Eléments d’épidémiologie bioanthropologique Alain FROMENT Les anthropologies épidémiologiques Mots-clés : médecine darwinienne, anthropologie biomédicale, épidémiologie Problématique Si l’anthropologie biologique a indiscutablement une dette envers la médecine, puisque depuis ses origines, que ce soit en France ou à l’étranger, elle a été créée et animée par des médecins, la réciproque n’est, curieusement, pas vraie : la bioanthropologie n’a en effet, pendant le siècle et demi qui a suivi sa fondation, guère contribué à la médecine. C’est seulement depuis les années 1990 que, sous le nom de médecine darwinienne, s’esquisse une synthèse avec les acquis de l’évolution humaine (Williams, Nesse 1996 ; Stearns, Koella 2008, McKenna et al. 2008; O’Higgins, Elton 2008). A la différence de la médecine classique, la médecine darwinienne s’intéresse au « pourquoi » et non au « comment » de la maladie et raisonne au niveau de l’espèce davantage qu’à celui de l’individu. Car si la maladie procède avant tout du « colloque singulier », d’un problème individuel, la médecine n’a pas érigé en système cette réflexion sur la nature de la maladie en la portant au niveau de l’espèce humaine toute entière, en tant qu’entité zoologique, ni en terme de populations. Il faut pour cela s’éloigner de la recherche d’une causalité immédiate, pour se placer dans une perspective évolutive, notamment en termes d’adaptations (et de mal-adaptations) et de compromis (trade-offs). C’est en parasitologie et en infectiologie que le recours au darwinisme a d’abord abouti à la notion de coévolution entre hôte et pathogènes (Ewald 1996). Et l’épidémiologie, qui ne se limite évidemment pas à l’étude des maladies transmissibles, a de grands bénéfices à tirer de cette perspective évolutionniste, en intégrant les problématiques de l’anthropobiologie, comme la notion de diversité génétique, et les outils de l’éco-anthropologie, basée sur l’approche holistique, les réseaux, la causalité nonlinéaire, pour interpréter les interactions entre l’environnement pathogène et le corps, tant biologique que social (Benoist 1968). L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Dans l’Antiquité, les microbes étaient inconnus mais le rôle pathogène de l’environnement était bien connu, comme en témoigne certaines étymologies (« malaria » mauvais air, « paludisme » maladie du marécage). L’école pastorienne, récusant la notion de génération spontanée, a posé l’équation « un germe une maladie », et mis en évidence l’importance du « terrain », c’est-à-dire des idiosyncrasies individuelles. Avec la période moderne, cette notion est arrimée à la découverte du polymorphisme génétique, mais aussi des « traits de vie » personnels. Au début du XXe siècle, l’anthropologie médicale, ou pathologique, est considérée comme une branche de l’anthropologie physiologique, et donc de la biologie pure. Cette anthropologie physiologique, après l’ouvrage de synthèse de Damon (1975) a évolué vers des champs spécialisés, comme l’adaptation à l’altitude ou, sujet plus négligé, l’endocrinologie comparative. Dans un effort récent, l’anthropologie biomédicale tente d’intégrer l’interaction entre facteurs biologiques et sociaux. Autrefois réunies, les deux Anthropologies, biologique et culturelle, forment à présent deux entités. Pourtant, dans l’espèce humaine, toute maladie, qu’elle soit infectieuse ou non, a son «histoire naturelle», c’est-à-dire un agent, une écologie, un terrain, et un cursus, mais aussi son «histoire sociale», c’est-à-dire le contexte sociologique et économique de son apparition, de sa transmission et de son devenir. Il s’agit donc d’un processus bioculturel toujours complexe et systémique (Froment et al. 2007). C’est en ce sens que, selon l’angle choisi, on peut parler de deux anthropologies médicales, l’une relevant de l’emboîtement de champs appartenant surtout à l’Anthropologie culturelle : Ethnosciences > Ethnobiologie > Ethnomédecine + Ethnopharmacologie (Guerci, Conigliere 2003). Dans ce domaine, les anthropologues de la santé peuvent expliciter leur démarche sans faire appel à la biologie (Fainzang 2001). L’autre acception de l’Anthropologie épidémiologique est du domaine de l’Anthropologie biologique : Ecologie humaine > Ecomédecine > Anthropo-épidémiologie. L’épidémiologie bioanthropologique a pour mission d’intégrer ces deux démarches. 29 Eléments d’épidémiologie bioanthropologique Concepts de l’épidémiologie L’épidémiologie, tant descriptive qu’analytique, a besoin d’indicateurs, tels que la prévalence (nombre de cas au sein de la population) et l’incidence (nombre de cas/habitants/ unité de temps, un élément qui traduit mieux l’évolution d’un processus pathologique). En épidémiologie anthropologique on incorpore à ces indicateurs les caractères anthropologiques biologiques (démiques) et culturels (ethniques) afin d’aboutir à des modélisations plus réalistes qu’avec l’épidémiologie médicale classique. Dans une perspective historique et anthropologique, c’est toute l’épidémiologie de l’hominisation) qui est passée en revue, les transitions démographique, culturelle, alimentaire, épidémiologique, déclinant un véritable phénomène d’auto-domestication. Un des enjeux est de tester la résilience des sociétés au changement. Depuis Charles Nicolle (1932) on sait que les maladies infectieuses apparaissent et disparaissent spontanément. Sous le terme d’éco-anthropologie, nous entendons un processus selon lequel l’enquête médicale est englobée dans une démarche intégrative combinant l’anthropologie biologique (la diversité et la microévolution dans l’espèce humaine), qui sert de socle, mais aussi l’anthropologie culturelle, et la pensée écologique de type systémique. * La composante culturelle : dans les travaux épidémiologiques traditionnels, les relations entre l’homme et le milieu ne sont souvent analysées qu’en termes d’interactions physiques (Gillett 1985). Ainsi, l’exposition à la malnutrition, aux eaux contaminées ou aux piqûres d’insectes, est bien sûr fonction des ressources alimentaires ou des exigences écologiques des pathogènes, mais elle dépend aussi d’un facteur de vulnérabilité lié à l’occupation de l’espace, au type d’activité, au sexe, à l’âge, etc. Or la connaissance de ces facteurs de comportements, dans leur temporalité et dans leur spatialité, est indispensable, non seulement pour comprendre la répartition des pathologies, mais surtout pour asseoir les stratégies de lutte sur des L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 bases culturelles appropriées. Il faut en particulier admettre que les attitudes et comportements sont gouvernés par une part d’arbitraire qui échappe à la rationalité (Garine 1990). * L’introduction de la pensée écologique dans la réflexion médicale, spécialement dans le domaine de la santé publique (McElroy, Townsend 1985) : l’approche écologique est systémique et entreprend de décrire, analyser et comparer les interactions existant dans les différents milieux, compte- tenu des contraintes spécifiques de chaque milieu. Elle est modélisable et se fait aussi bien au niveau macro que micro-écologique. La pertinence des concepts de pathocénose (Grmek, 1983 : ensemble des maladies s’influençant réciproquement, dans un milieu et une population donnés), de son corollaire la parasitocénose, et de méta-population (Grenfell,Harwood 1997), doit être mise à l’épreuve des faits. Cette démarche implique une étude épidémiologique fine des différents groupes humains, en fonction de leurs activités, de leur rapport à l’environnement, et des réseaux d’échanges économiques dans lesquels ils sont insérés. Conclusion L’anthropologie biologique et la médecine ont un passé et un futur communs. Le poids des diverses maladies qui affectent l’organisme, qu’elles soient issues de l’environnement ou des pratiques socioculturelles, constitue une force de sélection majeure dans la genèse de la diversité humaine. Depuis quelques années la médecine darwinienne d’une part, l’anthropologie biomédicale de l’autre, bâtissent un outil interdisciplinaire pour expliquer le pourquoi et le comment de la maladie.Au sein de ce cadre conceptuel, l’épidémiologie anthropologique développe deux notions prometteuses, celle de pathocénose et celle de transition épidémiologique. Ce que l’on pourrait nommer l’écomédecine procède d’une approche globale, qui considère non plus «la» maladie, mais l’Homme, dans son environnement, avec toutes «ses» maladies, considérées comme un ensemble, et bien sûr, sa culture. L’interrogation spécifique portera sur 30 Eléments d’épidémiologie bioanthropologique les conséquences sanitaires des changements récents dans les rapports Homme-milieu, sous l’influence de ce que l’on appelle globalement la «modernisation», c’est-à-dire les transitions que vivent la plupart des sociétés rurales (Wirsing, 1985 ; Swedlund, Armelagos 1990). Au total, l’évolution des systèmes de production, la transformation des paysages, et leurs conséquences sanitaires seront traitées dans la perspective de l’écologie humaine, c’est-à-dire de l’analyse des processus bio-culturels de la relation homme-milieu (Hens et al. 1998). C’est la double notion de plasticité et d’adaptitude (aptitude à l’adaptation), par rapport à l’environnement, et de variabilité (dans le temps et dans l’espace, intra et inter-populationnelle), qui trace le cadre de la diversité humaine, laquelle servira de base à une analyse comparative. Références bibliographiques BENOIST (J.) 1968. Esquisse d’une biologie de l’homme social. Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 59 p. DAMON (A.) (ed.) 1975, Physiological Anthropology. Oxford University Press, Oxford. EWALD (P. W.) 1996, Evolution of Infectious Disease. Oxford University Press, Oxford. FAINZANG (S.) 2001, L’anthropologie médicale dans les sociétés occidentales. Récents développements et nouvelles problématiques. Sciences Sociales et Santé, 19 : 5-28. FROMENT (A.), BLEY (D.), ENEL (C.) 2007, Anthropologie épidémiologique: la dimension médicale de l’écologie humaine. In: Guihard-Costa A.M., Boetsch G., Froment A., Guerci A. & RobertLamblin J. 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