ENFANT PHILOSOPHE ? ENFANT ARTISTE ? MODERNITE DE J.-J. ROUSSEAU L'Emile et « le partage du sensible » Alain Kerlan1 Université Louis Lumière Lyon2 Laboratoire Education Cultures et Politiques (Lyon2/IFE/ENS) Résumé L’Emile: traité d’une radicale refondation de l’éducation sur l’enfance, traité d’une refondation de l’enfance ellemême. La « découverte » de l’enfance si souvent attribuée à l’auteur, a pour centre de gravité cette déclaration bien connue : « l’enfance a des manières de sentir et de penser qui lui sont propres ». Cette autre déclaration plus abyssale est moins souvent citée : « Nul n’est assez philosophe pour se mettre à la place de l’enfant », affirme Jean-Jacques. La chambre d’Emile sera le cadre de la toute première exposition du dessin de l’enfant. L’Emile, traité de l’enfance qui désigne dans l’enfance le sensible, l’esthétique (aesthesis) comme cœur de notre humaine condition. Mais aussi, et indissociablement, traité politique. Qu’en est-il alors, dans L’Emile, de ce « partage du sensible » dans lequel Jacques Rancière situe l’enjeu du politique? Qu’en est-il de cette esthétique au fondement de la politique? Quelles proximités entre « l’enfant philosophe », et « l’enfant artiste » ? Quels peuvent être les bénéfices d’une lecture de l’Emile inspirée des thèses de Jacques Rancière ? *** Si je devais tenter de dire comment se pose aujourd’hui, en ce début du 21ème siècle, la question de l’enfance, comme question philosophique et anthropologique, je placerai cette tentative sous deux exergues qui me semblent être particulièrement significatifs. Le premier est un propos emprunté à Picasso : « J’ai mis toute une vie pour apprendre à dessiner comme un enfant ». Le second se trouve sous la plume de Rousseau, dans l’Emile : « Nul n’est assez philosophe pour se mettre à la place d’un enfant ». Nous voici en un siècle en effet où le grand artiste en vient à regarder l’enfant comme son modèle, un siècle dans lequel la philosophie jusqu’ici réservée au grand âge – rappelons que Platon fixait le bon moment pour entrer en philosophie à la cinquantaine ! – s’adresse aux enfants, que la « philosophie pour enfant » s’adresse au plus jeune âge. Il m’arrive de le dire de façon plus ironique : notre siècle est celui où les jeunes enfants font de la philosophie et tutoient le grand artiste, tandis que les grandspères font de la trottinette… Mais laissons là les grands parents et leur joujou. Je voudrais tenter avec vous de comprendre, pour l’enfance, et pour notre monde, l’émergence de ces deux figures : « l’enfant philosophe », et « l’enfant artiste ». Il serait plus juste de parler de la figure de « l’enfant au plus près du philosophe », et de la figure de « l’enfant au plus près de l’artiste », même si la formule est un peu lourde. Quoi qu’il en soit, pour les comprendre, je voudrais vous montrer tout l’intérêt d’une relecture de l’Emile, cette « bible » de la découverte de l’enfance, comme on le dit si souvent. Vous montrer du même coup toute Alain Kerlan est philosophe, professeur à l'université Lyon2, ex-directeur de l'Institut des Sciences et des Pratiques d'Education et de Formation. Son travail se situe aux carrefours de la philosophie et de la pédagogie, de l'art et de l'éducation. Il est auteur et directeur de plusieurs ouvrages, dont notamment: L'art pour éduquer ? La tentation esthétique (PUL, 2004), Des artistes à la maternelle (Scérén, 2005), Paul Ricoeur et la question éducative (PUL, 2011), Repenser l’enfance ? (Hermann 2012). 1 la modernité, et peut-être mieux encore toute la « postmodernité » de Rousseau sur cette question qui nous vient aujourd’hui. Sous le signe des paradoxes et des oxymores Nous avons tous en tête quelques phrases de Rousseau tirées de nos lectures de l’Emile et qui sonnent comme des aphorismes. Pour moi, celle-ci continue de briller comme une bien étrange pépite, et de me saisir par son obscure clarté : « Nul d’entre nous n’est assez philosophe pour se mettre à la place d’un enfant ». Voilà un propos qui en une poignée de mots ouvre soudain deux abîmes sous nos pas et de surcroît les relie en un jeu de miroirs vertigineux. Abîme du côté de l’enfance, abîme auquel serait vouée toute tentative de penser l’enfance : aucune philosophie, aucune volonté de vérité, aucun chemin de sagesse, aussi accomplis soient-ils, ne nous permettra de savoir ce qu’est l’enfance, ce qu’il en est de l’état d’enfance, nous qui en sommes définitivement éloignés. Abîme tout autant du côté de la philosophie, dès lors qu’elle trouverait sa limite et son échec précisément dans cet état de l’être et de la pensée, l’enfance, qui en constitue traditionnellement l’antithèse. Rousseau, « découvreur » de l’enfance ? Oui, mais un découvreur et une découverte qu’il faut placer sous le signe des paradoxes et des oxymores. Jean-Jacques d’ailleurs ne s’en cache pas et même le revendique, qui « aime mieux être homme à paradoxes que homme à préjugés ». Et de fait, L’Emile abonde en paradoxes, et il suffirait presque d’en tourner les pages au hasard pour les cueillir en nombre. Je feuillette le livre II et je lis : « Vous ne parviendrez jamais à faire des sages si vous ne faites d’abord des polissons » (p. 149)2 ; un peu plus loin : « En le laissant ainsi maître de ses volontés, vous ne fomenterez point ses caprices » (p. 150) ; ou un peu plus avant : « Les mensonges des enfants sont tous l’ouvrage des maîtres, et vouloir leur apprendre à dire la vérité n’est autre chose que leur apprendre à mentir » (p. 125). Inutile de multiplier les exemples et les illustrations. En tant que traité d’éducation, traité de refondation de l’éducation, L’Emile tout entier est comme le déploiement d’un même paradoxe, qui est le paradoxe même de l’éducation telle que la conçoit Rousseau : « Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de gouverner sans préceptes, et de tout faire en ne faisant rien » (Livre II., p. 146). Tout faire en ne faisant rien. En baptisant au livre II l’art de son gouverneur « méthode inactive », Rousseau en dit plus que nous n’en disons en parlant, comme on le fait le plus souvent aujourd’hui, d’ « éducation négative », expression certes choisie par Rousseau lui-même, mais dont la banalisation atténue l’oxymore fondateur. La leçon de dessin De tous les nombreux paradoxes que déploie l’Emile, il en est un que je ne serai certes pas le premier à relever, mais qui a pris à mes yeux un relief singulier. Il a trait au dessin enfantin. L’intérêt porté au dessin d’enfant, on le sait, a une histoire et cette histoire est très logiquement indissociable de celle de l’enfance. Il s’agit d’un intérêt relativement récent. A cet égard, la place qu’occupe le dessin d’enfant dans l’Emile, le fait même que cette activité de l’enfant y soit remarquée et considérée comme activité proprement 2 Toutes les citations de l’Emile sont faites dans l’édition Garnier-Flammarion. enfantine participent assurément de la « découverte » de l’enfance dont l’Emile marque une étape majeure, et même d’une refondation de l’enfance elle-même. Le regard porté sur le dessin d’enfant dont elle témoigne vient tout droit de cette célèbre affirmation du livre II : « L’enfance a des manières de voir, de penser, de sentir, qui lui sont propres » (p. 108). La chambre d’Emile est d’une certaine façon le lieu de la toute première exposition de dessins enfantins, à l’initiative du gouverneur : « Nous étions en peine d’ornements pour notre chambre, en voilà de tout trouvés. Je fais encadrer nos dessins ; je les fais couvrir de beaux verres, afin qu’on n’y touche plus, et que, les voyant rester dans l’état où nous les avons mis, chacun ait intérêt à ne pas négliger les siens. Je les arrange par ordre autour de la chambre, chaque dessin répété vingt, trente fois, et montrant à chaque exemplaire le progrès de l’auteur, depuis le moment où la maison n’est qu’un carré presque informe, jusqu’à celui où sa façade, son profil, ses proportions, ses ombres, sont dans la plus exacte vérité » (Livre II, p. 184). Mais quel est ce « nous » ? C’est que le gouverneur, qu’on a vu à d’autres moments bien plus soucieux de ne point se mêler de ce qui est l’affaire de son élève, qu’on a vu prôner qu’il faut « considérer l’homme dans l’homme, et l’enfant dans l’enfant » (Livre II, p. 93), et même exhortant les lecteurs en ces termes : « Aimez l’enfance ; favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct » (Livre II, p. 92), c’est donc que ce même gouverneur, s’agissant du dessin, met sans réserve la main au pinceau et au crayon : « Je prendrai le crayon à son exemple ; je l’emploierai d’abord aussi maladroitement que lui. Je serais un Apelle, que je ne trouverai qu’un barbouilleur » (Livre II, p. 184). A quoi rime ici cette imitation par le maître de son imitateur d’’élève3 ? Elle s’explique par les fins qu’il poursuit. Le gouverneur, constatant que tous les enfants s’essaient au dessin, certes voudrait « que (le sien) cultivât cet art », mais « non précisément pour l’art même, mais pour se rendre l’œil juste et la main flexible » (Livre II, p. 183). L’imitation de l’imitateur est au service du progrès de l’élève vers la juste représentation. Rousseau pédagogue défend alors une pratique qui paraît mettre en place comme une sorte d’anticipation de ce que Vigotski appellera une zone proximale de développement : « Dans ce progrès, je marcherai tout au plus à côté de lui, ou je le devancerai de si peu, qu’il lui sera toujours aisé de m’atteindre, et souvent de me surpasser » (Livre II, p. 184). Quel progrès ? Celui qui arrache l’enfant aux erreurs que comporte chacun de ses dessins, et même, devraisje dire, que constitue chacun de ses dessins : « Je commencerai par tracer un homme comme les laquais les tracent contre les murs ; une barre pour chaque bras, une barre pour chaque jambe, et des doigts plus gros que le bras. Bien longtemps après nous nous apercevrons l’un ou l’autre de cette disproportion » (Idem). Voilà donc le dessin enfantin, à peine découvert, « recouvert ». Mais pourquoi ? La question, on l’accordera, doit être posée. Suffit-il d’y répondre en invoquant l’esthétique de l’imitation, de la mimesis, à laquelle le dispositif éducatif du gouverneur est entièrement suspendu ? Certes, son poids et son rôle sont visibles à chaque ligne des quelques pages que Rousseau consacre à l’apprentissage du dessin. Mais il y a plus. Il y a que le dessin enfantin, à peine découvert, renvoie la maladresse enfantine à reproduire le sensible à la maladresse générale du peuple. Il y a ce sous-texte cinglant, qu’il faut bien restituer sans détour : les enfants dessinent comme des laquais. Sous-texte qui se lit tout autant dans l’autre sens : les laquais dessinent comme des enfants. Il ne s’agissait que d’apprendre à « bien » dessiner, de faire le partage entre l’imitation fidèle à la nature et 3 « Les enfants, grands imitateurs, essayent tous de dessiner » (Livre II), p. 183). l’image erronée. Voilà qu’il s’agit d’une ligne de partage entre l’homme du peuple et le bourgeois éduqué, voilà qu’il s’agit de la différence entre une enfance maintenue dans son état populaire et une enfance qui s’en arrache. Voilà qu’il s’agit d’une question politique, au sens que lui donne Jacques Rancière : une question qui concerne le « partage du sensible », c’est-à-dire, « le système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives4 ». Le sensible et les « politiques de l’enfance » Entreprendre de relire l’Emile à la lumière des thèses de Jacques Rancière, et plus particulièrement de cette notion au cœur de l’œuvre, puisqu’elle est déjà engagée en 1981 dans l’ouvrage fondateur, La nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, et qu’elle est toujours là dans l’un des derniers ouvrages publiés, Aesthesis. Scènes du régime esthétique de l’art, pourrait passer pour l’une de ces acrobaties savantes dont nous autres philosophes sommes parfois un peu trop friands. Je ne bouderai pas le plaisir que peut procurer ce genre de défi. Mon entreprise s’adosse toutefois à quelques tentatives qui m’ont convaincu non seulement de l’intérêt d’une lecture de cet ordre, mais aussi d’y pressentir une réelle puissance théorique. Pour m’en expliquer brièvement – j’y reviendrai – je dois au moins indiquer que la lecture que je vais amorcer s’inscrit dans une ligne de réflexion portant sur l’enfance d’aujourd’hui, sur l’enfance d’aujourd’hui comme question politique, et qu’elle en est venue à considérer le champ de l’art et de l’esthétique comme l’un des lieux où s’élaborent ce que nous pouvons appeler les politiques de l’enfance5. Dans un entretien recueilli dans l’ouvrage qui donne sans doute au lecteur l’accès le plus aisé et le plus développé à l’œuvre de Jacques Rancière, et qui le gratifie de surcroît d’un titre étonnamment tonique : Et tant pis pour les gens fatigués, on peut lire cette déclaration : « la politique est d’abord une bataille sur les données sensibles ellesmêmes6 ». Eh bien je propose qu’on regarde la scène d’apprentissage du dessin et la chambre d’Emile où elle s’expose au Livre II comme une bataille sur les données sensibles. Je propose qu’on examine dans l’Emile le déploiement d’une politique de l’enfance, et qu’on le fasse à la lumière de cette définition du politique selon Jacques Rancière : « La politique consiste à reconfigurer le partage du sensible qui définit le commun d’une communauté, à y introduire des sujets et des objets nouveaux, à rendre visible ce qui ne l’était pas et à faire entendre comme parleurs ceux qui n’étaient perçus que comme animaux bruyants7 ». Comment Rousseau, par exemple, entreprend-il au Livre I de faire entendre comme parleurs ceux qui n’étaient perçus que comme animaux bruyants ? Lire L'Emile donc comme traité pédagogique et politique, en se souvenant que Jacques Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique, La Fabrique, 2000, p. 12. Cette réflexion s’inscrit dans les développements d’une recherche intitulée « Politiques de l’enfance : le cas de l’éducation artistique » (acronyme POLEART). Elle a été soutenue et financée par l’Agence Nationale de la Recherche (France), dans le cadre de son programme « Enfances ». La présente conférence reprend une communication faite en ouverture d’une journée du colloque de Cerisy-la-Salle Emile aujourd’hui, colloque organisé par la Société Francophone de Philosophie de l’Education (SOFPHIED) en juin 2012 à l’occasion du deux cent cinquantième anniversaire de la publication de l’Emile (1762). 6 Jacques Rancière, « Littérature, politique, esthétique. Aux abords de la mésentente démocratique », in Et tant pis pour les gens fatigués, Paris, Editions Amsterdam, 2009, p. 159. 7 Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004, p. 38. 4 5 la politique « se joue toujours dans des questions de partages et de frontières8 ». Qu'en est-il dans L'Emile de ces partages et frontières ? Quelle politique de l'enfance déterminent-ils ? Et que dire à cet égard de l'éducation d’Emile et du partage du sensible qu'elle opère ? Qu'en est-il dans l'Emile de ce « problème de partage symbolique qui est beaucoup plus ancien et beaucoup plus large » et qui concerne « la distribution de la parole, du temps, de l'espace9 » ? Qu'en est-il en effet dans l'Emile et son économie pédagogique de la distribution de la parole, du temps et de l'espace ? Ces questions, selon nous, peuvent éclairer les figures de « l’enfant philosophe » et de « l’enfant au plus près de l’artiste » qu’on voit aujourd’hui se lever et réinterroger l’enfance, la différence enfant-adulte, la place et le statut de l’enfance dans les sociétés postmodernes. Aesthesis et politique Aussitôt que nous adoptons cette perspective, nous sommes conduits à regarder autrement les deux premiers livres de l’Emile, et plus particulièrement le sensualisme qui préside à la première éducation, à celle de la première et de la seconde enfance, à l’éducation de l’infans, puis du puer. On loue à fort juste titre Rousseau d’une première et fondatrice libération de l’enfant, celle de son corps, de sa mobilité, de sa relation esthésique au monde. L’Emile, dès son livre premier, se trouve placé sous le double signe, sous les signes conjoints du sensible et de la liberté. Le sensible y est désigné comme le lieu où se joue aussitôt le destin de la liberté. Si L’Emile est un traité de l’enfance qui désigne dans l’enfance le sensible, l’esthétique (aesthesis) comme cœur de notre humaine condition, il est aussi, indissociablement, et pour cette raison même, traité politique. On regarde souvent L’Emile comme le complément éducatif du Contrat social : la philosophie politique commande l’entreprise éducative, l’Emile est l’homme tel que doit être tout homme tel que le réclame l’effectivité du contrat social. Et nous avons en tête l’image d’un Rousseau ayant ses deux manuscrits sous la main et allant de l’un à l’autre d’une même plume. Certes, mais l’Emile commence par un vigoureux plaidoyer pour que l’enfance soit libérée du carcan dans lequel l’enferme la pratique de l’emmaillotage, commence par l’irruption du sensible dans le politique, la désignation du sensible comme tout premier et fondateur lieu du politique. Rousseau y associe sans détours le langage de la puériculture et celui de la politique ; sous sa plume les cris et les pleurs de l’enfant font déjà entendre les dictats du tyran. La dénonciation rousseauiste de l’emmaillotage ne se fait pas seulement dans le langage d’un naturaliste, mais fondamentalement dans celui de la philosophie politique. Rousseau cite bien le Buffon de l’Histoire Naturelle, en lui empruntant cette superbe envolée : « A peine l’enfant est-il sorti du sein de la mère, et à peine jouit-il de la liberté de se mouvoir et d’étendre ses membres, qu’on lui donne de nouveaux liens. On l’emmaillote, on le couche la tête fixée et les jambes allongées, les bras pendants à côté du corps ; il est entouré de bandages de toute espèce, qui ne lui permettent pas de changer de situation. Heureux si on ne l’a pas serré au point de l’empêcher de respirer » (Cité au livre premier, p. 43). Mais il l’aura fait précéder d’une déclaration qui place résolument la pratique en usage à l’égard du nouveau-né dans le droit fil du célèbre début du Contrat social et de la fière maxime qui ouvre le chapitre un : « L’homme est né libre et partout il est dans les fers ». Pour Rousseau, « tous nos usages ne sont Jacques Rancière, « Littérature, politique, esthétique. Aux abords de la mésentente démocratique », in Et tant pis pour les gens fatigués, Paris, Editions Amsterdam, 2009, p. 151. 9 Ibid., p. 155. 8 qu’assujettissement, gêne et contrainte », et l’emmaillotage est le tout premier de ses assujettissements, prototype de tous les autres : « L’homme civil naît, vit et meurt dans l’esclavage ; à sa naissance on le coud dans un maillot ; à sa mort on le cloue dans une bière ; tant qu’il garde la figure humaine, il est enchaîné par nos institutions » (Livre premier, p. 43). Le maillot, premier maillon de la fabrique d’esclaves n’ayant d’autres recours que les cris et les pleurs, mais aussi premier maillon de la fabrique des tyrans. Du côté de l’esclavage, des enfants qui aussitôt que jetés dans le monde « ne trouvent qu’obstacles à tous les mouvements dont ils ont besoin », et « plus malheureux qu’un criminel aux fers, font de vains efforts, s’irritent, crient » (Livre premier p. 44). Du côté de la tyrannie, les cris et les pleurs d’un enfant que tantôt on flatte, tantôt on menace, en sorte que « ou nous nous soumettons à ses fantaisies, ou nous le soumettons aux nôtres », et qu’en conséquence « ses premières idées sont celles d’empire et de servitude » (Livre premier, p. 50). La faiblesse de l’enfant est de nature. D’où lui vient le sentiment de sa dépendance, qui procède bien encore de l’ordre naturel et de la loi des choses. Mais l’idée qui naît ensuite, « l’idée de l’empire et de la domination » provient moins de leurs besoins qu’elle n’est « excitée… par nos services ». Il y a donc bien, au cœur de l’Emile, une politique du sensible, et même ce que nous conviendrons d’appeler une politique de l’enfance procédant de la primauté du sensible. Cela suffirait à justifier la pertinence au moins heuristique d’une (re)lecture de l’Emile à la lumière d’une réflexion qui trouve précisément son inspiration centrale au carrefour du politique et de l’aesthesis, qui parle d’une « esthétique de la politique », comme le résume Jacques Rancière lui même, « pour indiquer que la politique est d’abord une bataille sur les données sensibles elles-mêmes10 ». Mais il y a plus. L’Emile est littéralement hanté par les problèmes de frontières et de partages, et cela, répétons-le, dès son livre premier. Je vais y revenir, et tenter au moins d’esquisser un parcours dans une lecture de l’Emile qui serait particulièrement attentive à ces moments et à ces scènes où l’enjeu relève bien de ce que Jacques Rancière appelle le « partage du sensible ». Il faut toutefois s’arrêter d’abord sur cette notion. Le « partage du sensible » Mon propos consistera moins à communiquer un quelconque savoir ou une lecture personnelle concernant Jacques Rancière et ce thème du « partage du sensible » au cœur de la philosophie et de l’esthétique de l’auteur du Maître ignorant qu’à vous faire part d’une interrogation que cette lecture me permet de relancer. Mon intuition est qu’il s’agit là d’une conception essentielle pour la réflexion que je conduis, qu’elle est susceptible de donner une consistance théorique renforcée à l’hypothèse d’une « politique de l’enfance » dont l’éducation artistique – et plus largement la dimension esthétique – ainsi que le domaine de la « philosophie pour/avec l’enfant », seraient deux des lieux les plus exemplaires. J’ajouterai qu’elle ouvre du même coup à une lecture de l’Emile permettant de confronter les savoirs et les pensées de l’enfance qui y sont à l’œuvre aux interrogations qui sont les nôtres aujourd’hui, en un « Littérature politique esthétique. Aux abords de la mésentente démocratique », in Et tant pis pour les gens fatigués, p. 159. 10 moment où précisément nous ne savons plus très bien ce que sont nos enfants ni comment les éduquer. On l’aura donc compris, je ne formule pas cette interrogation d’un point de vue qui serait celui d’un spécialiste, mais bien celui d’un lecteur qui aurait besoin d’éclaircissements pour poursuivre et plutôt reprendre, relancer, une lecture qu’il pressent particulièrement fructueuse pour ses propres préoccupations. Ce besoin de comprendre est par ailleurs régulièrement aiguisé face aux nombreux constats que je suis amené à faire d’un recours grandissant aux thèses de Jacques Rancière dans les champs intellectuels, politique, esthétique, et l’étonnant succès de cette notion de « partage du sensible » sur notre Agora. Bref, l’œuvre de Jacques Rancière semble être pour beaucoup la source neuve d’une nouvelle lumière dans le champ esthétique et politique. Je dois le confesser, tous ces gens qui ont si bien compris, cela m’épate toujours un peu, et ravive mon interrogation et ma curiosité : quelles portes ouvre donc le thème ranciérien du « partage du sensible » ? Revenons donc au texte de Rancière lui-même, et à la lecture de l’Emile ouverte dans son sillage. La définition la plus directe que donne Rancière du « partage du sensible », dans l’ouvrage portant précisément ce titre, en situe très précisément les enjeux politiques, ou plus précisément les registres sur lesquels se situent ces enjeux politiques : « J’appelle partage du sensible ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives. Un partage du sensible fixe donc en même temps un commun partagé et des parts exclusives. Cette répartition des parts et des places se fonde sur un partage des espaces, des temps et des formes d’activités qui détermine la manière même dont un commun se prête à participation et dont les uns et les autres ont part à ce partage » (p. 12). Deux exemples, deux illustrations, viennent dans la foulée sous la plume de Rancière à l’appui de cette définition : l’exclusion de l’esclave de la communauté des citoyens chez Aristote, celle des artisans chez Platon. Pour ma part, si je devais en donner une version plus « pédagogique », c’est vraisemblablement vers une scène de l’Emile bien connue, au livre second, où Jean-Jacques entreprend, avec la complicité du jardinier Robert, de faire entendre à son élève ce que signifie « propriété » que je me tournerais. Ce qui se trame là entre le gouverneur et son élève est en effet un véritable bras de fer dont l’enjeu est ni plus ni moins que d’imposer à l’élève la lecture du sensible à laquelle l’assigne le partage du sensible institué. Toute la manœuvre de Jean-Jacques et de son complice est d’effacer le visible commun dans lequel se tient d’abord l’élève, et de faire apparaître l’invisible des découpages, des places et des parts réservées, sous l’apparente continuité et indivision du commun. Je ne rappelle pas la scène dans tout son développement, elle est bien connue. D’abord laisser Emile, sur un lopin de terre choisi, s’adonner sans retenue à son goût et à son envie du jardinage, plus encore, la favoriser, partager et encourager son goût, travailler avec lui, « non pour son plaisir, mais pour le mien » (p. 119), comme le fait Jean-Jacques, et même lui prêter ses bras ; et cela jusqu’à ce que l’enfant sente ce travail et cette terre ouvrée comme un prolongement de lui-même. Je souligne ici dans mon propos le verbe sentir, c’est bien celui que choisit Rousseau : « je lui fait sentir qu’il a mis là son temps, son travail, sa peine, sa personne enfin ; qu’il y a précisément dans cette terre quelque chose de lui-même » (p. 120). Fin de la première mise en scène, voilà Emile face à un visible entièrement lisible comme sa part dans le commun. Puis deuxième scène, le jardinier Robert, propriétaire des lieux, littéralement efface, saccage ce visible, détruit et disperse l’évidence sensible : « O spectacle ! O douleur ! Toutes les fèves sont arrachées, tout le terrain est bouleversé, la place même ne se reconnaît plus » (Idem). De quoi s’agit-il ? D’apprendre à Emile une autre lecture du sensible et de ses « évidences », d’y faire apparaître l’invisible sur quoi repose la distribution des parts. Le lopin de terre est ici comme une page blanche qu’on ferait et déferait jusqu’à ce qu‘y soit inscrit la bonne leçon, le juste texte, jusqu’à ce que Emile ait compris où sont sa part et sa place, quand Robert aura répondu favorablement à « l’arrangement » proposé par le précepteur : « Ne pourrait-on pas proposer un arrangement au bon Robert ? Qu’il nous accorde, à mon petit ami et à moi, un coin de son jardin pour le cultiver, à condition qu’il aura la moitié du produit » (p. 121). Au terme de l’entreprise du gouverneur, le lopin de terre, cette surface œuvrée qui aura été faite et refaite, écrite et réécrite, sera comme le palimpseste où l’on peut « voir comment l’idée de propriété remonte au droit du premier occupant par le travail » (Idem). Le théâtre du jardinier est une illustration assez parlante, me semble-t-il, des éclairages que peut apporter à la lecture de l’Emile une perspective inspirée des travaux de Jacques Rancière, et plus particulièrement de la notion centrale de « partage du sensible ». Il ne serait pas difficile d’en trouver bien d’autres sous la plume du Rousseau de l’Emile. Tous nous conduiraient à la même conclusion : le « partage du sensible » commande à ce qu’on pourrait appeler le partage éducatif. Ce partage là, à proprement parler, Rousseau ne le récuse pas. C’est un partage que Emile ou de l’éducation à la fois met à nu et accepte, mais aussi entreprend de contourner. Toute la difficulté et les ambiguïtés de l’œuvre sont dans cette posture double. Mise à nu et acceptation, dans un même mouvement : « Dans l’ordre social, où toutes les places sont marquées, chacun doit être élevé pour la sienne » (Livre premier, p. 41). Dans l’ordre social, le partage du sensible est fait, les places et les parts assignées, et ce partage commande à l’éducation telle que la veut l’ordre social : « Si, poursuit Rousseau, un particulier formé pour sa place en sort, il n’est plus propre à rien. L’éducation n’est utile qu’autant que la fortune s’accorde avec la vocation des parents ; en tout autre cas elle est nuisible à l’élève, ne fût-ce que par les préjugés qu’elle lui a donnés » (Idem). L’argument était promis à une longue carrière, comme on le sait, et l’histoire de l’école du peuple l’aura vu longuement mobilisé et opposé. Pour sa part, au partage du sensible imposé dans l’ordre social, Rousseau oppose alors un autre partage du sensible, définissant un autre commun de la communauté, celui de « la vie humaine », de « la condition humaine », comme commune condition sensible : « Vivre est le métier que je veux lui apprendre. En sortant de mes mains, il ne sera, j’en conviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre ; il sera premièrement homme : tout ce qu’un homme doit être, il saura l’être au besoin tout aussi bien que qui que ce soit ; et la fortune aura beau le faire changer de place, il sera toujours à la sienne » (livre premier, p. 42). Est-il bien sûr que l’Emile soit le traité de l’éducation nécessaire à l’établissement du nouvel ordre civil refondé dans Le contrat social ? On peut en discuter, et même en douter. Alexis Philonenko dans son Jean-Jacques Rousseau et la pensée du malheur n’avait peut-être pas tort de voir dans l’Emile un moment de l’évolution de l’œuvre où Jean-Jacques avait cessé de croire à l’entreprise de régénération du corps social. Bien des passages de l’Emile et le mouvement de l’Emile tout entier paraissent bien issus « d’un profond mouvement de réaction contre une société se décomposant chaque jour davantage 11 ». Dans l’Emile déjà l’espérance politique se déplace du citoyen régénéré au promeneur solitaire qui s’est mis en marche, et qu’on peut apercevoir çà et là. Comme l’écrit Alexis Philonenko, « dès le principe, Emile, l’enfant quelconque, va s’individualiser12 ». L’autre partage du sensible sera moins l’affaire et l’enjeu de la citoyenneté que de l’individualité, ajouterai-je. Jean-Jacques Rousseau se replie sur un individu qu’il prétend éduquer dans la solitude. Jean-Jacques s’est vu « peu à peu contraint de concentrer toute son énergie sur l’enfant quelconque », écrivait encore Philonenko, avant d’en venir à ce constat : « A défaut de régénérer le corps social, il pourra se consoler à l’idée d’avoir formé un homme nouveau, « un sauvage fait pour habiter les villes »13 ». L’enfant, l’artiste, le philosophe : trois figures du « sauvage » condamner à habiter les villes ? Trois figures de l’homme qui « a le plus senti la vie » ? Cet homme, cet individu qui sera toujours à sa place, la sienne, quoi qu’il en soit de celle que lui assigne l’ordre social et la fortune, c’est l’homme sensible, celui qui « a le plus senti la vie » (Livre premier, p. 43), c’est d’abord l’homme que « la nature appelle à la vie humaine » (p. 42), et dont vivre est le métier à apprendre. L’accomplissement d’une vie d’homme ne peut se mesurer à rien d’autre qu’à l’amplitude et à l’intensité du sentiment d’exister. Et du coup l’enfance en est comme le cœur. Oui, le promeneur solitaire et la rêverie régénératrice sont bien en marche dans l’Emile quand Rousseau entreprend d’expliquer ce qu’est ce « métier de vivre » : « Vivre, ce n’est pas respirer, c’est agir ; c’est faire usage de nos organes, de nos sens, de nos facultés, de toutes les parties de nousmêmes, qui nous donnent le sentiment de l’existence » (p. 43). L’enfance, souvenonsnous en, est pour Rousseau le modèle du bonheur au présent, du simple bonheur d’exister. La dénonciation de l’emmaillotage suit immédiatement cette élévation du sentiment de l’existence et de la vie « sentie » au rang de valeur humaine suprême. C’est en effet que cette pratique prive d’emblée le petit d’homme de la seule possibilité d’opposer aux partages du sensible imposés la puissance infinie du sensible qui est le lot commun de tous et de chacun. Et ici l’enfance appartient pleinement à la commune humanité, elle s’affirme comme dimension indissociable, fondatrice de notre humanité totale. Impossible d’être pleinement homme si l’on a pu être pleinement enfant, dès lors que c’est dans l’enfance même que s’enracine notre humanité sensible. Encore un propos de Rousseau qui sonne comme un aphorisme, et que nous avons tous en tête : « L’humanité a sa place dan l’ordre des choses ; l’enfance a la sienne dans l’ordre de la vie humaine » (Livre second, p. 93). Le célèbre plaidoyer pour l’enfance du livre second, cette célèbre exhortation qui fait du respect et de la protection de l’enfance dans chaque enfant un devoir d’humanité – « Hommes, soyez humains, c’est votre premier devoir ; soyez-le pour tous les états, pour tous les âges » (p. 92) – n’ont pas seulement pour arrière-plan la terrible mortalité qui prive un si grand nombre d’enfants du simple plaisir d’être et de vivre dès le plus jeune âge, et la compassion qu’elle suscite. Si Rousseau peut interpeler les lecteurs en ces termes : « Aimez l’enfance ; favorisez ses jeux, ses plaisirs, ses aimables instincts », s’il peut leur adresser cette injonction : « aussitôt qu’ils peuvent Alexis Philonenko, Jean-Jacques Rousseau et la pensée du malheur, tome 3, Apothéose du désespoir, Paris, Vrin, 1984, p. 93. 12 Ibid., p. 121. 13 Idem. 11 sentir le plaisir d’être, faites qu’ils en jouissent », c’est bien avec la pleine conscience que ce simple plaisir d’être, cette vie sentie, sont le bien humain le plus précieux. D’une certaine façon, tous les « partages » que dénonce l’Emile, depuis le tout premier partage du maillot excluant l’enfant du plaisir de se sentir être dans sa libre motricité, obéissent au même principe, qu’il s’agisse du partage qui sépare les enfants de leur mère au profit de nourrices étrangères, « femme mercenaire », afin que « ces douces mères, débarrassées de leurs enfants, se livrent gaiement aux amusements de la ville » (livre premier p. 45), ou qu’il s’agisse du partage entre les villes et les campagnes : Emile doit être élevé « à la campagne, loin de la canaille des valets, les derniers des hommes après leurs maîtres ; loin des noires mœurs des villes » (Livre second, p. 115). Même l’apprentissage du langage, à quoi Rousseau se montre très attentif, se trouve soumis à ce partage ville/campagne : « A la campagne, une paysanne n’est pas toujours autour de son enfant ; il est forcé d’apprendre à dire très nettement et très haut ce qu’il a besoin de lui faire entendre » ; tandis que « les enfants des villes, élevés dans la chambre et sous l’aile d’une gouvernante, n’ont besoin que de marmotter pour se faire entendre » (Livre premier, p. 83)14. Le partage du sensible, enjeu des politiques de l’enfance Ainsi, ce que dégagent les premières pages de L’Emile, c’est l’existence, aussitôt que commence l’éducation, dès le berceau, d’un dispositif général de partage du sensible dans lequel l’enfant, si l’on veut bien donner à la pratique de l’emmaillotage toute la portée emblématique que lui accorde de fait Rousseau, est un « sans parts » et un « sans places », interdit même d’accès à l’activité première où s’enracine la liberté dont jouit même l’animal, celle de se mouvoir, de donner libre cours aux forces qui l’animent. Les lecteurs d’un certain âge et dont je suis, et qui se souviennent d’avoir découvert enfant les aventures en bandes dessinées de la célèbre Bécassine15, auront aussi découvert en lisant Rousseau que la pratique du bébé emmailloté accroché au fil où sèche la lessive à laquelle vaque celle qui en a la charge n’est pas seulement un trait d’humour de caricaturiste, mais bien une assignation de l’enfant à un « nulle part » qui perdure bien au-delà du siècle de l’Emile16. La mise à l’écart que constitue selon Rousseau le placement chez une nourrice à la campagne est bien un autre cas de figure de cette assignation dont l’emmaillotage constitue la forme princeps. Le principe en est toujours le même : l’enfant, en tant qu’enfant, n’a pas de part, n’a pas à « avoir part » au monde sensible commun, « les découpages qui y définissent les places et les parts respectives » l’ont laissé en dehors. Ou, plus exactement, cette extériorité définit son rapport au commun. Il serait d’ailleurs aisé de ranger la plupart des situations faites à l’enfant et des pratiques à son égard que dénonce Rousseau selon un classement qui indiquerait à la fois la nature et le degré de mise à l’écart dans le partage du sensible dont elles témoignent. Il y serait bien question de la « répartition des parts et des places » qui « se fonde sur un partage des espaces, des Pour le dire dans le langage de Rancière : c’est à la campagne que les enfants ont les meilleures chances de se « faire entendre comme parleurs », enjeu éminemment politique. 15 J’ignore si cette célèbre bande dessinée française a été traduite et diffusée au Brésil ; mais peut-être en existe-t-il l’équivalent. 16 « Au moindre tracas qui survient, on le suspend à un cou comme un paquet de hardes ; et tandis que, sans se presser, la nourrice vaque à ses affaires, le malheureux reste ainsi crucifié » (livre premier, p. 45) 14 temps et des formes d’activités » laquelle répartition « détermine la manière même dont un commun se prête à participation et dont les uns et les autres ont part à ce partage17 ». Il y serait bien question de « la distribution de la parole, du temps, de l'espace18 ». Ces considérations me conduisent à avancer la proposition suivante : le partage du sensible est bel et bien l’enjeu de la politique de l’enfance, de toute politique de l’enfance. Et de lui ajouter ce corolaire : c’est précisément la nature de cet enjeu, l’enjeu du partage du sensible, qui révèle la nature politique de la question de l’enfance. En d’autres termes, là où, dans le domaine de l’enfance et de l’éducation, le partage du sensible est en jeu, il est bien question de la politique de l’enfance, de l’enfance comme question politique. Précisons bien que le partage du sensible est de l’ordre du politique, avant que d’être de l’ordre de la politique. Un partage du sensible institué fonctionne comme un a priori structurant, que Rancière compare explicitement à l’a priori kantien ou à l’épistémé foucaldienne : « Si l’on tient à l’analogie, on peut l’entendre en un sens kantien – éventuellement revisité par Foucault – comme le système des formes a priori déterminant ce qui se donne à sentir. C’est un découpage des temps et des espaces, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit qui définit à la fois le lieu et l’enjeu de la politique comme forme d’expérience. La politique porte sur ce que l’on voit et ce qu’on peut en dire, sur qui a la compétence pour voir et la qualité pour dire, sur les propriétés des espaces et les possibles des temps ». Rappelons qu’une épistémè chez Foucault a trait aux formes préalables par lesquelles nous pensons et parlons les choses, que ces formes, fonctionnant comme des a priori, n’en sont pas moins historiques (elles naissent et meurent). Le partage du sensible – et c’est ici sur le terme partage qu’il faut mettre l’accent – est donc un a priori de cet ordre, un partage déjà-là, qui a l’apparence et la valeur d’une évidence, celle d’un « donné », mais du même coup un partage imposé, « naturalisé » si l’on veut, masquant par ce visible d’évidence l’invisible de l’arbitraire et de la contingence. Nos manières de penser et parler l’enfance, de l’assigner, relèvent d’un tel partage déjàlà, d’un partage du sensible d’ordre apriorique. Une politique de l’enfance dépend du partage préalable du sensible qui assigne à l’enfance ses parts et ses places, elle en est le déploiement concret, effectif. L’hypothèse que je crois possible d’avancer est la suivante : voici venu le temps, nous y sommes, où l’enfance et la préoccupation de l’enfance sont devenues parties prenantes et agissantes de ce « découpage des temps et des espaces, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit qui définit à la fois le lieu et l’enjeu de la politique », d’une façon qui remet en cause le partage du sensible établi. En d’autres termes, pour interroger ce qu’il en est de l’enfance aujourd’hui, il peut être particulièrement éclairant d’examiner comment les manières de penser et d’agir l’enfance touche au partage du sensible. Je fais l’hypothèse complémentaire que Rousseau peut nous aider à le comprendre, à sa façon, paradoxale. Je me propose, pour finir, de le montrer en revenant à mon point de départ : le dessin enfantin, la chambre d’Emile comme lieu d’exposition du dessin enfantin. Jacques Rancière, Le partage du sensible, p. 12. Jacques Rancière, « Littérature, politique, esthétique. Aux abords de la mésentente démocratique », in Et tant pis pour les gens fatigués, p. 155. 17 18 Le sensible, mais quel sensible ? Rousseau, on en conviendra, procède à une libération étrangement paradoxale de l’enfance. Voilà l’auteur de l’Emile accomplissant d’entrée de jeu cette révolution qui remet l’enfance dans le commun du sensible et entend lui donner sa part dans le partage, mais qui aussitôt substitue à l’exclusion radicale que symbolise l’emmaillotage cet autre partage absolu qui a nom « éducation négative », « méthode inactive ». L’effacement du gouverneur, on l’a souvent dit, a pour autre face son omniprésence et son activisme tout puissant dans l’aménagement des temps, des espaces, des activités, des sensations mêmes de son élève. Ce dernier point n’est pas le moins remarquable : le partage du sensible que le gouverneur substitue aux partages récusés fait de lui le maître absolu, l’ordonnateur tout puissant du sensible auquel Emile aura accès. Il veut « qu’on l’habitue à voir des objets nouveaux, des animaux laids, dégoûtants, bizarres, mais peu à peu, de loin, jusqu’à ce qu’il y soit accoutumé, et qu’à force de les voir manier à d’autres, il les manie enfin lui-même » (livre premier, p. 71/72). Même « graduation lente et ménagée » en toute chose, pour tremper le caractère comme pour préparer l’entendement : « dans le commencement de la vie, (…) ses sensations étant les premiers matériaux de ses connaissances, les lui offrir dans un ordre convenable, c’est préparer sa mémoire à les fournir un jour dans le même ordre à son entendement » (p. 73). Même souci dans l’éducation du corps « sans risque aux divers degrés de chaleur et de froid » : au bain « diminuez par degré la tiédeur de l’eau, jusqu’à ce qu’enfin vous les laviez été et hiver à l’eau froide et même glacée » (Livre premier, p. 67). Les fameuses « ruses pédagogiques » du gouverneur aux livres second et troisième sont de la même eau. On comprend sans doute qu’il s’agit de substituer au « mauvais » partage de l’ordre civil tel qu’il est le « bon partage » de la nature, nécessaire au juste partage d’un ordre civil régénéré ; mais bien des éléments dans l’Emile même – je rejoins sur ce point les analyses de Philonenko – donnent à penser que Rousseau n’est plus tout entier dans cette voie et cette espérance de la régénération morale et politique de l’homme et de la société. La leçon de dessin toutefois se trouve en deçà de cette rupture dans la trajectoire rousseauiste, et participe encore de l’entreprise systématique de régénération morale et intellectuelle. Sa logique est identique à celle qui recommande la graduation des degrés de chaleur et de froid s’agissant de la première éducation du corps. C’est pourquoi elle est avant tout un exercice au profit de l’éducation intellectuelle de l’œil et de la main, une éducation de l’entendement selon ses outils premiers que sont l’œil et la main, l’éducation d’une aesthesis pour laquelle le sensible est encore de l’intelligible confus qu’il faut mener vers la clarté. Ici, le senti dont le livre premier avait fait une pleine valeur, culminant dans le sentiment d’existence, n’est pas de mise. Il faudra lire Les Confessions et surtout les Rêveries du promeneur solitaire pour le retrouver19. Mais dans A l’appui de cette lecture, viennent les pages de Aesthesis. Scènes du régime esthétique de l’art (éditions Galilée 2011), que je découvre, et particulièrement celles du chapitre intitulé « le ciel plébéien », dans lesquelles Jacques Rancière compare le Jean-Jacques des Confessions et des Rêveries au Stendhal du Rouge et Noir. L’auteur y met au compte de la contribution rousseauiste à la révolution égalitaire la promotion de cette expérience sensible où l’on ne fait rien, et qu’il avait théorisée sous le nom de rêverie : « ne penser à rien d’autre qu’au moment présent, ne jouir de rien d’autre que du pur sentiment de l’existence, et, éventuellement, du plaisir de le partager avec une âme également sensible », résume Rancière (p. 68). 19 ces ouvrages, particulièrement dans le dernier, Rousseau ne s’adresse qu’à lui-même et à son lecteur dans le silence du livre qui les unit ; et s’il peut être encore question d’éducation, c’est de celle qui procède de l’œuvre quand une subjectivité singulière y fait son propre chemin. Bien loin donc de cette conception du sensible qu’il s’agit de maîtriser par « un coup d’œil plus juste, une main plus sûre, la connaissance des vrais rapports de grandeur et de figure », maîtrise à laquelle la leçon de dessin voue encore l’apprentissage de cet art. Le sensible, certes, mais quel sensible ? Deux conceptions du sensible sont à l’œuvre dans l’Emile. Je viens d’évoquer la première ; elle conduit à faire de l’éducateur l’ordonnateur du sensible, et ne peut guère faire de place en éducation à ce que nous appelons aujourd’hui « art », et moins encore à la connivence de l’artiste et de l’enfance que célèbre la fameuse déclaration de Picasso. Rousseau gouverneur le dit d’ailleurs à sa façon dans la leçon de dessin, en voulant que son élève cultive cet art, « non précisément pour l’art même, mais pour se rendre l’œil juste et la main flexible », et en s’accommodant même de l’éventualité qu’il ne connaisse « peut-être jamais le discernement des effets pittoresques et de bon goût du dessin » (p. 183), pourvu qu’il y gagne le coup d’œil plus juste et la main plus sûre. L’autre conception du sensible désigne assurément Rousseau comme l’un des penseurs de notre modernité, l’un de nos proches. Elle se fraie un chemin dans les interstices, les intermittences et les « ratés » du partage du sensible, ses « lâcher prises ». Elle trouve significativement sa source dans le plaidoyer pour l’enfance du livre premier de l’Emile, dans lequel nous avons cru entendre comme un écho anticipé des Rêveries, mais elle passe à côté de ce que nous attendons aujourd’hui, depuis ce prélude que furent Les lettres sur l’éducation esthétique de l’humanité de Schiller, d’une authentique éducation esthétique. Je voudrais avant de conclure essayer de comprendre pourquoi. Le sensible et les régimes de l’art L’expression qui me semble la mieux à même de caractériser cette autre conception du sensible est celle-ci : puissance du sensible. Elle peut nous aider à comprendre l’articulation de la sensibilité et de l’autonomie, et donc la portée émancipatrice de l’éducation esthétique. En effet, cette inscription de l’existence humaine dans le sensible, cette centration ontologique et anthropologique sur le sensible congédient toute référence imposant un ordre du monde auquel il s’agirait de se soumettre, et du même coup inscrit notre autonomie et notre liberté de choix au sein même du sensible, de la profusion, du jaillissement du sensible. J’emprunterai à Christian Ruby ce propos qui me semble bien rendre compte de ce qui est en jeu : « Il est dorénavant possible d’appeler « sensible » une puissance inédite produisant éternellement, et de manière contingente, la diversification infinie des choses qui jamais ne se laisse canaliser entièrement… L’existence humaine … a vocation à la multiplicité infinie et imprévisible20 ». Dès que l’on comprend cette irréductibilité du sensible comme une chose positive, on s’approche du lien nécessaire entre sensibilité et émancipation, entre éducation esthétique et autonomie ; l’autonomie est relative à cette diversité contingente et jaillissante, par laquelle « rien n’est jamais définitivement clos ni soumis à une « nature des choses », comme le dit Jacques Rancière. 20 Christian Ruby, L’interruption. Jacques Rancière et la politique, Paris, p. 16. Cela suffit-il à expliquer pourquoi la leçon de dessin de l’Emile passe, de notre point de vue, je veux dire aux yeux et à la sensibilité des hommes et des femmes de notre temps, à la fois à côté de l’art et à côté de l’enfance, alors même qu’à d’autres moments Rousseau en est étonnamment proche ? En bonne partie, me semble-t-il, si l’on ajoute que les deux conceptions du sensible qui partagent l’Emile et s’y affrontent, qui traversent même l’œuvre de Rousseau tout entière, ces deux régimes du sensible, recoupent très précisément ce que Jacques Rancière appelle les régimes de l’art. Sans entrer plus avant ici dans cet autre thème rancièrien d’importance, je crois pouvoir dire que l’Emile, et plus généralement l’œuvre de Rousseau dans son développement et l’aboutissement des Rêveries et des Confessions, voient se chevaucher et s’opposer le régime représentatif et le régime esthétique des arts. Jacques Rancière distingue trois grands régimes d’identification de l’art 21 dans la tradition occidentale, qui sont du même coup trois époques d’une histoire philosophique de ce que nous appelons « art ». Le « régime éthique des images » est le premier. Je ne m’y arrête pas ici, bien qu’il soit assurément très présent dans l’Emile, et peut-être même au cœur de l’éducation négative. Vient ensuite le « régime poétique – ou représentatif – des arts ». Avec le régime précédent, nous étions du côté de l’interdit platonicien ; avec le second, nous sommes du côté d’Aristote, de la mimésis, et de toute la tradition classique. Toute l’éducation artistique explicite présente dans l’Emile en relève. La leçon de dessin du livre second comme celle du jugement de goût au livre quatrième22. Le « régime esthétique des arts », enfin, est explicitement présenté par Rancière en opposition au régime poétique ou représentatif. Cette fois, nous sommes au cœur de notre problématique. Pas seulement parce qu’il s’agit de ce que nous appelons « art » aujourd’hui, mais parce que la question du sensible y est centrale, constitutive. J’appelle ce régime « esthétique », écrit Rancière, « parce que l’identification de l’art ne s’y fait plus par une distinction au sein des manières de faire, mais par la distinction d’un mode d’être sensible propre aux produits de l’art… Dans le régime esthétique des arts, les choses de l’art sont identifiées par leur appartenance à un régime spécifique du sensible23 ». Pour prendre au moins la mesure des conséquences et des significations de ce changement de régime, il faut en revenir à la définition du sensible comme jaillissement, contingence, profusion, mais aussi lieu du sens, d’un sens qui se formule dans l’ordre même du sensible. Le régime esthétique est dès lors un avènement qui bouscule le régime de la pensée : il y a de la pensée, du penser, dans le sensible comme tel. C’est bien ce qu’écrit ici Rancière, et qu’il développera dans L’inconscient esthétique24. C’est aussi, Je renvoie ici à la lecture du Partage du sensible et de L’inconscient esthétique. « Je veux qu’il n’ait d’autre maître que la nature, ni d’autres modèles que les objets » (livre second, p. 183). « Les hommes, dans leurs travaux, ne font rien de beau que par imitation. Tous les vrais modèles du goût sont dans la nature » (livre quatrième, p. 446) 23 Jacques Rancière, Le partage du sensible, p. 31. 24 « Ce sensible, soustrait à ses connexions ordinaires, est habité par une puissance hétérogène, la puissance d’une pensée qui est elle-même devenue étrangère à elle-même : produit identique à du non produit, savoir transformé en non savoir, logos identique à un pathos, intention de l’inintentionnel, etc. Cette idée d’un sensible devenu étranger à lui-même, siège d’une pensée elle-même devenue étrangère à elle-même, est le noyau invariable des identifications de l’art qui configurent originellement la pensée esthétique » (Jacques Rancière, L’inconscient esthétique, 2001, pp. 31/32). 21 22 me semble-t-il, ce que découvre le Rousseau des Rêveries, ce qu’aura pressenti le gouverneur de l’Emile, dans ces moments où se glissent, dans les failles de son dispositif, les jaillissements du sensible dans l’enfance, et sans doute aussi les jaillissements de l’enfance dans le sensible, et que se dessine alors un autre partage possible du sensible. *** Qu’on me permette deux dernières considérations qui seront sans doute moins étayées, plus prospectives. De certains développements de l’Emile, même si l’esprit d’ensemble de l’entreprise ne les conforte guère, il est possible de retenir cette leçon : l’évidence du partage peut être refusée, le partage du sensible peut être contesté et redistribué, et alors le politique est relancé. C’est précisément ce refus d’un partage du sensible imposé les vouant exclusivement au labeur ouvrier dont témoignent les prolétaires dont Rancière ressuscite les œuvres et les luttes émancipatrices dans La nuit des prolétaires, maître livre sous-titré magnifiquement Archives du rêve ouvrier. Voilà donc des prolétaires prenant sur leur sommeil, ce peu de temps laissé à la reproduction de la force de travail, pour composer des poèmes, peindre des tableaux, écrire des journaux, se faire poètes et philosophes, refusant donc ce partage du sensible qui place aux antipodes l’un de l’autre l’art et le travail ouvrier ; voilà des ouvriers pour lesquels l’art et la pensée ouvrent la voie d’une authentique émancipation, pour cette raison même. Il est peut-être vain de chercher une filiation entre ces ouvriers de la Nuit des prolétaires et le solitaire Rêveries, et plus encore avec ces figures de l’enfance que dessinent ces recompositions que nous avons appelées « enfant au plus près de l’artiste », « enfant au plus près du philosophe » ; on peut toutefois se demander si les démarches ne relèvent pas, sinon d’une même problématique, du moins d’un même horizon, sur une voie dont Rousseau aura été l’un des initiateurs. Ma seconde considération me ramène au thème qui constitue l’arrière-plan de mon propos : celle des politiques de l’enfance. Aux deux conceptions du sensible, aux deux régimes des arts entre lesquels l’Emile trace sa voie, correspondent deux politiques de l’enfance. Et donc deux postures à l’égard de l’enfance, s’agissant du partage du sensible. L’une, la plus marquée sans doute dans l’Emile, en dépit de ce que l’autre découvre et libère, peine à arracher l’enfant aux assujettissements que le partage du sensible impose. Cette autre posture, valorisant dans l’enfance et avec l’enfance la profusion du sensible, si elle perce çà et là entre les arcanes du dispositif pédagogique, ne semble trouver son aboutissement qu’au-delà de l’éducation raisonnée, dans les rêveries d’un promeneur solitaire. La leçon de dessin de l’Emile relève ainsi d’un partage du sensible, d’une politique de l’enfance, de l’enfant-à-éduquer, excluant l’enfant de l’accès au sensible envisagé comme cette valeur d’humanité que Rousseau semble pourtant découvrir au début de l’Emile, et précisément dans son plaidoyer pour l’enfance. La situation contemporaine en matière d’éducation artistique est bien différente, et même, dans sa ligne la plus significative, celle qui conduit les politiques de l’enfance à recourir aux artistes, inverse. Loin que le sensible porteur d’une authentique valeur d’humanité soit éloigné de l’enfance, c’est au contraire sa proximité qui s’y trouve promue. Non seulement, sur ce plan, la différence entre et l’adulte et l’enfant tend à s’effacer, mais l’enfance y devient modèle pour l’adulte. Et c’est bien sur le terrain de l’art, avec l’entrée des artistes en tant qu’artistes sur la scène éducative, que s’effectue cette mutation. Enfant philosophe ? Enfant artiste ? Enfant « au plus près de l’artiste », « au plus près du philosophe ? Pour conclure sur un propos optimiste et ouvert sur l’avenir, on pourra voir dans l’importance que revêtent aujourd’hui ces deux figures de l’enfance le signe qu’un nouveau partage du sensible est en marche, qu’un autre partage éducatif s’y opère – qu’une autre éducation vient à nous. Alain Kerlan Alain.kerlanniv-lyon2.fr