Guerre et réconciliation - UNESDOC

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Ides idées et les opinions exprimées dans ce livret sont celles des
auteurs er n e reflètent pas nécessairementles vues de I'UNESCO.
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appellations employées dans cette publication et la présentation des
données qui y figurenc n'impliquent de la part de I'UNESCOaucune
prise de position quaiit au statut juridique des pays, territoires,villes
ou zones ou de leurs autorités,ni quant à leurs frontières ou limites.
Publié en 2005 par :
Organisation des Nations Unies pour I'éducation,la science et la culture
7,place de Fontenoy,75350 Paris 07SP
Sous la direccion de Moufida Coucha,chefde Section de la philosophie
er des sciences humaines, assistée de Mika Shino,F e d Ail-ouyahia,
Arnaud Drouet,Kristina Balalovska er:Nadya Naydeiiova.
O UNESCO
Imprimé en Frame par
Dumas-Tttoidet Imprimeurs
N" di'mprcssion :43203 E
Sommaire
Guerre et réconciliation
Table ronde organiséepar l'UNESCO et hUF
5
Qu'est-ce que la guerre ?
7
Tinella Boni
Guerre et réconciliation.L'exemple de la TRC
21
Barbara Cassin
Comment, après les violences de la guerre, envisager
une réconciliation ?
33
Sophie Deletré-Dozmau
Tolérance,réconciliation et groupes
Léonard Harris
59
Mémoire et réconciliation
95
Nora Rabotnikof
Formes de guerre et formes de justice
Ranabir Sarnaddar
Homo homini Lzpus : une destinée inévitable
ou comment travailler pour dire non
Marcelo N.V i h r
4
109
135
Guerre et réconciliation
Table ronde organisée par U UNESCO et ~ ‘ A U F
(Agence universitaire de la francophonie)
Longtemps l’histoire a été scandée par l’alternance
des guerres et des traités de paix dictés par les vainqueurs.
Chacun pouvait y déchiffrer le jeu de recomposition des
forces qui s’y effectuait,les variables provisoirement stabilisées qui ramiineraient tôt ou tard les affrontements,
et, sous la guerre,en réalité à chaque fois une paix que
chacun des protagonistes entendait unilatéralement
instituer à son profit ou sous l’autorité de ses raisons.
Mais depuis le début aussi cette histoire a été prise dans
une autre logique, qui a noué la question de la guerre
tant à l’idée de la justice qu’& des procédures juridiques.
Dans notre présent,cette logique,loin de voir émerger
un règne du droit & l’horizon dune extinction des
conflits, ne cesse d’expérimenter la terrible affinité du
droit avec les territoires du meurtre et de la mort, et de
voir s’accroîtred’un même rythme le cortège destructeur
5
des horreurs et l’action réparatrice,ici des cours pénales
internationales,là des commissions pour la paix et la
réconciliation. Cette énigmatique Co-habitation est
aujourd‘hui à la source d’une inventjon probablement
sans précédent de catégories et de procédures juridiques.
Mais elle mène aussi vers d’autres questions. Quelles
guerres développe notre présent, pour qu’ellesdonnent
lieu en même temps, ici mais non pas là, à ce travail de
droit et de justice ? Quels appuis pour soutenir l’action
des uns et diagnostiquer les actes des autres la réflexion
philosophique trouve-t-elledans les idées d’amnistie,de
témoignage,de vérité ? Quelle histoire ou affrontement
d’histoiresest là à l’œuvre?
Cette table ronde, animée par Stéphane Douailler,
coordonnateurdu réseau thématique de recherches ((1’6tat de droit saisi par la philosophie )) de l’Agence
Universitaire de la Francophonie, accueillera Étienne
Balibar (Université de Paris lo), Barbara Cassin (CNRS),
Sophie Deletré (Universitéde Paris 8), Nora Rabotnikof
(Université de Mexico), Ranabir Samaddar (Université
de New Delhi).
Qu’est-ceque la guerre ?
Tanella Boni
Peut-ondéfinir la guerre Z O n pourrait recourir à des
catégories bien commodes qui nous permettent de faire
une typologie de la guerre.Car la guerre pourrait se définir selon le temps, l’espace,selon les moyens utilisés,la
quantité ou la qualité des belligérants en présence, la
réalité ou la virtualité des opérations, selon l’échelle
nationale ou internationale, c’est-à-direguerre civile,
guerre entre États, guerre mondiale... Et que dire
aujourd‘hui de la nature de la guerre ? En effet,elle peut
être cotale ou ((classique )), ou encore tout à fait indéterminée. O n essaie de comprendre le terrorisme, cette
autre forme qui a fait son apparition et s’installepeu à
peu dans les consciences et les imaginaires ; forme qui
peut être décrite,même si, renvoyant à des ((nébuleuses )),
le terrorisme apparaît,au premier abord,c o m m e la figure
de l’insaisissablepar excellence,aux conséquences pourtant spectaculaires c o m m e la destruction des Tours
7
jumelles,à New York, le 11 septembre 2001 et les morts
innombrables tombés sur ce champ de bataille imprévu.
La guerre c o m m e action violente
Face à la guerre nous sommes,aussi paradoxal que cela
puisse paraître, dans cette situation inconfortable dans
laquelle il nous est: impossible de dresser une typologie,
car il y a toujours de l'inédit,de l'imprévuet de l'impensable dans ce domaine,c o m m e nous le montre par exemple la tragédie du Rwanda en 1994 ou d'autres situations
tout aussi impensables. I1 nous reste peut-être à décrire
chaque forme particulière,tâche bien difficile cependant,
dans la mesure où cet objet,fluctuant sans cesse,entraîne
la pensée hors de ses propres limites.Voilà pourquoi l'imaginaire peut prendre le relais et relater,dessiner,imaginer
ce qui ne peut être pensé ou conceptualisé,cette action
violente dont la perfection des moyens peut être sans
limite.Parfois les moyens peuvent être d'un autre âge et
l'actionviolente encore plus barbare c o m m e si Jes actes de
violence perpétrés par des humains contre d'autres
humains avaient lieu en dehors de toute civilisation.
Mais la guerre est-elle pour aumnt I'un de ces objets
inessentiels' à la compréhension desquels nous consa1. Comme le pense Mai.cel Conche (Préseim d e
8
I/r ~ l h l z . ,Paris,
crons du temps ? N’est-ellepas p h o t l’actionincontournable qui nous fait face, que nous ne pouvons éviter de
voir et de vivre m ê m e les yeux fermés ? Car ce que nous
appelons ((guerre )) fait partie de la réalité quotidienne.
Elle revêt aujourd’hui des formes multiples et savonsnous ce qu’elle était hier? Peut-être esr-elle, de tout
temps, un conflit armé. Mais tout conflit armé suppose
une interaction violente entre des individus,des groupes
sociaux ou des État. La violence pourrait donc étre ce
mot-clé qui nous permer de saisir l’essentieldans toute
guerre.Et l’actionviolente a besoin d’instruments,qu’il
nous faut appeler, faute de mieux, ((armes D. Les armes,
instruments au moyen desquels la violence est exercée
sont tout aussi importantes et déterminent la forme de la
guerre. Pendant la guerre dite (<froide )) en effet, la surveillance de l’armement des uns par les autres était un
moment indispensable dans la relation entre grandes
puissances.Les intérêts économiques et politiques en jeu,
de même que les acteurs impliqués dans un conflit sont
des éléments à prendre en compte si nous voulons comprendre le type de guerre auquel nous avons affaire.
PUF,2001),la guerre ne doit pas perrurber la râche du penseur, tiche
de longue haleine qui s’arrache aux choses essentielles, non pas aux
tvtnemeiits qui consrituenr I’acrualitt er qui, demain, se réduironr
iiécessairemenr ?I quelques pages.
Mais parfois, il arrive que l’onse pose la question de
savoir si telle guerre a un sens,si elle a une fin,si elle ne
se réduit pas qu’àla violence aveugle exercée au moyen
d’instruments toujours plus puissants ou au contraire
plus rudimentaires.
Mais peut-êtrequ’iln’ya rien à comprendre dans une
guerre car celle-ci peut étre pensée comme cette action
violente dont nous venons de parler, (( inséparable du
complexe des moyens et des fins »’comme le dit Hannah
Arendt ; cette action humaine qui tend à utiliser des
moyens toujours disproportionnés par rapport aux
objectifs poursuivis est tributaire des recherches technologiques et scientifiques d‘une époque donnée.Mais cela
ne signifie pas qUune guérilla dans un désert ou une jungle
quelque part dans le monde ne peut pas cohabiter avec
une autre guerre utilisant les armes les plus perfectionnées qui soient.En ce sens,on serait tenté de dire que ce
sont les moyens utilisés qui permettent de décrire une
guerre,de dire quels sont ses enjeux,les fins visées. Mais,
hormis la multiplicité des formes de guerre qu’ilnous est
donné de voir se dérouler dans la réalité,c’est sans doute
l’idée de guerre qui pose problème.
2.Voir H a n n a h Arendr, Du nzemonge 2~h viulnice, (trad.française
de G s r s uj’thr RrprLblic, Paris, Calmarin-LCvy, Pocket,1994),p. 106.
10
L‘idée de guerre
La guerre n’estpas de l’ordrede l’événementielni de
l’éphémère. Les guerres passent certes, mais la guerre
demeure.Elle pourrait être conçue comme lutte pour la
vie, ritualisation et théâtralisation de la violence,
moment de rupture dans un tissu social.La présence de
la guerre dans le monde nous indique que nous vivons
dans l’histoire(et non pas dans un mythe) et que l’histoire est ce déroulement des événements dans un temps
régulé par la violence. La paix,en ce sens, pourrait s’appeler réconciliation, ce moment de cohésion où les
humains, des sujets de droit dans une société donnée,
sont liés les uns aux autres par des lois.
Mais si la guerre ne disparaît pas malgré les lois
sociales et les lois internationales(( ce n’estpas, comme
le dit encore Hannah Arendt, qu’il se trouve au fond
de l’espèce humaine une secrète aspiration à la mort,
non plus qu’un irrépressible instinct d’agression, ce
n’est pas m ê m e , ce qui serait plus plausible en fin de
compte, le fait que le désarmement puisse présenter,
d’unpoint de vue économique et social,de très sérieux
inconvénients ; cela provient simplement du fait
qu’on n’a pas encore vu apparaître sur la scène politique d‘instance capable de se substituer à cet arbitre
suprême des conflits internationaux. Hobbes n’a-t-il
11
pas dit, fort justement, que ‘‘sansl’épée,les pactes ne
sont que des mots” »?’
Aussi paradoxal que cela puisse paraître,la guerre apparaît c o m m e instance de régulation nécessaire au respect
des lois,des pactes, des traités.Tout se passe c o m m e si la
menace permanente de destruction était le meilleur garant
du respect de la vie humaine, des lois sociales, des règles
internationales.Mais cette idée,au regard de l’expérience,
ne va pas sans difficulté.Car la guerre, quelle que soit la
forme qu’elle peut revêtir aujourd’hui, n’est-ellepas un
moment privilégié au cours duquel il nous est permis de
mesurer les limites ou l’absencedes droits humains ? En
tant que moment de destruction des liens sociaux,la guerre est aussi violence faite au corps,à la mémoire, à i’esprit
des humains.En outre,si la violence s’exercesur les individus qui vivent la guerre en situation, il reste qu’aujourd’hui,la plupart des guerres sont vécues ((en direct )), par
médias interposés, hormis certaines ((guerres oubliées )>I,
inintelligiblespour le monde occidental.Ainsi,nous nous
3.Hannah Arendt,Du memonge à h uiolence,op. cit., p. 107-108.
4. Cercaines guerres dans les pays pauvres sont oubliees, en
Afrique, en Asie, en Amérique larine, c o m m e le moncre BernardHenri Levy dans les Daninés de la guerre (ce tcxte pricède Ré/levionr
SUT h Giier~e,le Mal,In f;n de I’FJistnire) h i s , Grasset, 2001. Ces
guerres son[ en effet iclipstes par d’autres guerres lai-gcmeiicmédiacisées et reteiitissaiitrs.
12
trouvons confrontés,d'une manière ou d'une autre,à une
situation de guerre : soit parce que nous vivons dans un
pays en guerre soit parce que les nouvelles technologiesde
l'informationet de la communication nous inondent d'images et de mots concernant ces guerres auxquelles nous
prenons part,bien malgré nous. Alors,comment penser la
guerre en situation ?
L'âge d'or,le paradigme du tissage et la cohésion sociale
Peut-étrefaut-ilrevenir à quelques textes fondamentaux,
non pas, au premier abord,à des traités sur la guerre quand
celle-ci est omniprésente et nous présente une multiplicité
de facettes.Il nous fautemprunter un long détour,peut-être
par le mythe,cet autre chemin qui a sa propre rationalité.TI
nous faut revenir à Platon qui pense la manière dont nous
entrons dans l'histoireaprès avoir perdu i'age d'or. C e sont
donc deux passages du Politiqueque nous pouvons relire et
qui nous montrent en quoi consistele rôle de l'hommepolitique capable de tisser le tissu social afn d'éviter la fissure
qui expose toute société au chaos et à la guerre.
Ce
qu'il y a avant toute guerre, c'est, sans aucun
doute,cet âge d'or dont nous parle Platoni.Cet âge para-
5. Platon,Politique, 26th sqq. :voir par exemple la traduction de
LLLC
Brisson et Jcan-François T'radeau, Paris, Flammarion,2003.
13
disiaque au cours duquel les hommes ignorent le besoin
et le travail,se caractérise en particulier par l’harmoniei
tout point de vue.Temps musical qui ne se compte pas,
qui n’est point linéaire,au cours duquel les parties du
monde s’accordentau rythme du Tout,I’âged’or est gouverné par des Dieux et non par des hommes; un Dieu
suprême gouverne la totalité du monde, aidé dans sa
tâche par une pluralité de divinités qui suiventle rythme
du Tout en suivant des rythmes particuliers.Ici,il n’y a
ni constitution politique, ni techniques. Les hommes
vivent en plein air, parlent avec les bêtes,se racontent des
mythes. Au cours de l’âged‘or,comme nous le montre
Platon dans ce mythe,l’importancede la parole n’estpas
à démontrer.Puis il s’ensuitune destruction massive d’êtres vivants. O n ne peut s’empêcher de penser à l’idée
héraclitéenne de l’alternancedes contraires. Mais tout
âge d’orn’est-ilpas toujours perdu au moment où l’ony
pense ? Cet âge d’or (et non pas d’un autre minerai ou
métal moins noble) reste un mythe, une construction
donnant une idée de l’harmonieprimitive qui ne peut
jamais être retrouvée.Seulement,dans l’histoire,il peut
y avoir,parfois,des moments fondateurs,temps forts de
réconciliation où toute société recrée, bien imparfaitement,la cohésion sociale autour d‘idéaux à défendre.O n
l’auracompris,la fissure ou la rupture de ce qui se présente comme un Tout parfait et harmonieux fait partie
14
de l’histoire.Sans la violence qui pèse de tout son poids
sur sa genèse,l’histoirene saurait être différente du mythe.
C’est, en effet, au moment où le monde est abandonné des dieux et livré à ses propres besoins que naissent les arts et les techniques,qu’apparaîtla politique ou
l’art de prendre soin de soi-même.La lutte pour la vie
devient une règle générale. Ainsi, le monde fait son
entrée dans I’hiscoireavec la naissance et l’instauration
du système des besoins. L’idée du partage du pouvoir
politique hante alors les esprits. Et la guerre naît si les
âmes ne sont pas éduquées, comme il faut,à la droite
règle. Or,seul un gouvernant digne de ce nom peut
prendre soin des âmes. Le royal tisserand capable de tisser des liens sociaux entre les hommes.
Le second texte à lire ici en rapport avec le mythe de
l’âge d’or est celui du paradigme du tissage, dans le
même dialogue. Il y a des normes pour la gouvernance
adéquate et i’action de gouverner une cité est comparable à l’action de tisser qui suppose la prise en compte
d’un ensemble de techniques et d’instruments nécessaires à la réalisation de la fin visée : la construction et la
consolidation du tissu social.Celui-làseul est capable de
gouverner une société humaine qui sait prendre soin et
du métier à tisser et des fils à entrelacer. Ainsi,le véritable politique pourra éviter que quelques fils ne se cassent
ou que le métier lui-même soit hors d’usage.Ces acci-
dents seraient en effet des signes annonciateurs de guerres et de séditions. On voit donc comment, d'après
Platon, naissent et s'installent les guerres - un certain
type de guerre,les guerres civiles par exemple oh une partie de la population se dresse contre une autre. La règle
de la bonne gouveriiance évoquée par Platon est claire :
le royal tisserand est le politique qui ne sera pas coupable
de négligence envers une partie ou la totalité Cie la société qu'il Jui est donné de gouverner. Et la droite règle du
soin à prodiguer aux â m e s des gouvernés passera par l'éducation, cette action indispensable à la cohésion de la
société,à la consolidation de l'unité de la cité qui,ainsi,
résistera à la déchirure et à la dislocation.
De la fragilité du tissu social et de la clislocation de l'État
C e texte de Platon nous permet de comprendre que
le tissu social est bien fragile, voilà pourquoi il faut en
prendre grand soin. L'utilisation d'armes par une partie
contre l'ensemble de la société ou contre une autre partie dans un État donné, est la cons6quence de la fragilisation du tissu social. Mais cette fragilisationne résultet-elle pas de la confusion entretenue entre plusieurs sphères de la vie sociale ? Ainsi,si la sphère économique a le
primat sur le proprement politique, l'équilibre de la vie
politique peut en souffrir. Car l'économie, c o m m e le
montre Aristote dans le Livre I de la Politique,renvoie à
16
la sphère du privé,celle qui concerne la famille et la gestion de la maison. C e m o d e de gestion s’oppose à celui
de la communauté achevée, communauté politique ou
Cité. Voilà pourquoi le projet et l’action politiques ne
doivent pas être perdus de vue au profit de l’accumulation des richesses, qui est de l’ordre de l’économique.
Mais aujourd’hui,force est de constater que ces analyses
nous éclairent sur bien des points.
En effet on peut se poser la question de savoir si la
plupart des guerres qui se déroulent - à une échelle locale ou internationale - n’ont pas leur origine dans cette
confiision entre les domaines du privé (économique) et
du public (politique). Peut-êtreles guerres pi-eniien~-elles
souvent naissance autour de richesses à partager richesses nanuelles par exemple,pétrole ou matières premières. La guerre peut naitre aussi de cecte négligence
dont parie Platon,ce manque de soin,cette mise à l’écart
ou cette exclusion d’une partie de la société. Dans tous
les cas de figure, ce qui est en jeu c’estla méconnaissance
de la sphère du politique en tant que proprement politique,là où il y a des lois qui régissent des États - dans
lesquels les citoyens sont soumis aux mêmes lois - et où
précisément le hasard ou quelque puissance extérieure ne
sauraient faire la Loi. Or l’expérience nous montre que
les guerres,en ce début du XXI’siècle,se déroulent en faisant fi des frontières des États constitués,conséquence
17
sans doute de la globalisation du monde ; cette globalisation qui signifie d’abord concentration de moyens
techniques,d’instruments et de richesses entre les mains
de quelques groupes puissants qui entendent privatiser le
monde selon leur propre volonté.
À supposer que nous prenions l’exemplede quelque
guerre locale, on serait tenté de dire qu’ils’agit là d’un
microcosme - un monde à part avec ses propres lois
hors de tout État constitué à la manière dun Étatnation. Là,se joue un drame avec des personnages de
premier pian, qui pourraient s’appeler Enfant-soldat,
Rebelle, Milicien, Politicien. Ces personnages utilisent
des armes qui peuvent être aussi bien des instruments
techniques (kalachnikov,machette,arme lourde...)que
des armes d’uneautre nature : stratégie qui peut comprendre (( un ballet diplomatique », une rhétorique qui
souvent est de nature religieuse et d’autres instruments
de propagande parmi lesquels figurent les médias. Là
aussi il n’y a plus d’État parce que le tissu social est fissuré. En ce sens,l’état de guerre est une situation d’extrême urgence, où l’économique joue toujours le beau
rôle, où la politique se résume à la gestion d’un partage
impossible du pouvoir d’État.En outre,en situation de
guerre, la seule loi qui ne souffre d’aucune limitation
n’est-ellepas celle qui institue le droit de tuer ?
Et comment penser la paix dans ces conditions si ce
n’est comme moment de libération de la parole, autre
moment de tissage de liens sociaux où le politique doit
jouer un rôle de premier plan, ce rôle déjà indiqué par
Platon ? Ami,le soin de chaque â m e individuelle,meurtrie, déchirée, rescapée de la mort biologique est nécessaire. Il s’agit peut-être pour le politique de donner la
parole mais aussi d’instaurer la justice et de mettre fin à
l’impunité.Ainsi, le mot réconciliation que nous utilisons après toute guerre prend tout son sens en tant que
moment fondateur de liens dans une société ou un
monde où chacun est reconnu comme être humain ayant
droit à la parole mais aussi à une place à part entière.
19
Guerre et réconciliation
L'exemple de la TRC
Barbara Cassin
Je situerai mon propos entre deux phrases. La première est de Plutarque :((II est politique d'ôter à la haine
son éternité )) (KE
de Solon, 21). La seconde est l'intraduisible graffiti dessiné sur le mur de la maison de
Desmoiid Tutu à Cape Town : ((How to turn h u m a n
wrongs into human rights U. La première sert, i Nicole
Loraux par exemple,de commentaire au premier décret
d'amnistie historiquement connu,celui qui en 403 avant
J.C.
a mis fin à la guerre civile à Athènes, après la tyrannie des Trente. La seconde décrit ce qui se passe avec la
Révolution fraternelle en Afrique du Sud,en particulier
grâce à la Commission Vérité et Récoi-iciIiation(TRC). Le
rapprochement désigne le trajet qui peut conduire d'un
travail sur la rhétorique, la politique, la sophistique
grecques à une perception autrement outillée de ce qui se
passe aujourd'hui.
21
Depuis cette perspective, trois conditions apparaissent c o m m e nécessaires,même si elles ne sont jamais suffisantes,pour passer de la guerre à la réconciliation,donc
pour traiter la haine : une politique de la mémoire, une
politique de la justice,une politique de la parole.
U n e politique de la mémoire
Je propose de distinguer entre deux politiques de la
mémoire, bien distinctes m ê m e si elles peuvent être combinées.
La première est une politique passive : celle des archives. L'apaisement est confié au temps. Un temps de latence fait passer d'un passé immédiat, chaud,brûlant, chargé d'affect - un passé de combattant,de citoyen, résistant ou collaborateur -, à un passé refroidi,d'historien et
de spécialiste.Ainsi la seconde guerre mondiale nous réarrive-t-ellemaintenant c o m m e une leçon d'histoire.
La seconde est une politique active,qu'elle soit d'amnésie ou d'anamnèse.
Amnésie :le décret athénien de 403,décret d'amnistie,
est de fait un décret d'amnésie (((
amnistie j) et (( amnésie jj sont un seul et m ê m e mot, un doublet en grec
ancien) ; il stipule de mê mnêsikakein, ((tu ne rappelleras
pas les malheurs, ou les maux, des évènements passés )>.
Le premier qui tenta de ((rappeler fut effectivement
22
mis à mort, mais il est vrai que tous connaissaient le
passé, bref et atroce, de la guerre civile qui avait duré
neuf mois et tué 1500 citoyens (une proportion considé-
rable).
Anamnèse : la TRC et son impératifde+d disclosure.
Cette fois,il faut tout dire, mais c'est aussi qu'on ne sait
rien ; l'apartheid a duré trente ans,toutes les archives ont
été détruites,il n'y va pas dune guerre brève mais d'un
durable crime contre l'humanité.II ne s'agit pas d'oublier
pour vivre comme avant avec ses concitoyens,mais de
construire un passé commun pour constituer une communauté qui n'existe pas encore,un rainbow people.
Dans un cas comme dans J'autre,amnésie ou anamnèse constituentune invention qui,comme dit Aristote dans
la Constitution dlAthhènes (40),
permet d'« user politiquement du malheur pour initier le consensus ))- belle anticipation de turn human wvongs into human rights.
Une politique de la justice
Le choix de l'amnistieest évidemment lié à ces ((crimes qu'on ne peut ni punir ni pardonner )) (c'est le titre
dun ouvrage d'Antoine Garapon, lui-même reprenant
une phrase de Hannah Arendt). Lié donc à une politique
de la justice.
23
O n a choisi,à Athènes comme en Afrique du Sud,de
s’excepter de la justice punitive, rétributive, celle qui
constitue la norme et la règle, au profit d’une justice
d’exception précisément.Nouvelle justice qu’on nomme
(
(transitionnelle D, mais il faut l’entendre fortement,au
sens où Protagoras par exemple parle de ((passer d‘un
état moins bon à un état meilleur )) (Platon, Thiétite,
167a); ou encore restauratrice)) de la communauté,et
c’estmême ((instauratrice))qu’ondevrait dire dans le cas
de la TK, puisqu’elle géni-re la communauté nouvelle
dune nation multicolore.
(<
Je voudrais m’arrêterun instant sur les singularitésde
cette Commission Vérité et Réconciliation,instaurée par
les sunset clmses de 1995 en appendice à la Constitution,
pour ((éviter un bain de sang prédit par tous », comme le
dira Desmond Tutu dans la préface du rapport final.La
marge de manceuvre est très étroite, à négocier entre
deux refus ; celui de Nuremberg, que l’instant choisi
pour la négociation suffit à rendre impossible,car c’est
un instant où il n’ya encore ((ni vainqueurs ni vaincus >) ; et
celui de l’amnistie-amnésiequ‘aurait représentée la himket amnesty,cette amnistie générale,((de couverture)), réclam é e surtout par l’ancienpouvoir.Cette très faible marge
de manœuvre détermine la nature même de la
Commission. Elle n’est pas un tribunal mais une commission souveraine. Elle n’est pas présidéc par un juge
24
mais par un Prix Nobel de la paix. Elle n’instruit pas de
procès, elle ne prononce pas de peines : elle entend des
dépositions et elle accorde des amnisties.
Mais les conditions d’octroi de l’amnistie ont été si
bien pensées qu’elles suffisent à transformer la faible
marge de manœuvre en outil puissant.O n amnistie,non
des personnes,mais ((des actes, omissions >) (oui,on est
criminel par omission) ((ou infractions constituant des
violations graves aux droits de l’homme)).Pour qu’un
acte soit amnistié,il faut et il suffit qu’jl remplisse trois
conditions : 1. s’étre déroulé dans la période concernée
(entre le lLrmars 1960 er lafirm cut-ofdate du 10 mai
1994),donc pendant la période d‘apartheid; 2. être
associé à un objectif politique ; 3. faire l’objetd’unefull
disclosure, d‘une révélation complète.
La seconde condition (être associé à un objectif politique) est écablie pour permettre de faire le partage entre
les crimes de droit commun et les crimes politiques.
Mais elle implique qu’unindividu qui tue ou torture au
nom d’une idéologie politique est (( préféré >) à celui qui
commet les m é m e s actes pour d’autresmotifs,parce qu’il
a faim ou parce qu‘il est révolté :le membre d’une organisation politique reconnue,le fonctionnaire qui exécute
les ordres,tous les obéissants et tous les spécialistes >) tous les Eichmann -, sont de droit amnistiables.Le sens
de cette condition, conforme à la ((loide l’obéissance
(
(
25
due )) qui a à juste titre agité l‘Argentine,est à m o n avis
le suivant : on n’estpas politique tout seul,or,avec l’amnistie,ce n’estpas de morale mais de politique qu’il s’agit. Le crime contre l’humaniténe relève pas de la inorale kantienne - autonomie du sujet et universalité de la
loi morale,((ce que l’hommefait à l’hommeN -, mais de
la politique aristotélicienne - il n’y a pas d’(( idiotie ))
politique,il s’agit toujours de ((nous D, wcness, de yluralités, de communautés,de commun.
C‘est la raison pour laquelle il n’ya aucune collusion,
aucun lien nécessaire,entre pardon et amnistie :un crime
peut-être amnistié,juridiquement,sans être pour autant
pardonné, moralement. Le découplage entre éthique et
juridico-politique est essentiel au dispositif. I1 m e paraît
d’ailleursessentiel tout court,car seul propre à interdire le
syntagme même de (( guerre juste )), qui est à mes yeux l’un
des dangers les plus violents d’aujourd’hui,qu’ils’agissede
Djihad ou de guerre du Bien contre le Mal.
Avec la troisième condition,on entre dans le disposi-
tif comme tel. Seul un acte intégralement dévoilé est
amnistiable.Tellyour story : l‘histoire-historyest faite des
(
(
)
)
histoires-stories,celles des victimes comme celles des
bourreaux, réhumanisés les uns et les autres du même
coup.La définition de l’amnistiedevient alors : (( la vérité
en échange de la liberté z (Rapport,I, 29).Cette condition majeure de l’amnistieest, au sens socratique du mot,
26
ironique )), et Tutu utilise le terme à plusieurs reprises :
elle fait jouer au criminel,au méchant, le rôle du ministère public,du bon.En effet, les criminels amnistiés,per(
(
sonnes civiles ou morales (firmes, universités,journaux,
partis), ne sont pas des accusés qu'on traîne devant les
tribunaux et auxquels on arrache des aveux, mais des
demandeurs,des ((requérants )) qui se présentent d'euxm ê m e s et dont i'intérêt est de tout dire, de (( déclore )) le
vrai; puisque ce qui est dit est amnistiable, ils seront
condamnables seulementpour ce qu'ils cachent,et qu'on
ne manquerait pas de savoir dans la mesure où chacun a
le m ê m e intérêt à parler. Full disclosure : leur intérêt se
confond ainsi avec celui de la nouvelle communauté qui
cherche à se fonder,dont ils deviennent par là d'une certaine manière des pères fondateurs- desperptrtltorsqui,
à entendre l'étymologie,perpètrent des crimes / performent comme des pères.
Il faut en conclure que la vérité ne préexiste pas à la
procédure. L'apartheid n'est pas une vérité-origine,mais
une vérité-résultat.La vérité ainsi produite est elle-même
déterminée par ses effets ; ni historique ((ce
( n'est pas la
tache de la Commissionque d'écrire l'histoire de ce pays ))),
ni épistémologique (elle est (( multidimensionnelle»,
(
(p
lurielle n), elle est tout simplement ((suffisante pour )),
enougbfor : ((Nous croyons avoir fourni assez de vérité
sur le passé pour qu'il y ait consensus à son propos,
27
enough of the tsuth about past for these to be consemis
aboutit )) (I, 70).C’estau sens strict un effet de discours,
une fiction-fabricationà partir des récits fixés et publiés,
une ((fixion ))pour l’orthographier c o m m e Lacan.
U n e politique de la parole
Autrement dit, cette politique de la justice est bâtie
sur une politique de la parole, de l’attention prêtée au
langage.
A un premier niveau, très massif, le logos est la
marque de l’humain.L‘homme, disait Aristote au début
de sa Politique, est un animal (( plus politique )) que les
autres parce qu‘il a le langage : le langage partagé constitue le grand monde commun, et parler ((ré-humanise))
le bourreau c o m m e la victime.
A un second niveau,il y va de ce que j’aimeraisappeler une (( conscience performative )) du politique. C’est
un lieu c o m m u n de traiter le langage simplement
c o m m e des mots et non c o m m e des actes
La
Commission souhaite adopter ici un autre point de vue.
Le langage,discours et rhétorique,fait des choses
II
construit la réalité )) (Rapport, III, 5 124).Amsi, très
tranquillement,Tutu se situe-t-ildans la grande tradition
de l’efficacitédu langage qui va de Gorgias ((<
Le discours
est un grand souveraiii qui,au moyen du plus petit et du
(
(
[..I
[..I
28
plus imperceptible des corps,parachève les actes les plus
divins n, Éloge d’H&ne, 0 8, V’ s. avant J.C.)
à Austin
(How to d u things with words, 1955),via la parole sacramentaire.
Cette efficacitése manifeste plus précisément comme
thérapeutique. Le langage soigne,et pas seulement ïindividu. Revealing is healing, healing our land : la thérapie discursive de tout un peuple,sa catharsis,sont des
visées explicites. Avec le discours comme pharmakon,
remède au risque du poison, la Commission marche
cette fois dans les traces qui vont de Gorgias à Freud.
Enfin,il y va d’une politique de responsabilité à l’égard des mots qu’on emploie. Thucydide faisait déjà
remarquer que la stmis, la guerre civile à Athènes était
aussi une guerre des mots : ((O n changea jusqu’ausens
usuel des mots par rapport aux actes dans les justifications qu’onen donnait >) (3,82).De même,Tutu,qu’on
devrait bien entendre : (( Le mot terroyiste était utilisé
constamment,mais jamais défini )) (II, 90),on appelait
(
( terroristes )
) les coupables d’actes terroristes comme
ceux qui luttaient par des moyens légaux et pacifiques,
avec pour effet de les ranger dans une unique catégorie
de ((personnes à tuer )). Seule une vigilance extrême peut
éviter un extrême préjudice.Elle est de mise pour les discours électoraux comme pour les mots de tous les jours,
obéissance et banalité du mal véhiculées incognito par les
clichés dont Tutu souligne le danger, rejoignant les analyses de Victor Klemperer sur la Lingua Tertii Imperii.
Et ((réconciliation )) alors ? ((Cet horrible don de se
consoler avec des clichés )), s’exclame Arendt dans
Eichmann àjéruralem (Folio,2002,p. 127).
(
(“Bien sûr”, [Eichmann] avait joué un rôle dans l’extermination des Juifs ; bien sûr “ils n’auraientpas été livrés
à la boucherie s’il ne les avait pas transportés”.“Qu’y a-t-il
donc à recunnnhe ?”, demandait-il. Maintenant, poursuivait-il,il “aimerait faire la paix avec ses anciens ennemis” un sentiment qu’ilpartageait non seulement avec Himmler
avec le chef du Front du travail Kobert Ley (qui,
avant
de se suicider à Nuremberg, avait proposé la constitution
d‘un“comité de conciliation”composé des nazis responsables des inassacres et des survivants juifs) : mais aussi, si
incroyable que cela puisse paraître, avec bon nombre
d’Allemands ordinaires qu’on entendit s’exprimer exactement dans les mêmes termes à la fin de la guerre. Ce scanddeux cliché ne leur était plus communiqué d’en hauc, c’était une expression toute faite qu’ils fabriquaient euxmêmes, aussi dépourvue de réalité que les clichés sur lesquels
le peuple avait vécu pendant douze ans; et l’on pouvait
presque observer “l’extraordinaire sentiment d‘euphorie”
qu’une telle parole donnait à celui qui la prononçait, au
moment où elle sortait de sa bouche )) (p. 123-124).
[..I,
30
La réconciliation, un ((scandaleux cliché )j ? Oui,car
comment réconcilier des nazis avec de la fumée.N o n , s’il
s’agitde réconcilier des ennemis qui sont,d’une manière
ou d’uneautre,contraints de vivre ensemble.II n’estpas
question d’étre hagiographique.L‘expérience sud-africaine est loin d‘être seulement une réussite. ((Le noir n’est
m ê m e pas une couleur de l’arc-en-ciel : les réparations
ne suivent pas, la réconciliation va s’estompant sans
redistribution économique et sans équité sociale.Le sida,
que Mbeki malgré ses contorsions a contribué à faire
reconnaître c o m m e étant aussi un virus de la pauvreté,
prend durement le relais sélecteur de l’apartheid.Mais la
TIC aura manifesté au moins ceci,qui est incomparable
à mes yeux : il est politique de prendre soin du langage.
La parole,que Lyotard pensant à la sophistique nommait
(
( la force du faible j), est un beau moyen d’ôter à l
a haine
son éternité.
)j
31
Comment, après les violences de la guerre,
envisager une réconciliation ?
Sophie Deletré-Doussau
La guerre est un rapport de force, elle est violence et
fait violence, elle laisse des traces profondes et des blessures qui empêchent l’hommede vivre m ê m e quand elle
l’a apparemment épargné. Innocent Rwililiza,rescapé du
génocide rwandais, exprime cette souffrance : ((Chez le
rescapé, je crois que quelque chose de mystérieux s’est
bloqué au plus profond de soil être pendant le génocide )j
dit-il,en expliquant ensuite que le rescapé ((a tendance à
n e plus se croire réellementvivant Pour Innocent,c’est
une sorte de fatalité,il n’ya pas d’issue possible. II n’envisage pas de réconciliation. Et pourtant justement,
n’est-cepas le sens de la réconciliation que de permettre
d’aller au-delà des blessures laissées par la guerre ? Se
réconcilier avec soi-mêmeet avec son histoire ne perinetil pas de se sentir à nouveau vivant, et de se réconcilier
aussi avec les autres ? C’està ce titre que la réconciliation
jj.
33
est vitale,qu’ellepermet de continuer à vivre. Elle est une
nécessité éthique, et même, plus fondamentalement,
anthropologique.
Mais dès lors se pose la question de savoir comment
pai-venir à se réconcilier et à réconcilier.O u p h o t la question de savoir quel chemin suivre pour pouvoir espérer voir
se réaliser cette réconciliation.Comment réussir à instaurer
une paix profonde et durable ? C o m m e n t ((remettre d’accord x (ré-concilier), fondamentalement,les États, ou les
peuples dans le cas d’une guerre civile,qui se sont combattus ? Quels moyens employer ? Sur quel chemin s’engager,
compte tenu du fait que les violences passées rendent I’entreprise extrêmement dificile,et que quand bien m ê m e les
combattantsseraient prêts à se réconcilier,ils ne le sontsans
doute pas toujours à n’importequel prix ?
C’est à ces vecteurs de réconciliation que nous allons
nous intéresser,en nous attachant plus particulièrement
aux efforts de réconciliation mis en œuvre dans I’histoire
récente.
U n préalable :rechercher I’équitédans les traités de paix
La première question qui se pose, quand on envisage
de rétablir une certaine concorde,est celle de l’armistice
et du traité de paix. Rappelons d’embléeque signer un
traité de paix n’est pas encore se réconcilier, et que, de
34
fait, ce n’est pas parce qu’on i’a signé que l’on se dit
réconcilié :un traité de paix n’estpas encore une réconciliation. Mais il est ce qui met fin à la guerre et, en tant
que tel, il n’est pas étranger à l’idée de réconciliation.En
effet,il peut jeter les bases d‘une réconciliation plus profonde,en être le terreau et le point de départ,amorcer un
processus de réconciliation. Or à quelles conditions
peut-il l’être ? N’est-ce pas en cherchant à être le plus
juste possible ? Car il peut tout aussi bien, dans le cas
contraire, être un obstacle à la mise en place de ce même
processus. En effet, comment espérer que le vaincu, s’il
se voit humilié par le traité de paix, puisse entrer dans
une démarche de réconciliation ? C’est chose quasiment
impossible, parce qu’un traité humiliant reconduit en
fait le rapport de domination caractéristique de la guerre. I1 ne permet pas de passer à une relation d’égal à égal,
alors que cela est le cœur de tout accord,et donc de toute
réconciliation. C’est ce que montre très clairement le
traité de Versailles qui met fin à la première guerre m o n diale le 28 juin 1919.D’une part, les Allemands durent
en accepter les termes sans les discuter : d’emblée, il n’était pas question de chercher à s’accorder.Mais d’autre
part, et c’est ce qui rend l’imposition du traité encore
plus problématique, les diverses clauses étaient pour eux
humiliantes et pouvaient aisément être regardées c o m m e
injustes.Car l’Allemagnenon seulementperdait, au pro35
des alliés, de nombreux territoires et toutes ses colonies, mais voyait aussi la rive gauche du Rhin démilitarisée et occupée par les vainqueurs pour quinze ans,et son
armée réduite à peu de choses. Qui plus est, elle était
déclarée responsable du conflit,ce qui revenait à lui faire
supporter financièrement les réparations des dommages
causés par la guerre. Enfin,elle voyait les États-Uniset la
Grande Bretagne s’engager à assister immédiatement la
France eii cas d’agression de sa part. Face à si peu d‘équité,comment s’étonner qu’unfort ressentiment se soit
développé ? Dès le départ, la voie de la réconciliation a
été rejetée,c’est au contraire un esprit de revanche qui a
grandi, c o m m e l’atteste le fait que l’armistice du
22 juin1940 a par la suite été signé à Rethondes,dans le
wagon et i l’endroit m ê m e qui avait vu la capitulation
allemande du 11 novembre 1918 !
fit
Ainsi,rnéme si l’on ne peut faire reposer tout le processus de réconciliation sur le traité qui instaure la paix,
on ne peut non plus en négliger la portée. Et Yon peut
supposer que plus ce traité sera juste,et en deçà porté par
une volonté de dialogue qui seule peut donner lieu à un
accord, plus la possibilité dune réconciliation se fera
jour. La manière dont on règle un conflit contient déjà
en elle-même et amorce - ou non - la possibilité d’une
réconciliation.Chercher i satisfaire l’exigence de justice
exprimée par les belligérants et en particulier par les vic36
times de la guerre est donc en quelque sorte le préalable
de tout projet de réconciliation véritable et durable. C’en
est une condition nécessaire. Et c’estd’ailleurs pourquoi
cette exigence de justice conduit souvent à un règlement
judiciaire des conflits.
La voie judiciaire : instruction,procès, condamnation
Ceux qui ont souffert de la guerre réclament justice et
c’est par le recours à la justice institutionnelle que leur
demande peut être satisfaite.Rendre la justice,c’est-à-dire
punir les coupables d’exactions ou de crimes, rétablirait
chacun dans son droit, et rendrait envisageable une
entente. C’est une exigence à laquelle les pays qui souhaitent une réconciliation sont très attentifs aujourd’hui, et
c’estuti moyen auquel ils ont énormément recours. C’est le
cas, sur le plan national, en Argentine, où le président
Alfoiisin annula en 1984 la loi de ((Pacificationnationale »,
loi d‘amnistie que la dernière junte militaire avait promulguée pour elle-même,et réforma la justice afin de
rendre la justice civile compétente en deuxième instance
et permettre ainsi que des poursuites aient réellement
lieu. Mais telle a été aussi, sur le plan international,la
vocation des tribunaux militaires de Nuremberg et de
Tokyo, celle du TPIpour l’ex-Yougoslavieinsticué à La
Haye en 1993,et celle du SPI
pour le Rwanda instauré à
Aïuslia en 1394. La création en 1998 de la CPI,dans le
37
droit fil des initiatives antérieures, accorde d‘ailleurs
encore plus d‘importance à cette exigence de justice er
témoigne du poids qu’on lui reconnaît et qu’ellepeut
sans doute avoir dans une démarche de réconciliation.
Cette voie judiciaire permet d’objectiver les torts causés, de les punir et ainsi de limiter les désirs de vengeance ou de continuation indéfinie des haines et des hostilités. Elle répare l’injusticeet, en rétablissant à sa manière
l’équilibreentre les parties, peut leur permettre de s’accorder à nouveau par la suite.C’est du moins ce qui ressort du discours des victimes, qui réclament avant tout
que justice soit faite et qui y voient une condition sine
qua non à tout projet ultérieur.
Mais la Justice,les tribunaux nationaux en particulier, se trouve bien souvent devant des situations très
complexes, lourdes et inextricables, face auxquelles elle
peut se sentir démunie et dépassée. Et c’estsans doute là
une limite du règlement judiciaire du conflit. O n le voit
très bien dans le cas de l’Argentine,où le président
Alfonsin puis le président Menem ont finalement, au
bout de quelques années,tout fait pour accélérer et limiter le nombre d’actionsen justice,comme si la Justicene
parvenait pas à régler la situation en profondeur. Leur
décision nous montre que le règlement judiciaire du
conflit ne peut pas à lui seul permettre une réconciliation,et qu’ilfaut donc s’intéresserà d‘autres chemins.
38
La voie politique et législative : gracier, amnistier
Parmi ces autres moyens, on peut en particulier penser en troisième lieu à celui auquel les présidents
Alfonsin et Menem ont eu recours. C'est une voie politique et législative qu'ils ont empruntée,puisque c'est à
travers des lois d'amnistie et des décrets de grâce qu'ils
ont essayé de réconcilier les argentins entre eux.Min de
mettre fin au climat de (( suspicion ))régnant par rapport
aux forces armées, et de (( permettre que la totalité des
argentins en finissent avec une des étapes les plus obscures de l'histoirenationale », on accéléra les procès et la loi
du ((Point final n fut adoptée le 24 décembre 1986. Le
but de cette loi d'amnistie était aussi de permettre aux
citoyens de ((poursuivre ensemble l'urgente tâche de
reconstruire la Nation .I) Quant à la loi sur (( I'Obéissance
due )) du 4 juin 1987, elle reconnaissait les militaires de
rang inférieur non-responsablesde leurs actes. Le président Menein enfin, alors qu'il était opposé en 1.986 et
1987 aux décisions du président Alfonsin,en reconnut à
son tour la nécessité et signa rapidement des décrets de
grâce, afin de pacifier le pays. Ces lois et décrets apparaissent là encore être pour lui le principal moyen de
réconciliation : ((la réconciliation permanente de tous
les Argentins [.
..]est la seule solution pour guérir les
1. Jean Hatzfeld,Dans le nu de ia uic, Seuil, 2000,p. 112.
39
blessures qui ne le sont pas encore »’déclara-t-ilen effet
en rendant publics ces décrets.
Ainsi les lois d‘amnistie et les décrets de grâce ont-ils
pu être perçus c o m m e des vecteurs réels de réconciliation. Et sans doute, ces dispositifs légaux et politiques
qui dépassent le cadre d‘un simple procès permettent-ils
un règlement plus souple de la situation. D’une part
parce qu’ils permettent de susciter un engagement plus
actif et plus conscient de la population: il est en effet
possible de soumettre ces lois à référendum,c o m m e en
Uruguay,et ainsi de faire davantage participer la population. D’autrepart parce qu’ilssont à un certain point de
vue les soupapes dont la Justice a besoin lorsqu’elle se
trouve face à des procès inextricables ou infinis,et qu’ils
permettent de ne pas s’enliserdans un climat peu propice
à une reconstruction véritable du pays et des relations
interpersonnelles.En outre, ces moyens sont peut-être
d’autant plus appropriés lorsque le pays est relativement
peu stable. Nous pensons ici au Cambodge,dont le gouvernement s’est opposé,au n o m de sa souveraineté et de
la fragilité de la paix civile difficilement rétablie,à l’idée
de la création d’un TPI.Le gouvernement cambodgien a
préféré à la voie judiciaire une solution politique, solution qui montre combien faire appel à des personnalités
marquantes car symboliques pour le pays (le roi
Norodom Sihanouk en l’occurrence)peut aussi favoriser
une réconciliation.En outre,d’autres actions politiques
d‘ordre symbolique peuvent faire avancer sur le chemin
de la réconciliation : dans le champ politique qui est
aussi celui de la vie publique et qui mobilise d‘une
manière ou d’une autre le langage,tout ce qui relève du
symbolique trouve rapidement un écho. C’est le cas en
particulier des demandes de pardon adressées par un chef
d’Erat, m ê m e si elles ne manquent pas de susciter des critiques,ou encore de la reprise des visites diplomatiques.
Ainsi,ce n’est pas tant,ou en tout cas pas seulement
par la Justice,mais bien par la vie politique er donc par
l’actionlégislative,à condition bien sûr que ces gouvernements soient tenus pour légitimes par la population
concernée, qu’une réconciliation deviendrait possible.
C’est autour de lui et du présent que l’on pourrait se
réconcilier,et c’est avant tout en se centrant sur la situation présente et sur ce que l’on veut construire dans l’avenir qu’uneentenre deviendraitpossible.il s’agit alors non
plus tant de se mettre d’accord sur le passé et ses méfaits,
que sur le présent et les projets à venir. De telles mesures
répondent de ce point de vue au besoin de (< tourner la
page »,et là est sans doute leur indrêt et leur force.Mais
il est certain aussi qu’à l’inverse,elles ne satisfont pas le
41
désir de justice des victimes,ni non plus leur désir que la
vérité soit faite sur le passé.
Un chemin libérateur : parler et être écouté en vérité
Ce constat nous invite donc à nous pencher sur une
quatrième voie possible de réconciliation (étant entendu
bien sur que, dans les faits,ces différentes voies se combinent entre elles). Car pour qu’il y ait à nouveau un
accord possible, ne faut-ilpas savoir à quoi s’en tenir sur
le passé ? La Justice déjà a besoin que la lumière soit faite
sur les violences qui ont eu lieu pendant la guerre. Mais
davantage que la Justice,c’esttoute personne victime de
la guerre qui exige une certaine transparence et qui réclame que les faits soient connus mais plus encore reconnus,et m é m e écoutés, tels qu’ilsse sont passés. C’est là
notamment ce que demande Vladimir Jankélévitch lorsqu’ildénonce le silence et l’oublidans lesquels l’opinion
publique tend à enfouir les crimes passés, et en particulier le génocide juifde la seconde guerre mondiale. L‘idée
qu‘il existe un devoir de mémoire )) va dans le m é m e
sens,et ces deux démarches sont compréhensibles : sans
doute en effet ce souci de vérité est-il une exigence tant
psychologique que métaphysique dont l’hommea besoin
pour pouvoir se reconstruire, se réconcilier avec luimême, avant de pouvoir se réconcilier avec autrui. Le
mensonge ou la mauvaise foi ne sont pas des cerrains où
42
l’on peut construire : tout dialogue fondé sur eux s’achève dans une violence dominatrice et aliénante. Or
n’en est-ilpas de même dans toute situation où la vérité
est voilée,que ce soit de manière délibérée ou au contraire involontaire ? De ce point de vue, il ne saurait y avoir
de réconciliation sans transparence, ni de projet de
réconciliation sans la recherche d’unevérité sur laquelle
elle pourrait faire fond.Dès lors,c’est aussi à travers un
chemin et une quête de vérité que le projet de se réconcilier devient envisageable.C’est d’ailleurs une voie qui n’a
pas été négligée :la CONADEP en Argentine,mais surtout
la CVR en Afrique du Sud en témoignent,et fournissent
des pistes de réflexion tout à fait intéressantes.
En Argentine, la Commission nationale sur la disparition des personnes (CONADEP)a été chargée d’enquéter
sur le sort des disparus et sur les violences passées. C’est
réellement le souci de chercher la vérité qui inspira la
création de cette commission puisqu’elle était dénuée de
toute compétence judiciaire.Le 20 septembre 1984,elle
remit son rapport, lequel identifiait 365 centres de
détention clandestine et 8961 disparus, montrait que la
répression recevait un soutien civil et soulignait la
responsabilité des forces armées. L‘esprit dans lequel a
travaillé la commission ressort clairement de ce rapport :
(
(II ne pourra y avoir de réconciliation,disait l
e rapport,
qu’aprèsle repentir des coupables et une justice fondée
43
sur la vérité d.Mais comment éclairer le passé en vérité,
là où un certain nombre de faits restent irnprouvés et
obscurs ? Peut-onpar cette voie espérer obtenir quelque
résultat et une réconciliation ? Telle est la question qui
se pose ici. C’est cependant en réponse à cette exigence
paradoxale,celle d’une vérité qu’ilest quasiment impossible d’établir, qu’a été créée en 1995 en Afrique du Sud
la Commission Vérité et Réconciliation (CVR). Dotée de
compétences larges, elle se vit attribuer plusieurs fonctions,revenant respectivement à crois comités.C’estsurtout le premier qui nous intéresse ici puisqu’ilavait à établir la ((vérité )) historique sur les violences commises
entre I960 et 1994. La CVR s’acquitta de cette tkhe
d u n e manière très spécifique : elle institua un dialogue
respectueux avec les victimes, son but étant de leur proposer un lieu où raconter les souffrances subies et de leur
montrer que ces violences étaient reconnues.Ce dialogue
permettait,c o m m e le rappelait Desrnond Tutu,d‘exercer
une forme de cdthmsis.,en l’occurrence une libération par
la parole et par l’écoute de cette parole.
L‘expérience de la CVR est tout à fait intéressante en
ceci qu’elle montre que le souci de vérité qui parcourt
ceux qui ont connu un conflit ne consiste pas tant à
3.Rapport de la (;VI<,cité par Saiidriiie I.cfranc,Pnlitiqriesdzipar~rz,
I’UF,2002.
44
recueillir des faits, qu’àécouter, dans Line attitude plus
empathique qu’investigatrice,les souffrances des Lins et
des autres. La C V I(et
~ les gacacas au Rwanda, mais aussi,
quoique dans une moindre mesure, la SERPAJen Uruguay
et la commission Rettig au Chili)nous montre combien
l’attachement à la vérité et la reconnaissance du passé
sont fondamentales pour l’homme meurtri, er combien
elles peuvent favoriser une réconciliation véritable.
Celle-ci ne saurait se réaliser si le besoin humain d‘être
écouté, de pouvoir exprimer ses souffrances, d’être sûr
que le passé ne tombera pas dans l’oubli,n’estpas pris en
compte. C’est une donnée anthropologique fondamencale qu‘on ne saurait omettre. Le discours prononcé par
le président Aylwin lors de la créarion de la commission
Rettig au Chili,est sur ce point explicite : G Fermer nos
yeux devant ce qui s’est passé et i’ignorer c o m m e s’il ne
s’était rien passé prolongerait indéfiniment une source
durable de douleur, de division, de haine et de violence
au cceur de notre société.Seul l’éclaircissementde la vérité et la recherche de la justice créent le climat moral
indispensable à la réconciliation et i la paix n‘. Dès lors
que l’on veut se réconcilier,ou réconcilier des personnes
ou des peuples, il est nécessaire d‘abord de chercher à
instaurer un climat propice,autrement dit de chercher le
4.Cité par Sandrine Lefranc,i’olitigzies du pardon, PUF,2002
45
terreau permettant de nourrir un tel projet. Et chercher
5 écouter les souffrances et la réalité des faits, davantage
encore que chercher à établir les faits,est un aspect de la
préparation de ce terrain. C’est que la parole, outre rextériorisation qu’elle permet, a une dimension performative, c o m m e le soulignait Austin. C’est-à-direqu’elleest
en elle-même et par elle-même un acte à proprement
parler. Et de ce point de vue, elle a sans doute une fonction thérapeutique réelle pour celui qui la produit, mais
aussi la propriété de déjà réconcilier en invitant à se mettre d‘accord autour d’elle. Cette force réconciliatrice,elle
la possède en fait de deux manières, et c’est pour cela
qu’elleest particulièrement féconde :elle invite à s’accorder sur ce qui est exprimé, autrement dit SUT la version
des faits qui sera reconnue. Mais elle suppose pour cela
une sorte de pacte entre celui qui parle, et celui ou ceux
qui l’écoutent.Elle suppose que l’onsoit prêt à parler en
vérité, et que l’onsoit prêt à écouter. Elle suppose un
accord, explicite ou tacite,sur ces points : son usage est
donc déjà action de réconciliation.
Néanmoins, si le rôle accordé à la parole et à sa fonction libératrice apparaît pleinement fondé, il nous semble aussi fondamental de prendre acte des effets négatifs
que peut avoir une telle parole. Non pas pour la révoquer
bien sûr,mais pour mieux réfléchir aux modalités selon
lesquelles elle peut devenir féconde.Il est en premiei- lieu
46
évident que les rapports des commissions exacerbent parfois les divisions plus qu’ellesne permettent une reconnaissance partagée de la version des faits qui s’y trouve
consignée.Et les auditions peuvent aussi étre le lieu de
telles divergences : les premiers gacrtcax ont été le lieu de
dénonciations et d’accusations publiques de personnes
de l’assistance,voire du juge lui-même. Par ailleurs,
comme l’expliquentcertains Tutsis,la parole peut aussi
bien enfermer: ((je n’éprouve nul besoin de parler du
génocide tout le temps,comme tous les rescapés. [.
..]Je
n’aimepas écouter tous ces souvenirs de tueries qu’on se
répète le soir ou le week-enden petite communauté.Je
n’aiplus envie d’en apprendre davantage sur les marais.
Je n’apprécie pas que les gens viennent à m a maison
bavarder de ce temps, avec toujours plus de détails de
malheurs )) affirme Edith Uwanyiligira. II ne s’agit pas
pour autant de dissimuler ce passé :Edith souligne qu’elle répond sans détour aux questions que son fils se pose
sur la mort de son père. Mais elle entend ((ne pas gâcher
la vie )) de ceux qui sont nés après le génocide ((avec ces
cauchemarsD. C’est à ce titre qu‘elle souligne les écueils
possibles de la parole. C’est au nom de la réconciliation
des peuples par ceux qui n’ont pas connu le malheur
qu’elle souligne que la parole n’a qu’un temps. D e ce
point de vue, peut-étre faudrait-il réinterroger la mode
psychologisante actuelle : loin de remettre en cause I’i-
47
dée que l’homme a des besoins psychologiques fondamentaux et qu’ilconvient d’yêtre attentif,peut-etre une
attention trop systématique ces besoins est-elle excessive et risque-t-elled’alourdir la démarche de celui qui
veut assumer son passé, et par là s’en libérer. I1 peut y
avoir une complaisance de la parole. Enfin,et cela n’est
peut-être pas sans rapport avec le point précédent,il faut
bien reconnaître que le travail des commissionsde vérité
a aussi soulevé des réticences.
Désir de réconciliation et inventivité de la raison humaine
Or justement les revendications suscitées par les quatre chemins de réconciliation que nous avons envisagés
jusqu’ici,si elles peuvent paraître anodines parce qu’un
consensus absolu est improbable et qu’ily aura toujours
des mécontents, ne sont-elles pas aussi l’occasion d‘une
remarque plus générale sur la réconciliation ? Car que
nous montrent les mécontentements suscités par la
Justice et la voie politique c o m m e par la CVR,sinon qu’il
ne peut y avoir de réconciliation si Je désir de se réconcilier n’existepas de part et d’autre ? Ces réactions mettent
en évidence le fait qu’un processus de réconciliation n’est
envisageable que sur la base d’une volonté c o m m u n e et
d’un désir partagé de mettre fin au rapport de force qui
jouait dans la guerre pour avancer d u n c o m m u n accord.
Considération simple, qui peut sembler plate, mais qui
48
est cependant selon nous essentielle.Car elle signifie premièrement qu’une réconciliation ne saurait étre imposée
de l’extérieur, ni unilatéralement: ce serait Li deux
impasses, qui tôt ou tard verraient les conflits recommencer. Et car elle signifie en second lieu que l’idée
m ê m e puis le projet de réconciliation présupposent une
certaine foi et un certain espoir en l’avenir,en son pays
ou en son peuple, en celui qui fLit l’ennemiet sans doute
en l’homme en général. Sans doute ne maîtrise-t-on pas
ce désir, m ê m e s’il y a des personnalités aptes à le susciter. Et sans doute nul moyen technique ne saurait suppléer à ce désir.Mais le fait est que sans ce désir,tout progrès semble difficile.
Sur la base de ce désir peuvent en effet se développeiune volonté consciente de réconciliation et de multiples
manitores de se récoiicilier, de se mettre d’accord et de
s’engagerdans des projets communs. O n peut ici penser
à Hobbes affirmant que l’homme,poussé par la crainte à
sortir de l’étatde guerre dalx lequel il se trouve n a n d leinent,trouve en sa raison les moyens qui lui permettent
de le faire. Selon lui,l’homme,incessamment en guerre
dans l’état de nature, veut quitter cet état. C’est la passion,à savoir la peur de la mort, le désir de vivre agréablement et l’espoird’y arriver,qui le motivent. Mais c’est
dans sa raison qu’ilpeut trouver les ressources pour SOTtir de l’étatde guerre,c’est-à-direde l’étatde nature. Or
49
sortir de cet état, c’est notamment se réconcilier : la i-aison, dit Hobbes, permet de trouver les clauses d‘un
accord pacifique. S’il s’agit pour lui des lois naturelles,
l’on peut penser de manière comparable qu’aprèsn’importe quelle guerre et lorsqu’ilse voit dans la nécessité de
se réconcilier,l’hommeest invité à user de sa raison,tout
en faisant preuve d’une certaine inventivité.
Et effectivement,les quatre voies que nous avons proposées ne sont pas exclusives.Elles sont les plus évidentes, ce sont celles auxquelles on a tendance à avoir
recours. Mais rien n’interditde penser à d’autresdémarches, qui peuvent présenter d’autres avantages en ce
qu’elles répondent à d’autres déterminations de I’homme,et favoriser elles aussi une réconciliation. En outre,
si l’onse penche sur l’histoire,il apparaîtra que plusieurs
types de projets, avec plus ou moins de succès et de
manière plus ou moins constructive,ont été le lieu dune
réconciliation.
S’unircontre un ennemi commun
O n peut penser tout d’abordaux stratégies militaires :
quoi de plus fédérateur en effet que de se liguer contre
un troisième ennemi ? L‘histoire est faite de tels revirements et c’est par exemple ainsi que Milan et Venise,
alors rivales,signent en 1454,avec les cités de Florence
50
et de Naples et le pape également,la paix de Lodi afin de
contrer la menace turque. Si dans ce cas la paix durera
quarante ans, il faut bien admettre qu’il peut y avoir un
certain cynisme dans de tels procédés, qui soignent le
mal par le mal, plus précisément qui déplacent le mal. À
une guerre et au rapport de force et de domination qui
la caractérise,ils en substituent une autre. D e ce point de
vue,ils ne sont pas satisfaisants,ils ne sont pas réellement
vecteurs de réconciliation puisqu’ils le sont tout autant
de guerre et de discorde. ils ne réconcilient pas en profondeur, pour réconcilier et parce que l’homme en a
besoin. Bien que l’exemple de l’Italie nous prouve que
ces procédés peuvent aussi parfois s’avérerconstructifs en
ce qu’ilspeuvent préparer une réconciliation durable, ils
sont au contraire une sorte de réconciliation négative,
qui ne dure souvent que ce que dure l’intérêtparticulier,
moyen purement technique et stratégique employé pour
réunir ponctuellement d‘anciens ennemis.
Les projets économiques,vecteurs de rapprochement et
de reconstruction
Les projets économiques sont à cet égard plus intéressants :ils cherchent en effet à mettre en place une collaboration qui vise plus à construire qu’à détruire, bien
que cet aspect intervienne sans doute parfois. La création
de la CECA puis de la CEE au lendemain de la seconde
51
guerre mondiale a ainsi favorisé la réconciliation francoallemande,et PASEAN réunit,elle aussi, des pays qui par
le passé se sont combattus.Il s’agitici d’agir ensemble sur
un terrain concret et, en agissant ainsi,de mieux connaître l’autre,de mieux se reconnaître et peu-être m ê m e de
mieux se connaitre dans ce qui nous différencie de I’autre. Instaurei-les conditions dune collaboration économique,donc inviter d’ancienseniiemis à apprendre i se
mettre d’accord sur le plan professionnel et au jour le
jour,telle est la finalité et l’avantagede telles démaiches.
Elles mettent en place une dialectique entrc l’actioner la
connaissance, sc fondent sur des échaiiges concrets, et
elles peuvent à ce ti:re Stre regardées c o m m e étant ellesmêmes déjà les premiers pas dune réconciliation.
Se recentrer sur l’héritageculturel : prendre appui six
un passé c o m m u n pour reslriurer l’unité perdue
Mais il existe d‘autres fondements sur lesquels il est
envisageable de chercher 5 :;eréconcilier : l’hbritageculturel et historique peut en effet être, lui aussi,le terreau
d’une réconciliation. O n le voit au Cambodge,qui s’est
relevé autour de l’héritage culturel d’Angkor et des traditions d u pays. Se tourner vers la grandeur et la splendeur
de la civilisation khmère apparait c o m m e un moyen de
rappelei-2 tous les cambodgiens qu‘ils forment un peuple, envers et contre l’histoire récente.Paire ressurgir les
52
racines communes, revenir à la source en quelque sorte,
perinet de réconcilier, c’est-à-direici de réunir autour
dun passé et d’uneculture commune. Cette piste,peutêtre plus inattendue,est bien siir à ne pas négliger.Mais
elle est aussi délicate,car exploiter la richesse de la tradition et du passé ne doit pas conduire à occulter la guerre récente,ni empêcher le pays de se tourner vers le futur
et de retrouver un certain dynamisme, deux écueils naturels mais bien réels.
Pardonner,ou choisir de tout commencer à nouveau
Enfin, l’on peut penser de manière beaucoup plus
générale au pardon. II est lui-mêmerenouement de la
relation et confiance redonnée : réconciliation au sens
propre du terme. il est par lui-mêmerecommencement
et en ce sens,il n’estpas un concept simplement éthique.
II a une portée plus large,anthropologique et existentielle,
voire métaphysique puisqu’il est décision radicale et
engagement absolu. Et de ce point de vue, seul il est
capable d‘admettre les limites que nous avons relevées
dans les voies judiciaires et législatives,ainsi que dans la
recherche de la vérité et d’une parole libératrice sur les
faits. D e fait, il sait que la justice ne pourra pas être rendue et que l’on est toujours déjà au-delàde toute justice
humaine possible, en particulier lorsqu’ils’agit de ((crimes contre l’humanité ». Celui qui pardonne choisit
53
d’assumer le caractère infiniment blessant et injuste du
crime, et dans ce choix même propose de le transcender,
de s’éleverau-delà.Cette force rédemptrice du pardon en
fait une voie majeure de réconciliation,et ce n’estpas un
hasard si on le retrouve en de très nombreuses situations :
Nelson Mandela invite les sud-africains à pardonner’,
tout c o m m e Amine Gemayel les libanais6.Le président
Aylwin,au Chili,parle de pardon et le demande aux victimes au n o m de la nation (ce que refuse Pinochet)’, et
Maïti Girtanner pardonne à celui qui l’a torturée pendant la seconde guerre mondiale et peut revoir son bourreaux.D’autres, victimes c o m m e coupables, affirment
aussi vouloir pardonner, ou demander pardon et être
pardonné, ou avoir pardonné et s’enêtre trouvé réconcilié avec autrui mais aussi avec eux-mêmes. Ainsi le pardon nous semble-t-il être la figure de la réconciliation
par excellence. Et le soupçon qui ptse sur lui - il serait
une démarche religieuse - ne l’empêche pas. D’abord
parce que la religion peut, de fait,mais aussi de droit,au
m ê m e titre que les autres aspects évoqués,être un vecteur
de réconciliation important, c o m m e l’a bien perçu la
5. Sandrine Lefranç,Politipts du palzlaii, PUF,2002.
6.Amine Gemayrl, L‘uJeiise rl kc paidox,Galliinard, 1388.
7.Saiidriiie Lefranc,Poliiiyzies dupardon, PUF,2002.
8.Maïci Girtaimer, Résislntzce el pnm!on, filin de Michel Fai-in,
CFI<-I-/
Francc 2,France, 1998.
54
CVR (le dialogue entre ses membres et les victimes ou les
coupables se faisait en effet souvent dans un cadre religieux: on commençait par prier et chanter, et on allumait une bougie). Ensuite parce que le pardon, s’il a un
sens spécifique pour le croyant, n’en est pas moins un
geste relevant des relations intersubjectives.
Force est de remarquer cependant que si le pardon est
fécond, et qu’illibère véritablement le coupable c o m m e
la victime,il n’estpas une solution politique évidente.En
effet,il dépend de manière essentielle de la liberté et de
la volonté de chacun: on ne saurait l’imposer,cela le
viderait de tout sens. C’est d’ailleurs précisément dans le
fait qu’il dépend de chacun et qu’il procède d’une décision personnelle et engageante que réside sa force. Mais
cela fait qu‘il reste du m ê m e coup,dans un contexte collectifc o m m e celui de la guerre, problématique.
Conclusion
Plusieurs voies nous sont donc apparues,qui peuvent
être regardées c o m m e l’ouverture d’un processus de
réconciliation.Réconcilier,se réconcilier,c’est-à-direlittéralement se remettre d‘accord,donc parvenir à s’accorder pour avancer d’un c o m m u n accord,suppose un travail en profondeur, un travail au plus intime des personnes que nous sommes et des exigences de justice,de vérité,
55
de paix et de bonheur que nous portons . Nous l’avons
vu,l’équitédes traités de paix,la Justicepénale et l’action
politique et législative sont sans aucun doute des vecteurs
possibles de réconciliation,mais le chemin de la vérité et
de la parole a lui aussi son importance.D’autres initiatives, culturelles ou économiques notamment, dans la
mesure où elles parviennent à fédérer ceux qui ont été
désunis par la guerre,ne sont pas non plus à négliger.Car
nous sommes loin ici de problèmes d’ordre technique,
auxquels une solution instrumentale suffirait.Les voies
que nous avons envisagées ne conduisentpas i un succès
assuré : elles sont d’ailleurssans cesse à réinventer,selon
ce que requièrent les hommes et les événements, et à
croiser surtout.Car si chacune répond certaines caractéristiques essentielles et à certains besoins ou désirs fondamentaux des hommes, elles ouvrent ensemble davantage de possibilités.D’ailleurs,la CVR combine ces différentes voies, le président Aylwin aussi, puisque tandis
que ce dernier entend à la fois (( éclaircir la vérité >) et
(
(rechercher l
a justice n!’, la première était dotée de compétences larges et comprenait trois coinités différents par
leur fonction. U n chemin de réconciliation nous a
cependant paru particulièrement fécond : celui du pardon,qui transcende les autres et surtout les limites aux-
quelles se heurtent les aucres. La parole de pardon en
effet réconcilie,1à où jl n’ya ni peine ni réparation justes
concevables selon la justice humaine; là où cine loi,
impersonnelle,ne peut réaliser en profondeur ce qu‘elle
promulgue ; 12 enfin où la parole de celui qui souffre et
exprime ses souffrancesne peut plus le libérer.Mais bien
que le pardon se définisse de manière essentielle par rapport à la violence subie,et bien qu’ilsoit par suite ce qui
est le mieux à m ê m e de la dépasser,il est certain aussi que
c o m m e tous les autres chemins il ne peut conduire nulle
part s’il illest pas aniiné par le désir profond d’erre
réconcilié.
57
Tolérance,réconciliation et groupes
Léonard Harris
Les pluralistes moraux considèrent la tolérance
c o m m e une vertu substantielle parce qu’ilspensent qu’elle est compatible avec des traits de caractère assez attirants, tels que la sérénité,la patience,la charité,la bienveillance et le pardon. Ils pensent aussi que de tels traits
sont préférables, voire antithétiques,au ressentiment,à
l’indignation,à la malveillance,à l’antipathie,au reproche, à la condamnation et à la revanche. Les formes de
pluralisme moral dont je tiendrai compte sont ceux qui
considèrent qu’unjugement raisonné satisfaisant devrait
être le discours de la méthode à appliquer afin de sélectionner les principes moraux. De plus, ces principes ne
sont pas des propensions individuelles, subjectives et
réductibles.’ Les pluralistes moraux de cette catégorie
1. J’exclusdes formes de subjectivisme ec d‘expressionisme dans
la manière donc j’uriliserai le ‘pluralismemoral’parce que ces formes
59
pensent qu’il n’existe pas de vérités morales objectives
indépendamment d’un jugement raisonné.Malgré le fait
qu’il n’existe pas de vérités morales objectives indépendantes d’un jugement raisonné, certaines croyances et
actions morales sont préférables à d’autres.Par exemple,
un pluraliste moral peut affirmer qu’ilexiste des impératifs moraux ; toutefois,de tels impératifs moraux seraient
justifiés en se fondant sur un jugement raisonné,et non
peuvenr considérer la dignitéhurnaiiie c o m m e n’ayantpas davan rage
de valeur quc la haine de soi,alors que toutes les formes en faveui-de
la colkailce requiércnt une grande csrirne de la dignité humaine.
Voir, pour L L exemple
~
de pluralisme moi-alqui considère la rolérance c o m m e un bien, Rurh Benedict’s A Defense of Moral
Relarivisin The Joiii.izczl of Geizeml /Jsq’ch~h~~,
Vol. 10 (1934),
pp.
59-82;Richard A. Shweder,<( Anthropology’s‘l’heOrigin Romantic
Rehellion againsr rhe Enlighrenment:Or There’s Mort CO Thinking
than Reason and Evidence n, Cdtwe Theaiy:Essays u n Miizd,SeFancl
Ernotion, edited by R.A.Shweder and R.A. Leviiie (Cambridge:
Cambridge Universiry Press, 1984); Joshua Halberscam’s The
I’aradox of-roicrance I‘hdusuphicd Forum,Vol. 14 (1987/83),
pp.
190-206;Geolïrey Harrison’s Relativism and Tolerance Ethics,
Vol. 86 (1976),pp. 122-35;
M a x Hocurr’s M.ustRclativisrsTolerare
Evil?”,ThePhiloso)hiccd Forurn,Vol.17 (Spring 1986),pp. 188-200;
Nicholas Unwin’s <( Relarivism and Moral Complacency n, P/do.wphy,
Vol. 60 (1985),pp. 205-14;Jay Newman’s ‘< Erhical Kelarivisrn n,
Laud Thiologipe et Phhilmophigzte,Vol. 38 (1972),pp. 63-74and his
T h e Idea of lieligioiisTolerance >,,Anzei.icczn Philosuphicd Qitai.tei.ly,
Vol. 15 (1978),
pp. 187.95.
j,,
21,
,j,
l<
‘1
pas sur une vérité objective.’ La tolérance est associée à
des qualités de raisonnement c o m m e la considération
délibérée et le jugement raisonné et réfléchi. De telles
qualités de pensée sont utilitaires dans le sens où elles
sont censées aider les individus i apprécier le fait que certaines questions ne sont pas, ou pas facilement,résolues
et de tels traits de caractère sont susceptibles d’empécher
des personnes de devenir excessives dans leursjugements,
fanatiques ou dictatoriaux. E n conséquence, pour les
pluralistes moraux, la tolérance est une bonne chose
parce que c’est un aspect bénéfique ainsi qu’un trait
cognitiL
L‘absolutisme moral est l’opinion selon laquelle il
existe des vérités morales objectives indépendamment
d’unjugement raisonné. C’est-i-direqu’en raison de leur
aspect intrinsèque,naturel et surnaturel,certaines vérités
sont déterminées de manière objective.Ainsi, un absolutiste moral peut soutenir ((qu’il existe certaines formes
d‘actions qui ne devraient jamais être réalisées, peu
~
~-
2. David Wong, hfoinl Relntiuiq, Berkeley: Uiiiversiry of
California I’m, 1984;Alain Locke,“Value and Impel-atives,”in The
Philosophy ofil(& Loche, Leonard Harris,~d.,
Philadelphia: Temple
University Press, 1989,pp. 31 -50;Michael Walzer, On 7alemtioiz,
New Haven: Yale University Press, 1997;John L.Mackie, Erhics:
Inueiztiizg Right ~/lizdIÿi-oizg,Harmondsworch: Penguin Books, 1977.
61
importe le contexte ou la conséquence D . ~Les absolutistes moraux ne pensent pas forcément que les humains
auront un jour une coliscience unifiée, une religion ou
un système politique unique,ou une culture uniforme.
Ils ne pensent pas davantage que chacun devrait souscrire à un mode de pensée officiellement approuvé et par
conséquent orthodoxe. U n absolutiste, religieux ou
autre, peut soutenir le pluralisme culturel et religieux.
Par exemple,les Turcs Ottomans,entre 1456 er environ
1918,ont officiellement reconnu, par un système de
millet, les communautés des Orthodoxes Grecs et
Arméniens, et les Juifs.Chaque communauté gardait le
contrôle sur ses propres codes de moral et ses coutumes.
Le système était loin d’apporter une liberté parfaite,
d’autant plus que chaque communauté imposait sur ses
membres des exigences grotesques afin de faire respecter
les codes de moral définis par la religion.Néanmoins,le
système du millet a émis une forme d‘auto-gouvernance
à l’intérieur d‘un système plus large.’ Les absolutistes
3. Gordon Graham, (( Tolerance, Pluralism, and Relativism »,
Taler-mzce,cd., David Heyd, Princrton: Princeton Univcrsiry Press,
1996,p. 44.
4.W.J. Shields, ed., hsecutiuiz aiid Toleration,vol. 21,Studies in
Cliurch History, published for the Ecclcsiastical History Society,
Oxford: Basil Blackwell, 1984; Benjamin Ri-aude,Bernard Lewis,
Chi.istimsniid /ews in the Otloinniz Ernpiw: The Fknctioning of a
P l i d .Sociq,Nçw York: Holmcs and Meier, 1382.
62
soutiennent la tolérance parce qu’ilspensent qu’il s’agit
d’unevertu intrinsèque,objectivement vraie ou mandacée par une force surnaturelle.
I
D e s comportements dictatoriaux peuvent être encouragés soit par les pluralistes moraux soit par les absolutistes moraux. C’est-à-direque,ni le pluralisme moral, ni
l’absolutisme moral ne peut prétendre véritablement
avoir un historique de partisans ayant exposé, plus souvent que jamais, une tolérance.Les pluralistes moraux,
de même que les immoralistes,peuvent prétendre que la
nécessité, la force,le pouvoir,la coercition,et les conditions matérielles déterminent ce que les gens devraient
considérer comme moralement acceptable. Ces auteurs
ont une préférence,ou attendent,une forme de dictature
- qu’ils’agisse de la domination d’une classe dans le cas
de Marx ou d’autoritéshabilitéesdans le cas de Nietzsche.
II existe également de nombreux exemples d’absolutistes
moraux ayant eu un comportementdictatorial.Par exemple,les missionnaires chrétiens au 18‘:siècle étaient possiblement les avant-gardistesde la préparation et du maintien de la colonisation à travers l‘Asie,l’Afrique et
l’AmériqueLatine. La terreur perpétuée en Afrique du
Sud sous l’apartheidainsi que les meurtres sauvages commis par les dirigeants belges au Congo sous Leopold 1.‘
63
ne sont que des exemples contemporains d’absolutisme
moral sanctionné par I’État.Les seules pratiques religieuses et culturelles alternatives qui furent tolérées sont
celles qui étaient considérées c o m m e bénéfiques pour
maintenir le règne colonial parce que les colonisésétaient
considérés par nature c o m m e inférieurs et incapables ou
indignes d’une civilisation.Leur main d‘œuvre bon marché, leur terre fertile et leurs précieux minéraux furent
expropriés par les autorités religieuseset gouvernementales sous la guise du maintien de croyances morales objectivernent vraies. Les autorités gouvernementales et religieuses prétendent souvent étre en possession d’une vérit& morale objective et que les assujettis leur ont permis
d’arriverà de telles vérités grace à leur consentement tacite (2savoir, ils auraient approuvé s’ils avaient pu parvenil-à un jugement impartial.)ou qu’ilsapprouvent ainsi
qu’en témoignent les autorités de groupes indigtnes
ayant collaboré avec les colonisateurs.’
Les sociétés qui mandatent la tolérance sont également reconnues c o m m e étant celles qui pratiquent les
pires formes de tei:rorisme dans le monde. Les auteurs de
l’apartheid en Afrique du Sud et de la démocratie en
Amérique ont promu l’idée que la tolérance était
quelque chose de bon ; les deux ont pratiqué l'esclavage
et ont,à des degrés divers de réussite,détruit des populations indigènes. Par exemple, les États-Unis ont
presque réussi à détruire entièrement leur population
indigène.Chaque grande démocratie de l'histoire,qu'elle soit grecque, romaine,arabe, chinoise ou africaine,a
pi:atiqué l'esclavage,la domination coloniale et le génocide ethnique des minorités."
Les pluralistes et moralistes ethniques, pour des
motifs différents, se fondent souvent sur au moins un
argument similaire pour soutenir leurs points de vue,
notamment,que la tolérance comme vertu individuelle
peut - ii certaines conditions - fusionner de manière à
produire des relations sociales vertueuses. Les philosophies qui ne sont pas strictement pluralistes ou absolutistes se fondent souvent sur ce point de vue.
L'utilitarisme,en particulier l'interprétation de John
S.Mill,est peut-étre une forme d'absolutisme moral, du
moins pour soutenir que la tolérance est une bonne chose
pour des raisons utilitaristes objectivement vraies. Si la
société humaine est p a inhérence encline à parvenir éventuellement à de vrais principes moraux, notamment, les
6. Orlando Paterson, Fwdonz, New York: Basic Books, 1991;
Joseph C. Miller, W a y of Death, Wisconsin: The University of
Wisconsin Press, 1988.
65
principes qui maximisent le plus de bien pour le plus grand
nombre d'êtres sensibles,alors la tolérance se justifie pour
des raisons associées au bienfait objectifde la maximisation
du plaisir. Le pragmatisme,en particulier l'interprétation
de John Rawls,est peut-êtreune forme de pluralisme moral
pour soutenir que la toléranceest une bonne chose à travers
l'équilibreréfléchi d'un jugement raisonné.Si des personnes se trouvant dans une position originale,représentant
des juges qui raisonnent de manière impartiale, s'accordaient à considérer la tolérance comme une bonne chose,
alors la tolérance acquérrait le statut de titre ou droit
comme fonction d'un jugement raisonné, indépendamment des réclamationssur une nature humaine objectivement vraie, des intuitions, ou un univers social moral
enclin ?I accomplir de vrais principes moraux.Ces différentes approches seront développées ci-dessous.
Je vais considérer l'utilitarisme selon M
ill comme
approche utilitariste pragmatique permettant de justifier
la tolérance comme vertu. Plutôt que l'argument de
Auguscine de Hippo selon lequel la persécution des hérétiques,en particulier les Donatistes,était un bien positit
Mill avançaitque la persécution des dissidents dans le but
soit de les convertir aux cultes religieuxapprouvés par I'É[at, soit à une stabilité publique, était inefficace. C'est-àdire que, pour Mill,la tolérance était utilitariste parce
qu'il pensait que contraindreles gens i pratiquer un culte
66
religieux approuvé par I’Etat provoque une instabilité
sociale et est voué à l’échec.De plus, il a été avancé qu’il
est impossible de créer un conformisme par la contrainte
puisque la contrainte elle-même est à l’originede nouvelles formes de dissidence. La tolérance se justifie comme
un bien parce qu’elle est nécessaire pour que la liberté
existe.’Pour M
ill,l’erreurest une part non éliminable du
processus permettant d’arriver à la vérité. Ainsi, l’État
devrait tolérer la dissidence pacifique d’autant plus que
des croyaiices préférables seront éventuellement publiquement acceptées en surmontantl’erreur.’
M
i
l
l encourage
la coléraiice également pour des raisons épistémiques.
ill pensait que les individus
C o m m e volontariste, M
pouvaient être tenus responsables de croyances choisies
ill,l’exercicedu libre-arbitre par des
librement. Pour M
individus permet d’expliquerà quel moment des priiicipes ont été librement choisis.Dans la lignée de cette tradition,les absolutistes moraux onr:dit que la réfutation,
la conjecture,la pensée délibérée et le désaccord solit des
aspects importants du discours qui augmentent et rendent possible un consensus volontaire sur des vrais prin7.John S. Mill,012 Liberty and Othei.Essny, Oxford: Oxford
World Classics, 1998.
8. John Locke, G L e m r Concerning Tolerance D, in Classics of
Modern Political Theog ed., Steven M.Cahn. New York: Oxford
University Press, 1997.
67
cipes moraux.”Des moralistes tels que M
ill prétendent
que la réalité des différentes formes de vie, de désirs, de
préférences,et de principes moraux inconciliables contribuenl 5 permettre d’aboutir i des solutionspacifiques et
à défendre des principes objectivement vrais plutôt que
de jeter un sort irréductiblesur la diversité humaine.Les
utilitarisces peuvent préférer une grande variété de reiations tolérantes entre des groupes entiers en pensant logiquement que l’exerciceindividuel du libre-arbitrepeut
fusionner de sorte que les individus et les groupes maintiennent des relations tolérantes.
La théorie du contrat de John Rawls sur la justice
équitable se prononce pour la tolérance comme vertu
pour des raisons radicalement opposées à de la théorie
utilitariste de Mill.lhwls se fonde sur la tradition de la
théorie du contrat pour justifier la tolérailce entre les
individus et les groupes.L‘approche de Rawls h la théorie
du contrat permet d’aboutirà des principes impartiaux,
et donc les plus objectifs possibles,et justifiésde la manière
suivance.II nous faut imaginer une situation dans laquelle les individus,ignorantet n’étantsoumisà aucune société précise ou condition sociale,preiiiieiit en considération
des principes opposés ainsi que les principes auxquels
toutes personnes de la sorte consentiraient.Le test du
9. Par exemple,op. cit., Graham
68
contrat est un test d'impartialité,destiné i~ servir de foildement raisonnable sur lequel des croyances et actions
sures pourraient se fonder. L e tcst est une expérience d e la
pensée qui utilise des croyances et actions rationnelles et
raisonnables c o m m e critères épistémiques. Sa forme
d'impartialité est faite pour requérir des jugements qui ne
soient pas influencés par des injustices,des préférences et
des préjudices locaux.Toute personne, malgré les identités spécifiques, aboutirait ainsi en théorie aux mêmes
conclusions. Cette approche &it. dc deinander aux perscjnnes de souscrii.eaux mémes croyances substantielles,
sauf celles qui promeuvent l'équité d'une manière qui
perinet à chacun de mener le style de vie qu'il souhaite,et
leur donne une chance raisonnable de réaliser leuïs plans
de vie. De nombreux auteurs, tels que Bayle, Locke er
Rawls,proposent des versions uniques du test du contrat ;
toutefois, les développements ci-dessus sont des caractéristiques au cœur de chaque tex. Des conditions idéales
de raisonnement impartial aboutiraient, sur ces fondements,à la tolérance c o m m e un bien.
Selon Rawls, (( la pluralité de personnes distinctes
avec des systèmes finaux séparés est une caractéristique
essentielle des sociétés humaines »'", et donc, pour
10. John Rawls,A Theory oJJütice, Cambridge, Mass: Harvard
Universiry Press, 1971,p., 29.
69
liawls,la justice c o m m e équité pose des limites mais ((ne
tente pas d'évaluer les mérites relatifs des différentes
conceptions du bien n." Les conceptions individuelles
du bien,à condition qu'elles rie violent pas les principes
d'équité, doivent,selon Rawls,être tolérées. II pense que
la justice requiert la tolérance parce qu'il est raisonnable
et rationnel pour les personnes de faire une sélection de
manière impartiale pour des raisons qui les concernentet
qui sont utilitaristes.
Contrairement à M
ill,il existe pour Rawls des droits
inaliénables que l'on ne peut soumettre à des considérations utilitaristes de manière justifiée, tels que la manière de maximiser le plaisir ou la sécurité publique pour le
plus grand nombre si cela exige d'aliéner les droits de certains individus.M ê m e si,dans certaines sociétés,la tolérance ne parvenait pas à créer la sécurité publique ou
mener éventuellement à la vérité morale, et Mill avait
certainement des doutes que des sociétés (( inférieures>)
parviendraient à avoir les caractéristiques nécessaires
pour garantir le tolérance libérale, la Théorie de Justice
de Rawls profère la tolérance c o m m e vertu individuelle
en raison de son association cognitive avec des traits
bénéfiques qui reconnaissent la dignité d'autres droits
associés.Dans ses derniers travaux,il se prononce pour la
70
colérance c o m m e valeur à utiliser pour réguler les relations parmi les groupes."
Dans ses derniers travaux,Rawls propose un concept
de 'pluralisme raisonnable' pour définir le type de relacion entre les groupes que la tolérance garantit. D e s
groupes avec ((des doctrines compréhensives qui sont
raisonnables dans leurs propres termes [intérieurement
cohérentes, rationnelles et réfléchies] et qui peuvent
reconnaître le caractère raisonnable d'autres doctrines
compréhensives, même si elles sont considérées c o m m e
fausses D, peuvent étre considérés c o m m e des groupes qui
soutiennent potentiellement des relations équitables.'j
Les accords se chevauchant entre doctrines compréhensives en compétition ou en conflit sont le type d'accord
qui rend possible le pluralisme raisonnable. Bien qu'il n'y
ait pas de manière non-relativeabsolue de parvenir à des
principes impartiaux ni de moyen d'échapper complètement à un certain degré de provincialisme dans la pensée, l'idée d'une coexistence pacifique entre les groupes
est un objectif intuitivement précieux. Rawls prétend
12.Pierre Bayle,PhilosophicalComnientary,trans.A m i e Godrnan
Tannenbaum, New York: Pert Lang, 1987;David A.J.Richards,A
Theui:y of ReasnizsfirActioiz, Oxford:Clarendon Press, 1971.
13. John Rawls,jiütice as Fairness: A Restatement. Cambridge:
FIarvard University Press, 200 1, p. 3
71
que ((Le raisonnable exprime évidemment un comportement réfléchivers la tolrrance,puisqu'jl reconnaitles fardeaux du jugement,ce qui amène i son tour à la liberté
de conscience et de pensée ).'I Ainsi,étant donné le test
du contrat, la raison et les accords qui se chevauchent
fournissentun fondementi la tolérance décrit comme le
pluralisme raisonnable.'j
II
Les arguments qui affirment que la tolérance est une
vertu substantielle que les individus devraient posséder
parce que la possession individuelle de la vertu produira
des résultats sociaux bénéfiques sont hors de propos.
J'affirme que les individusvertueux ne forment pas d'une
manikre ou dune autre de vertueuses relations de tolérance entre les groupes,pas plus que les agents de tolérance disparates ne créent de liberté à partir de vicieuses
institutions et structures sociales.Ainsi, les explications
individualistes méthodologiques ne parviennent pas à
justifier la tolérance entre les groupes. L'opinioiî seloii
14.John Rawi,, Reply to J-lahei-mas ,huma/ U/ Pl,ilusuphy,
92:3:132-80;p. 150.
15.II esc cçrtain que les principes de justice bent eux-nikmc pluO,
1,
ralistes dans Icur forme,dans le sens que m ê m e les penseui-s ncutres
wnc cncliiis 2 Ccrc CI?désaccord tel qut le souligne Michael Walrzer
dans Sphc.snfjlrrtirr, New York : Basic B o i h , p. 6.
72
laquelle les vertus individuelles deviennent des comportements de groupe est une forme d'individualisme méthodologique.L'individualisme méthodologique est le fait de
penser que les actions sociales sont convenablement expliquées comme le résultat de comportements individuels.
Les volitions individuelles sont la dernière force causale
pour les individualistes méthodologiques.l 6
Si chaque individu était doté,ou avait acquis la vertu
de tolérance,il est faux que le génocide,le génocide ethnique ou la domination coloniale diminueraient.II est
faux que le génocide,le génocide ethnique ou la domination coloniale résulte soit d'individus agissant en unisson soit de la conséquence accidentelle d'actions intentionnelles séparées.Les groupes ne sont jamais composés
d'individus ayant des croyances et comportements identiques.Le plus souvent,les conséquences des comportements de groupe,bien qu'occasionnellement accidentelles, s'expliquent mieux en termes d'impact des institutions et structures.Au minimum, une certaine forme de
structures intégrantes, telles que des configurations de
1 6.Daniel Little, Vnrieties of Socid Eyplanation: An introdziction
Philosophy of Socid Science, Boulder: Westview Press, 1991;
Barry Hindess, Philosophy nnd Methodulogy in the Social Sciences,
Atlantic Highlands,N.J.:
Humanities Press, 1977;Bhargava, Rajeev
Indivirlzialism in Socid Science: Form and Limits of n Methodology.
Oxford: Clarendon Press, 1992.
to the
73
propriété de biens et des règles d'héritage, des distinctions de classes,des frontières définies selon des schémas
de mariage fondés sur l'ethnieet la race, des communautés forgées selon la situation géographique qui détermine les options de voyage et des séparations provoquées
par la souveraineté nationale, expliquent le comportement de groupe.Plus précisément, les traits individuels
pris collectivement ne forment pas des institutions sociales ni ne dictent les relations sociales entre les groupes.
Les règles et procédures des institutions,presque systématiquement suivies sans l'intention,la volition, ou
méme la conscience de leurs nombreuses complexités,
préalable d'un individu, ne peuvent étre réduites à la
pensée et au comportement d'un individu.Les relations
entre groupes,par exemple les nations ou les religions,ne
peuvent pas non plus étre réduites aux préférences,désirs
et volontés de chaque membre. Ci-dessous,je relève plusieurs excellents analogues en logique formelle qui nous
aident à voir la différence entre les individuset les groupes.
L'erreur de composition se produit lorsqu'il est supposé que les attributs des parties d'un tout ont la propriété du tout. Amsi, il est fallacieux de penser que
chaque partie d'une pomme est identique à la pomme
,dansson ensemble.D e manière analogue,il est fallacieux
de penser que chaque membre de la classe ouvrière est
identique à la classe elle-même.
74
L'erreur de division se produit lorsque l'on suppose
que le tout a une propriété et que ses parties partagent
dans ce même tout.Ansi, il est faux que chaque partie
d'une pomme rouge est également rouge. D e manière
analogue, les aborigènes de la Nouvelle-Zélande ont la
caractéristique de penser que leur terre natale indigène
abrite des qualités mystiques,mais il est faux que chaque
individu a cette croyance.
Enfin, l'erreur du milieu non distribué parvient
lorsque deux catégories séparées sont reliées par erreur
parce qu'elles partagent une propriété commune. D e s
pommes rondes ne sont pas identiques à des ballons
ronds. La supposition que la rondeur nous donne le
poids approximatif ou la fonction de chacun est fausse.
D e manière analogue,si deux populations sont rurales,
elles ne sont pas forcément toutes deux pastorales.
Les volitionistes se fondent de manière caractéristique
sur une forme d'jndividualisme méthodologique pour
expliquer l'individu,le groupe et le comportement institutionnel. En particulier, ils se fondent sur l'opinion
selon laquelle les croyances et actions individuelles,prises de manière collective,provoquent un comportement
institutionnel.Ce n'est pas seulement qu'ils pensent que
les croyances sont la cause d'un comportement mais que
des croyances et des actions corrélatives sont la cause de
chaque caractéristique d'un comportement institution-
75
nel. Cependant, des traits vertueux individuels, pris
cumulativement,n’aboutissentjamais à des vertus pratiquées en société entre les groupes,circa,l’erreurde composition. Les groupes,tels que les ethnicités,ne sont pas
seulement des collections composées d‘individus avec
des identités ethniques,circa, l’erreurde division. Dans
une société raciste anti-Noir,chaque personne de couleur
est traitée comme si elle possédait une identité noire ; il
est faux que les personnes de couleur que l’ontrouve partout partagent une identité raciale commune, mais
m ê m e si c’étaitle cas, chaque identité aurait ses propres
caractéristiques uniques faisant de toute généralisation
sur les ‘personnesnoires’ une généralisation qui ne serait
pas identique à ses membres. Des vertus individualisées
ne créent pas un comportement de groupe vertueux
parce que les structures ne sont pas le résultat cumulatif
des traits individuels,circa,l’erreurdu milieu non distribué. C’est-à-dire,parce que des individus séparés partagent une propriété commune de vertu,il est faux de penser que nous connaissons quoique ce soit sur les groupes
ou les relations de groupes auxquels appartiennent les
différents individus.La déduction de la cause est fausse.
L‘individualisme méthodologique, qui garantit que les
croyances et comportements vertueux des individus se
traduisent en relations de groupe de tolérance, nous
induit en erreur parce qu’il propose un compte-rendu
76
faux de la relation entre les volitions individuelles et le
comportement de groupe et, ainsi que je l'explique cidessous, ce que signifie de penser aux groupes comme
(
(ayant un l
ien D.
111
La tolérance comme vertu intrinsèque est considérée
non seulement compatible, mais également comme la
cause de certains traits comme la sérénité,la patience,la
charité, la bienveillance et le bénévole." La tolérance
comme vertu intrinsèque est un bien en tant que sujet de
quelque chose sur l'esprit humain, la conscience et la
volonté.La tolérance comme vertu intrinsèque est également associée à des qualités cognitives telles que la
réflexion et le jugement raisonné. De tels traits ne sont
pas seulement utilitaires dans le sens où ils aident les
individus à apprécier le fait que certaines questions ne
sont pas, ou pas facilement,résolues ou qu'ils sont susceptibles d'empêcher des personnes de devenir excessives
dans leurs jugements,fanatiques ou dictatoriaux.Ils sont
plutôt considérés comme définitifs dans la manitre de
raisonner des personnes vertueuses,et probablement leur
manière de penser les pousserait à apporter un soutien
17.Dcsmond Tutu, No Future Without Forgivrnrss, New York:
Doubleday, 1999.
77
fort à des principes d’équité tels que le respect.
Malheureusement,les auteurs qui considèrent la tolérance comme une vertu intrinsèque supposent également
que la tolérance aura des résultats sociaux salutaires parce
qu’ilsassocient la tolérance à des traits cognitifs dont ils
pensent qu’ils produiront des effets salutaires. La
Commission de Vérité et de Justice en Afrique du Sud
sera utilisée pour démontrer pourquoi la vertu individuelle intrinsèque a peu à voir avec la justice sociale.
La Commission de Vérité et de Justicedans l’Afrique
du Sud post-apartheid a permis la création dune équité
entre les victimes de la population africaine et leurs bourreaux.La Commission a réussi cela grace à un forum où
principalement les Africains pouvaient accuser et les
Blancs pouvaient avouer leur culpabilité - mais sans
grande probabilité d’être punis. La tolérance,plutôt que
la malveillance,la rancœur,l’indignationet l’antipathie,
et le pardon,plutôt que le reproche et la condamnation,
furent préférés. O n a pensé que le forum fourni par la
Commission pouvait aboutir à un résultat préférable.
Des relations plus tolérantes et compréhensivesentre les
Africains et les Blancs seraient une conséquence importante.Malheureusement,la Commission n’a pas proposé de justice entre les groupes - pratiquement aucune
propriété importante de mines, de métaux précieux, de
terres, d’actions,d’assurancessanté,d’immobiliers ou de
78
sociétés ne fut retiré aux Blancs et placé sous contrôle des
Africains,ni de nombre significatifde Blancs tenus pour
responsables des nombreux meurtres, viols, expropriations de travail bon marché et vol. En décembre 2003,
parmi les 1 I5 sociétésfigurantsur le Marché Boursier de
Johannesburg,23 étaient détenues par des Noirs,représentant moins de 10 %des valeurs d'échanges ; le pourcentage de titres sur les mines appartenanti des Noirs est
de 7 % ; 1 % des titres de l'immobilier appartient aux
Noirs.Aucun nombre statistiquement important de terres ou de propriétés n'a été transféré par les Blancs aux
Noirs à travers la Commission de Vérité et de Justice,ni
aucune terre ou commerce acquis par le biais de la
Commission. Des structures et institutions soutenant la
misère ont trop souvent été laissées sans entrave.La propriété des biens, la structure d'héritage, les conditions
d'acquisition de terres et autres structures sociales entre
Africains et Blancs sont restées inchangées.Néanmoins,
les Africains étaient censés pardonner à leurs bourreaux.
Je dis que l'indignation a des fonctions morales propres, tels qu'aider à maintenir des sentiments justes d'avoir été troinpés et maintenir le besoin de rester vigilant
contre des injustices futures. Les victimes ont peut-être
besoin d'être encouragées afin d'avoir confiance, après
avoir été terrorisées, exploitées, abusées et déstabilisées
dans la poursuite pénible d'un plan de vie brutalement
79
interrompu par les bourreaux. L'indignation, et pas seulement le pardon, peut être utilitaire voire avoir une
valeur intrinsèque. C'est-à-dire,au moins pour certains
individus, l'indignation, L'antipathie, le reproche et la
condamnation peuvent avoir des fonctions morales de
valeur r n h e si elles ne sont pas intuitivement et particulièrement à envier. Par exemple,les esclaves,les autodésapprobaceurs et les personnes qui souffrent dun sentiment d'infériorité à cause d'une oppression en raison
de la race,la caste ou le sexe, sont obligés de pardonner
quotidiennementleurs transgresseurs.Peut-êtreque L'indignation envers leurs maîtres et bourreaux est préférable
h une continuelle misère infligéesur soi,une haine de soi
et des sentiments d'impuissance.
Les victimes ont certainement la garantie d'être
concernés par soi et oeuvrent vers leurs propres ressources et bien-êtreémotionnel. Ils n'ont pas le devoir d'être
blessés davantage ou le devoir d'accepter des sentiments
et actions qui exigent d'elles de se sacrifier ou d'être un
fardeau, surtout par déférence pour les sentiments, les
biens er les ressources de leurs bourreaux.
L'humanité jouit de traits communs de conscience.
Par exemple,il existe une tendance normale à ce que chacun se sente coupable lorsqu'il blesse iiitentionnellement
des enfants innocents.Cependant,il est tout simplement
faux,contrairemen[ aux croyances de certains absolutis80
tes moraux c o m m e Martin
L.King Jr., que l’humanid
jouit d’une conscience commune des injustices évidentes.’’C’est-à-dire,
des formes évidentes d’injustice telles
que la discrimination raciale ou la souffrance des émigrants et immigrants ne dégage pas une réponse de compassion de la part des caractéristiques communes de
toute la conscience humaine, contrairement i la croyance profonde et permanente de Kmg. Par exemple,les victimes de crimes de guerre n’ont aucune raison de penser
que leur souffrance reçoit une quelconque compassion
de leurs bourreaux, ou que si la victime montre de la
compassion et du pardon à l’égard de ses bourreaux que
leurs bourreaux seront persuadés - parce qu’ilspossèdent
une conscience du type qui se soucie de la misère des
personnes innocentes - d’avoir à dédommager leurs victimes ou mettre fin à leur comportement haineux.
Malheureusement,ni la connaissance de la misère des
autres ni le pardon par les victimes i leurs bourreaux
n’estla création primitive d’une conscience compassionnelle. Tout c o m m e il existe diverses cultures et styles de
vie, il existe des moyens divers par lesquels les caractéristiques communes de la conscience peuvent être reliées à
des événements ou des circonstances particuliers
18. King, Martin L.Jr., The liirmpet of Conscience, New York:
Harper &Row, 1967.
81
Une façon de voir en quoi l’indignationpeut constituer un trait de caractère de valeur consiste à se demander pourquoi le pardon n’estpas une vertu.
Ci-dessous,j’affirme que le pardon n’est pas une
vertu. II existe d’excellentesraisons (instrumentaires et
raisonnables) de ne pas pardonner l’injusticeet il existe
d’excellentesraisons de requérir la justice, le respect et
une indemnisationdue pour les torts et les transgressions
comme cause du sentiment d’indignité.
Le pardon entraîne nécessairement une tendance ou
préférence à des formes de soumission et de subordination. Le pardon est surérogatoire,pas obligatoire ni une
obligation.Ce n’estpas une vertu substantielle de la sorte
qui justifie que nous la considérions comme une obligation. C’est-à-dire,nous pouvons raisonnablement attendre des individus et groupes qu’ilssoient tolérants à l’égard de styles de vie opposés,surtout si ces styles de vie
opposés ne blessent pas les individus. L‘une des raisons
pour qu’il s’agisse d’une attente raisonnable est qu’il
devrait y avoir un degré de crédulité sur la valeur de tout
style de vie particulier.
Toutefois,les bourreaux n’ontaucune raison d’attendre le pardon de la part de leurs victimes. Par exemple,
les violeurs ne devraient pas attendre le pardon de la part
des personnes violées ; les personnes violées n’ontaucune
82
obligation ni devoir de pardonner aux violeurs.
Cependant,les personnes violées devraient tolérer I’existence de violeurs de même que les individus ayant des
désirs proches tels que le désir de jouir de scènes de viol
pornographiques.Le crime de guerre de viol - lorsqu’un
groupe viole les hommes et femmes d’une population
qu’il estime comme ennemie de sorte à démoraliser,
dégrader et salir leur ennemi - est un crime pour lequel
les victimes n’ont point d’obligation de pardonner. S’il
est émotionnellement sain pour certaines victimes de ressentir de l’indignationà l’égard de ceux qui les ont violé,
je ne vois aucune raison pourquoi elles seraient forcées de
pardonner et ainsi être privées d’émotions qui leur permettent d’être résistants,vigoureux et attentifs pour prévenir d’autresviols à l’avenir.Cependant,si le pardon
était une vertu intrinsèque, alors les personnes violées
auraient une obligation,si ce n’estun devoir,de pardonner et nous nous attendrions raisonnablement à ce que
les personnes violées pardonnent aux violeurs. Et si le
pardon écait Line vertu substantielle,alors les personnes
violées auraient une raison instrumentaire forte de pardonner parce qu’il y aurait d’importantes conséquences
bénéfiques prévisibles.
Cependant,les conséquences de l’indignation et du
mépris pourraient être instrumentaires.Par exemple, les
personnes violées pourraient bien créer des institutions
83
afin de lutter contre de tels crimes à cause des sentiments
d’indignationet de mépris qu’elles ont pour leurs tortionnaires en rapport avec leur désir de prévenir à l’avenir d’autres préjudices. Par ailleurs, le pardon n’apoint
besoin d’être considéré comme une vertu pragmatique.
Ce serait une vertu pragmatique s’il permetcait le développement de l’individuou du groupe.Les individus et
groupes,autrefois sujets de formes terribles d’oppression,
peuvent très bien se développer sans pardonner à leurs
bourreaux historiques. Par exemple,la plupart des pays
du monde furent colonisés ; beaucoup se développent
actuellement sans tradition de pardon des populations
qui ont précédemment exploité,violé et victimisé leur
nation.
Le pardon, la bienfaisance et l’attention,de même
que la malveillance et le dédain sont sowent exprimés
par la méme personne.Contrairementà l’idéalde Platon
sur les personnes vertueuses exprimaiit un comportement vertueux et prenant la bonne décision parce qu’ils
sont dotés d’unevertu qui détermineleur comportemem
et leurs choix, la plupart des personnes sont bien plus
complexes.Les trafiquants d’amphétamineset de cocaïne sont souvent des mères adorantes qui habitent dans
les zones rurales.U n mercenaire qui vole sur un hélicoptère de combat et qui est responsable de la mort de centaines de civils au Sierra Leone peut également h e un
84
bienfaiteur bénévole d’hôpitaux et d‘écoles pour les
enfants qui souffrent des ravages causés par la guerre.I9
C o m m e McGary a énoncé,le pardon est plus comme
la vertu du courage que de l’honnêteté.Nous devrions
nous attendre à ce que les gens soient honnêtes et ne parviennent pas à I’étre ; il est justifié pour eux d’échouer ;
nous n’avons à prime abord aucune raison de s’attendre
i ce que les gens soient courageux et ce n’estpas en tant
que personnes bonnes qu’ils manquent de courage. Par
exemple,nous pouvons attendre des soldats qui font un
service de volontaire d’exprimer du courage,toutefois,
nous ne pouvons en attendre autant des civils.
Par conséquent, ((surmonter le ressentiment [et je
suggère l’indignation]n’est pas une condition nécessaire
du pardon ».”’ L’indignation pourrait plutôt servir ce
propos. Quand même,les sentiments comme acquérir
une digniti, surmonter la terreur émotionnelle provoquée par un mal antérieur,de même qu’acquérirun sentiment de mémoire historique ou le sentiment que les
torts de I’un ne seront pas oubliés, sont une expression
timide de ce qui est attendu de la justice.
19.Such stories as Daniel Bergnsr, in the Lnnd of M~gicSoldiers,
New York: Farrar,Straus &Girous,2003 are indicative ofwhat I mean.
20. Howard McGary, (< Forgivcness », Ame~icnnPhdosophicd
1989 26:4350.
C&mterly, October
85
Si chaque personne coupable a reconnu sa culpabilité et chaque victime a été entendue par la Commission
de Vérité et de Justice,et a recouvré un sentiment de
dignité ; et si chaque victime a pardonné à son bourreau
d'antan et a acquis un sentiment de toléranceà I'égard de
leur objet de haine antérieur, il est faux que la justice
sociale a été rendue.Aucune relation de fond entre les
Africains et les Blancs n'a changé grâce à la Commission,
par exemple, la propriété des banques, des maisons,le
controle des terres,la propriété intellectuelleou des institutions qui déterminent la valeur dune propriété. Ce
n'est pas seulement que peu de ce qui a été volé fut restitué, ou que peu de sanctions pour des torts commis
furent imposés,mais que les frontières entre les populations et la manière de transférer les biens d'une génération à une autre est restée intacte.Les règles de propriété et d'héritage, indépendammentde toute volonté individuelle,mais nécessitant une volonté individuelle à i'intérieur d u n régime établi,maintiennent des inégalités.
Certainement beaucoup de choses ont changé en termes de comportement individuels et de comportementsde
nombreux petits groupes,mais la transformation de telles
transitions vers simplementdes relationsde groupe ne pouvait,et n'a pas pu,se produire comme fonction de la tolérance ou du pardon.Les systèmes de prise de pouvoir par
les Noirs ont mieux réussi i instaurer la parité que n'im86
porte quelle activité ayant à voir avec la tolérance entre les
frontièresraciales.Si les Blancs avaientbesoin d’acquérir un
sentiment de sécurité et donc de volonté pour rester en
Afrique du Sud afh de permettre à des systèmes de prise de
pouvoir par les Noirs soutenus par le gouvernement de
réussir,alors la tolérance n’a fonctionné que dans le rouge
- et n’est pas une vertu qui a fonctionné.
Marx pensait qu’une société sans classes rendrait les
autres frontières relativement superflues. Marx pensait
que s’il n’existaitpas de classes les différences de statut ne
résulteraient pas de différences subscantielles dans les
conditions de travail,les formes d’autoritépersonnelle,la
productivité ou le contrôle des biens. Pour Marx, sans le
contrôle privé des moyens de production, il n’y aurait
pas de contrôle privé sur la richesse qui détermine des
différences importanres et inutiles des chances de la vie.
Marx avait raison pour une chose - les différences de
classes ne sont pas nécessaires.Aucune forme singulière
de frontière n’estnécessaire.Je ne trouve rien dans aucun
récit raisonnable sur la nature humaine, y compris les
récits évolutifs, qui trace les caractéristiques humaines
invariables tels que la capacité de penser et de parler au
présent et au futur,ou la tendance à vouloir plus de biens
que moins (ou tout ce qui est désiré c o m m e supérieurement meilleur tels que les bijoux précieux ou la reconnaissance par ses proches membres de la famille), vers des
87
frontières sociales spécifiques telles que I’etlinicité,la
race, la tribu,la manière féodale, la nation, la classe,la
caste, ou l’aristocratie.Toutefois,une certaine forme de
frontière est une condition nécessaire pour le v p e d’êtres
que nous sommes - des êtres sensibles dans un contexte
d’institutionscréées socialement.
Toute forme de ‘société’a besoin de frontières rigoureuses entre les communautés. Les inégalités d’une certaine forme sont préservées par le renforcement des différences,que les différences soient ou non le fruit d’un
accident, de règles institutionnelles,d’avantages géographiques,d‘une lucte de classes,de guerre civiles ou d’histoires nationales.” Les communautés peuvent être relativement éloignées, parlant une langue qui risque de
disparaître,ou peuvent être internationales,telles que les
classes dirigeantes de Grande Bretagne ou les classes dirigeantes fondées sur une ethnie telles que les Chinois qui
parlent le mandarin et qui sonc issus de l’héritage Hun.
Les frontières ne sont jamais absolument permanentes ;
de celles qui existent aujourd’hui presque aucune n’existait il y a cinq cents ans.U n e manière de penser aux frontières sociales est de penser en termes de groupes.
21.Charles Tilly,Dziinble Jzequnlities, Berkeley: University of
Chicago Press, 1 999;Leonard 1-lai-ris,Rncisrrz, New York: Humanity
Books,1999.
88
IV
Le pragmatisteAlain Locke de m ê m e que JohnRawls
ont souvent présupposés que les groupes sont des entités
ontologiques stables,ou relativement stables.Au moins,
si les groupes ne sont en aucune manière considérés de
type ontologique, ils sont considérés c o m m e des corps
bien conçus et gouvernés de i’inttrieur.Les groupes sont
ainsi considérés c o m m e ayant un lien et interagissant.
Les interactionnistes considèrent généralement que les
groupes ont des ‘relations’.”
Contrairement aux philosophies qui les considèrent
stables, ou m ê m e relativement stables, les groupes sont
très souvent anabsolues. C’est-à-direqu’ilssont souvent
mal formés. Les groupes bien formés existent certainement, par exemple,les populations procréatrices stables
ayant des institutions internes uniques qui déterminent
des chances de vie significatives.Les groupes bien formés
maintiennent au fil du temps des réseaux cohésifs d’amis, de famille et d’associés d’affaires.Ces réseaux sont la
22.Alain Locke, Bernhard J. Stern, sds., Whm People Meet: A
of Race ‘ind Culture Contacts, New York: Coinmircee on
Workshops, Progressive Education Association, 1942; also Leonard
Harris, ed., The Criticdl Prapnntisna ofAlain Locke: A Reader o n klue
Study
Theorj Aesthetics, Cnnimuni@ Cultwe,Race,aiid Education, Lan ham,
MD:R o w m a n &Litdefield, 1939.
89
source dune confiance véritable. De tels groupes maintiennent des frontières,amassent des biens,partagent les
avantages et transmettent les bénéfices à leur progéniture.
Ils sont peut-êtredes entités ontologiques stables. Le statut ontologique des groupes dépend de leur nature historique.Par exemple,les Bantous du sud de l’Afriqueont
souvent été décrit comme une population alors qu’ils
sont avant tout une collection de langages.Les langages
Bantous forment une sub-divisionde la division BenueNiger, de la branche Niger-Congo,de la famille linguistique Niger-Kordofanian,qui inclut le Swahili, Zulu,
Xhosa, Sotho, Setswana, Makua, Thonga, Bemba,
Shoiia, Kikuyu, Canda, Ruanda, Rundi, Mbundu,
Luba,Kongo et Lingala.Par conséquent,les Bantous ne
sont certainement pas un groupe bien formé ni un groupe ontologique ; cependant,peut-étreque le groupe des
Zulu est au moins un groupe bien formé. De penser à
des ‘relations’ entre personnes parlant le Bantou et
l’Arménien ou l’Anglais amène à s’engouffrer sur une
route tortueuse de construction entre populations stables
et ontologiques non existantes. II n’existe tout simplement pas d’institutionscontiguës qui relient ces populations fondées sur le langage de la manière que l’histoire
géographique, religieuse, linguistique et politique de
l’Arménierelie les Arméniens entre eux. Par exemple,les
Afro-Américainsn’existaientpas comme une race avant
le développement de l’esclavage américain fondé sur la
race qui a nécessité presque un siècle de l’histoire americaine avant de solidifier les frontières raciales - frontières
rendues stables par des schémas de mariage,des lois d’héritage, des pratiques de propriété foncière racialement
exclusives et une suppression physique vicieuse. Penser
aux Bantous par rapport aux Afro-Américains revient à
penser à une relation véhiculée par une construction
raciale blanc/noir ; la ‘relation’ n’existe pas entre les
structures intégrées de deux populations ; la relation
existe uniquement à travers l’idée véhiculée par la race de
tel sorte qu’un Bantou devient un nègre en Amérique et
un Afro-Américaindevieiit un nègre en Afrique.
Les frontières qui séparent les populations sont souvent déviées par des institutions qu’elles partagent. Le
génocide au Rwanda il’a détruit aucune institution gouvernementale telle que les banques,l’utilisationde monnaie sur papier ou le recrutement militaire. La population parrageait les institutions gouvernementales telles
que les bureaux responsables de construire les routes ou
de négocier la valeur de la monnaie locale,mais des frontières ont été dressées sur des lignes sociales/raciales/eth.niques,à savoir le langage, la race,l’héritagepar mariage,
le statut social,le statut du tra~ail.?~
Les Afro-Américains
23.Fersal Keane,Seasoiz ofBlood, New York: Penguin Books, 1995.
91
font l'objet de discriminations vicieuses, telles que le
nombre important d'accusations faites par la police pour
avoir violé les lois civiles. Cependant, s'il n'y avait pas
d'actes de racisme commis pat les forces de police aux
Etats-Unis,l'institution de la police existerait toujours.
De plus, les Afro-Américains violeraient davantage les
lois civiles que les Blancs en raison de leur statut social
inférieur et leur comportement hérités,de m ê m e que les
Blancs bénéficient d'un statut social hérité, d'assurances
vie, de titres et des comportements requis pour préserver
ces biens. En général,I'interactionnalismeexclut conceptuellement de concevoir les groupes c o m m e anabsolus,
en émergence ou fondamentalementdéviés par des institutions sociales et des structures de sorte que le discours
sur les relations ))est superflu.
(
(
V
Nous devrions penser à la tolérance c o m m e vertu
pragmatique, qui peut s'avérer utile dans les délibérations pendant que nous luttons pour créer la libération
humaine, plutôt que de penser à la tolérance c o m m e
vertu morale substantielle qui,si pratiquée entre les individus,parviendrait à réguler de manière efficace les relations entre les individus et entre les groupes. Dans ce
sens, la tolérance est la caractéristique d'une sensibilité
éthique interactive.Les défenses de la tolérance faites par
92
l’utilitarismeet le pragmatisme ne tirent pas profit du
fondement sur les justifications individualistes méthodologiques.
La tolérance,une vertu pragmatique est peut-être un
impératif moral. Ainsi qu’Nain Locke l’a affirmé, dans
un monde plus tolérant, (( L‘affirmation de la valeur
serair ainsi une affirmation tolérante de préférence, et
non pas une insistance intolérantesur l’accordou la finalité. Les disciplines de valeur entreprendraient la procédure hésitante et révisionniste de la science naturelle
Bien que la tolérance ne soit ni intrinsèquement ni substantiellement une vertu, elle peut néanmoins être une
grande qualité de caractère et la source de meilleures relations entre les personnes.’j D e manière analogue,I’indignation a une utilité morale. Sans des institutions et
structures justes,la liberté de conscience et de pensée est
impossible.Dans ce sens,la justice doit exister de manière insrirutionnelle et structurelle avant que les (( relations encre les groupes soient justes. Les efforts pour
jj.2.i
)j
24.Alain Lockr, Pluralism and Intellectual Democracy The
Philosophy ofAhin Locke, Leonard Harris, ed., Philadelphia: Temple
University Press, 1989, p. 57.
(
(
>I,
25.T h e International Day of Forgiveness, UN~:SC:O, November
6th and World Forgiveness Alliance, Third W e e k in August are only
two of the most important social events contributing to better h u m a n
relations.
93
changer les institutions et structures dans le but de créer
une justice sociale au-delàdes frontières et des catégories
incluent la tolérance,non pas prkalablement à la justice,
mais en même temps que le changement institutionnel
et structurel. Cependant,les attentes raisonnables de la
force causale de la tolérance et du pardon pour changer
les institutions et structures sociales requièrent qu’elle
soit considérée comme surérogatoire,que les traits tels
que l’indignationaient la place propre comme moralement bénéfique plut6t qu‘intrinsèquement nuisible, les
groupes comme souvent anabsolus et émergents plutôt
qu’ontologiquementstables, et la justice comme préalable à l’équité.
*Je remercie Klaus-Michael Kodalle, Jena University,
Allemagne, Iris Young,University of Chicago et Eduardo
Mendieta,University of San Francisco pour leurs précieux
commentaires sur une version antérieure au Congrès
Mondial de la Philosophie, Istanbul, Turquie, 2003,
durant la session Réconciliation et Pardon.)) Leurs précieux commentaires m’ont encouragé à re-penserle rôle
du ressentiment comme distinct de l’indignation.
(
(
94
Mémoire et réconciliation
Nora Rabotnikof
Dans cet exposé, je voudrais développer quelques
réflexions autour du discours de la réconciliation nationale tel qu’il est apparu surtout pendant les transitions
démocratiques dans les pays du Sud de l’Amérique
Latine.Je ne traiterai pas du sujet de la guerre,car il ne
s’agit pas ici d’une guerre entre nations ou d’une guerre
civile,mais de la sortie des régimes autoritaires et de l’établissement ou du rétablissement de régimes démocratiques.Les appels à la réconciliation nationale ont eu lieu
après de longues périodes de sanglants terrorismesd’État.
En tout cas,si on devait qualifier ces guerres,on devrait
parler de ((guerre sale )), car on n’a pas à faire à l’affrontement de deux combattants,mais plutôt à la persécution,à la violence,à la torture et à la disparition de personnes issues de la société civile. De plus, une partie de
la population a participé ou a été, du moins,spectatrice
de ces événements. O n trouve,aux commencements du
gouvernement démocratique,une continuité dans I’ap95
pareil administratif,en particulier dans la police et l’armée, et dans l’administrationjudiciaire.
Mais il faut dire que c’estjustementcette définitionou
cette caractérisation historique de la guerre subie (a-t-on
eu affaire à une guerre entre deux démons, qui attaquaient de l’extérieurune société impuissante,s’agissaitil de sauver le pays des ravages causés par le communisme, comme dans le cas du Chili ?), c’est cette définition
du passé et de la mémoire qui va participer aux fragiles
conditionsde la réconciliation. La façon de se référer au
passé récent est l’undes axes qui devraient être examinés.
Tout cela nous oblige A aller plus loin dans l’histoireet
nous conduit à prendre en compte, dans un deuxième
moment, les événements qui ont précédé le coup d’État.
O n trouve ici différents récits historiques, à m o n avis
incontournables et qui représentent le point d’impossibilité d’une vraie réconciliation. A u moins,si l’on pense
cette réconciliation selon sa visée la plus ambitieuse,
comme le rétablissement d’une unité perdue ou brisée.
Dans le cas argentin comme dans d’autres,le récit de
la réconciliation nationale est tissé d’autres termes qui
constituent sa grammaire : justice,mémoire,oubli, pardon.
Peut-êtrepeut-ondistinguer,au moins dans le cas de
l’Argentine,deux moments.Le premier a la portée d‘un
36
moment de fondation,le débat public autour des événements de la dictature n'étant pas encore engagé. À ce
moment-là on propose (ou bien c'est le gouvernement
qui propose) un cadre général d'interprétation historique
du passé récent (par exemple,la théorie des deux démons
dans le cas argentin). À ce premier stade,m e semble-t-il,
la réconciliation apparaît dans la droite ligne des apories
de la politique et de la justice démocratique.
Dans un deuxième moment, l'appel à la réconciliation apparaît c o m m e une tentative d'unifier,en réponse
à ce qui est perçu c o m m e une résurgence de la mémoire
des groupes,des mémoires sectoriellesqui alimentent un
culte de la mémoire. La réconciliation apparaît ainsi
c o m m e réaction à une mémoire éclatée.
Pendant ces premiers moments de la transition, plusieurs questions se posent donc au sujet de la réconciliation.QLie faire pour satisfaire les demandes de justice des
victimes et d'une partie importante de la société,tout en
tenant compte de la fragilité des conditions politiques ?
Comment peut-on proposer une réponse qui justifie,en
m ê m e temps, tous les compromis de la transition (les
pactes, les promesses de la justice démocratique) ?
Dans le cas argentin,et avec des différences nationales importantes pour le Chili et l'Uruguay, le problème
de la réconciliation apparaît pendant longtemps c o m m e
97
un épiphénomène,voire un produit dérivé de la question
de la justice démocratique.Tout cela pose des problèmes
généraux tant au niveau du droit qu’en ce qui concerne
les conditions matérielles permettant l’exercicede la justice dans une démocratie.Mais,d’unefaçon générale,on
peut dire que la justice fut faite et défaite au n o m de la
réconciliation.
Comment peut-on caractériser les revendications et
les demandes de justice démocratique ? Portée par les
associations des familles et des proches des victimes,ainsi
que par les associations de défense des droits de l’homm e , la revendication de justice était perçue comme ce à
quoi devaient concrètement répondre les instances judiciaires,comme les juges,les jurys spéciaux,les tribunaux.
Bien sûr,on a aussi attendu de la justice qu’ellecondamne
les coupables ou les responsables des délits commis pendant la dictature,m ê m e sans tenir toujours compte des
restrictions que la justice impose dans un État de droit.
Mais surtout,l’exercicede la justice était compris comme
impliquant une réécriture de l’Histoire,de sorte que les
atrocités commises seraient connues par tous et que la
mémoire de l’horreur de ceux qui ont écé directement
touchés puisse se traduire par une interprétation des événements et conquérir ainsi la texture de ce que nous
appelons l’Histoire.
98
Dans un premier moment, les politiques de justice
ont eu deux façons-cléde s'exprimer : la poursuite et la
condamnation des chefs et la mise en place d'une des
premières commissions de vérité, la Commission
Nationale d'Enquête sur la Disparition des Personnes,la
CONADEP.L'une et l'autre se sont fondées sur certaines
hypothèses communes : a) le besoin de répondre aux
attentes et demandes des associations de défense des
droits de l'homme et des familles des disparus ; b) un axe
de distinction permanente entre différents niveaux de
responsabilité parmi les forces armées. Cette distinction
porterait sur la loi d'obéissance due ; c) un récit général,
connu c o m m e la (( théorie des deux démons n, selon
laquelle les organisations armées de la gauche et les forces armées,c o m m e deux démons antagoniques,partageraient la faute,dans une sorte d'équivalence ou de symétrie. Dans certaines versions de ce récit,la violence de la
gauche armée aurait provoqué le coup d'État. Loin de
justifier le coup d'État, et moins encore le terrorisme
d'État, ce récit servait néanmoins i offrir un cadre théorique et idéologique général pour interpréter les événements passés et un cadre général pour distribuer les culpabilités.
O n connaît l'impact du jugement des commandants
des forces armées. Même en tenant compte des pas en
arrière qui ont suivi ce grand acte fondateur (loi sur le
99
devoir n‘obéissance,loi dite du (( point final », grace présidentielle), cette poursuite fut et est restée c o m m e une
marque fondamentale dans l’imaginairecollectif.C’était
le symbole du pouvoir civil et républicain s’imposantsur
une corporation fière et, jusqu’à ce moment, impunie.
Dans ces débuts de la démocratie, la récupération d’un
contenu éthique pour la démocratie, la revalorisation
d’un sens juridique de la politique et l’oppositionentre
Dictature et État de droit ont donné du sens à la transition.Ainsi,la défense de la vie humaine, la rupture avec
le passé,l’actionde la justice et l’exercicede la loi ont été
les sujets qui ont traversé l’horizon symbolique du cycle
qui s’initiait.
La commission a contribué à cette première manière
de faire les comptes avec le passé. Elle a aidé à la revalorisation du sens juridique de la politique et surtout permis
que la discussion et les témoignages sur les années de dictature conquièrent une présence publique. M ê m e si elle
n’avait pas de capacité judiciaire, elle a rempli au moins
trois fonctions vitales. 1) En premier lieu, une fonction
cathartique. D u côté des victimes, le bénéfice fut indéniable en termes thérapeutiques,moraux et politiques...
En offrant un espace public à la plainte et au récit des
souffrances, la commission a certainement suscité une
catharsis partagée. Les témoignages ont été validés et la
figure de la victime a pu aller au-delàde la sphi-rede ceux
1 O0
qui étaient directement blessés. 2) Elle a essayé de satisfaire une demande de vérité,en relation avec le destin des
victimes. Mais aussi en relation avec une reconnaissance
plus générale des événements historiques passés. C’est-àdire qu’ellea eu pour fonction d’élaborer un récit tenant
lieu de vérité. 3) Elle a enfin eu pour fonction de faire des
recommandations quant aux réparations matérielles et
surtout symboliques,c’est-à-direde donner la parole aux
suivivants et aux témoins et de légitimer ces témoignages
dans une politique de reconnaissance.
Cependant la Commission a entériné, tout en la
nuançant, la théorie des deux démons c o m m e cadre
général de l’histoire. Les forces armées ont répondu aux
défis des terroristes par un terrorisme infiniment pire que
celui qu’elles combattaient, parce qu’à partir du coup
d’État, elles disposaielit de la puissance d’un État absolu.
Mais, quant à la conception de la réconciliation que la
commission élaborait,m ê m e si elle refusait l’idée d u n e
incrimination globale des forces armées et, sur ce point,
elle suivait la ligne de l’établissementdes responsabilités,
elle n’était pas totalement compatible avec l’approche
équilibrée du gouvernement : (( TI ne pourra y avoir de
réconciliation qu’après le repentir des coupables et une
justice fondée sur la vérité n.
Le récit de la réconciliation entre civils et militaires
fLt aussi la justification théorique
101
du premier pas en
arrière dans la politique de justice. Les lois dites du
(
(Point Final >) et de (< l’obéissanceD u e )
), conséquences
des inenaces et des pressions subies par le gouvernement
démocratique,ont été justifiées au nom de la réconciliation. (( I1 faut permettre à l’ensembledes argentins d’en
finir avec l’unedes étapes les plus obscures de l’histoire
nationale de manière à ce que,réconciliés sur la base de
la vérité et de la justice, nous puissions poursuivre
ensemble la tâche urgente de reconstruire la Nation ))
(Alfonsin,1986).Trois ans plus tard, à l’occasionde la
grâce octroyée par le Président Menem, ((la réconciliation permanente de tous les Argentins est la seule solution pour guérir les blessures qui ne le sont pas encore n.
Pour ceux qui sont au courant de ce qui se passe dans
ce pays du Sud, il semble évident qu’avec le nouveau
gouvernement le fait que le problème de la justice resurgisse entraîne le réexamen du thème de la réconciliation
jusqu’icidominant. Cette résurgence semble mettre en
question les principes et les mécanismes mêmes de la
politique de justice établie à partir de la transition. De
plus,elle suscite l’examend’autresthèmes qui y sont liés :
à savoir, le sujet du pardon politique ou dans la politique,la mémoire et l’oubli.
102
Le pardon,la mémoire et l’oubli
Dès leur apparition,les commissions de vérité ont lié
le problème de la réconciliation à la question du pardon.
La philosophie a aussi beaucoup parlé du pardon ces dernières années. Cependant, l’application du pardon au
champ du politique semble être toujours problématique.
Les acteurs,tous les acteurs,semblent partager l’idée que
le recours à une figure du pardon n’auraitde raison ou de
portée autres que celle d’unerhétorique visant à anoblir
les politiques de justice des gouvernements démocratiques. Les significations ordinaires du mot pardon
convergent sur ce point avec certaines constructions philosophiques dans l’affirmation de l’impossibilitédu pardon politique.Une certaine phénoménologie du pardon
affirme que le pardon ne peut intervenir que dans le
cadre d’un rapport entre deux parties et que sa nature est
extra-juridique,en marge de toute légalité ; qu’il s’agit
d’un don gracieux de l’offensé à l’offenseur.Le pardon,
du point de vue de l’éthiquechrétienne et juive,semble
assurément être dans une situation de radicale extériorité par rapport au droit,et plus en particulier par rapport
à ces actes juridiques,communément associés au pardon,
que sont l’amnistieet la grâce. Dans ce cadre,les amnisties et les mesures de grâce octroyées doivent être mesurées selon l’efficacitéimmédiate ou dans la longue durée,
comme modalités de gestion du conflit politique plutôt
103
que comme expressions d'une politique fondée sur le
pardon. En tout cas, les acteurs rejettent toute référence
à la figure du pardon : les bourreaux parce que, selon
eux,Dieu seul peut juger de leurs actes et, le cas échéant,
les pardonner ; les autres parce qu'ils affirment que le
pouvoir de pardonner revient aux victimes. En tout cas,
les figures de l'amnistie et de la grace sont interprétées
par les militaires comme une sorte de ratification des
limites de la justice démocratique et comme la version
politique du i'impunité. En même temps, les victimes
affirment que la réconciliation nationale issue d'une
politique du pardon n'est pas effective dans la mesure où
il existe encore des brèches dans l'identité nationale.
Brèches qui n'ont rien à avoir avec une unité nationale
brisée, mais qui renvoient à des mémoires déchiréesvoire
blessées. Elles ont aussi à voir avec un oubli qui ne peut
être décrété par une injonction politique ; au moins pour
la génération qui a vécu les événements.
Au début de la transition,le droit à i'existence d'un
sujet de droit,qui était le symbole de la rupture avec la
terreur, situait toute revendication d'un changement
radical dans le lieu de la répétition (du passé). Une
quête, à laquelle il était impossible de renoncer, d'une
solution juridique,de règles partagées, de solutions trouvées au moyen de la loi,mais aussi la peur engendrée par
les violations des droits de l'homme se sont traduites par
104
le refus de i’illégalité,de la violence politique et de la
répression,par un refus de toute action politique conçue
comme guerre et dalis l’exigenced’instaurerune dimension juridique de la politique et d’affirmer le primat du
droit. À cette époque, le récit de l’horreur,le récit de
cette mémoire qui lentement parvenait à la densité d’une
expérience publique occultaittout autre récit concernant
i’expériencedifficile de la première moitié des années 70
(l’époquede mobilisation sociale et politique qui a précédé la dictature).
Dans ce premier temps, l’affrontement était, peutêtre, entre la mémoire et l’oubli.La mémoire était celle
de l’horreur er son exercice devrait conduire à la justice
et à une sorte de pédagogie politique ou à une tâche
d’illustration:connaîtrele passé immédiatpour ne pas le
répéter. Le mot d’ordre<< plus jamais ça >) entraînait une
pédagogie du respect des droits humains,un apprentissage du pluralisme. Mais à cette mémoire de l’horreur
s’ajoutaieiitcertains traits d’un oubli volontaire,c’est-àdire d u n oubli bâti sur un choix plus ou moins libre des
membres du groupe dans notre cas, des membres des élites politiques qui ont décidé de mettre certains sujets
entre parenthèses. C’est-à-direde sélectionner (et toute
mémoire reste sélective) certains aspects controversés et
de les placer dans le lieu du non-dit.C’est ce que certains
auteurs ont n o m m é les baillons démocratiques,qui sont
ainsi très proches d’un oubli collectif par refoulement.
Deux phénomènes semblent rompre cet équilibre
entre la mémoire et l’oubli.En continuité avec les luttes
contre la dictature,la ténacité des associations des familles
des victimes tendait à immobiliser la rhétorique de la
réconciliation.Le deuxième phénomène qui supposaitun
défi face à ce balancement entre la mémoire et l’oubli fut
l’apparition publique d’une série de récits et narrations
portant sur les années qui ont précédé la dictature.
Jusqu’alors,la figure juridique anonyme de la victime
avait occupé la scène.Les récits à la première personne,les
biographies, les témoignages des protagonistes faisaient
leur apparition, brisant ainsi le pacte entre mémoire et
oubli des premières années des transitions. Ils introduisent dans l’espacepublic non seulement des personnages
réels,avec leurs propres histoires de vie et leur quotidien,
mais aussi des narrations ou des reconstructions au sujet
des conceptions du bien, des futurs déjà passés et des
positions de ce passé encore plus lointain.
La première,la stratégie des familles nourrit l’exigence
de justice.Elle incarne ce qu’on a appelé une politique de
la mémoire et que d‘autres ont rapproché de la thèse de
l’excès.Cette stratégiea été accusée de mener une politique
du ressentiment incompatible avec la consolidation de la
démocratie.Mais,à inon avis,on pourrait penser qu’ils’al O6
git plutôt d'un effort tenace pour transformer la mémoire
privée de la douleur dans une mémoire publique du crime.
Le deuxième phénomène, la prolifération des récits
concernant les années précédant la dictature,semble provoquer des effets nouveaux.O n rencontre,bien sûr,de la
nostalgie du moment de plénitude jusqu'àla négation du
converti. Néanmoins, un autre récit commence à être
raconté et, par delà les pièges de la mémoire, il peut
devenir le matériau d'une autre histoire, d'une nouvelle
histoire contemporaine. Parce que ces nouveaux témoignages et ces nouvelles tentatives d'interprétation historique suscitent tant l'adhésion que le refus,la mémoire
du passé récent semble nous interpeller avec des souvenirs antagoniques. Néanmoins, ceci ne semble pas être
un obstacle sur le chemin d'une réconciliation désirée,ni
conduire nécessairement à une victimisation ou à des'
positions ami-ennemi.II est possible que cette mémoire
soit le signe de nouveaux pactes et de nouvelles tentatives de consensus,mais, en tout cas, elle semble être un
antidote contre l'oubli, compris comme refoulement,
contre la nostalgie facile et la révision sans critique.
Est-ilpossible
d'imaginer une mémoire issue d u n
consensus,une mémoire en commun, un nouveau récit
partagé,une fois que les mémoires multiples ont éclaté ?
Ceux qui parient sur les possibilités infinies du dialogue
philosophique semblent le croire.Pour d'autres,l'amnis107
I
tie et le pardon ne sont pas du tout le corollaire critique
de la mémoire.L‘antonymede l’oublin’estpas la mémoire mais la justice.Dans tous les cas,le problème qui persiste est : Comment des sociétés qui ont vu s’affronter
des ennemis et qui semblent longtemps garder la mémoire de ces affrontements,peuvent-elles,si elles le peuvent,
se réconcilier ? Et comment le peuvent-elles lorsque la
justice n’est pas faite et qu’iln’estpas certain que la justice y suffit ?
108
Formes de guerre et formes de justice
Ranabir Samaddar
Dans ce court article sur la question de la guerre et de
la récoiiciliation,je voudrais faire trois remarques.
Les différentesformes de guerres (et j’entendsici touces les guerres) sont un moyen pour la politique de réaliser
ses objectifs.Toutefoisje n’aborderaiici qu’uneforme particulière de guerre :la guerre contre le terrorisme.
En second lieu,je me demanderai si cette guerre
exclut toute réconciliation.
En troisièmelieu,je profiterai de cette discussion sur
la violence,la guerre,et la réconciliation pour aborder la
question de la controverse sur l’histoireet la politique,
sujet sur lequel j’aibeaucoup travaillé ces temps derniers.
La question est de savoir si, à la lumière des expériences
coloniales et postcoloniales,il n’ya pas des raisons suffisantes pour revisiter l’histoire du constitucionalisme et
imaginer un nouveau dialogue politique qui permettrait
la réconciliationet la résolution des différends.
109
I
C o m m e nous le savons les morts provoquées par la
guerre contre le terrorisme ont ouvert de nouvelles perspectives géopolitiques en mettant fin aux certitudes passées. L‘analysedes répercussions géopolitiques des morts
liées à la terreur nous entraînerait beaucoup plus loin que
ne le permet le temps dont nous disposons. Ces répercussions géopolitiques sont le signe d’unenouvelle forme
de guerre.Les morts du 11 septembre,qui sont à l’origine de ces répercussions,étaient elles-mêmes d’une forme
nouvelle,de même que les morts il y a cinquante six ans
les 6 et 9 août.Par l’alliancequ’ila formée pour sa nouvelle guerre contre des ennemis inconnus (mais en partie
définis par ((notre )) bloc antiterroriste contre ((leur N
bloc terroriste), le président Bush a lancé une nouvelle
course pour l’espace et le territoire. Les morts dues à la
conquête coloniale britannique du nord-ouest du souscontinent indien et à l’offensiverusse au sud vers l’Asie
centrale furent les prem.ières manifestations du Grand
Jeu. Le nouveau Grand Jeu a commencé, et qui peut
douter qu’on assiste, à travers le nombre insensé des
morts dues à la guerre contre le terrorisme,à une nouvelle affirmation de l’ancienne forme de pouvoir impérial,solennel et terrible ?
D’où la question de savoir en quoi consistent le
meurtre er la mort dans le contexte du terrorisme.N
i en
I10
l’élimination de terroristes, ni en des meurtres commis
par des terroristes,mais en des meurtres qui provoquent
la terreur. Une mort qui terrorise,une terreur qui engendre la mort, une mort qui n’est pas considérée comme
normale, banale, mais comme exceptionnelle et d‘une
telle étrangeté qu’elle provoque la terreur.Une partie de
la population dans de nombreuses régions du monde,
incapable de concevoir les morts qui se sont produites
dans le ciel, n’estpas terrorisée par ces morts qui ont eu
lieu dans des bâtiments qui touchent au ciel,mais elle est
terrorisée par les conséquences funestes que ces morts
ont pour elle. I1 y a différentes sortes de terreurs et en
fait,plus la mort devient universelle,plus les différences
s’accusent.Les Américains n’ontpas été terrorisés par les
morts au Rwanda,les Tamouls du sous-continentindien
n’ontpas été terrorisés par les massacres du Pendjab et du
Bengale. Si la mort frappe partout, la terreur, elle, est
diversement ressentie.A u cours des cinquante dernières
années,des massacres ont eu lieu dans l’indifférence de
beaucoup de ceux qui n’étaient pas directement affectés.
Mais la mort est deveniie maintenant un sujet de préoccupation,elle engendre la terreur,la mort est devenue un
être, un acte qui prend une dimension universelle. Des
hérétiques torturés à l’époque médiévale, des enfants
étranglés par les empereurs ottomans, des opposants
politiques lapidés à mort sur la place publique, ou des
111
communistes fusillés par un peloton dans un stade de
football ; dans tous ces exemples la mort est un protocole.
Par opposition avec les grands massacres anonymes des
guerres,le protocole consiste à établir qui doit vivre.Ces
derniers,bien qu’ilssoient reconnus comme des faits,ne
sont pas considéréscomme des événements ; ils n’ontpas
de valeur symbolique (contrairemeiiraux morts qui ont
eu lieu dans les temples de la finance et de la puissance
militaire). Ce sont des massacres collectifs d’esclaves,
inconnus et plébéiens. Mais paradoxalement en faisant
de la mort un acte démesuré,on en dénie la singularité.
Les massacres deviennent banaux comme l’étaientjadis
les morts anonymes.
La mort a toujours a toujours servi de prétexte à l’état
pour réaffirmer son emprise. La rivolution a besoin de
morts ; mais plus que la rivolution,la contre-révolution
étatique a besoin de morts comme d‘un protocole nécessaire. Afin de réaffirmer son emprise, I’étata besoin dun
rite meurtrier.Les morts dues à la guerre contre le terrorisme sont le protocole dune nouvelle étape du i-enforcement de l’état.Les morts permettent à l’état de reprendre le contrôle. C’est ce qui s’est produit à plusieurs
reprises dans l’Indemoghole, dans la Turquie ottomane,
dans la Rome d’Agrippine, dans 1’Atliènesde Socrate,
dans le Bangladesh de cheik Mujibur Rehmaii, ou en
Europe dans la deuxième décennie du siècle dernier,
I12
après le massacre du prince Ferdinand, quand des
millions de personnes ont suivi dans la mort le prince
autrichien et son meurtrier,Gavrilo Princip,le serbe qui
rêvait de liberté. Dans la révolution,mais plus encore
dans la restauration,le pouvoir a besoin du protocole de
la mort. La mort que donne le terroriste ou la mort du
terroriste est semblable à la vie en ce qu’elle permet la
renaissance. Considérez l’exemplesuivant : la renaissance de l’état à la suite de quelques morts isolées (Indira
Gandhi dans le cas de l’Indeou Premadasa au Sri Lanka),
ou des morts qui deviennent le décor de la vie publique
(Gandhi, Kennedy, Martin Luther King Jr.), ou des
guerriers dont la vocation retrouve un sens,que la banalité de la vie leur avait ôté, et qui leur est maintenant
rendu par la mort. La forme de l’instrumentde morr ne
compte pas. La main (strangulation), la corde (pendaison), le couteau (assassinat), le fusil (exécution),le bombardement (destructionen masse), l’avion(perforation),
la bombe atomique (apocalypse par le feu), l’arme chimique (empoisonnement),la mort par l’injection (mort
douce), et les missiles guidés (massacre révolutionnaire,
RIMA)tous ces moyens sont contingents.Ce qui est essentiel, c’est la mort et la terreur par le massacre. Le principe fondamental est celui d‘une mort incertaine,due à la
terreur,et qui peut survenir à tout instant. M ê m e après
l’acte le plus dément,le juge le plus sévère pourrait m e
113
pardonner,mais cette mort peut m e rendre visite 5 n’importe quel moment.Par conséquent le fantôme doit être
apaisé,les décombres doivent être réduits en cendres,le
cadavre doit être déterré et recevoir une nouvelle sépulture - là encore le mode est purement instrumental,le
meurtre est le protocole du pouvoir vivant. Sauver la
guerre et la mort de la banalité,telle est la fonction de la
nouvelle guerre - la guerre par la terreur et la guerre
contre le terrorisme,c’est-à-dire
la terreur par la guerre et
par la mort.
Les morts de la terreur sont alors perçues comme une
attaque contre le ((mode de vie n, renforçant de vieilles
polarités, de vieilles luttes entre ((démocratie ))et (( totalitarisme )), ((modernisme )) et ((retard n, ((pluralisme ))
et ((opinion imposée D, et ((rationalité contre fondamentalisme n, en d’autrestermes entre la ((vie ))et la mort )).
Et ce sont les fondamentalistes chrétiens (( nés de nouveau (barn again Christians),soutenus par la coalition
la plus religieuseet réactionnaire,incluant des personnes
telles que le tristement célèbre Pat Robinson,qui se font
les vengeurs de ces morts en menant la guerre de la
modernité et de la rationalitécontre le fondamentalisme.
II en a toujours été ainsi, partout où la modernité a dû
être sauvée de son propre destin.
(
(
>)
Comprendre la valeur différentielle des morts et les
rôles différentiels des guerres,c’est en fin de compte se
114
poser la question :la mort,qui est censée éliminer toutes
les structures,a-t-elleelle-même une structure ? En d‘autres termes, que veut dire le philosophe lorsqu’ildit que
la terreur ne se comporte pas comme ((de la comptabilité, mais comme de la végétation )), reproduite mais non
répétée ? La mort à M y Lai est et n’est pas la mort à
Manhattan,la mort en Irak est et n’est pas la mort des
juifs à Jérusalem.
La question qui se pose, même si elle reste non formulée, c’est celle de la responsabilité et de la propriété
des moyens de violence. La responsabilité disparaît à
chaque période de restauration quand le pouvoir victorieux a recours à une violence aveugle afin de montrer le
caractère définitif de la restauration. C’est pourquoi la
défaite de chaque soulèvement anticolonial s’est suivie
d’un bain de sang.La révolte de I857 en l’Inde,le soulèvement des Boxers en Chine, ou les soulèvements au
Vietnam furent noyés dans le sang du génocide.L‘armée
victorieuse agit de même après la Commune de Paris en
1871,de m ê m e les forces gouvernementales et les rebelles en Indonésie en 1965-70,les fascistes au Chili en
1974-75et les forces de la droite libanaise ainsi que l’armée israélienne à Beyrouth en 1983.Tous ont mené une
politique délibérée de terreur par l’utilisationaveugle de
la violence.Puis est venue la guerre chimique,la guerre
biologique,l’utilisationdes gaz et surtout la production
115
de bombes atomiques plus puissantes que celles qui
avaient été lâchées par le passé sur les civils de deux villes
sans défense ; ceci montre comment les vagues successives de mondialisation se sont accompagnées d’une généralisation de la barbarie. Les méthodes hitlériennes,
considérées au début c o m m e exceptionnelles,ont rapidement été acceptées à travers le monde. D e s méthodes
françaises en Algérie, britanniques en Malaisie,américaines au Vietnam et serbes aux Balkans aux méthodes
pakistanaises au Pakistan est, et aux jeux des seigneurs de
guerre en Afrique sub-saharienne. Plusieurs pays non
mentionnés ici ne se sont pas mieux comportés.La question qui se pose est celle du lien organique entre la m o n dialisation et la diffusion des méthodes de génocide.
C’estlà,il est bon de le rappeler,que se noue le véritable
lien entie le local et le global, dans une ((histoire du
monde >) ou,pour etre plus précis, dans un monde de ce
que Sankaran Krishna n o m m e ((histoires mimétiques )I.
Et derrière ces histoires mimétiques on trouve en filigrane l’histoire presque ininterrompue mais sélective de la
responsabilité. Pour citer un seul exemple : La convention de Genève impose à juste titre aux belligérants de ne
pas viser les civils. Par conséquent nous considérons les
1 . Sankaraii Krishna emploie le rerme dans Posicoloninl
Jnseczirities - Jizdia,Sri Lankn, and the Qziestion of Nationhood (Delhi:
Oxford University Press,ZOOO), chapter 1 , p. 3.
116
attaques sur des civils comme des attaques terroristes,et
nous les condamnons.Mais en même temps, nous prenons à peine conscience de l’absencede toute norme de
responsabilité imposée aux civils d’un état qui collaborent avec les autoritéspour commettre des atrocités contre le peuple d’un autre état, dune autre nation. I1 n’existe aucune disposition du droit international qui nous
demande de suivre l’exemple des protestations sur les
campus dans les années 60 aux États-Uniscontre la guerre au Vietnam. L‘une des questions morales qui surgit de
la réflexion sur l’holocausteest celle de savoir comment
les ressortissants civils de la puissance qui a commis le
génocide ont pu rester silencieux. Les civils n’ont-ils
aucune responsabilité envers les normes de juscice et de
paix ? N’ont-ilsaucune obligation de demander à leur
propre état de cesser de commettre des crimes contre
l’humanité? N’ya-t-ilpas des raisons de les considérer
comme des complices de la violence s’ils restent silencieux ? Si l’onpeut demander à des entreprises commerciales étrangères de renoncer à entretenir des relations
avec un état contre lequel des sanctionsont été prises, ne
peut-onpas en vertu de la même logique rendre les civils
responsables de leur collaborarion et de leur tolérance des
pratiques coloniales et meurtrières de leur propre état ? II
nous faut cependant nous souvenir que la puissance victorieuse a toujours imposé ses normes de responsabilité
I17
collective. Ainsi, l’armée punitive anglaise pendait les
villageois aux arbres le long des routes qu’elleempruntait
dans son expédition pour écraser la révolte de 1857 en
Inde, les forces américaines ont regroupé les villages en
ce qu’on a appelé les hameaux stratégiques au Vietnam ;
en Algérie les forces françaisesfusillaient les habitants des
villages en cas d’attaque contre i’armée coloniale. Le
compte-rendu des responsabilités passées est sombre et
ne correspond pas au mythe.
La diffusion de la technologie, la diffusion des
méthodes de coercition et de contre insurrection,la privatisation et l’effondrement de l’état et la sinistre
atmosphère de réalité virtuelle ; tout cela a joué un rôle
dans l’universalisation de la terreur et des massacres et
dans la fabrication d’un silence général, accompagné de
protestations sélectives,sur ces massacres. Nous sommes
témoins de l’éclipse du sens de la responsabilité, d‘un
déclin du sens moral et d’une montée de valeurs qui
valorisent l’orgueil et non la conscience. La chute des
idéologies, nous l’oublionssouvent, entraîne également
la chute de la communauté morale, m ê m e si une telle
communauté morale peut parfois donner l’impression
d‘étre synonyme d’absence de liberté.
En cette &re de réalité virtuelle caractérisée par l’absence de contraintes territoriales et de pression publique,
la concentration des moyens d’attaque a déclenché une
118
révolution dans les (( affaires militaires )) illustrée par la
guerre électronique et psychologique sophistiquée
comme au Kosovo qui,si elle n'a pas été à la hauteur de
ses prétentions en termes de destruction ciblée, a certainement réussi de façon significativeà imposer un silence
général. O n assiste à une révolution des méthodes de la
terreur comme le montrent les attaques de Manhattan.
Les ((nouvelles guerres )) dont nous sommes témoins
sont les produits de la mondialisation. Quatre thèses
possibles se présentent.
D'abord,les guerres civiles engendrées par les deinandes de reconnaissance réciproque et d'autodétermination
ont éliminé tout sens de responsabilité, de restaurarion
de la confiance,et de juste compromis entre les exigences. En second lieu,les nouvelles guerres sur la base du
RMA (revolution in military affairs) ne peuvent pas être
menées sans un consensus politique (G7,
nouveau nordnouveau sud,chrétien,occidental,atlantique), et le RMA
provoque ainsi la mondialisation de la politique de
confrontation.Troisièmement,une histoire sélective de
la responsabilité encourage les puissances mondiales à
mener de nouvelles guerres.
Que ïhistoire
de la responsabilité soit sélective ne
devrait pas nous étonner.C o m m e Daniel Warner nous le
rappelle, quand Max Weber faisait la distinction bien
connue entre éthique de la responsabilité et éthique des
119
fins ultimes, se servant de l’image de Martin Luther
comme l’homme responsable par excellence (en d‘autres
termes, responsablefinalementdevant lui-méme),il préconisait l’irresponsabilité envers les autres, dont I’existence se situe en dehors de son univers (sa personne,son
groupe, son état,ou ses disciples), ((de l’homme mûr ))
dont la responsabilité est limitée à son seul univers.’
Comprendre pourquoi nous voulons savoir qui est
responsable de quelles morts, et les limites de cette
responsabilité peut être aussi important, sinon plus
important, que le processus de détermination de la
responsabilité si développé dans le droit international.
Ce n’estqu’encomprenant la politique de l’identité,qui
anime notre désir de savoir,que l‘on peut commencer à
apercevoir de nouvelles possibilités de responsabilité/
communauté hors ou au-delàdes limitations de ce désir.
En ce sens,nous pouvons dire que l’histoire de la responsabilité et de la réconciliation concernele problème postcolonial.C o m m e Mark Selden l’a écrit dans le rapporr
2.Daniel Warner, ‘<Searching for Responsihilicy / Community in
Internarional Relations J > in David Campbell and Michael J. Shapiro
(eds.), Mord S p c e s - Rethinking Eihics d n d World Politics
(Minneapolis: University of Miniicsora Press, 1999); 1,’arguinent de
M a x Weber apparaic clans sa conférence, “Politics as a Vocation” in
Hans (;er[h and C.Wright M
ills (eds.),From M a x Weber - Essays in
Sociology (NewYork:Oxford Universiry Press, 1(M), pp. 77-129.
I20
O n Asian Wars, Reparations, Reconciliation »,’ si
l’Allemagne a présenté des excuses sans réserve pour les
crimes de guerre,les États-Unis,eux, n’ontpas reconnu
leur responsabilité pour les crimes de guerre au Vietnam,
aiors même qu’ils dénoncent la responsabilité d’autres
états pour des crimes semblables.Aucun état d’Amérique
latine n’areconnu sa responsabilitédans les massacres des
années 70 et 80 du siècle dernier et le Japon a constamment refusé de reconnaître sa responsabilité dans le viol
et l’asservissementde presque deux cent mille femmes
(((
femmes de confort n), en particulier après le massacre
de Nanjing.
(
(
Cette histoire de la responsabilité symbolisée par le
simulacre de tribunal pour les crimes de guerre de la
Haye ne remet pas en cause cette flagrante anomalie,
c o m m e le montrent les procès parallèles tels que le
(
(Tribunal international des femmes pour la répression
des crimes de guerre sur l’esclavage sexuel militaire du
Japon D qui s’est tenu i Tokyo du 8 au 12 décembre
2000,o u les procès par les citoyens des émeutes communales soutenues par l’état,et les forces de sécurité qui
ont provoqué la mort de milliers de personnes en Inde,
au Sri Lanka, au Pakistan et ailleurs. Le caractère arbi-
3. Mark Selden,(< O n Asian Wars, Repararioiis, Reconciliation >?,
Ecmzurnir nrzdl’oliticnl Weekb, 36 (l), 6 Janvier 2001,pp. 25-26.
121
traire de la justification légale et morale des tribunaux ((
internationaux )) pour les crimes de guerre,établis par des
résolutions du Conseil de sécurité de I’ONU pour punir
ces crimes,dans seulement deux régions du monde jusqu’ici,- l’ancienneYougoslavie (pour qui un tribunal a
été mis en place en 1993) et le Rwanda (I 994)- est évident. L‘exemple le plus choquant de l’impuissance des
tribunaux est le cas de l’état d’Israël,qui continue de se
comporter au mépris le plus flagrant non seulement de
YONU, en s’emparant de territoires dont il exploite et
asservit la population, mais également des lois les plus
fondamentales et des conventions couvertes par le statut
des tribunaux internationaux pour les crimes de guerre et
inscrites dans le droit international par des résolutions
du Conseil de sécurité. Par exemple la possibilité de
poursuivre des personnes (( commettant ou ordonnant
que soient commises de graves violations de la convencion de Genève N comprenant le meurtre, la torture ou
les traitements inhumains,entraînant de grandes souffrances ou des dommages physiques sérieux et la destruction et la confiscation de biens non justifiées par la
nécessité militaire et effectuées illégalement et sans discrimination.A ce sujet,il suffit d’examinerl’article3 du
statut du tribunal qui se rapporte ((à la destruction des
villes et des villages ou aux destructions non justifiées par
la nécessité militaire n, ou l’article 5 qui autorise le tribu122
na1 à poursuivre les personnes responsables de crimes
contre l’humanité,y compris le meurtre, s’il ((est commis en situation de conflit armé et dirigé contre la population civile >). Rappelons-nousdans ce contexte le passé
sanglant d’ilrielSharon,son rôle dans le massacre de plus
de 60 Palestiniens dans le village de Qibya en 1953,rapporté par l’historienisraélien Benny Morris ou sa responsabilité en tant que ministre israélien de la défense du
massacre d‘au moins 2.000personnes dans les camps de
réfugiés libanais de Sabra et de Shatila en 1982 (le point
culminant de l’invasion du Liban par Israël, dénoncée
comme illégale par I’ONU
et m ê m e par Margaret
Thatcher). Les violations quotidiennes par les troupes
israéliennes du statut des tribunaux devraient constituer
un défi pour les juges et les procureurs.Le discours offciel naissant sur la responsabilité et la réconciliation reste
malheureusement insensible au fait que les plaies ne peuvent se refermer sans réconciliation,qu’aucune réconciliation n’est possible sans justice, et qu’aucunejustice
n’estpossible sans une certaine forme de restitution.
En fin de compte,ce qu’ilnous faut garder à l’esprit
c’estqu’ils’agitlà de i’histoirespécifique de la mondialisation.L‘État, la nation,la région,la civilisation,et I’humanité tout entière, se retrouvent jetés pêle-mêle dans
cette histoire de la mondialisation.Le nouvel ordre mondial s’enaccommode parfaitement.De la m ê m e manière
123
qu’il s’arrange de l’<< internationalisme du Président de
Microsofc )) et des idées cosmopolites exposées par
Tagore ou d’autres. II ne fait aucun doute que la période
actuelle de mondialisation de la politique pousse i un
nouveau dialogue en faveur de la justice.Cela ne signifie
pas pour autant,que cette politique sera moins conflictuelle que celle de la guerre froide. Certes, il y a eu des
morts Manhattan, mais il y en a aussi en Irak ou en
Palestine, ou provoquées par la mondialisation. Ces
morts sont si dérangeüntes qu’elles ont présenté ces dernières années un dilemme critique à la classe dirigeante
des deux côtés de l’atlantique,i savoir comment poursuivre la gloire sans le meurtre, la richesse sans la pauvreté, et la démocratie sans l’usagede la force.
II
Depuis que la guerre contre le terrorisme a commencé,
le monde politique semble avoir effectué 1 x saut
périlleux. La distinction entre terreur et terrorisme, entre
régime colonial et constitutionalisin.e,contrôle et liber&,
ou sécurité et démocratie est sur le point de disparajtre
dans ce inonde à l’enyersde la politique. Non seulement
il est important de rappeler les distinctions aux politiques,mais il faut aussi dans cette perspective retrouver
les origines de la stratégie consistant L les effacer. I1 est
donc nécessaire de revisiter l’&poque coloniale pour
I24
remettre le sujet en perspective. C o m m e nous le savons,
le régime colonial a consisté la plupart du temps en un
mélange de terreur et d’invention des rouages d‘un gou-
vernement responsable ; la :erreur était un fait physique.
S’appuyantsur ce fait,la stratégie de la puissance coloniale consistait à appeler terroriste toute opposition à sa
loi,en particulier l’oppositionvenant d’en bas et d’opposer ses normes de (( gouvernaiice responsable )) aux
méthodes terroristes de ses opposants. La combinaison
de ces deux techniques a conrribué au succès du régime
colonial. La genèse du droit colonial montre également
que ce droit n’était pas, pour reprendre l’expression
d’lmmanuel Kant,un chemin vers ((la paix perpétuelle n,
mais au contraire un outil de guerre perpétuelle. Dès le
départ,le droit devait combiner la responsabilité (((
gouvernement responsablen) avec la sanction constitutionnelle du pouvoir extraconstitutionnel.En d’autrestermes,
la double stratégie consistant à terroriser les sujets et à
stigmatiser l’opposition i la loi coloniale comme érant
inspirée par la terreur a reçu une foi-meconstitutionnelle.
La constitution était établie par des moyens extraconstitutionnels,dans lesquels les formes coloniales de violence jouaient un rôle essentiel. La forme légale de la loi
coloniale avait toujours pour tâche d’expliquer ou de
cacher la violence fondatrice,le moment fondateur de la
loi.Toutes les dispositions sommaires,mesures d’impu125
nité, pouvoirs spéciaux, et lois extraordinaires avaient
pour tâche de sanctionnerla violence fondatrice,en plus
de combattre la protestation, la révolte,et la rébellion.La
terreur et la loi allaient de pair dans la création d‘une
(
(gouvernance responsable ». C’est ce que j’ai appelé l
e
constitutionalisme colonial. Le discours sur la terreur
recevait ainsi une forme légale en m ê m e temps qu’iltirait
sa force d’actes réels de terreur.
Au vu de tout cela,il convient de se rappeler que c’était la loi qui déterminait ce qui était considéré c o m m e
de la terreur et des actes de terreur, et c o m m e différent
des actes du gouvernement responsable. Par conséquent
tout étrange que cela puisse paraître,mais pas si étrange
quand on se souvient que définir la terreur a toujours été
principalement une tâche légale, qui cxclue le dialogue
avec toute opposition aux méthodes du pouvoir dominant,au motif qu‘ellene respecte pas le monopole de i’état sur l’utilisationde la force.La loi et les actes de terreur allaient ainsi de pair à l’époque coloniale.La transition postcoloniale n’a connu aucune discontinuité en ce
qui concerne cette double stratégie,mais elle a cependant subi un changement important dans la forme. En
raison de la légitimité de l’étatnation et du nationalisme
maintenant fermement établis avec l’arrivée de l’état
postcolonial, l’opposition au pouvoir dominant s’est
répandue,car cetce opposition peut prendre partout une
126
forme nationale,forme la plus particulière et pourtant la
plus universelle ; de m ê m e la politique et la démocratie
se sont étendues. Dans cette situation,il n’estplus suffisant pour le pouvoir dominant de dire que l’opposition
a recouru à la terreur,il est nécessaire pour l’étatde construire une théorie de la terreur, le ((terrorisme D, pour
donner une dimension idéologique à la guerre dans
laquelle l’étatest engagé contre son opposition.Le développement du discours légal pour la construction d’une
véritable théorie du terrorisme est évident dans tous les
pays d’Asie du sud,mais c’esten Inde que ce phénomène est le plus évident. Il en a toujours été ainsi ; A l’époque romaine la loi tenait la philosophie par la main,
pendant la longue époque où régnait la loi naturelle c’était aussi le cas et maintenant, à l’ère de la loi positive,
définir la terreur et gouverner légalement sont devenus
les tâches jumelles de l’État.
La terreur,la loi et la guerre constituant un domaine
spécifique du pouvoir,il est important également de voir
comment les armes appropriées sont déployées. Par
appropriées,je veux dire appropriées à cette guerre,à cet
exercice législatif,à cette tâche de créer la terreur.Alors
que les stratèges parlaient de RMA (révolution dans les
affaires militaires) et de son incidence sur la guerre et la
forme du pouvoir,une autre révolution dans les affaires
militaires se produisait partout dans cette région et
127
ailleurs ; à peine remarquée et à demi comprise. Cettc
révolution était plus directe, plus succincte,et plus rentable. La terreur est devenue démocratique.Soil monopole est maintenant sérieusement remis en cause.
Savoir qui tue qui,quand,où et par quels moyens est
devenu dans ce contexte de double révolution dans les
affaires militaires une des questions cruciales de notre
temps. La géographie de la peur et de la terreur détermine ce qui demeurera,pour emprunter les mots céltbres
de Paul Virilio,comme ((le ciel ouvert )>,ou aussi la terre
ouverte,et les eaux ouvertes.Poignarder,brûler, suicider,
noyer, étrangler, couper, hacher, éventrer, pendre,
fusiller,transpercer,empoisonner,décapiter,isoler,incarcérer,enchaîner,bander les yeux,priver d‘eau et de nourriture,faire sauter,assiéger et autres formes innovantes
de châtiment exemplaire - tous portent la marque d’une
la géographie de la terreur. La méthode appropriée est
choisie en conséquence.Là encore on voit l’importance
de la loi pour légitimer le choix de la technique de meurtre. De même la loi internationalehumanitaire légitime
certaines méthodes pour provoquer la terreur et en interdit d’autres.L’histoire de l’Inde après l’indépendance
regorge d’exemples de légitimation de techniques de
meurtre. Maintenant, alors que tous nous attendons le
dernier stade de la guerre où la société sera complktement polarisée (les actes de terreur ne sont que des signes
128
avant-coureurs de ce point culminant et le terrorisme
n'est qu'une conscience fausse de cette réalité exprimée
en langage juridique), la politique de la justice doit poser
les trois questions suivantes :
Est-ce du problème du terrorisme que nous devons
nous occuper, ou du rôle que la terreur joue pour la
forme dominante de la politique ?
Pourquoi le dialogue est-ilécarté c o m m e méthode de
règlement des différends au motif que ce n'est pas la ((terreur ))qui est l'ennemie de la démocratie,mais le << terrorisme )), avec lequel aucune réconciliation n'est possible ?
Enfin,si la loi continue d'ktre pertinente pour définir le terrorisme et les façons de le traiter, comment la
justice dialogique peut-elle faire face i la réalité de la loi,
de la souveraineté et du pouvoir punitif et définir une
éthique politique alternative de la négociation et d u dialogue pour une justice minimum ?
Essayer de répondre 5 ces trois questions de notre histoire politique,nous permettra également d'éclairer deux
des problèmes les plus difficiles de notre temps,à savoir :
Premièrement,redéfinir la problématique de la sécurité
en dissipant les sentiments d'inquiétude, de peur, voire
de terreur qui entourent le concept de sécurité.
Deuxièmement, comprendre le hit étrange que le génocide (massacre de masse) et le terrorisme (massacre sélec129
tif) produisent la même hystérie et traduisent la rnême
pathologie de la société - une société hystérique,qui a
oublié la bonté,qui est animée par l’espritde vengeance,
une société libérale le jour et hystérique la nuit.La politique récente dans de nombreuses régions du monde
montre les temps hystériques dans lesquels nous vivons.
Les futurs historiens diront que l’cc époque du terrorisme ))
à la différence de 1’« époque de la terreur ))fut aussi une
époque d’hystérieparce que ce que Foucault a appelé la
(
(forme pastorale du pouvoir )
), qui reposait sur une combinaison d’attention et de punition, s’est décomposée.
O n s’étonneraprobablement moins que le chroniqueur
contemporain du fait que les pays les plus démocratiques
du monde étaient éçalement les pays les plus développés
en termes de discours légal sur la terreur,de techniques
de terreur et de contre terreur,et faisaient de l’hystérie
une partie intégrante de la démocratie.
L‘opinion actuelle, qui esc en réalité issue du néoréalisme et de la néo-éthique,veut que l’efficacitédes
institutionssoit le chemin obligé pour parvenir 2 réaliser
une adéquation entre pouvoir et responsabilité mais, si
l’onveut aller plus loin,il faut repenser complètementla
relation entre ces deux notions.La responsabilité est censée accompagnerle pouvoir mais,comme le montrent les
expériences du siècle dernier,ce sont ceux qui sont sans
pouvoir qui ont fait preuve de responsabilité, et leur
130
conduite responsable a produit une nouvelle façon d'appréhender le pouvoir qui se distingue nettement de celle
du pouvoir dominant.L'Afrique du Sud en est un exemple. Plus proche de nous,l'expérienceNaga, ou le comportement musulman face à la menace presque fasciste
d'une politique indoue excluant la minorité,ou encore le
comportement récent des tamouls au Sri Lanka en sont
aussi des illustrations. Si l'on considère les expériences
récentes que les sans-pouvoir ont faites de la responsabilité, il apparaît que le projet de reconstituer des empires
en rendant le pouvoir plus cohérent,et donc plus efficace, par des moyens institutionnels est définitivement
mort (rappelons-nousdans ce contexte notre expérience
des grandes réformes de l'empire colonial en Inde pour
inventer les rouages d'une gouvernance responsable). I1
est donc nécessaire,au moins pour l'instant,de s'accommoder dune non convergenceirréductible du pouvoir et
de la responsabilité, donc d'une histoire, de lois, et de
comportements différents ; et cela,non dans le contexte
d'un pouvoir impérial illimité, mais dans le contexte
d'un pouvoir que l'éthiquede la responsabilité interroge
et limite. L'incapacité de l'administration coloniale à
devenir responsable envers le peuple et l'incapacité
presque totale du gouvernement actuel à répondre aux
désirs et aux demandes du peuple sont le signe de l'ef-
131
fondrementde ce que j’ai appelé ailleurs le (( coiistitutionalisme colonial )).
C’està n’enpas douter cette grande histoire de la souveraineté qui a encouragé chez nous la conviction que la
responsabilitéallait de pair avec le pouvoir,en particulier
lorsqu’ils’agitd’unesouverainetéet d’un pouvoir constitutionnels. Cependant, pour comprendre pourquoi les
constitutions n’ontpas réussi 2 produire de la responsabilité, il nous faut analyser comment le pouvoir politique
moderne est organisé au niveau de l’état et au niveau
mondial aujourd’hui. La responsabilité provient d’une
certaine familiarité, une responsabilicé familiale en
quelque sorte, ce qui signifie également l’exclusion de
ceux que l’on connaît si bien que l’on n’en veut pas
comme membre de la famille. Mais un état n’est pas
constitué par les membres d‘une famille, sinon il ne
serait pas nécessaire. Pour construire un état il est nécessaire d’inclure ceux dont on ne se sent pas proche dans la
société,ceux envers qui on n e voudrait pas être complètement responsable.
En résumé,je soutiens donc que la responsabilité ne
doit pas être considérée comme une notion essentiellement légale,mais comme l’oppositionéthique à une souveraineté légale qui a rendu le pouvoir irresponsable. Les
notions de droits,de devoirs,d’autonomie er de citoyennett,vont à l'encontre des demandes de responsabiliré,
de justice, et d’éthique de l’obligation réciproque.
L‘historien constitutionnel espagnol Bartolomé Clavero
montre commeiit la (( loi de la liberté jt qui a défini le
moment constitutionnel Euro-Américain au dix-huitièm e siècle contenait eii elle-mémedès le départ des principes d’exclusionqui ont permis de définir qui doit être
libre et dans quelle mesure et donc de définir légalement
la communauté des homines libres,envers qui seulement
l’étatserait responsablede sa conduite.,’
D’où la question
cruciale : qui impose la norme et la charge de la responsabilité,et à qui ? Et,si le pouvoir est remis en cause par
l’éthiquede la responsabilité,l’éthiquen’est-ellepas ellemême souvent délimitée par le pouvoir ?
La situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement au début de ce siècle nouveau est marquée surtout par la politique et la loi des grandes puissances.
Exactement c o m m e il y a cent cinquante ans quand des
états,non contents de faire respecter la loi et l’ordre et de
mettre en place des réformes, attaquaient ceux qui n’adoptaient pas une forme de gouvernement responsable
4.Je remercie Rada Ivekovic de m’avoir fait connaître cet essai
cxtraordiiiaire de Bartolome Clavero, (< Freedom’s L a w and
Oecoiiomical Status - The Euro-American Consrirucional Momrnt
iii die 18th Ceiirury ), (conférence au départerneiic d’hiscoire ct de
civilisation de l’institut universitaire europteii, Fiesole, Italie, 25
févrirr 2002).
133
(rappelonsnous le mépris de la Grande-Bretagnepour la
Turquie ottomane et l’attaque virulente de Gladstone
contre le régime ottoman), tout en se dotant d‘armées
énormes et en lançant des guerres interventionnistes.La
m ê m e situation se reproduit aujourd’hui permettant à
un (< Henry Kissinger toujours en vie et jubilant )i de
remarquer (( c’est ce qui s’est produit de mieux depuis le
dîner de Metternich avec le Tsar )i.’
~~
~
5. Milce Davis. ‘<The Flames ofNew York », New Le$ Reuirzu, 12,
novembre-décembre 2001,p. 50.
I34
Homo homini lupus :
une destinée inévitable
ou
comment travailler pour dire non
Marcelo N.Vifiar
À Alain Resnais et Jean Cayrol
pour leur Nuit et Brouillard
La torture dans le monde actuel
Il y a déjà quelques années, Maurice Merleau-Ponty
remarquait,dans Humanisme et Errezir,que la médecine
et la torture gardent encre elles une affinité topique dans
la mesure où elles investissent et colonisent l'espace intim e du corps sensible d'un être humain : la première pour
le sauver,la deuxième pour le détruire.
La seule possibilité de relier par la pensée des notions
aussi contradictoires que la médecine et la torture provoque la stupeur,mais elle permet,par contre, de cerner
135
l’émergence nodale de cet espace d’intimité habité
depuis toujours,de façon virtuelle et potentielle, par des
craintes ancestrales telles que la terreur de la douleur infinie. N o n pas tant la peur de mourir, mais quelque chose
de plus pénible,la peur de l’agoniesans dénouement,qui
est une figure universelle des mythes, des phobies enfantines,des contes pour enfants et de quelques mythes religieux. Un universel qui nous habite depuis notre naissance jusqu’ànotre mort.
La maladie et la torture actualisent et rendent manifeste cette virtualité que nous connaissons depuis toujours ec qui était la, à marauder autour de nous, à nous
harceler en silence.Elles mettent en évidence l’assise qui
constitue le fonds de la condition humaine : un corps
sensible et la parole qui l’exprime.
Mais,s’ilest vrai que La menace et Lhbomination anbantissentdans les deux cas Le bien-être assu~bpnrLe sentiment
dëtw vivant, Lhngoisse devant La pimimité des Parques
nést pas ln inênie. L‘iwuption de la maladie déclenche le
conzbat contre L’inconnu dans notre destin, convoque La
volonté des dieux male@pes quifont trébzicher La mison en
tant que causaLité ordinaire. En wuanche, la présence de
noti-e entourage non seulementse$it sentiî.davantage mais
eLLe devientplus tendre et plus soLidaiî.e,ce qzii le rend encore plus hunznin.
136
Aux antipodes, la tortum institutionnalisée démolit le
réseau socialqui nous soutient en tant quëtres humains.La
cause en est claire et identz$able :ce sont nos semblables
qui nous transformenten animaux traquhet efiayés ;c’est
leur volonté triomphanteet awozantequi nous enfincedans
la soufiance interminable.<(Vous devez mourir ou subir
le martyre interminable parce que vous appartenez à una
autre race, à une autre religion ou à un autre courant
politique.Vous, ce qui est à vous,votre famille, tour ce
que vous avez été ou ce à quoi VOLE avez cru, tout cela
deviendra poussière n.
La soufiance causéepar cette rationalité irrefkable, la
certitude indiscutable et délirante de cette afirmation du
pouvoir produit una angoisse quej’estimespéczjque et sans
parallèle,qui est indicible mais désormais ineffaçablepour
laplupart des suïvivants.Source indéniable d’une runcceur
qui seprolongerapendantplusiairs générations.
Face à la massification de la barbarie et à l’utilisation
médiatique de l’horreurcomme spectacle,il est nécessaire de retrouver le caraccère essentiel de l’intimité.I1 faut
pouvoir préserver la singularité de la souffrance et de ses
antidotes,identifier la façon dont chacun succombe OLL
s’en défend. L‘univers statistique, dont l’étendue est
monstrueuse, doit être dénombré cas par cas. Dans I’opprobre extrême,un seul Etre humain est toute l’humanité,
137
à la fois unique et distinct,représentantet porte-parolede
tous.
Comprendre ce phénomène est essentiel dans un centre de soins et de soutien pour les victimes. La réponse à
la souffrance extrême est aussi diverse que l’idiosyncrasie
de l’homme.II n’existepas - il ne doit pas exister - de
syndromes ni de traitements standard. Si cela arrive assez fréquemment d‘ailleurs -, il en résulte un espace
de simulation et d’imposture.
C’est cette zone de secret et d’opacitéau coeur de ce
qu’ily a de plus intime et de particulier dans soi qui se
voit menacée et investie par la torture,dans la mesure où
celle-cicrée une instance à la limite avec la folie : ((Je ne
serai plus le m ê m e ... je serai quelqu’un d’autre...
inconnu... pourrai-jem e reconnaître ? )) Ce fantasme de
la métamorphose du psychisme, de sa désagrégation et
de sa destruction,devient épuisant. Le protagoniste de
1984,de George Orwell,et sa soumission à Big Brother
sont une représentation paradigmatique des effets de la
terreur. Cette définition de la torture à travers ses effets
m e semble plus véridique et plus éloquente que sa définition pragmatique au moyen des instruments de supplice physique et moral.
Réplique actuelle du désarroi originaire qui nous fixe
en tant qu’humainsen une dépendance extrême,en une
138
déréliction que nous ne traversons avec succès qu’au
milieu des soins amoureux (nourriture et regard, parole
et affection) de notre entourage,cette réédition de l’état
de dénuement initial, déclenchée par la douleur du
corps,voit l’autrede la médecine se présenter en sauveur,
celui de la torture en monstre meurtrier qui rit triomphalement devant nos gémissements.
Dans un passage inoubliable,Primo Levi évoque le
moment de son entrée au camp de concentration, son
regard qui croise celui du médecin qui s’occupaitde son
admission,le docteur Pankow.U n seul instant fut suffisant pour lire un message dans les yeux de celui-ci:(( Tu
es un sous-homme)).
Quelque chose de semblable hante les pensées du candidat à la torture, du prisonnier qui attend le martyre.
Suis-jeun traître ? Suis-jeun héros ? Comment mourir
pour éviter l’agonie ?
Peur ancestrale que nous connaissons tous depuis les
nuits de notre enfance er de nos phobies enfantines,qui
s’actualisent devant i’imminencede la torture.Peur qui
est active et efficace pour rendre encore plus fou,m ê m e
avant que commencent à agir les dispositifs spécifiques
prévus pour provoquer le marryre et l’humiliation.D’où
la fatuité arrogante des appareils répressifs, la meurtrissure de leurs arguments d’efficacité pour briser l’ennemi.
139
C’est à partir de cette perspective que je veux aborder
la question d‘une déviation habituelle, celle de la victimologie et de la médicalisation qui,s’en remettant à un
altruisme niais, séparent et alitnent le torturé de sa
condition de citoyen,de sa condition de semblable et de
d e r ego.
La torture n’estpas Line maladie du torturé,c’est un
mal endémique de la civilisation, qui croît et se répand
avec le progrès c o m m e n’importe quelle technologieperfectible et robotisable,c o m m e n’importe quelle industrie. La torture moderne, remarquait Michel de Certeau,
n’est pas un barbarisme retardacaire mais un besoin du
pouvoir dans la société moderne, son revers abject mais
nécessaire.((Je ne suis pas un malade mais l’expression de
mon époque )), s’exclamait David Roussett. D e là aux
descriptions des symptômes du Post Trdunznt-ic St-ress
Synchome il y a un abîme, celui de l’aseptisation de la
salle d’opération.
***
Parler de la torture ne revient donc pas à parler de victimes et de personnes atteintes, de leurs stigmates et de
leurs séquelles,mais à se servir de leur témoignage et de
leur humanité pour dénoncer un ordre social qui ne peut
baser son existence et sa survie que sur la destruction du
Semblable.Pour écouter un torturé et essayer de le com140
prendre en tant que personne, il faut oser se pencher sur
l’ordre oppresseur qui l’a détruit. Non seulement pouiguérir ses blessures mais pour le restituer à un ordre
humain et à sa condition de Semblable.
<< S
i le bourreau est une abjection,la condition de victime n’en vaut pas davantage. Ce qui est proprement
humain chez celui qui est destiné à l’abattoir c’est sa
résistance presque insensée et presque impensable, c’est
son obstination et son effort inédit pour continuer à être
lui-même et ne pas s’accommoderde la place assignée à
la victime.
Le travail de subjectivation réside dans la lutte entre
la place assignée et la place assumée », signale Alain
Badiou’.
***
Si l’intimité du corps sensible est ce que chacun de
nous a de plus secret et d’opaque - ou l’oxymore de ce
qu’ily a en nous de plus personnel et de plus étranger -,
parler en public de la torture et du torturé n’est pas une
opération simple ou innocente,car elle subvertit la barrière entre notre intimité et le public. Le caractère réservé du témoignage ne peut être perverti sur la scène
publique du spectacle.
1. Interview à Alain Badiou (traduction libre).
141
Cela prête souvent à de faux pas et à des erreurs honteuses. C’est pourquoi Imre Kertész achi-veson livre Sans
destin sur la figure émouvante de l’adolescentjuifqui sort
du camp de concentration et se retrouve à son retour dans
l’impossibilité de communiquer avec ceux qui I’accueillent, impossibilité qui se manifeste autant par son
mépris envers ses vieilles connaissances que par sa rage lors
de la rencontre avec le journaliste humaniste. Cette figure
de l’incompréhensionentre ceux qui ont vécu l’horreur et
les autres hantait aussi Primo Levi et Robert Antelme.
Métaphore de deux mondes incommunicables,sans
amalgame possible, d’une hétérogénéité radicale qui
nourrit la surdité entre le monde des personnes atteintes
et celui des soi-disant indemnes et qui a amené Michel
de Certeau à s’exclameravec une simplicité éloquente :
(
( La torture : on ne veut rien en savoir, on ne peut y
croire non plus D. Surdité active,dangereuse d’une part,
car elle enferme le souffrant dans un ghetto ; indispensable d’autre part,car personne ne peut vivre seul dans la
mélancolie, étouffk par ce qu’ily a de plus abject dans
l’action humaine intentionnelle et méthodique. Voilà
pourquoi Antelme réclamait (< l’invention )) pour rendre compte de ce qui s’est passé. II y a des réalismes puérils et obscènes.
O n croit d‘habitude quc c’estle martyre physique qui
organise et qui explique la torcure. Le raffinement de la
142
cruauté dépasse la description des dispositifs techniques
exposés dans les musées sur la torture (les plus anciens de
ces dispositifs font partie d'expositions itinérantes que
j'ai vues dans des capitales européennes ; parmi les plus
modernes,le meilleur est le manuel pour l'interrogatoire
des subversifs diffusé par l'école de Panama du
Commando Sud de l'Armée des États-Unis),ceux-cin'étant que de simples ressources instrumentales.Leur but
est de transformer la victime en une caricature et un
déchet de lui-même,une simple marionnette dans les
mains de la volonté omnisciente et omnivoredu dispositif tortionnaire,métamorphose que i'un de nos patients
a nommée ((la démolition )). Comment nommer le chemin de retour,celui de la réparation de la dignité et de la
condition humaines,raison d'être du présent Colloque
et du Centre qui l'accueille ?
***
Les effets de la terreur
C'est dans le roman policier que Freud puise une
phrase que son génie saura travailler par la suite : ((II est
plus facile de commettre un crime que d'en effacer les
traces N. Un raisonnement analogue peut être appliqué à
la torture systématique dans le monde moderne.
143
Dans les moments culminants de l'histoire, pouvoir
et contre-pouvoir jouent non seulement d'arguments,
d'intrigues et de batailles mais d'actes monstrueux. La
torture sophistiquée et systématique et la disparition
deviennent des événements extrêmes et essentiels de ce
processus.George Bush et Vladimir Poutine parviennent
au fauteuil présidentiel depuis leur poste de directeurs à
la CIAet au KGB,curieuse coïncidence dans ce saut de la
police secrète jusqu'à la tête du gouvernement des
nations les plus puissantes du monde.
Plus tard, c o m m e le dit la sagesse rabbinique,Dieu
lui-méme ne peut modifier le passé. Lors des processus
de réconciliation qui succèdent aux convulsions de la
guerre intérieure ou internationale,la vérité et la justice
sur les événements passés subsistent longtemps c o m m e la
difficulté majeure à résoudre. Dans les communautés
atteintes,la mkmoire sacraliséede l'ancêtre souillé sépare
les indulgents - qui demandent la paix et la réconciliation - des faucons, qui demandent ce que d'aucuns
appellent la justice et d'autres la vengeance. Dan BarOn,psychologue israélien qui travaille à la frontière avec
Gaza et qui a promu le dialogue entre les enfants et les
petits-enfants des criminels nazis et les enfants et les
petits-enfants de la Shoah, raconte que deux parents,un
juifet un palestinien, qui avaient perdu leurs fils pendant
la guerre, rksussirent à dialoguer.Suite à cctte rencontre,
I44
tous les deux furent expulsés de leurs communautés
respectives,expulsés et parias au milieu des leurs. Que
dirions-nousd‘eux ? O u bien,que pourrions-nousdire
de nous-mêmes- à Paris ou à Montevideo - à partir de
l’anecdoteque je viens de raconter ?
L‘écart n’est pas seulement géographique ; il n’est
m ê m e pas culturel, encore moins ethnique ou économique.Tout individu n’est pas le même en état de paix
ou en état de guerre.C’est cette métamorphose du Sujet
collectifqu’il faut chercher à comprendre.Je reviens aux
pages finales de Sans destin de Kertész, au cours desquellesl’adolescentjuifqui retourne du camp de concentration rencontre sa famille et ses amis qui n’ontpas vécu
cette expérience ainsi que le journaliste humaniste qui
veut en faire une histoire exemplaire et publiable.Kertész
fait preuve de son génie dans ce passage où il montre
qu’iln’existepas de langage commun,qu’iln’ya pas de
commune mesure ni de possibilité de traduction juste
entre le code de la parole civilisée telle que nous l’utilisons en ce moment et le code qui circule dans le monde
concentrationnaire. Là notre langue n’existe pas, ici
l’horreurse déguise en métaphore communicable.
O n peut lire Kertész aujourd’hui,ou avoir lu Antelme
et Levi il y a quelques dizaines d‘années,l’idée centrale
reste la méme : l’indiciblede l’expérienceles poursuit et
les hante ; elle hante à jamais ceux qui ont subi I’expé-
145
rience inhumaine d’avoir été détruits par d‘autres êtres
humains dans un geste intentionnel et méthodique.
L’indicible devient urgence de témoigner et de transmettre. Témoignage qui est message testamentaire et
engagement ultime pour se rattacher (selon les mots
&Antelme) à l’espèce humaine, et qui doit donc être
inscrit impérativement en tant que legs.
C’est le problème que Hanna Arendt essaye de mettre en évidence, avec sa perspicacité habituelle, dans
Eichmann à Jirusalem ou La Banalité du Mal, Le Çonctionnaire meurtrier n’est pas un monstre méchant, c’est
un imbécile quelconque - c o m m e pourrait l’être tout
un chacun parmi nous placé dans l’engrenagesinistre du
KGB ou de la CIA. Le c o m m u n des mortels répondrait
avec l’efficacité bureaucratique de parfaits assassins, au
n o m du bien et contre le mal.(Nous héritons d’ailleurs
du marketing et de la clientèle que Bush et Saddam
Hussein nous laissent en héritage pour quelques bonnes
décennies encore).
Comment renverser cette entropie qui nous transforme
en atomes anonymes dune masse qui ne pense pas et qui
n’agit que si elle est poussée par le charisme de ses leaders ?
La solution la plus facile et recommandable serait :
Chantons sous l’occupation)>. Sous l’occupation nazi
tout c o m m e sous les dictatures latino-américaines,I’hor-
(
(
I46
reur a été, pour un secteur important de la population,
un fait marginal pouvant être éliminé de l'esprit.(( U n
détail au cours de l'histoire N, selon la phrase célèbre
d'un politicien français à succès.
L'idée de l'horreur est insupportable à l'esprit - la
bourgeoisie et l'intellectualitéprogressiste ne peuvent
faire autrement que de la méconnaitre pour pouvoir
vivre avec la misère du tiers monde. L'esprit tend à tempérer et à abolir le problème - à estomper son impact -,
parfois m ê m e à évoluer jusqu'à l'indifférenceet l'anéantissement qui nous conduisent à la fausse rationalisation
d'un fatalisme historique,d'un ordre naturel des choses,
celles-ci étant ce qu'elles sont parce qu'elles ne peuvent
pas être autrement.Ce mensonge nous rassure ou nous
anéantit dans la routine de notre vie quotidienne.Pour
travailler sur ces questions,il faut être en quelque sorte
un fou illuminé- je ne sais plus si je dois signaler ce trait
avec orgueil ou avec pudeur. Il y a quelques années,
Michel de Certeau faisait de ce paramètre de la rnéconnaissance et de l'ignorance active une charnière de sa
réflexion et de sa dénonciation.La société bien pensanre
est incrédule : sur la torture,personne ne veut chercher
à savoir,personne ne peut y croire.JorgeSemprun a hésité 40 ans avant d'écrire L'écriture ou La vie.
***
147
Comment faire la différence entre violence mortifire
et violence révolutionnaire et fondatrice ? Les limites
entre ces deux notions n'ont jamais été très précises,
encore moins en cecte époque présente aux idéaux ambigus.La seule précision semble venir de discours aliénés et
puritains, tels ceux de Bush, Hussein, Sharon, les
Ayatollahs ou n'importe quel autre fondamentalisme
illuminé.La fonction militante d'un centre comme celui
où nous nous trouvons - à partir de l'idéologie qui I'anime et qui lui donne de sa force - est de résister à la
simplification binaire entre le bien et le mal.
Traumatisme historique vs. médicalisation
Dans notre pratique thérapeutique,nous savons bien
que la manière de nommer les faits n'est ni accessoire ni
innocente mais que, tout au contraire, la nomination
étaye la façon de voir les choses et organise la nature des
faits ainsi que les objectifs du processus thérapeutique.TI
n'y a pas de simiologie ni de description objective ; en
revanche,chaque perception est déjà,selon Cassirer, une
organisation du champ et donc une interprétation.
La
névrose traumatique est un terme qui prétend
désigner le dérèglement n'un appareil psychique qui
demeure captif et enfermé dans l'horreur de la violence
du trauma,sans réussir i faire la séparation et la disso-
148
ciation nécessaires entre le temps passé et le temps présent. Ce psychisme demeure ancré et figé à jamais dans
un passé et interrompt la continuité du mouvement infini de la métaphore inhérente au fait d‘être vivant.
Névrose donc, m ê m e si I’adjecdtraumatique y ajoute
que l’étiologievienr de l’extérieur,du social violent et
non de la scène intime de I’CEdipe.
Nous soinmes les héritiers de cette taxonomie déjà
admise, la notion bien connue de névrose traumatique
et/ou névrose de guerre, laquelle s’ajoute maintenant vive I‘anglophonie ! - l‘expression Post Emmatic Stress,
ou Syndrome du Survivant.
U n e terminologie qui prétexte une description objective et objectivante organise bien les choses : il y a des
malades,il y a des gens qui souffrentet il y a des citoyens
et des thérapeutes au bon cœur prêts à les aider,à les traiter, mais qui sont eux-mêmes indemnes de cette maladie
du XX‘ sikle, de l’horreur de la guerre et de la torture
sophistiquée,qui sont concernés par la solidarité tout en
n’étant pas acteirirs pai le Mal.NOLIS
savons bien depuis
Foucault à quel point la tLxonomie réussit A définir l’organisation d’unchamp panoptique. I1 existe une certaine complaisance réciproque entre la victime et son thérapeute selon laquelle, du fait qu’il y a un indemne, le
lieu de l’indemnitédevient le fétiche qui exorcise la possibilité de ce cancer du lien çocial.
149
Mais l’horreurde la guerre,du génocide et de la torture,
à qui appartient-elle? Aux victimes ou à l’espècehumaine ?
C o m m e n t puis-je avoir la certitude, comment pouvons-nous avoir la certitude que ce qui se passe aujourd’huien Yougoslavie ou à Gaza,ou que ce qui se passait
hier à Montevideo,au Chili ou au Brésil,il y a quelques
dizaines d’années en Turquie, avec les arméniens, ou
pendant 2000 ans avec les juifs et la Shoah n’aura pas
lieu demain chez nous ? L‘Uruguay était la Suisse de
l’Amérique, nous n’avions jamais songé que cela allait
nous arriver,car nous avions effacé et oublié le génocide
des indigènes. Ce que j’essaie de transmettre prétend
aller au-delà d‘un message pamphlétaire et émouvant.
J’essaiede mettre en évidence une notion qui me semble
inédite pour appréhender l’instancetraumatique dans la
violence politique. C e n’est pas la maladie de l’appareil
psychique et du soma de quelqu’un (ça l’est aussi évidemment) ; il faut,bien au contraire,inscrire cette souffrance dans l’histoireet dans une pandémie de l’humanité. Ce tournant n’est pas des moindres : le sentiment
d‘être un malade isolé n’est pas du tout pareil à celui de
se savoir un atome faisant partie de l’espèce humaine.
C’est dans la situation thérapeutique que se met en
place l’alternativeentre la réception du traumatisme et la
recherche de protection dans la position panoptique,avec
son corollaire stigmatisant et ses bénéfices secondaires.
150
Sentir que notre appartenance à l’espècehumaine est
menacée, tel était le cri d‘hitelme à sa sortie de Dachau,
dans son délire toxique provoqué par la faim et la dysenterie, lui qui ne voulait pas perdre - une fois guéri - la
lucidité que seul son délire lui permettait de garder.
Une maladie de la civilisation
Ainsi,comme le signale Michel de Certeau,penser et
dire la torture et le génocide impliquentun nouveau statut de la parole dans son rapport avec la cruauté et inaugurent une nouvelle dimension de la fonction politique
de la parole. I1 n’y a pas de relation directe et réciproque
entre la matière discursive et sa fonction,d’une part, et
une opération d’exterminationde l’autre.
Aujourd’hui,il ne nous appartient pas de décrire et
de dénoncer l’horreurcar il n’est ni bon ni nécessaire,
pour ceux qui la connaissent, de se complaire dans le
tressaillementde son évocation voyeuriste ni dans le ressassement traumatique et inutile d‘une parole cathartique et répétitive. C o m m e il n’est pas nécessaire non
plus de raconter la scène sadique pour ce secteur social
qui ne peut y croire ni ne veut savoir.
Notre défi est donc de créer un écart, la distance
requise entre le frisson de l’horreur et la réflexion et le
récit sur celle-ci,geste qui nous permettra d’approfondir
151
dans la compréhension d’unlieil structurel entre I’événement social violent et son effacement ou son déni. C’est
dans cet enjeu - de recherche signifiante - que je place
la raison d’être de nos rencontres,de nos colloques et de
nos congrès.
Nous essayons alors de nous décentrer par rapport à
cette guerre entre les militants de la mémoire et les trafiquants de l’oubli,non pas pour renoncer à l’engagement
éthico-politiquemais poussés par notre certitude (peutêtre est-ce du fanatisme) que la seule appréhension d’un
angle de la vérité humaine ouvre la voie au changement,
que seul un discours compréhensif dépasse i’aporie des
positions divergentes ou opposées et permet la transformation.
C o m m e n t comprendrela coexistence et la confrontation,au sein de la société,de la reconnaissanced’une part
et du déni de l’abjection,de la terreur et du génocide
d’autre part ?
Commençons par nos antipodes : obstination & nier
ou à banaliser, c’est-à-direA supprimer ou à rendre anodin et élémentaire ce qui nous semble substantiel et fondamental dans l’histoirede notre temps, ce qui est pour
nous un opérateur décisif dans la sauvegarde de notre
identité et de nos projets collectifs.
i 52
Première constatation : le drame se joue toujours au
présent et au futur, ce n’est nullement une nostalgie
eschatologique.
Décider du caractère non thématisable,oubliable et
sans conséquence de ce sujet constitue Lin défi à la compréhension historique dans ses aspects autant politiques
que scientifiques,à la frontière de savoirs et de discours
divers.
Ne nous laissons pas aveugler par le scandale du déni,
par une falsification qui n’est pas seulement une profanation des mémoires mais qui menace notre présent et
notre avenir en tant que communauté humaine.
Réfléchissons sur certains effets et sur certaines conséquences de ce déni.
L‘affirmation de l’inexistencede l’horreur- par son
déni ou par sa banalisation - n’est pas seulement une
imposture mais l’affirmation d’un non-sens. C’est un
événement dont l’existence est connue et escamotée.
C’est donc !’affirmationde l’escamotage,non pas du
silence mais de l’inscriptionactive d’un vide :l’abolition
d’unréel accompli,qui supprime l’argumentationet, par
là, la possibilité d‘inscrire sa signification. O n peut se
rappeler ici l’argumentationlacanienne selon laquelle la
suppression d’un échelon significatifdans la chaine symbolique revient sous la forme de l’hallucination.
153
I1
ne s’agit pas seulement de réfuter le mensonge
intentionnel de la minorité qui veut effacer mais de rétablir la nature des événements dans leurs effets, non seulement par rapport à la vérité historique mais en vue de
leur réinscription symbolique.
L‘inscription de l’événement(nous appelons ici événement le génocide et la torture au moyen desquels les
dictatures ravagent nos communautés) exige une
conjonction entre les faits et leur signification.Elle exige
une articulation et un entrelacement entre le sens et l’objectivation. L‘omission de cet échelon déterminant de la
signification est un processus qui maintient d’autantplus
l’imposturesur un crime du passé qu’elleinstalle l’amnésie active et le non-senscomme modèle de fonctionnement social et subjectif,c’est-à-direqu’elleentrave le processus métaphorique métonymique,qui doit être incessant et interminable.C’est seulement en rétablissant une
véracité possible que l’onpeut parvenir à ouvrir la voie à
de nouvelles séquences de sens. La restitution des
mtmoires qui engage et qui resserre cette récupération
du passé remet en mouvement - mouvement incessant
et interminable qui est propre à la vie psychique et à la
vie sociale - ce que l’amnésieactive poussée par la peur
(peur non reconnue la plupart des fois) avait transformé
en trou noir de l’omission signifiante.
***
154
U n e expérience historique en cours dont l’observation er l’analyse me semblent essentielles est celle que la
Commission pour la Vérité et la réconciliation a entreprise en Afrique d u Sud, un siècle après l’expérienceabominable de l’upurtheid.
Je ne connais pas cette expérience en profondeur ; en revanche,j’ai lu l’excellent travail
de Charles Villavicencio : Neither too much nor too less
justice (Nitrop ni trop peu dejustice).
Les protagonistes de cette expérience ont compris que
condamner en justice les coupables entraîneraitune poussée interminablede vengeance et que les lois d’amnistie et
d’impunité eiitraîneraient un ressentiment durable. Ils
ont choisi - je n’en connais pas d’autresantécédentsdans
l’histoire - de faire confiance i la valeur symbolique de la
parole. Chaque tortionnaire et chaque terroriste ne pouvaient avoir accès au droit de grâce et 5 l’amnistie qu’au
moyen de l’aveu public minutieux et détaillé de leurs
actes criminels. Des milliers d‘heures de procès publics
ont été enregistrées et diffusées à la radio et à la télévision.
Les coupables ont été exilés pour qu’ils recommencent
ailleurs une nouvelle étape de leur vie et ils ont été exemptés de prison. Seul l’aveu assurait la grâce. Le destinataire
de cette opération n’était pas l’agent individuel mais la
transparence dans une société multiraciale dont les différents membres s’étaient haïs pendant un siècle. C’était
désormais la société entière qui était concernée,sans déni
155
et sans démenti,dans un travail de uansferr et d’élaboration de ses fautes et de ses réparations.
Nous abordons donc la problématique du
Traumatisme Historique,de ses effets dans le psychisme
et dans la culture de la guerre,de la torture et du génocide.Ce serait une erreur que de prétendre que le champ
de la psychopathologie recouvre ces trois phénomènes de
façon exhaustive. En adoptanr: ce point de vue, nous
ferions de l’escamotage,au n o m d’une illusion généreuse mais simplificatrice de la science psychiatrique.Nous
entrons dans une complicité dangereuse avec la société
bien pensante,qui veut aider les victimes tout en méconnaissant l’essentieldu problème.L‘objet de notre recherche n’est pas seuhent la réhabilitation des victimes
mais une pathologie du lien social : pourquoi,comment
et jusqu’àquel point l’homme cesse de se voir et de se
reconnaiti-edans le visage de son semblable et transforme
celui-cien son ennemi.Dans l’étiologiedu génocide,la
guerre et la torture ont porté non seulement sui-les individus mais sur la nature du lien social,qui concerne la
communauté à part entière, sans clivage entre personnes
indemnes er.personnes atteintes.
En tant que psychanalystes,nous connaissons la Ion.gue péripétie qu’impliquentpour le psychisme de chaque
individu l’émergence,la reconnaissance et la tolérance de
l’altérité : reconnaitre l’existence de l’autre et lui perI56
mettre de se manifester dans sa propre spécificité - péripétie tortueuse et interininable dont nous ne venons
jamais à bout en réalité. Mais il est très différent dassumer la reconnaissance de l’autre c o m m e un conflit et de
donner cours à la pluralité que de transformer l’alter en
alienus (l’autre en ennemi) et de valider sa destruction.
Ce difficile travail inrérieur s’intensifieet s’élargitau
sein des groupes,des collectivités et des mouvements qui
prônent l’idéalde la pureté des origines et méconnaissent
les aspects les plus féconds de l’évolution humaine, la
pluralité et la diversité qu’entraîne celle-ci.La figure de
lavictime et l’iriiensitéde sa douleur peuvent nous aveugler et nous empêcher de percevoir que la constitution de
I’dtei et la reconnaissance de l’énigmedes origines (que
le mythe de la pureté vient oblitérer) deviennent des
points essentiels de la recherche, en tant que défi
éthique,politique et épistémologique pour la prévention
de la torture et du génocide. Voici ce que dit Jean Cayrol
dans Nuit et BrouilLaud:
Au nznment oilje vous parle, L’eau~nidedes marais et des
ruines r-emplitle creux des charniers. Uneeaufraideet opaque
comme nntr-e mauvaise mémoire.
La girevr-es’est assoupie, un cil miljouvs ouvevt.
Le crématoir-eest hors d’usage.Les r i m s nazies sontdémodées.
Nei~niiLLionsde inurts hantent ce paysage.
Q u i de nous veille de cet étrange observatoire p o u r nous
uvertir dc l h r i v é e da nouveaux bourreuux ?
Ont-ils vraiment un uutre visage que le nôtre
?
Q u e l q u e purt purmi nous, il reste des kupos chanceux, des
chej récztpérés, des dénonciateurs inconnus.
Et ily U
tous ceux
qzii nj croyaient pas ou seulement de
temp en temps.
Et ily a nous, qui regardons sincirement ces ruiiaes c o m m e
si le vieux monstre coricentrdtionnuire était mort soits les
décombres, quifeignons de reprendre espoir devantc e z e i m a g e
qui sëloigtîe,coinnae si on guérissait de lu peste concerztrationnaire, nous qui feignons de croire q u e tout cela est d'un seul
t e m p s et d'un seulpnys et qui ne pensons pris à- regurder autour
de nous et qzii néntendonspas qu'on crie sunsjn.
Nain Resnais et jean Cayrol'
~
2.Resnais,Alain i Cayrol,J a n .Nuit et Brodlczrd.
158
Présentation des auteurs
Tanella Boni (Côte d‘Ivoire)
Docteur d’État es lettres (diplornée de l’université
Paris IVSorbonne),Tanella Boni est professeur de philosophie à l’universitéd’Abidjan. Le Professeur Boni est
un membre de plusieurs réseaux de recherche en philosophie et sciences humaines. Professeur Boni est invitée
à de très nombreux congrès dans le monde entier, elle
travaille, entre autres, sur les questions relatives à la
diversité culturelle et aux droits humains. Elle est aussi
m e m b r e de l’Académie mondiale de la Poésie. Elle a
consacré plusieurs ouvrages à la poésie,ainsi que des livres
pour les enfants et des romans.
Barbara Cassin (France)
Philologue et philosophe,Barbara Cassin est directrice
de recherches au Centre National de la Recherche
Scientifique et Co-directrice de la collection I’Ordre phi159
losophique aux Editions du Seuil. Spécialiste de
l'Antiquité et des rapports avec la modernité, Barbara
Cassin cherche à comprendre les rapports entre la philosophie, dès les débuts présocratiques de l'ontologie, et
d'autres disciplines :sophistique,rhétorique,littérature.
Elle travaille actuellement à un Dictionnaire des intraduisibles en philosophie. Barbara Cassin est notamment
l'auteur de Politiques de la mémoire )) et ((Analyse
Herméneutique : le retour ou que dérange Syanley
Cevell )>.
(
(
Sophie Deletré-Doussau(France)
Normalienne agrégée, Sophie Deletré enseigne la
philosophie en classe de terminale et prépare une thèse
de doctorat sur le don et le pardon à l'université de
Saint-Denis (Paris VI~I).
Léonard Harris (USA)
Professeur de philosophie à l'universitéde Purdue,au
D u Bois Institute foi. Apo-Anzeiicmz Reseal&, Harvard,
2001 - ; à l'université William Paterson, 2002-2003;
à
l'université d'iiddis Ababa, Ethiopia, 1998-1999.Il est
I'editeur de Racism, I999 ; The Critical Pragmatism of
Alain Locke, 1999 ; TI7e Pbilosopby o j Alain Locke:
Hadem Renaissance and Beyond, 1989 ; Children in
Chaos :A Pbilosopby fou Children Experience, 1991 ; et
160
Philosophy Born of Struggle:AnLhology oJ’Afio-American
Philosophyfrom 1917,1983.
Nora Rabotnilcof (Mexique)
Professeur à l’Université nationale autonome de
Mexico,elle est notamment l’auteurde Origeîz de la dialectivn negativa,En busca de un lugar commun dans le
journal mexicain Liyectorias,Sociedad civil :esferapublicay democratizationin nmerica Intina :mexico.
Ranabir Samaddar (Inde)
Fondateur du Calcutta Resenî.ch Grozp C R G ’ de
~ ~son
journal,le Refugee \Etch, Ranabir Samaddar a été professeur d’études sud-asiatiqueset le Co-fondateur du programme d’études de Paix à Katmandu, en Inde. I1 est
connu pour ses critiques sur les problèmes contemporains de justice,des droits de l’hommeet de la démocratie populaire dans le contexte post-colonial,de nationalisme,de migrations,d’histoiredes communautés et des
techniques qui restructurent l’Asiedu Sud.I1 a été membre de diverses coininissions et groupes de travail sur des
problèmes tels que le dictionnairecritique sur la globalisation,le droit des minorités et ses formes d’autonomie,
les techniques de modernisation et la santé et la sûreté.TI
a récemment achevé une études en trois volumes sur le
nationalisme indien,dont le dernier tome s’intitule A
161
Biography of the Indian Nation, 1347-1997(2001).Il est
également l’auteurde Identity and Tights in contemporaiy
politics, Refugees and the State (2003)Space, Territory, and
the State (2002)and Reflections on Partition in the East
(1997),et l’éditeur en chef de The South Asian Peace
Studies Series. Ses travaux actuels portent sur la théorie et
les pratiques du dialogue,et sur la question critique des
politiques de justice et de réconciliation.
Marcelo N.Vinar (Uruguay)
Psychanalyste Marcelo N.Vinar est notamment l’auteur de nombreux ouvrages dédiés à l’étudede la torture, lui-mêmeen ayant été victime sous la dictature uruguayenne : E d et torture (I 989), Violence dztat etpsychanalyse (1 989)
162
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