reflets, je ne puis contester que l’eau le visite aussi, ou du moins y envoie son essence active et vivante. C'est cette animation interne, ce rayonnement du visible que le peintre cherche sous les noms de profondeur, d'espace, de couleur." Maurice Merleau-Ponty, L'œil et l'esprit, Paris, Gallimard, Folio-Essais, pp.6971 On peut considérer avec Henri Maldiney (né en 1912) qu'en participant à cette "animation interne" des êtres dans le monde, l'expérience esthétique donne accès au rythme primordial du réel par quoi toutes les choses s'ouvrent les unes aux autres : la perception se libère de la gangue des mots et des concepts et s'affirme comme sensation : "La sensation est fondamentalement un mode de communication et, dans le sentir, nous vivons, sur un mode pathique, notre être-avec-le-monde. Or c'est à un tel monde, donné dans le rapport de communication (et non d'objectivation), qu'appartiennent les éléments fondateurs du rythme. Ils ne sont pas posés objectivement comme des faits ou phénomènes d'univers. Ils ne sont pas non plus simples vécus matériels de conscience. Ils appartiennent à ce monde premier et primordial dans lequel, pour la première fois et en chacun de nos actes, nous avons affaire à la réalité, car la dimension du réel c'est la dimension communicative de l'expérience." Henri Maldiney, Regard Parole Espace (1973), Lausanne, L'Age d'Homme, 1994, p.164 1 Expression de P. Klee dans son Journal (1959). Expressions du théoricien Ch. P. Bru dans Esthétique de l'abstraction (1959) 3 Expression d' Henri Michaux dans Aventures de lignes 2