Ides idées et les opinions exprimées dans ce livret sont celles des auteurs er n e reflètent pas nécessairementles vues de I'UNESCO. Les appellations employées dans cette publication et la présentation des données qui y figurenc n'impliquent de la part de I'UNESCOaucune prise de position quaiit au statut juridique des pays, territoires,villes ou zones ou de leurs autorités,ni quant à leurs frontières ou limites. Publié en 2005 par : Organisation des Nations Unies pour I'éducation,la science et la culture 7,place de Fontenoy,75350 Paris 07SP Sous la direccion de Moufida Coucha,chefde Section de la philosophie er des sciences humaines, assistée de Mika Shino,F e d Ail-ouyahia, Arnaud Drouet,Kristina Balalovska er:Nadya Naydeiiova. O UNESCO Imprimé en Frame par Dumas-Tttoidet Imprimeurs N" di'mprcssion :43203 E Sommaire Guerre et réconciliation Table ronde organiséepar l'UNESCO et hUF 5 Qu'est-ce que la guerre ? 7 Tinella Boni Guerre et réconciliation.L'exemple de la TRC 21 Barbara Cassin Comment, après les violences de la guerre, envisager une réconciliation ? 33 Sophie Deletré-Dozmau Tolérance,réconciliation et groupes Léonard Harris 59 Mémoire et réconciliation 95 Nora Rabotnikof Formes de guerre et formes de justice Ranabir Sarnaddar Homo homini Lzpus : une destinée inévitable ou comment travailler pour dire non Marcelo N.V i h r 4 109 135 Guerre et réconciliation Table ronde organisée par U UNESCO et ~ ‘ A U F (Agence universitaire de la francophonie) Longtemps l’histoire a été scandée par l’alternance des guerres et des traités de paix dictés par les vainqueurs. Chacun pouvait y déchiffrer le jeu de recomposition des forces qui s’y effectuait,les variables provisoirement stabilisées qui ramiineraient tôt ou tard les affrontements, et, sous la guerre,en réalité à chaque fois une paix que chacun des protagonistes entendait unilatéralement instituer à son profit ou sous l’autorité de ses raisons. Mais depuis le début aussi cette histoire a été prise dans une autre logique, qui a noué la question de la guerre tant à l’idée de la justice qu’& des procédures juridiques. Dans notre présent,cette logique,loin de voir émerger un règne du droit & l’horizon dune extinction des conflits, ne cesse d’expérimenter la terrible affinité du droit avec les territoires du meurtre et de la mort, et de voir s’accroîtred’un même rythme le cortège destructeur 5 des horreurs et l’action réparatrice,ici des cours pénales internationales,là des commissions pour la paix et la réconciliation. Cette énigmatique Co-habitation est aujourd‘hui à la source d’une inventjon probablement sans précédent de catégories et de procédures juridiques. Mais elle mène aussi vers d’autres questions. Quelles guerres développe notre présent, pour qu’ellesdonnent lieu en même temps, ici mais non pas là, à ce travail de droit et de justice ? Quels appuis pour soutenir l’action des uns et diagnostiquer les actes des autres la réflexion philosophique trouve-t-elledans les idées d’amnistie,de témoignage,de vérité ? Quelle histoire ou affrontement d’histoiresest là à l’œuvre? Cette table ronde, animée par Stéphane Douailler, coordonnateurdu réseau thématique de recherches ((1’6tat de droit saisi par la philosophie )) de l’Agence Universitaire de la Francophonie, accueillera Étienne Balibar (Université de Paris lo), Barbara Cassin (CNRS), Sophie Deletré (Universitéde Paris 8), Nora Rabotnikof (Université de Mexico), Ranabir Samaddar (Université de New Delhi). Qu’est-ceque la guerre ? Tanella Boni Peut-ondéfinir la guerre Z O n pourrait recourir à des catégories bien commodes qui nous permettent de faire une typologie de la guerre.Car la guerre pourrait se définir selon le temps, l’espace,selon les moyens utilisés,la quantité ou la qualité des belligérants en présence, la réalité ou la virtualité des opérations, selon l’échelle nationale ou internationale, c’est-à-direguerre civile, guerre entre États, guerre mondiale... Et que dire aujourd‘hui de la nature de la guerre ? En effet,elle peut être cotale ou ((classique )), ou encore tout à fait indéterminée. O n essaie de comprendre le terrorisme, cette autre forme qui a fait son apparition et s’installepeu à peu dans les consciences et les imaginaires ; forme qui peut être décrite,même si, renvoyant à des ((nébuleuses )), le terrorisme apparaît,au premier abord,c o m m e la figure de l’insaisissablepar excellence,aux conséquences pourtant spectaculaires c o m m e la destruction des Tours 7 jumelles,à New York, le 11 septembre 2001 et les morts innombrables tombés sur ce champ de bataille imprévu. La guerre c o m m e action violente Face à la guerre nous sommes,aussi paradoxal que cela puisse paraître, dans cette situation inconfortable dans laquelle il nous est: impossible de dresser une typologie, car il y a toujours de l'inédit,de l'imprévuet de l'impensable dans ce domaine,c o m m e nous le montre par exemple la tragédie du Rwanda en 1994 ou d'autres situations tout aussi impensables. I1 nous reste peut-être à décrire chaque forme particulière,tâche bien difficile cependant, dans la mesure où cet objet,fluctuant sans cesse,entraîne la pensée hors de ses propres limites.Voilà pourquoi l'imaginaire peut prendre le relais et relater,dessiner,imaginer ce qui ne peut être pensé ou conceptualisé,cette action violente dont la perfection des moyens peut être sans limite.Parfois les moyens peuvent être d'un autre âge et l'actionviolente encore plus barbare c o m m e si Jes actes de violence perpétrés par des humains contre d'autres humains avaient lieu en dehors de toute civilisation. Mais la guerre est-elle pour aumnt I'un de ces objets inessentiels' à la compréhension desquels nous consa1. Comme le pense Mai.cel Conche (Préseim d e 8 I/r ~ l h l z . ,Paris, crons du temps ? N’est-ellepas p h o t l’actionincontournable qui nous fait face, que nous ne pouvons éviter de voir et de vivre m ê m e les yeux fermés ? Car ce que nous appelons ((guerre )) fait partie de la réalité quotidienne. Elle revêt aujourd’hui des formes multiples et savonsnous ce qu’elle était hier? Peut-être esr-elle, de tout temps, un conflit armé. Mais tout conflit armé suppose une interaction violente entre des individus,des groupes sociaux ou des État. La violence pourrait donc étre ce mot-clé qui nous permer de saisir l’essentieldans toute guerre.Et l’actionviolente a besoin d’instruments,qu’il nous faut appeler, faute de mieux, ((armes D. Les armes, instruments au moyen desquels la violence est exercée sont tout aussi importantes et déterminent la forme de la guerre. Pendant la guerre dite (<froide )) en effet, la surveillance de l’armement des uns par les autres était un moment indispensable dans la relation entre grandes puissances.Les intérêts économiques et politiques en jeu, de même que les acteurs impliqués dans un conflit sont des éléments à prendre en compte si nous voulons comprendre le type de guerre auquel nous avons affaire. PUF,2001),la guerre ne doit pas perrurber la râche du penseur, tiche de longue haleine qui s’arrache aux choses essentielles, non pas aux tvtnemeiits qui consrituenr I’acrualitt er qui, demain, se réduironr iiécessairemenr ?I quelques pages. Mais parfois, il arrive que l’onse pose la question de savoir si telle guerre a un sens,si elle a une fin,si elle ne se réduit pas qu’àla violence aveugle exercée au moyen d’instruments toujours plus puissants ou au contraire plus rudimentaires. Mais peut-êtrequ’iln’ya rien à comprendre dans une guerre car celle-ci peut étre pensée comme cette action violente dont nous venons de parler, (( inséparable du complexe des moyens et des fins »’comme le dit Hannah Arendt ; cette action humaine qui tend à utiliser des moyens toujours disproportionnés par rapport aux objectifs poursuivis est tributaire des recherches technologiques et scientifiques d‘une époque donnée.Mais cela ne signifie pas qUune guérilla dans un désert ou une jungle quelque part dans le monde ne peut pas cohabiter avec une autre guerre utilisant les armes les plus perfectionnées qui soient.En ce sens,on serait tenté de dire que ce sont les moyens utilisés qui permettent de décrire une guerre,de dire quels sont ses enjeux,les fins visées. Mais, hormis la multiplicité des formes de guerre qu’ilnous est donné de voir se dérouler dans la réalité,c’est sans doute l’idée de guerre qui pose problème. 2.Voir H a n n a h Arendr, Du nzemonge 2~h viulnice, (trad.française de G s r s uj’thr RrprLblic, Paris, Calmarin-LCvy, Pocket,1994),p. 106. 10 L‘idée de guerre La guerre n’estpas de l’ordrede l’événementielni de l’éphémère. Les guerres passent certes, mais la guerre demeure.Elle pourrait être conçue comme lutte pour la vie, ritualisation et théâtralisation de la violence, moment de rupture dans un tissu social.La présence de la guerre dans le monde nous indique que nous vivons dans l’histoire(et non pas dans un mythe) et que l’histoire est ce déroulement des événements dans un temps régulé par la violence. La paix,en ce sens, pourrait s’appeler réconciliation, ce moment de cohésion où les humains, des sujets de droit dans une société donnée, sont liés les uns aux autres par des lois. Mais si la guerre ne disparaît pas malgré les lois sociales et les lois internationales(( ce n’estpas, comme le dit encore Hannah Arendt, qu’il se trouve au fond de l’espèce humaine une secrète aspiration à la mort, non plus qu’un irrépressible instinct d’agression, ce n’est pas m ê m e , ce qui serait plus plausible en fin de compte, le fait que le désarmement puisse présenter, d’unpoint de vue économique et social,de très sérieux inconvénients ; cela provient simplement du fait qu’on n’a pas encore vu apparaître sur la scène politique d‘instance capable de se substituer à cet arbitre suprême des conflits internationaux. Hobbes n’a-t-il 11 pas dit, fort justement, que ‘‘sansl’épée,les pactes ne sont que des mots” »?’ Aussi paradoxal que cela puisse paraître,la guerre apparaît c o m m e instance de régulation nécessaire au respect des lois,des pactes, des traités.Tout se passe c o m m e si la menace permanente de destruction était le meilleur garant du respect de la vie humaine, des lois sociales, des règles internationales.Mais cette idée,au regard de l’expérience, ne va pas sans difficulté.Car la guerre, quelle que soit la forme qu’elle peut revêtir aujourd’hui, n’est-ellepas un moment privilégié au cours duquel il nous est permis de mesurer les limites ou l’absencedes droits humains ? En tant que moment de destruction des liens sociaux,la guerre est aussi violence faite au corps,à la mémoire, à i’esprit des humains.En outre,si la violence s’exercesur les individus qui vivent la guerre en situation, il reste qu’aujourd’hui,la plupart des guerres sont vécues ((en direct )), par médias interposés, hormis certaines ((guerres oubliées )>I, inintelligiblespour le monde occidental.Ainsi,nous nous 3.Hannah Arendt,Du memonge à h uiolence,op. cit., p. 107-108. 4. Cercaines guerres dans les pays pauvres sont oubliees, en Afrique, en Asie, en Amérique larine, c o m m e le moncre BernardHenri Levy dans les Daninés de la guerre (ce tcxte pricède Ré/levionr SUT h Giier~e,le Mal,In f;n de I’FJistnire) h i s , Grasset, 2001. Ces guerres son[ en effet iclipstes par d’autres guerres lai-gcmeiicmédiacisées et reteiitissaiitrs. 12 trouvons confrontés,d'une manière ou d'une autre,à une situation de guerre : soit parce que nous vivons dans un pays en guerre soit parce que les nouvelles technologiesde l'informationet de la communication nous inondent d'images et de mots concernant ces guerres auxquelles nous prenons part,bien malgré nous. Alors,comment penser la guerre en situation ? L'âge d'or,le paradigme du tissage et la cohésion sociale Peut-étrefaut-ilrevenir à quelques textes fondamentaux, non pas, au premier abord,à des traités sur la guerre quand celle-ci est omniprésente et nous présente une multiplicité de facettes.Il nous fautemprunter un long détour,peut-être par le mythe,cet autre chemin qui a sa propre rationalité.TI nous faut revenir à Platon qui pense la manière dont nous entrons dans l'histoireaprès avoir perdu i'age d'or. C e sont donc deux passages du Politiqueque nous pouvons relire et qui nous montrent en quoi consistele rôle de l'hommepolitique capable de tisser le tissu social afn d'éviter la fissure qui expose toute société au chaos et à la guerre. Ce qu'il y a avant toute guerre, c'est, sans aucun doute,cet âge d'or dont nous parle Platoni.Cet âge para- 5. Platon,Politique, 26th sqq. :voir par exemple la traduction de LLLC Brisson et Jcan-François T'radeau, Paris, Flammarion,2003. 13 disiaque au cours duquel les hommes ignorent le besoin et le travail,se caractérise en particulier par l’harmoniei tout point de vue.Temps musical qui ne se compte pas, qui n’est point linéaire,au cours duquel les parties du monde s’accordentau rythme du Tout,I’âged’or est gouverné par des Dieux et non par des hommes; un Dieu suprême gouverne la totalité du monde, aidé dans sa tâche par une pluralité de divinités qui suiventle rythme du Tout en suivant des rythmes particuliers.Ici,il n’y a ni constitution politique, ni techniques. Les hommes vivent en plein air, parlent avec les bêtes,se racontent des mythes. Au cours de l’âged‘or,comme nous le montre Platon dans ce mythe,l’importancede la parole n’estpas à démontrer.Puis il s’ensuitune destruction massive d’êtres vivants. O n ne peut s’empêcher de penser à l’idée héraclitéenne de l’alternancedes contraires. Mais tout âge d’orn’est-ilpas toujours perdu au moment où l’ony pense ? Cet âge d’or (et non pas d’un autre minerai ou métal moins noble) reste un mythe, une construction donnant une idée de l’harmonieprimitive qui ne peut jamais être retrouvée.Seulement,dans l’histoire,il peut y avoir,parfois,des moments fondateurs,temps forts de réconciliation où toute société recrée, bien imparfaitement,la cohésion sociale autour d‘idéaux à défendre.O n l’auracompris,la fissure ou la rupture de ce qui se présente comme un Tout parfait et harmonieux fait partie 14 de l’histoire.Sans la violence qui pèse de tout son poids sur sa genèse,l’histoirene saurait être différente du mythe. C’est, en effet, au moment où le monde est abandonné des dieux et livré à ses propres besoins que naissent les arts et les techniques,qu’apparaîtla politique ou l’art de prendre soin de soi-même.La lutte pour la vie devient une règle générale. Ainsi, le monde fait son entrée dans I’hiscoireavec la naissance et l’instauration du système des besoins. L’idée du partage du pouvoir politique hante alors les esprits. Et la guerre naît si les âmes ne sont pas éduquées, comme il faut,à la droite règle. Or,seul un gouvernant digne de ce nom peut prendre soin des âmes. Le royal tisserand capable de tisser des liens sociaux entre les hommes. Le second texte à lire ici en rapport avec le mythe de l’âge d’or est celui du paradigme du tissage, dans le même dialogue. Il y a des normes pour la gouvernance adéquate et i’action de gouverner une cité est comparable à l’action de tisser qui suppose la prise en compte d’un ensemble de techniques et d’instruments nécessaires à la réalisation de la fin visée : la construction et la consolidation du tissu social.Celui-làseul est capable de gouverner une société humaine qui sait prendre soin et du métier à tisser et des fils à entrelacer. Ainsi,le véritable politique pourra éviter que quelques fils ne se cassent ou que le métier lui-même soit hors d’usage.Ces acci- dents seraient en effet des signes annonciateurs de guerres et de séditions. On voit donc comment, d'après Platon, naissent et s'installent les guerres - un certain type de guerre,les guerres civiles par exemple oh une partie de la population se dresse contre une autre. La règle de la bonne gouveriiance évoquée par Platon est claire : le royal tisserand est le politique qui ne sera pas coupable de négligence envers une partie ou la totalité Cie la société qu'il Jui est donné de gouverner. Et la droite règle du soin à prodiguer aux â m e s des gouvernés passera par l'éducation, cette action indispensable à la cohésion de la société,à la consolidation de l'unité de la cité qui,ainsi, résistera à la déchirure et à la dislocation. De la fragilité du tissu social et de la clislocation de l'État C e texte de Platon nous permet de comprendre que le tissu social est bien fragile, voilà pourquoi il faut en prendre grand soin. L'utilisation d'armes par une partie contre l'ensemble de la société ou contre une autre partie dans un État donné, est la cons6quence de la fragilisation du tissu social. Mais cette fragilisationne résultet-elle pas de la confusion entretenue entre plusieurs sphères de la vie sociale ? Ainsi,si la sphère économique a le primat sur le proprement politique, l'équilibre de la vie politique peut en souffrir. Car l'économie, c o m m e le montre Aristote dans le Livre I de la Politique,renvoie à 16 la sphère du privé,celle qui concerne la famille et la gestion de la maison. C e m o d e de gestion s’oppose à celui de la communauté achevée, communauté politique ou Cité. Voilà pourquoi le projet et l’action politiques ne doivent pas être perdus de vue au profit de l’accumulation des richesses, qui est de l’ordre de l’économique. Mais aujourd’hui,force est de constater que ces analyses nous éclairent sur bien des points. En effet on peut se poser la question de savoir si la plupart des guerres qui se déroulent - à une échelle locale ou internationale - n’ont pas leur origine dans cette confiision entre les domaines du privé (économique) et du public (politique). Peut-êtreles guerres pi-eniien~-elles souvent naissance autour de richesses à partager richesses nanuelles par exemple,pétrole ou matières premières. La guerre peut naitre aussi de cecte négligence dont parie Platon,ce manque de soin,cette mise à l’écart ou cette exclusion d’une partie de la société. Dans tous les cas de figure, ce qui est en jeu c’estla méconnaissance de la sphère du politique en tant que proprement politique,là où il y a des lois qui régissent des États - dans lesquels les citoyens sont soumis aux mêmes lois - et où précisément le hasard ou quelque puissance extérieure ne sauraient faire la Loi. Or l’expérience nous montre que les guerres,en ce début du XXI’siècle,se déroulent en faisant fi des frontières des États constitués,conséquence 17 sans doute de la globalisation du monde ; cette globalisation qui signifie d’abord concentration de moyens techniques,d’instruments et de richesses entre les mains de quelques groupes puissants qui entendent privatiser le monde selon leur propre volonté. À supposer que nous prenions l’exemplede quelque guerre locale, on serait tenté de dire qu’ils’agit là d’un microcosme - un monde à part avec ses propres lois hors de tout État constitué à la manière dun Étatnation. Là,se joue un drame avec des personnages de premier pian, qui pourraient s’appeler Enfant-soldat, Rebelle, Milicien, Politicien. Ces personnages utilisent des armes qui peuvent être aussi bien des instruments techniques (kalachnikov,machette,arme lourde...)que des armes d’uneautre nature : stratégie qui peut comprendre (( un ballet diplomatique », une rhétorique qui souvent est de nature religieuse et d’autres instruments de propagande parmi lesquels figurent les médias. Là aussi il n’y a plus d’État parce que le tissu social est fissuré. En ce sens,l’état de guerre est une situation d’extrême urgence, où l’économique joue toujours le beau rôle, où la politique se résume à la gestion d’un partage impossible du pouvoir d’État.En outre,en situation de guerre, la seule loi qui ne souffre d’aucune limitation n’est-ellepas celle qui institue le droit de tuer ? Et comment penser la paix dans ces conditions si ce n’est comme moment de libération de la parole, autre moment de tissage de liens sociaux où le politique doit jouer un rôle de premier plan, ce rôle déjà indiqué par Platon ? Ami,le soin de chaque â m e individuelle,meurtrie, déchirée, rescapée de la mort biologique est nécessaire. Il s’agit peut-être pour le politique de donner la parole mais aussi d’instaurer la justice et de mettre fin à l’impunité.Ainsi, le mot réconciliation que nous utilisons après toute guerre prend tout son sens en tant que moment fondateur de liens dans une société ou un monde où chacun est reconnu comme être humain ayant droit à la parole mais aussi à une place à part entière. 19 Guerre et réconciliation L'exemple de la TRC Barbara Cassin Je situerai mon propos entre deux phrases. La première est de Plutarque :((II est politique d'ôter à la haine son éternité )) (KE de Solon, 21). La seconde est l'intraduisible graffiti dessiné sur le mur de la maison de Desmoiid Tutu à Cape Town : ((How to turn h u m a n wrongs into human rights U. La première sert, i Nicole Loraux par exemple,de commentaire au premier décret d'amnistie historiquement connu,celui qui en 403 avant J.C. a mis fin à la guerre civile à Athènes, après la tyrannie des Trente. La seconde décrit ce qui se passe avec la Révolution fraternelle en Afrique du Sud,en particulier grâce à la Commission Vérité et Récoi-iciIiation(TRC). Le rapprochement désigne le trajet qui peut conduire d'un travail sur la rhétorique, la politique, la sophistique grecques à une perception autrement outillée de ce qui se passe aujourd'hui. 21 Depuis cette perspective, trois conditions apparaissent c o m m e nécessaires,même si elles ne sont jamais suffisantes,pour passer de la guerre à la réconciliation,donc pour traiter la haine : une politique de la mémoire, une politique de la justice,une politique de la parole. U n e politique de la mémoire Je propose de distinguer entre deux politiques de la mémoire, bien distinctes m ê m e si elles peuvent être combinées. La première est une politique passive : celle des archives. L'apaisement est confié au temps. Un temps de latence fait passer d'un passé immédiat, chaud,brûlant, chargé d'affect - un passé de combattant,de citoyen, résistant ou collaborateur -, à un passé refroidi,d'historien et de spécialiste.Ainsi la seconde guerre mondiale nous réarrive-t-ellemaintenant c o m m e une leçon d'histoire. La seconde est une politique active,qu'elle soit d'amnésie ou d'anamnèse. Amnésie :le décret athénien de 403,décret d'amnistie, est de fait un décret d'amnésie ((( amnistie j) et (( amnésie jj sont un seul et m ê m e mot, un doublet en grec ancien) ; il stipule de mê mnêsikakein, ((tu ne rappelleras pas les malheurs, ou les maux, des évènements passés )>. Le premier qui tenta de ((rappeler fut effectivement 22 mis à mort, mais il est vrai que tous connaissaient le passé, bref et atroce, de la guerre civile qui avait duré neuf mois et tué 1500 citoyens (une proportion considé- rable). Anamnèse : la TRC et son impératifde+d disclosure. Cette fois,il faut tout dire, mais c'est aussi qu'on ne sait rien ; l'apartheid a duré trente ans,toutes les archives ont été détruites,il n'y va pas dune guerre brève mais d'un durable crime contre l'humanité.II ne s'agit pas d'oublier pour vivre comme avant avec ses concitoyens,mais de construire un passé commun pour constituer une communauté qui n'existe pas encore,un rainbow people. Dans un cas comme dans J'autre,amnésie ou anamnèse constituentune invention qui,comme dit Aristote dans la Constitution dlAthhènes (40), permet d'« user politiquement du malheur pour initier le consensus ))- belle anticipation de turn human wvongs into human rights. Une politique de la justice Le choix de l'amnistieest évidemment lié à ces ((crimes qu'on ne peut ni punir ni pardonner )) (c'est le titre dun ouvrage d'Antoine Garapon, lui-même reprenant une phrase de Hannah Arendt). Lié donc à une politique de la justice. 23 O n a choisi,à Athènes comme en Afrique du Sud,de s’excepter de la justice punitive, rétributive, celle qui constitue la norme et la règle, au profit d’une justice d’exception précisément.Nouvelle justice qu’on nomme ( (transitionnelle D, mais il faut l’entendre fortement,au sens où Protagoras par exemple parle de ((passer d‘un état moins bon à un état meilleur )) (Platon, Thiétite, 167a); ou encore restauratrice)) de la communauté,et c’estmême ((instauratrice))qu’ondevrait dire dans le cas de la TK, puisqu’elle géni-re la communauté nouvelle dune nation multicolore. (< Je voudrais m’arrêterun instant sur les singularitésde cette Commission Vérité et Réconciliation,instaurée par les sunset clmses de 1995 en appendice à la Constitution, pour ((éviter un bain de sang prédit par tous », comme le dira Desmond Tutu dans la préface du rapport final.La marge de manceuvre est très étroite, à négocier entre deux refus ; celui de Nuremberg, que l’instant choisi pour la négociation suffit à rendre impossible,car c’est un instant où il n’ya encore ((ni vainqueurs ni vaincus >) ; et celui de l’amnistie-amnésiequ‘aurait représentée la himket amnesty,cette amnistie générale,((de couverture)), réclam é e surtout par l’ancienpouvoir.Cette très faible marge de manœuvre détermine la nature même de la Commission. Elle n’est pas un tribunal mais une commission souveraine. Elle n’est pas présidéc par un juge 24 mais par un Prix Nobel de la paix. Elle n’instruit pas de procès, elle ne prononce pas de peines : elle entend des dépositions et elle accorde des amnisties. Mais les conditions d’octroi de l’amnistie ont été si bien pensées qu’elles suffisent à transformer la faible marge de manœuvre en outil puissant.O n amnistie,non des personnes,mais ((des actes, omissions >) (oui,on est criminel par omission) ((ou infractions constituant des violations graves aux droits de l’homme)).Pour qu’un acte soit amnistié,il faut et il suffit qu’jl remplisse trois conditions : 1. s’étre déroulé dans la période concernée (entre le lLrmars 1960 er lafirm cut-ofdate du 10 mai 1994),donc pendant la période d‘apartheid; 2. être associé à un objectif politique ; 3. faire l’objetd’unefull disclosure, d‘une révélation complète. La seconde condition (être associé à un objectif politique) est écablie pour permettre de faire le partage entre les crimes de droit commun et les crimes politiques. Mais elle implique qu’unindividu qui tue ou torture au nom d’une idéologie politique est (( préféré >) à celui qui commet les m é m e s actes pour d’autresmotifs,parce qu’il a faim ou parce qu‘il est révolté :le membre d’une organisation politique reconnue,le fonctionnaire qui exécute les ordres,tous les obéissants et tous les spécialistes >) tous les Eichmann -, sont de droit amnistiables.Le sens de cette condition, conforme à la ((loide l’obéissance ( ( 25 due )) qui a à juste titre agité l‘Argentine,est à m o n avis le suivant : on n’estpas politique tout seul,or,avec l’amnistie,ce n’estpas de morale mais de politique qu’il s’agit. Le crime contre l’humaniténe relève pas de la inorale kantienne - autonomie du sujet et universalité de la loi morale,((ce que l’hommefait à l’hommeN -, mais de la politique aristotélicienne - il n’y a pas d’(( idiotie )) politique,il s’agit toujours de ((nous D, wcness, de yluralités, de communautés,de commun. C‘est la raison pour laquelle il n’ya aucune collusion, aucun lien nécessaire,entre pardon et amnistie :un crime peut-être amnistié,juridiquement,sans être pour autant pardonné, moralement. Le découplage entre éthique et juridico-politique est essentiel au dispositif. I1 m e paraît d’ailleursessentiel tout court,car seul propre à interdire le syntagme même de (( guerre juste )), qui est à mes yeux l’un des dangers les plus violents d’aujourd’hui,qu’ils’agissede Djihad ou de guerre du Bien contre le Mal. Avec la troisième condition,on entre dans le disposi- tif comme tel. Seul un acte intégralement dévoilé est amnistiable.Tellyour story : l‘histoire-historyest faite des ( ( ) ) histoires-stories,celles des victimes comme celles des bourreaux, réhumanisés les uns et les autres du même coup.La définition de l’amnistiedevient alors : (( la vérité en échange de la liberté z (Rapport,I, 29).Cette condition majeure de l’amnistieest, au sens socratique du mot, 26 ironique )), et Tutu utilise le terme à plusieurs reprises : elle fait jouer au criminel,au méchant, le rôle du ministère public,du bon.En effet, les criminels amnistiés,per( ( sonnes civiles ou morales (firmes, universités,journaux, partis), ne sont pas des accusés qu'on traîne devant les tribunaux et auxquels on arrache des aveux, mais des demandeurs,des ((requérants )) qui se présentent d'euxm ê m e s et dont i'intérêt est de tout dire, de (( déclore )) le vrai; puisque ce qui est dit est amnistiable, ils seront condamnables seulementpour ce qu'ils cachent,et qu'on ne manquerait pas de savoir dans la mesure où chacun a le m ê m e intérêt à parler. Full disclosure : leur intérêt se confond ainsi avec celui de la nouvelle communauté qui cherche à se fonder,dont ils deviennent par là d'une certaine manière des pères fondateurs- desperptrtltorsqui, à entendre l'étymologie,perpètrent des crimes / performent comme des pères. Il faut en conclure que la vérité ne préexiste pas à la procédure. L'apartheid n'est pas une vérité-origine,mais une vérité-résultat.La vérité ainsi produite est elle-même déterminée par ses effets ; ni historique ((ce ( n'est pas la tache de la Commissionque d'écrire l'histoire de ce pays ))), ni épistémologique (elle est (( multidimensionnelle», ( (p lurielle n), elle est tout simplement ((suffisante pour )), enougbfor : ((Nous croyons avoir fourni assez de vérité sur le passé pour qu'il y ait consensus à son propos, 27 enough of the tsuth about past for these to be consemis aboutit )) (I, 70).C’estau sens strict un effet de discours, une fiction-fabricationà partir des récits fixés et publiés, une ((fixion ))pour l’orthographier c o m m e Lacan. U n e politique de la parole Autrement dit, cette politique de la justice est bâtie sur une politique de la parole, de l’attention prêtée au langage. A un premier niveau, très massif, le logos est la marque de l’humain.L‘homme, disait Aristote au début de sa Politique, est un animal (( plus politique )) que les autres parce qu‘il a le langage : le langage partagé constitue le grand monde commun, et parler ((ré-humanise)) le bourreau c o m m e la victime. A un second niveau,il y va de ce que j’aimeraisappeler une (( conscience performative )) du politique. C’est un lieu c o m m u n de traiter le langage simplement c o m m e des mots et non c o m m e des actes La Commission souhaite adopter ici un autre point de vue. Le langage,discours et rhétorique,fait des choses II construit la réalité )) (Rapport, III, 5 124).Amsi, très tranquillement,Tutu se situe-t-ildans la grande tradition de l’efficacitédu langage qui va de Gorgias ((< Le discours est un grand souveraiii qui,au moyen du plus petit et du ( ( [..I [..I 28 plus imperceptible des corps,parachève les actes les plus divins n, Éloge d’H&ne, 0 8, V’ s. avant J.C.) à Austin (How to d u things with words, 1955),via la parole sacramentaire. Cette efficacitése manifeste plus précisément comme thérapeutique. Le langage soigne,et pas seulement ïindividu. Revealing is healing, healing our land : la thérapie discursive de tout un peuple,sa catharsis,sont des visées explicites. Avec le discours comme pharmakon, remède au risque du poison, la Commission marche cette fois dans les traces qui vont de Gorgias à Freud. Enfin,il y va d’une politique de responsabilité à l’égard des mots qu’on emploie. Thucydide faisait déjà remarquer que la stmis, la guerre civile à Athènes était aussi une guerre des mots : ((O n changea jusqu’ausens usuel des mots par rapport aux actes dans les justifications qu’onen donnait >) (3,82).De même,Tutu,qu’on devrait bien entendre : (( Le mot terroyiste était utilisé constamment,mais jamais défini )) (II, 90),on appelait ( ( terroristes ) ) les coupables d’actes terroristes comme ceux qui luttaient par des moyens légaux et pacifiques, avec pour effet de les ranger dans une unique catégorie de ((personnes à tuer )). Seule une vigilance extrême peut éviter un extrême préjudice.Elle est de mise pour les discours électoraux comme pour les mots de tous les jours, obéissance et banalité du mal véhiculées incognito par les clichés dont Tutu souligne le danger, rejoignant les analyses de Victor Klemperer sur la Lingua Tertii Imperii. Et ((réconciliation )) alors ? ((Cet horrible don de se consoler avec des clichés )), s’exclame Arendt dans Eichmann àjéruralem (Folio,2002,p. 127). ( (“Bien sûr”, [Eichmann] avait joué un rôle dans l’extermination des Juifs ; bien sûr “ils n’auraientpas été livrés à la boucherie s’il ne les avait pas transportés”.“Qu’y a-t-il donc à recunnnhe ?”, demandait-il. Maintenant, poursuivait-il,il “aimerait faire la paix avec ses anciens ennemis” un sentiment qu’ilpartageait non seulement avec Himmler avec le chef du Front du travail Kobert Ley (qui, avant de se suicider à Nuremberg, avait proposé la constitution d‘un“comité de conciliation”composé des nazis responsables des inassacres et des survivants juifs) : mais aussi, si incroyable que cela puisse paraître, avec bon nombre d’Allemands ordinaires qu’on entendit s’exprimer exactement dans les mêmes termes à la fin de la guerre. Ce scanddeux cliché ne leur était plus communiqué d’en hauc, c’était une expression toute faite qu’ils fabriquaient euxmêmes, aussi dépourvue de réalité que les clichés sur lesquels le peuple avait vécu pendant douze ans; et l’on pouvait presque observer “l’extraordinaire sentiment d‘euphorie” qu’une telle parole donnait à celui qui la prononçait, au moment où elle sortait de sa bouche )) (p. 123-124). [..I, 30 La réconciliation, un ((scandaleux cliché )j ? Oui,car comment réconcilier des nazis avec de la fumée.N o n , s’il s’agitde réconcilier des ennemis qui sont,d’une manière ou d’uneautre,contraints de vivre ensemble.II n’estpas question d’étre hagiographique.L‘expérience sud-africaine est loin d‘être seulement une réussite. ((Le noir n’est m ê m e pas une couleur de l’arc-en-ciel : les réparations ne suivent pas, la réconciliation va s’estompant sans redistribution économique et sans équité sociale.Le sida, que Mbeki malgré ses contorsions a contribué à faire reconnaître c o m m e étant aussi un virus de la pauvreté, prend durement le relais sélecteur de l’apartheid.Mais la TIC aura manifesté au moins ceci,qui est incomparable à mes yeux : il est politique de prendre soin du langage. La parole,que Lyotard pensant à la sophistique nommait ( ( la force du faible j), est un beau moyen d’ôter à l a haine son éternité. )j 31 Comment, après les violences de la guerre, envisager une réconciliation ? Sophie Deletré-Doussau La guerre est un rapport de force, elle est violence et fait violence, elle laisse des traces profondes et des blessures qui empêchent l’hommede vivre m ê m e quand elle l’a apparemment épargné. Innocent Rwililiza,rescapé du génocide rwandais, exprime cette souffrance : ((Chez le rescapé, je crois que quelque chose de mystérieux s’est bloqué au plus profond de soil être pendant le génocide )j dit-il,en expliquant ensuite que le rescapé ((a tendance à n e plus se croire réellementvivant Pour Innocent,c’est une sorte de fatalité,il n’ya pas d’issue possible. II n’envisage pas de réconciliation. Et pourtant justement, n’est-cepas le sens de la réconciliation que de permettre d’aller au-delà des blessures laissées par la guerre ? Se réconcilier avec soi-mêmeet avec son histoire ne perinetil pas de se sentir à nouveau vivant, et de se réconcilier aussi avec les autres ? C’està ce titre que la réconciliation jj. 33 est vitale,qu’ellepermet de continuer à vivre. Elle est une nécessité éthique, et même, plus fondamentalement, anthropologique. Mais dès lors se pose la question de savoir comment pai-venir à se réconcilier et à réconcilier.O u p h o t la question de savoir quel chemin suivre pour pouvoir espérer voir se réaliser cette réconciliation.Comment réussir à instaurer une paix profonde et durable ? C o m m e n t ((remettre d’accord x (ré-concilier), fondamentalement,les États, ou les peuples dans le cas d’une guerre civile,qui se sont combattus ? Quels moyens employer ? Sur quel chemin s’engager, compte tenu du fait que les violences passées rendent I’entreprise extrêmement dificile,et que quand bien m ê m e les combattantsseraient prêts à se réconcilier,ils ne le sontsans doute pas toujours à n’importequel prix ? C’est à ces vecteurs de réconciliation que nous allons nous intéresser,en nous attachant plus particulièrement aux efforts de réconciliation mis en œuvre dans I’histoire récente. U n préalable :rechercher I’équitédans les traités de paix La première question qui se pose, quand on envisage de rétablir une certaine concorde,est celle de l’armistice et du traité de paix. Rappelons d’embléeque signer un traité de paix n’est pas encore se réconcilier, et que, de 34 fait, ce n’est pas parce qu’on i’a signé que l’on se dit réconcilié :un traité de paix n’estpas encore une réconciliation. Mais il est ce qui met fin à la guerre et, en tant que tel, il n’est pas étranger à l’idée de réconciliation.En effet,il peut jeter les bases d‘une réconciliation plus profonde,en être le terreau et le point de départ,amorcer un processus de réconciliation. Or à quelles conditions peut-il l’être ? N’est-ce pas en cherchant à être le plus juste possible ? Car il peut tout aussi bien, dans le cas contraire, être un obstacle à la mise en place de ce même processus. En effet, comment espérer que le vaincu, s’il se voit humilié par le traité de paix, puisse entrer dans une démarche de réconciliation ? C’est chose quasiment impossible, parce qu’un traité humiliant reconduit en fait le rapport de domination caractéristique de la guerre. I1 ne permet pas de passer à une relation d’égal à égal, alors que cela est le cœur de tout accord,et donc de toute réconciliation. C’est ce que montre très clairement le traité de Versailles qui met fin à la première guerre m o n diale le 28 juin 1919.D’une part, les Allemands durent en accepter les termes sans les discuter : d’emblée, il n’était pas question de chercher à s’accorder.Mais d’autre part, et c’est ce qui rend l’imposition du traité encore plus problématique, les diverses clauses étaient pour eux humiliantes et pouvaient aisément être regardées c o m m e injustes.Car l’Allemagnenon seulementperdait, au pro35 des alliés, de nombreux territoires et toutes ses colonies, mais voyait aussi la rive gauche du Rhin démilitarisée et occupée par les vainqueurs pour quinze ans,et son armée réduite à peu de choses. Qui plus est, elle était déclarée responsable du conflit,ce qui revenait à lui faire supporter financièrement les réparations des dommages causés par la guerre. Enfin,elle voyait les États-Uniset la Grande Bretagne s’engager à assister immédiatement la France eii cas d’agression de sa part. Face à si peu d‘équité,comment s’étonner qu’unfort ressentiment se soit développé ? Dès le départ, la voie de la réconciliation a été rejetée,c’est au contraire un esprit de revanche qui a grandi, c o m m e l’atteste le fait que l’armistice du 22 juin1940 a par la suite été signé à Rethondes,dans le wagon et i l’endroit m ê m e qui avait vu la capitulation allemande du 11 novembre 1918 ! fit Ainsi,rnéme si l’on ne peut faire reposer tout le processus de réconciliation sur le traité qui instaure la paix, on ne peut non plus en négliger la portée. Et Yon peut supposer que plus ce traité sera juste,et en deçà porté par une volonté de dialogue qui seule peut donner lieu à un accord, plus la possibilité dune réconciliation se fera jour. La manière dont on règle un conflit contient déjà en elle-même et amorce - ou non - la possibilité d’une réconciliation.Chercher i satisfaire l’exigence de justice exprimée par les belligérants et en particulier par les vic36 times de la guerre est donc en quelque sorte le préalable de tout projet de réconciliation véritable et durable. C’en est une condition nécessaire. Et c’estd’ailleurs pourquoi cette exigence de justice conduit souvent à un règlement judiciaire des conflits. La voie judiciaire : instruction,procès, condamnation Ceux qui ont souffert de la guerre réclament justice et c’est par le recours à la justice institutionnelle que leur demande peut être satisfaite.Rendre la justice,c’est-à-dire punir les coupables d’exactions ou de crimes, rétablirait chacun dans son droit, et rendrait envisageable une entente. C’est une exigence à laquelle les pays qui souhaitent une réconciliation sont très attentifs aujourd’hui, et c’estuti moyen auquel ils ont énormément recours. C’est le cas, sur le plan national, en Argentine, où le président Alfoiisin annula en 1984 la loi de ((Pacificationnationale », loi d‘amnistie que la dernière junte militaire avait promulguée pour elle-même,et réforma la justice afin de rendre la justice civile compétente en deuxième instance et permettre ainsi que des poursuites aient réellement lieu. Mais telle a été aussi, sur le plan international,la vocation des tribunaux militaires de Nuremberg et de Tokyo, celle du TPIpour l’ex-Yougoslavieinsticué à La Haye en 1993,et celle du SPI pour le Rwanda instauré à Aïuslia en 1394. La création en 1998 de la CPI,dans le 37 droit fil des initiatives antérieures, accorde d‘ailleurs encore plus d‘importance à cette exigence de justice er témoigne du poids qu’on lui reconnaît et qu’ellepeut sans doute avoir dans une démarche de réconciliation. Cette voie judiciaire permet d’objectiver les torts causés, de les punir et ainsi de limiter les désirs de vengeance ou de continuation indéfinie des haines et des hostilités. Elle répare l’injusticeet, en rétablissant à sa manière l’équilibreentre les parties, peut leur permettre de s’accorder à nouveau par la suite.C’est du moins ce qui ressort du discours des victimes, qui réclament avant tout que justice soit faite et qui y voient une condition sine qua non à tout projet ultérieur. Mais la Justice,les tribunaux nationaux en particulier, se trouve bien souvent devant des situations très complexes, lourdes et inextricables, face auxquelles elle peut se sentir démunie et dépassée. Et c’estsans doute là une limite du règlement judiciaire du conflit. O n le voit très bien dans le cas de l’Argentine,où le président Alfonsin puis le président Menem ont finalement, au bout de quelques années,tout fait pour accélérer et limiter le nombre d’actionsen justice,comme si la Justicene parvenait pas à régler la situation en profondeur. Leur décision nous montre que le règlement judiciaire du conflit ne peut pas à lui seul permettre une réconciliation,et qu’ilfaut donc s’intéresserà d‘autres chemins. 38 La voie politique et législative : gracier, amnistier Parmi ces autres moyens, on peut en particulier penser en troisième lieu à celui auquel les présidents Alfonsin et Menem ont eu recours. C'est une voie politique et législative qu'ils ont empruntée,puisque c'est à travers des lois d'amnistie et des décrets de grâce qu'ils ont essayé de réconcilier les argentins entre eux.Min de mettre fin au climat de (( suspicion ))régnant par rapport aux forces armées, et de (( permettre que la totalité des argentins en finissent avec une des étapes les plus obscures de l'histoirenationale », on accéléra les procès et la loi du ((Point final n fut adoptée le 24 décembre 1986. Le but de cette loi d'amnistie était aussi de permettre aux citoyens de ((poursuivre ensemble l'urgente tâche de reconstruire la Nation .I) Quant à la loi sur (( I'Obéissance due )) du 4 juin 1987, elle reconnaissait les militaires de rang inférieur non-responsablesde leurs actes. Le président Menein enfin, alors qu'il était opposé en 1.986 et 1987 aux décisions du président Alfonsin,en reconnut à son tour la nécessité et signa rapidement des décrets de grâce, afin de pacifier le pays. Ces lois et décrets apparaissent là encore être pour lui le principal moyen de réconciliation : ((la réconciliation permanente de tous les Argentins [. ..]est la seule solution pour guérir les 1. Jean Hatzfeld,Dans le nu de ia uic, Seuil, 2000,p. 112. 39 blessures qui ne le sont pas encore »’déclara-t-ilen effet en rendant publics ces décrets. Ainsi les lois d‘amnistie et les décrets de grâce ont-ils pu être perçus c o m m e des vecteurs réels de réconciliation. Et sans doute, ces dispositifs légaux et politiques qui dépassent le cadre d‘un simple procès permettent-ils un règlement plus souple de la situation. D’une part parce qu’ils permettent de susciter un engagement plus actif et plus conscient de la population: il est en effet possible de soumettre ces lois à référendum,c o m m e en Uruguay,et ainsi de faire davantage participer la population. D’autrepart parce qu’ilssont à un certain point de vue les soupapes dont la Justice a besoin lorsqu’elle se trouve face à des procès inextricables ou infinis,et qu’ils permettent de ne pas s’enliserdans un climat peu propice à une reconstruction véritable du pays et des relations interpersonnelles.En outre, ces moyens sont peut-être d’autant plus appropriés lorsque le pays est relativement peu stable. Nous pensons ici au Cambodge,dont le gouvernement s’est opposé,au n o m de sa souveraineté et de la fragilité de la paix civile difficilement rétablie,à l’idée de la création d’un TPI.Le gouvernement cambodgien a préféré à la voie judiciaire une solution politique, solution qui montre combien faire appel à des personnalités marquantes car symboliques pour le pays (le roi Norodom Sihanouk en l’occurrence)peut aussi favoriser une réconciliation.En outre,d’autres actions politiques d‘ordre symbolique peuvent faire avancer sur le chemin de la réconciliation : dans le champ politique qui est aussi celui de la vie publique et qui mobilise d‘une manière ou d’une autre le langage,tout ce qui relève du symbolique trouve rapidement un écho. C’est le cas en particulier des demandes de pardon adressées par un chef d’Erat, m ê m e si elles ne manquent pas de susciter des critiques,ou encore de la reprise des visites diplomatiques. Ainsi,ce n’est pas tant,ou en tout cas pas seulement par la Justice,mais bien par la vie politique er donc par l’actionlégislative,à condition bien sûr que ces gouvernements soient tenus pour légitimes par la population concernée, qu’une réconciliation deviendrait possible. C’est autour de lui et du présent que l’on pourrait se réconcilier,et c’est avant tout en se centrant sur la situation présente et sur ce que l’on veut construire dans l’avenir qu’uneentenre deviendraitpossible.il s’agit alors non plus tant de se mettre d’accord sur le passé et ses méfaits, que sur le présent et les projets à venir. De telles mesures répondent de ce point de vue au besoin de (< tourner la page »,et là est sans doute leur indrêt et leur force.Mais il est certain aussi qu’à l’inverse,elles ne satisfont pas le 41 désir de justice des victimes,ni non plus leur désir que la vérité soit faite sur le passé. Un chemin libérateur : parler et être écouté en vérité Ce constat nous invite donc à nous pencher sur une quatrième voie possible de réconciliation (étant entendu bien sur que, dans les faits,ces différentes voies se combinent entre elles). Car pour qu’il y ait à nouveau un accord possible, ne faut-ilpas savoir à quoi s’en tenir sur le passé ? La Justice déjà a besoin que la lumière soit faite sur les violences qui ont eu lieu pendant la guerre. Mais davantage que la Justice,c’esttoute personne victime de la guerre qui exige une certaine transparence et qui réclame que les faits soient connus mais plus encore reconnus,et m é m e écoutés, tels qu’ilsse sont passés. C’est là notamment ce que demande Vladimir Jankélévitch lorsqu’ildénonce le silence et l’oublidans lesquels l’opinion publique tend à enfouir les crimes passés, et en particulier le génocide juifde la seconde guerre mondiale. L‘idée qu‘il existe un devoir de mémoire )) va dans le m é m e sens,et ces deux démarches sont compréhensibles : sans doute en effet ce souci de vérité est-il une exigence tant psychologique que métaphysique dont l’hommea besoin pour pouvoir se reconstruire, se réconcilier avec luimême, avant de pouvoir se réconcilier avec autrui. Le mensonge ou la mauvaise foi ne sont pas des cerrains où 42 l’on peut construire : tout dialogue fondé sur eux s’achève dans une violence dominatrice et aliénante. Or n’en est-ilpas de même dans toute situation où la vérité est voilée,que ce soit de manière délibérée ou au contraire involontaire ? De ce point de vue, il ne saurait y avoir de réconciliation sans transparence, ni de projet de réconciliation sans la recherche d’unevérité sur laquelle elle pourrait faire fond.Dès lors,c’est aussi à travers un chemin et une quête de vérité que le projet de se réconcilier devient envisageable.C’est d’ailleurs une voie qui n’a pas été négligée :la CONADEP en Argentine,mais surtout la CVR en Afrique du Sud en témoignent,et fournissent des pistes de réflexion tout à fait intéressantes. En Argentine, la Commission nationale sur la disparition des personnes (CONADEP)a été chargée d’enquéter sur le sort des disparus et sur les violences passées. C’est réellement le souci de chercher la vérité qui inspira la création de cette commission puisqu’elle était dénuée de toute compétence judiciaire.Le 20 septembre 1984,elle remit son rapport, lequel identifiait 365 centres de détention clandestine et 8961 disparus, montrait que la répression recevait un soutien civil et soulignait la responsabilité des forces armées. L‘esprit dans lequel a travaillé la commission ressort clairement de ce rapport : ( (II ne pourra y avoir de réconciliation,disait l e rapport, qu’aprèsle repentir des coupables et une justice fondée 43 sur la vérité d.Mais comment éclairer le passé en vérité, là où un certain nombre de faits restent irnprouvés et obscurs ? Peut-onpar cette voie espérer obtenir quelque résultat et une réconciliation ? Telle est la question qui se pose ici. C’est cependant en réponse à cette exigence paradoxale,celle d’une vérité qu’ilest quasiment impossible d’établir, qu’a été créée en 1995 en Afrique du Sud la Commission Vérité et Réconciliation (CVR). Dotée de compétences larges, elle se vit attribuer plusieurs fonctions,revenant respectivement à crois comités.C’estsurtout le premier qui nous intéresse ici puisqu’ilavait à établir la ((vérité )) historique sur les violences commises entre I960 et 1994. La CVR s’acquitta de cette tkhe d u n e manière très spécifique : elle institua un dialogue respectueux avec les victimes, son but étant de leur proposer un lieu où raconter les souffrances subies et de leur montrer que ces violences étaient reconnues.Ce dialogue permettait,c o m m e le rappelait Desrnond Tutu,d‘exercer une forme de cdthmsis.,en l’occurrence une libération par la parole et par l’écoute de cette parole. L‘expérience de la CVR est tout à fait intéressante en ceci qu’elle montre que le souci de vérité qui parcourt ceux qui ont connu un conflit ne consiste pas tant à 3.Rapport de la (;VI<,cité par Saiidriiie I.cfranc,Pnlitiqriesdzipar~rz, I’UF,2002. 44 recueillir des faits, qu’àécouter, dans Line attitude plus empathique qu’investigatrice,les souffrances des Lins et des autres. La C V I(et ~ les gacacas au Rwanda, mais aussi, quoique dans une moindre mesure, la SERPAJen Uruguay et la commission Rettig au Chili)nous montre combien l’attachement à la vérité et la reconnaissance du passé sont fondamentales pour l’homme meurtri, er combien elles peuvent favoriser une réconciliation véritable. Celle-ci ne saurait se réaliser si le besoin humain d‘être écouté, de pouvoir exprimer ses souffrances, d’être sûr que le passé ne tombera pas dans l’oubli,n’estpas pris en compte. C’est une donnée anthropologique fondamencale qu‘on ne saurait omettre. Le discours prononcé par le président Aylwin lors de la créarion de la commission Rettig au Chili,est sur ce point explicite : G Fermer nos yeux devant ce qui s’est passé et i’ignorer c o m m e s’il ne s’était rien passé prolongerait indéfiniment une source durable de douleur, de division, de haine et de violence au cceur de notre société.Seul l’éclaircissementde la vérité et la recherche de la justice créent le climat moral indispensable à la réconciliation et i la paix n‘. Dès lors que l’on veut se réconcilier,ou réconcilier des personnes ou des peuples, il est nécessaire d‘abord de chercher à instaurer un climat propice,autrement dit de chercher le 4.Cité par Sandrine Lefranc,i’olitigzies du pardon, PUF,2002 45 terreau permettant de nourrir un tel projet. Et chercher 5 écouter les souffrances et la réalité des faits, davantage encore que chercher à établir les faits,est un aspect de la préparation de ce terrain. C’est que la parole, outre rextériorisation qu’elle permet, a une dimension performative, c o m m e le soulignait Austin. C’est-à-direqu’elleest en elle-même et par elle-même un acte à proprement parler. Et de ce point de vue, elle a sans doute une fonction thérapeutique réelle pour celui qui la produit, mais aussi la propriété de déjà réconcilier en invitant à se mettre d‘accord autour d’elle. Cette force réconciliatrice,elle la possède en fait de deux manières, et c’est pour cela qu’elleest particulièrement féconde :elle invite à s’accorder sur ce qui est exprimé, autrement dit SUT la version des faits qui sera reconnue. Mais elle suppose pour cela une sorte de pacte entre celui qui parle, et celui ou ceux qui l’écoutent.Elle suppose que l’onsoit prêt à parler en vérité, et que l’onsoit prêt à écouter. Elle suppose un accord, explicite ou tacite,sur ces points : son usage est donc déjà action de réconciliation. Néanmoins, si le rôle accordé à la parole et à sa fonction libératrice apparaît pleinement fondé, il nous semble aussi fondamental de prendre acte des effets négatifs que peut avoir une telle parole. Non pas pour la révoquer bien sûr,mais pour mieux réfléchir aux modalités selon lesquelles elle peut devenir féconde.Il est en premiei- lieu 46 évident que les rapports des commissions exacerbent parfois les divisions plus qu’ellesne permettent une reconnaissance partagée de la version des faits qui s’y trouve consignée.Et les auditions peuvent aussi étre le lieu de telles divergences : les premiers gacrtcax ont été le lieu de dénonciations et d’accusations publiques de personnes de l’assistance,voire du juge lui-même. Par ailleurs, comme l’expliquentcertains Tutsis,la parole peut aussi bien enfermer: ((je n’éprouve nul besoin de parler du génocide tout le temps,comme tous les rescapés. [. ..]Je n’aimepas écouter tous ces souvenirs de tueries qu’on se répète le soir ou le week-enden petite communauté.Je n’aiplus envie d’en apprendre davantage sur les marais. Je n’apprécie pas que les gens viennent à m a maison bavarder de ce temps, avec toujours plus de détails de malheurs )) affirme Edith Uwanyiligira. II ne s’agit pas pour autant de dissimuler ce passé :Edith souligne qu’elle répond sans détour aux questions que son fils se pose sur la mort de son père. Mais elle entend ((ne pas gâcher la vie )) de ceux qui sont nés après le génocide ((avec ces cauchemarsD. C’est à ce titre qu‘elle souligne les écueils possibles de la parole. C’est au nom de la réconciliation des peuples par ceux qui n’ont pas connu le malheur qu’elle souligne que la parole n’a qu’un temps. D e ce point de vue, peut-étre faudrait-il réinterroger la mode psychologisante actuelle : loin de remettre en cause I’i- 47 dée que l’homme a des besoins psychologiques fondamentaux et qu’ilconvient d’yêtre attentif,peut-etre une attention trop systématique ces besoins est-elle excessive et risque-t-elled’alourdir la démarche de celui qui veut assumer son passé, et par là s’en libérer. I1 peut y avoir une complaisance de la parole. Enfin,et cela n’est peut-être pas sans rapport avec le point précédent,il faut bien reconnaître que le travail des commissionsde vérité a aussi soulevé des réticences. Désir de réconciliation et inventivité de la raison humaine Or justement les revendications suscitées par les quatre chemins de réconciliation que nous avons envisagés jusqu’ici,si elles peuvent paraître anodines parce qu’un consensus absolu est improbable et qu’ily aura toujours des mécontents, ne sont-elles pas aussi l’occasion d‘une remarque plus générale sur la réconciliation ? Car que nous montrent les mécontentements suscités par la Justice et la voie politique c o m m e par la CVR,sinon qu’il ne peut y avoir de réconciliation si Je désir de se réconcilier n’existepas de part et d’autre ? Ces réactions mettent en évidence le fait qu’un processus de réconciliation n’est envisageable que sur la base d’une volonté c o m m u n e et d’un désir partagé de mettre fin au rapport de force qui jouait dans la guerre pour avancer d u n c o m m u n accord. Considération simple, qui peut sembler plate, mais qui 48 est cependant selon nous essentielle.Car elle signifie premièrement qu’une réconciliation ne saurait étre imposée de l’extérieur, ni unilatéralement: ce serait Li deux impasses, qui tôt ou tard verraient les conflits recommencer. Et car elle signifie en second lieu que l’idée m ê m e puis le projet de réconciliation présupposent une certaine foi et un certain espoir en l’avenir,en son pays ou en son peuple, en celui qui fLit l’ennemiet sans doute en l’homme en général. Sans doute ne maîtrise-t-on pas ce désir, m ê m e s’il y a des personnalités aptes à le susciter. Et sans doute nul moyen technique ne saurait suppléer à ce désir.Mais le fait est que sans ce désir,tout progrès semble difficile. Sur la base de ce désir peuvent en effet se développeiune volonté consciente de réconciliation et de multiples manitores de se récoiicilier, de se mettre d’accord et de s’engagerdans des projets communs. O n peut ici penser à Hobbes affirmant que l’homme,poussé par la crainte à sortir de l’étatde guerre dalx lequel il se trouve n a n d leinent,trouve en sa raison les moyens qui lui permettent de le faire. Selon lui,l’homme,incessamment en guerre dans l’état de nature, veut quitter cet état. C’est la passion,à savoir la peur de la mort, le désir de vivre agréablement et l’espoird’y arriver,qui le motivent. Mais c’est dans sa raison qu’ilpeut trouver les ressources pour SOTtir de l’étatde guerre,c’est-à-direde l’étatde nature. Or 49 sortir de cet état, c’est notamment se réconcilier : la i-aison, dit Hobbes, permet de trouver les clauses d‘un accord pacifique. S’il s’agit pour lui des lois naturelles, l’on peut penser de manière comparable qu’aprèsn’importe quelle guerre et lorsqu’ilse voit dans la nécessité de se réconcilier,l’hommeest invité à user de sa raison,tout en faisant preuve d’une certaine inventivité. Et effectivement,les quatre voies que nous avons proposées ne sont pas exclusives.Elles sont les plus évidentes, ce sont celles auxquelles on a tendance à avoir recours. Mais rien n’interditde penser à d’autresdémarches, qui peuvent présenter d’autres avantages en ce qu’elles répondent à d’autres déterminations de I’homme,et favoriser elles aussi une réconciliation. En outre, si l’onse penche sur l’histoire,il apparaîtra que plusieurs types de projets, avec plus ou moins de succès et de manière plus ou moins constructive,ont été le lieu dune réconciliation. S’unircontre un ennemi commun O n peut penser tout d’abordaux stratégies militaires : quoi de plus fédérateur en effet que de se liguer contre un troisième ennemi ? L‘histoire est faite de tels revirements et c’est par exemple ainsi que Milan et Venise, alors rivales,signent en 1454,avec les cités de Florence 50 et de Naples et le pape également,la paix de Lodi afin de contrer la menace turque. Si dans ce cas la paix durera quarante ans, il faut bien admettre qu’il peut y avoir un certain cynisme dans de tels procédés, qui soignent le mal par le mal, plus précisément qui déplacent le mal. À une guerre et au rapport de force et de domination qui la caractérise,ils en substituent une autre. D e ce point de vue,ils ne sont pas satisfaisants,ils ne sont pas réellement vecteurs de réconciliation puisqu’ils le sont tout autant de guerre et de discorde. ils ne réconcilient pas en profondeur, pour réconcilier et parce que l’homme en a besoin. Bien que l’exemple de l’Italie nous prouve que ces procédés peuvent aussi parfois s’avérerconstructifs en ce qu’ilspeuvent préparer une réconciliation durable, ils sont au contraire une sorte de réconciliation négative, qui ne dure souvent que ce que dure l’intérêtparticulier, moyen purement technique et stratégique employé pour réunir ponctuellement d‘anciens ennemis. Les projets économiques,vecteurs de rapprochement et de reconstruction Les projets économiques sont à cet égard plus intéressants :ils cherchent en effet à mettre en place une collaboration qui vise plus à construire qu’à détruire, bien que cet aspect intervienne sans doute parfois. La création de la CECA puis de la CEE au lendemain de la seconde 51 guerre mondiale a ainsi favorisé la réconciliation francoallemande,et PASEAN réunit,elle aussi, des pays qui par le passé se sont combattus.Il s’agitici d’agir ensemble sur un terrain concret et, en agissant ainsi,de mieux connaître l’autre,de mieux se reconnaître et peu-être m ê m e de mieux se connaitre dans ce qui nous différencie de I’autre. Instaurei-les conditions dune collaboration économique,donc inviter d’ancienseniiemis à apprendre i se mettre d’accord sur le plan professionnel et au jour le jour,telle est la finalité et l’avantagede telles démaiches. Elles mettent en place une dialectique entrc l’actioner la connaissance, sc fondent sur des échaiiges concrets, et elles peuvent à ce ti:re Stre regardées c o m m e étant ellesmêmes déjà les premiers pas dune réconciliation. Se recentrer sur l’héritageculturel : prendre appui six un passé c o m m u n pour reslriurer l’unité perdue Mais il existe d‘autres fondements sur lesquels il est envisageable de chercher 5 :;eréconcilier : l’hbritageculturel et historique peut en effet être, lui aussi,le terreau d’une réconciliation. O n le voit au Cambodge,qui s’est relevé autour de l’héritage culturel d’Angkor et des traditions d u pays. Se tourner vers la grandeur et la splendeur de la civilisation khmère apparait c o m m e un moyen de rappelei-2 tous les cambodgiens qu‘ils forment un peuple, envers et contre l’histoire récente.Paire ressurgir les 52 racines communes, revenir à la source en quelque sorte, perinet de réconcilier, c’est-à-direici de réunir autour dun passé et d’uneculture commune. Cette piste,peutêtre plus inattendue,est bien siir à ne pas négliger.Mais elle est aussi délicate,car exploiter la richesse de la tradition et du passé ne doit pas conduire à occulter la guerre récente,ni empêcher le pays de se tourner vers le futur et de retrouver un certain dynamisme, deux écueils naturels mais bien réels. Pardonner,ou choisir de tout commencer à nouveau Enfin, l’on peut penser de manière beaucoup plus générale au pardon. II est lui-mêmerenouement de la relation et confiance redonnée : réconciliation au sens propre du terme. il est par lui-mêmerecommencement et en ce sens,il n’estpas un concept simplement éthique. II a une portée plus large,anthropologique et existentielle, voire métaphysique puisqu’il est décision radicale et engagement absolu. Et de ce point de vue, seul il est capable d‘admettre les limites que nous avons relevées dans les voies judiciaires et législatives,ainsi que dans la recherche de la vérité et d’une parole libératrice sur les faits. D e fait, il sait que la justice ne pourra pas être rendue et que l’on est toujours déjà au-delàde toute justice humaine possible, en particulier lorsqu’ils’agit de ((crimes contre l’humanité ». Celui qui pardonne choisit 53 d’assumer le caractère infiniment blessant et injuste du crime, et dans ce choix même propose de le transcender, de s’éleverau-delà.Cette force rédemptrice du pardon en fait une voie majeure de réconciliation,et ce n’estpas un hasard si on le retrouve en de très nombreuses situations : Nelson Mandela invite les sud-africains à pardonner’, tout c o m m e Amine Gemayel les libanais6.Le président Aylwin,au Chili,parle de pardon et le demande aux victimes au n o m de la nation (ce que refuse Pinochet)’, et Maïti Girtanner pardonne à celui qui l’a torturée pendant la seconde guerre mondiale et peut revoir son bourreaux.D’autres, victimes c o m m e coupables, affirment aussi vouloir pardonner, ou demander pardon et être pardonné, ou avoir pardonné et s’enêtre trouvé réconcilié avec autrui mais aussi avec eux-mêmes. Ainsi le pardon nous semble-t-il être la figure de la réconciliation par excellence. Et le soupçon qui ptse sur lui - il serait une démarche religieuse - ne l’empêche pas. D’abord parce que la religion peut, de fait,mais aussi de droit,au m ê m e titre que les autres aspects évoqués,être un vecteur de réconciliation important, c o m m e l’a bien perçu la 5. Sandrine Lefranç,Politipts du palzlaii, PUF,2002. 6.Amine Gemayrl, L‘uJeiise rl kc paidox,Galliinard, 1388. 7.Saiidriiie Lefranc,Poliiiyzies dupardon, PUF,2002. 8.Maïci Girtaimer, Résislntzce el pnm!on, filin de Michel Fai-in, CFI<-I-/ Francc 2,France, 1998. 54 CVR (le dialogue entre ses membres et les victimes ou les coupables se faisait en effet souvent dans un cadre religieux: on commençait par prier et chanter, et on allumait une bougie). Ensuite parce que le pardon, s’il a un sens spécifique pour le croyant, n’en est pas moins un geste relevant des relations intersubjectives. Force est de remarquer cependant que si le pardon est fécond, et qu’illibère véritablement le coupable c o m m e la victime,il n’estpas une solution politique évidente.En effet,il dépend de manière essentielle de la liberté et de la volonté de chacun: on ne saurait l’imposer,cela le viderait de tout sens. C’est d’ailleurs précisément dans le fait qu’il dépend de chacun et qu’il procède d’une décision personnelle et engageante que réside sa force. Mais cela fait qu‘il reste du m ê m e coup,dans un contexte collectifc o m m e celui de la guerre, problématique. Conclusion Plusieurs voies nous sont donc apparues,qui peuvent être regardées c o m m e l’ouverture d’un processus de réconciliation.Réconcilier,se réconcilier,c’est-à-direlittéralement se remettre d‘accord,donc parvenir à s’accorder pour avancer d’un c o m m u n accord,suppose un travail en profondeur, un travail au plus intime des personnes que nous sommes et des exigences de justice,de vérité, 55 de paix et de bonheur que nous portons . Nous l’avons vu,l’équitédes traités de paix,la Justicepénale et l’action politique et législative sont sans aucun doute des vecteurs possibles de réconciliation,mais le chemin de la vérité et de la parole a lui aussi son importance.D’autres initiatives, culturelles ou économiques notamment, dans la mesure où elles parviennent à fédérer ceux qui ont été désunis par la guerre,ne sont pas non plus à négliger.Car nous sommes loin ici de problèmes d’ordre technique, auxquels une solution instrumentale suffirait.Les voies que nous avons envisagées ne conduisentpas i un succès assuré : elles sont d’ailleurssans cesse à réinventer,selon ce que requièrent les hommes et les événements, et à croiser surtout.Car si chacune répond certaines caractéristiques essentielles et à certains besoins ou désirs fondamentaux des hommes, elles ouvrent ensemble davantage de possibilités.D’ailleurs,la CVR combine ces différentes voies, le président Aylwin aussi, puisque tandis que ce dernier entend à la fois (( éclaircir la vérité >) et ( (rechercher l a justice n!’, la première était dotée de compétences larges et comprenait trois coinités différents par leur fonction. U n chemin de réconciliation nous a cependant paru particulièrement fécond : celui du pardon,qui transcende les autres et surtout les limites aux- quelles se heurtent les aucres. La parole de pardon en effet réconcilie,1à où jl n’ya ni peine ni réparation justes concevables selon la justice humaine; là où cine loi, impersonnelle,ne peut réaliser en profondeur ce qu‘elle promulgue ; 12 enfin où la parole de celui qui souffre et exprime ses souffrancesne peut plus le libérer.Mais bien que le pardon se définisse de manière essentielle par rapport à la violence subie,et bien qu’ilsoit par suite ce qui est le mieux à m ê m e de la dépasser,il est certain aussi que c o m m e tous les autres chemins il ne peut conduire nulle part s’il illest pas aniiné par le désir profond d’erre réconcilié. 57 Tolérance,réconciliation et groupes Léonard Harris Les pluralistes moraux considèrent la tolérance c o m m e une vertu substantielle parce qu’ilspensent qu’elle est compatible avec des traits de caractère assez attirants, tels que la sérénité,la patience,la charité,la bienveillance et le pardon. Ils pensent aussi que de tels traits sont préférables, voire antithétiques,au ressentiment,à l’indignation,à la malveillance,à l’antipathie,au reproche, à la condamnation et à la revanche. Les formes de pluralisme moral dont je tiendrai compte sont ceux qui considèrent qu’unjugement raisonné satisfaisant devrait être le discours de la méthode à appliquer afin de sélectionner les principes moraux. De plus, ces principes ne sont pas des propensions individuelles, subjectives et réductibles.’ Les pluralistes moraux de cette catégorie 1. J’exclusdes formes de subjectivisme ec d‘expressionisme dans la manière donc j’uriliserai le ‘pluralismemoral’parce que ces formes 59 pensent qu’il n’existe pas de vérités morales objectives indépendamment d’un jugement raisonné.Malgré le fait qu’il n’existe pas de vérités morales objectives indépendantes d’un jugement raisonné, certaines croyances et actions morales sont préférables à d’autres.Par exemple, un pluraliste moral peut affirmer qu’ilexiste des impératifs moraux ; toutefois,de tels impératifs moraux seraient justifiés en se fondant sur un jugement raisonné,et non peuvenr considérer la dignitéhurnaiiie c o m m e n’ayantpas davan rage de valeur quc la haine de soi,alors que toutes les formes en faveui-de la colkailce requiércnt une grande csrirne de la dignité humaine. Voir, pour L L exemple ~ de pluralisme moi-alqui considère la rolérance c o m m e un bien, Rurh Benedict’s A Defense of Moral Relarivisin The Joiii.izczl of Geizeml /Jsq’ch~h~~, Vol. 10 (1934), pp. 59-82;Richard A. Shweder,<( Anthropology’s‘l’heOrigin Romantic Rehellion againsr rhe Enlighrenment:Or There’s Mort CO Thinking than Reason and Evidence n, Cdtwe Theaiy:Essays u n Miizd,SeFancl Ernotion, edited by R.A.Shweder and R.A. Leviiie (Cambridge: Cambridge Universiry Press, 1984); Joshua Halberscam’s The I’aradox of-roicrance I‘hdusuphicd Forum,Vol. 14 (1987/83), pp. 190-206;Geolïrey Harrison’s Relativism and Tolerance Ethics, Vol. 86 (1976),pp. 122-35; M a x Hocurr’s M.ustRclativisrsTolerare Evil?”,ThePhiloso)hiccd Forurn,Vol.17 (Spring 1986),pp. 188-200; Nicholas Unwin’s <( Relarivism and Moral Complacency n, P/do.wphy, Vol. 60 (1985),pp. 205-14;Jay Newman’s ‘< Erhical Kelarivisrn n, Laud Thiologipe et Phhilmophigzte,Vol. 38 (1972),pp. 63-74and his T h e Idea of lieligioiisTolerance >,,Anzei.icczn Philosuphicd Qitai.tei.ly, Vol. 15 (1978), pp. 187.95. j,, 21, ,j, l< ‘1 pas sur une vérité objective.’ La tolérance est associée à des qualités de raisonnement c o m m e la considération délibérée et le jugement raisonné et réfléchi. De telles qualités de pensée sont utilitaires dans le sens où elles sont censées aider les individus i apprécier le fait que certaines questions ne sont pas, ou pas facilement,résolues et de tels traits de caractère sont susceptibles d’empécher des personnes de devenir excessives dans leursjugements, fanatiques ou dictatoriaux. E n conséquence, pour les pluralistes moraux, la tolérance est une bonne chose parce que c’est un aspect bénéfique ainsi qu’un trait cognitiL L‘absolutisme moral est l’opinion selon laquelle il existe des vérités morales objectives indépendamment d’unjugement raisonné. C’est-i-direqu’en raison de leur aspect intrinsèque,naturel et surnaturel,certaines vérités sont déterminées de manière objective.Ainsi, un absolutiste moral peut soutenir ((qu’il existe certaines formes d‘actions qui ne devraient jamais être réalisées, peu ~ ~- 2. David Wong, hfoinl Relntiuiq, Berkeley: Uiiiversiry of California I’m, 1984;Alain Locke,“Value and Impel-atives,”in The Philosophy ofil(& Loche, Leonard Harris,~d., Philadelphia: Temple University Press, 1989,pp. 31 -50;Michael Walzer, On 7alemtioiz, New Haven: Yale University Press, 1997;John L.Mackie, Erhics: Inueiztiizg Right ~/lizdIÿi-oizg,Harmondsworch: Penguin Books, 1977. 61 importe le contexte ou la conséquence D . ~Les absolutistes moraux ne pensent pas forcément que les humains auront un jour une coliscience unifiée, une religion ou un système politique unique,ou une culture uniforme. Ils ne pensent pas davantage que chacun devrait souscrire à un mode de pensée officiellement approuvé et par conséquent orthodoxe. U n absolutiste, religieux ou autre, peut soutenir le pluralisme culturel et religieux. Par exemple,les Turcs Ottomans,entre 1456 er environ 1918,ont officiellement reconnu, par un système de millet, les communautés des Orthodoxes Grecs et Arméniens, et les Juifs.Chaque communauté gardait le contrôle sur ses propres codes de moral et ses coutumes. Le système était loin d’apporter une liberté parfaite, d’autant plus que chaque communauté imposait sur ses membres des exigences grotesques afin de faire respecter les codes de moral définis par la religion.Néanmoins,le système du millet a émis une forme d‘auto-gouvernance à l’intérieur d‘un système plus large.’ Les absolutistes 3. Gordon Graham, (( Tolerance, Pluralism, and Relativism », Taler-mzce,cd., David Heyd, Princrton: Princeton Univcrsiry Press, 1996,p. 44. 4.W.J. Shields, ed., hsecutiuiz aiid Toleration,vol. 21,Studies in Cliurch History, published for the Ecclcsiastical History Society, Oxford: Basil Blackwell, 1984; Benjamin Ri-aude,Bernard Lewis, Chi.istimsniid /ews in the Otloinniz Ernpiw: The Fknctioning of a P l i d .Sociq,Nçw York: Holmcs and Meier, 1382. 62 soutiennent la tolérance parce qu’ilspensent qu’il s’agit d’unevertu intrinsèque,objectivement vraie ou mandacée par une force surnaturelle. I D e s comportements dictatoriaux peuvent être encouragés soit par les pluralistes moraux soit par les absolutistes moraux. C’est-à-direque,ni le pluralisme moral, ni l’absolutisme moral ne peut prétendre véritablement avoir un historique de partisans ayant exposé, plus souvent que jamais, une tolérance.Les pluralistes moraux, de même que les immoralistes,peuvent prétendre que la nécessité, la force,le pouvoir,la coercition,et les conditions matérielles déterminent ce que les gens devraient considérer comme moralement acceptable. Ces auteurs ont une préférence,ou attendent,une forme de dictature - qu’ils’agisse de la domination d’une classe dans le cas de Marx ou d’autoritéshabilitéesdans le cas de Nietzsche. II existe également de nombreux exemples d’absolutistes moraux ayant eu un comportementdictatorial.Par exemple,les missionnaires chrétiens au 18‘:siècle étaient possiblement les avant-gardistesde la préparation et du maintien de la colonisation à travers l‘Asie,l’Afrique et l’AmériqueLatine. La terreur perpétuée en Afrique du Sud sous l’apartheidainsi que les meurtres sauvages commis par les dirigeants belges au Congo sous Leopold 1.‘ 63 ne sont que des exemples contemporains d’absolutisme moral sanctionné par I’État.Les seules pratiques religieuses et culturelles alternatives qui furent tolérées sont celles qui étaient considérées c o m m e bénéfiques pour maintenir le règne colonial parce que les colonisésétaient considérés par nature c o m m e inférieurs et incapables ou indignes d’une civilisation.Leur main d‘œuvre bon marché, leur terre fertile et leurs précieux minéraux furent expropriés par les autorités religieuseset gouvernementales sous la guise du maintien de croyances morales objectivernent vraies. Les autorités gouvernementales et religieuses prétendent souvent étre en possession d’une vérit& morale objective et que les assujettis leur ont permis d’arriverà de telles vérités grace à leur consentement tacite (2savoir, ils auraient approuvé s’ils avaient pu parvenil-à un jugement impartial.)ou qu’ilsapprouvent ainsi qu’en témoignent les autorités de groupes indigtnes ayant collaboré avec les colonisateurs.’ Les sociétés qui mandatent la tolérance sont également reconnues c o m m e étant celles qui pratiquent les pires formes de tei:rorisme dans le monde. Les auteurs de l’apartheid en Afrique du Sud et de la démocratie en Amérique ont promu l’idée que la tolérance était quelque chose de bon ; les deux ont pratiqué l'esclavage et ont,à des degrés divers de réussite,détruit des populations indigènes. Par exemple, les États-Unis ont presque réussi à détruire entièrement leur population indigène.Chaque grande démocratie de l'histoire,qu'elle soit grecque, romaine,arabe, chinoise ou africaine,a pi:atiqué l'esclavage,la domination coloniale et le génocide ethnique des minorités." Les pluralistes et moralistes ethniques, pour des motifs différents, se fondent souvent sur au moins un argument similaire pour soutenir leurs points de vue, notamment,que la tolérance comme vertu individuelle peut - ii certaines conditions - fusionner de manière à produire des relations sociales vertueuses. Les philosophies qui ne sont pas strictement pluralistes ou absolutistes se fondent souvent sur ce point de vue. L'utilitarisme,en particulier l'interprétation de John S.Mill,est peut-étre une forme d'absolutisme moral, du moins pour soutenir que la tolérance est une bonne chose pour des raisons utilitaristes objectivement vraies. Si la société humaine est p a inhérence encline à parvenir éventuellement à de vrais principes moraux, notamment, les 6. Orlando Paterson, Fwdonz, New York: Basic Books, 1991; Joseph C. Miller, W a y of Death, Wisconsin: The University of Wisconsin Press, 1988. 65 principes qui maximisent le plus de bien pour le plus grand nombre d'êtres sensibles,alors la tolérance se justifie pour des raisons associées au bienfait objectifde la maximisation du plaisir. Le pragmatisme,en particulier l'interprétation de John Rawls,est peut-êtreune forme de pluralisme moral pour soutenir que la toléranceest une bonne chose à travers l'équilibreréfléchi d'un jugement raisonné.Si des personnes se trouvant dans une position originale,représentant des juges qui raisonnent de manière impartiale, s'accordaient à considérer la tolérance comme une bonne chose, alors la tolérance acquérrait le statut de titre ou droit comme fonction d'un jugement raisonné, indépendamment des réclamationssur une nature humaine objectivement vraie, des intuitions, ou un univers social moral enclin ?I accomplir de vrais principes moraux.Ces différentes approches seront développées ci-dessous. Je vais considérer l'utilitarisme selon M ill comme approche utilitariste pragmatique permettant de justifier la tolérance comme vertu. Plutôt que l'argument de Auguscine de Hippo selon lequel la persécution des hérétiques,en particulier les Donatistes,était un bien positit Mill avançaitque la persécution des dissidents dans le but soit de les convertir aux cultes religieuxapprouvés par I'É[at, soit à une stabilité publique, était inefficace. C'est-àdire que, pour Mill,la tolérance était utilitariste parce qu'il pensait que contraindreles gens i pratiquer un culte 66 religieux approuvé par I’Etat provoque une instabilité sociale et est voué à l’échec.De plus, il a été avancé qu’il est impossible de créer un conformisme par la contrainte puisque la contrainte elle-même est à l’originede nouvelles formes de dissidence. La tolérance se justifie comme un bien parce qu’elle est nécessaire pour que la liberté existe.’Pour M ill,l’erreurest une part non éliminable du processus permettant d’arriver à la vérité. Ainsi, l’État devrait tolérer la dissidence pacifique d’autant plus que des croyaiices préférables seront éventuellement publiquement acceptées en surmontantl’erreur.’ M i l l encourage la coléraiice également pour des raisons épistémiques. ill pensait que les individus C o m m e volontariste, M pouvaient être tenus responsables de croyances choisies ill,l’exercicedu libre-arbitre par des librement. Pour M individus permet d’expliquerà quel moment des priiicipes ont été librement choisis.Dans la lignée de cette tradition,les absolutistes moraux onr:dit que la réfutation, la conjecture,la pensée délibérée et le désaccord solit des aspects importants du discours qui augmentent et rendent possible un consensus volontaire sur des vrais prin7.John S. Mill,012 Liberty and Othei.Essny, Oxford: Oxford World Classics, 1998. 8. John Locke, G L e m r Concerning Tolerance D, in Classics of Modern Political Theog ed., Steven M.Cahn. New York: Oxford University Press, 1997. 67 cipes moraux.”Des moralistes tels que M ill prétendent que la réalité des différentes formes de vie, de désirs, de préférences,et de principes moraux inconciliables contribuenl 5 permettre d’aboutir i des solutionspacifiques et à défendre des principes objectivement vrais plutôt que de jeter un sort irréductiblesur la diversité humaine.Les utilitarisces peuvent préférer une grande variété de reiations tolérantes entre des groupes entiers en pensant logiquement que l’exerciceindividuel du libre-arbitrepeut fusionner de sorte que les individus et les groupes maintiennent des relations tolérantes. La théorie du contrat de John Rawls sur la justice équitable se prononce pour la tolérance comme vertu pour des raisons radicalement opposées à de la théorie utilitariste de Mill.lhwls se fonde sur la tradition de la théorie du contrat pour justifier la tolérailce entre les individus et les groupes.L‘approche de Rawls h la théorie du contrat permet d’aboutirà des principes impartiaux, et donc les plus objectifs possibles,et justifiésde la manière suivance.II nous faut imaginer une situation dans laquelle les individus,ignorantet n’étantsoumisà aucune société précise ou condition sociale,preiiiieiit en considération des principes opposés ainsi que les principes auxquels toutes personnes de la sorte consentiraient.Le test du 9. Par exemple,op. cit., Graham 68 contrat est un test d'impartialité,destiné i~ servir de foildement raisonnable sur lequel des croyances et actions sures pourraient se fonder. L e tcst est une expérience d e la pensée qui utilise des croyances et actions rationnelles et raisonnables c o m m e critères épistémiques. Sa forme d'impartialité est faite pour requérir des jugements qui ne soient pas influencés par des injustices,des préférences et des préjudices locaux.Toute personne, malgré les identités spécifiques, aboutirait ainsi en théorie aux mêmes conclusions. Cette approche &it. dc deinander aux perscjnnes de souscrii.eaux mémes croyances substantielles, sauf celles qui promeuvent l'équité d'une manière qui perinet à chacun de mener le style de vie qu'il souhaite,et leur donne une chance raisonnable de réaliser leuïs plans de vie. De nombreux auteurs, tels que Bayle, Locke er Rawls,proposent des versions uniques du test du contrat ; toutefois, les développements ci-dessus sont des caractéristiques au cœur de chaque tex. Des conditions idéales de raisonnement impartial aboutiraient, sur ces fondements,à la tolérance c o m m e un bien. Selon Rawls, (( la pluralité de personnes distinctes avec des systèmes finaux séparés est une caractéristique essentielle des sociétés humaines »'", et donc, pour 10. John Rawls,A Theory oJJütice, Cambridge, Mass: Harvard Universiry Press, 1971,p., 29. 69 liawls,la justice c o m m e équité pose des limites mais ((ne tente pas d'évaluer les mérites relatifs des différentes conceptions du bien n." Les conceptions individuelles du bien,à condition qu'elles rie violent pas les principes d'équité, doivent,selon Rawls,être tolérées. II pense que la justice requiert la tolérance parce qu'il est raisonnable et rationnel pour les personnes de faire une sélection de manière impartiale pour des raisons qui les concernentet qui sont utilitaristes. Contrairement à M ill,il existe pour Rawls des droits inaliénables que l'on ne peut soumettre à des considérations utilitaristes de manière justifiée, tels que la manière de maximiser le plaisir ou la sécurité publique pour le plus grand nombre si cela exige d'aliéner les droits de certains individus.M ê m e si,dans certaines sociétés,la tolérance ne parvenait pas à créer la sécurité publique ou mener éventuellement à la vérité morale, et Mill avait certainement des doutes que des sociétés (( inférieures>) parviendraient à avoir les caractéristiques nécessaires pour garantir le tolérance libérale, la Théorie de Justice de Rawls profère la tolérance c o m m e vertu individuelle en raison de son association cognitive avec des traits bénéfiques qui reconnaissent la dignité d'autres droits associés.Dans ses derniers travaux,il se prononce pour la 70 colérance c o m m e valeur à utiliser pour réguler les relations parmi les groupes." Dans ses derniers travaux,Rawls propose un concept de 'pluralisme raisonnable' pour définir le type de relacion entre les groupes que la tolérance garantit. D e s groupes avec ((des doctrines compréhensives qui sont raisonnables dans leurs propres termes [intérieurement cohérentes, rationnelles et réfléchies] et qui peuvent reconnaître le caractère raisonnable d'autres doctrines compréhensives, même si elles sont considérées c o m m e fausses D, peuvent étre considérés c o m m e des groupes qui soutiennent potentiellement des relations équitables.'j Les accords se chevauchant entre doctrines compréhensives en compétition ou en conflit sont le type d'accord qui rend possible le pluralisme raisonnable. Bien qu'il n'y ait pas de manière non-relativeabsolue de parvenir à des principes impartiaux ni de moyen d'échapper complètement à un certain degré de provincialisme dans la pensée, l'idée d'une coexistence pacifique entre les groupes est un objectif intuitivement précieux. Rawls prétend 12.Pierre Bayle,PhilosophicalComnientary,trans.A m i e Godrnan Tannenbaum, New York: Pert Lang, 1987;David A.J.Richards,A Theui:y of ReasnizsfirActioiz, Oxford:Clarendon Press, 1971. 13. John Rawls,jiütice as Fairness: A Restatement. Cambridge: FIarvard University Press, 200 1, p. 3 71 que ((Le raisonnable exprime évidemment un comportement réfléchivers la tolrrance,puisqu'jl reconnaitles fardeaux du jugement,ce qui amène i son tour à la liberté de conscience et de pensée ).'I Ainsi,étant donné le test du contrat, la raison et les accords qui se chevauchent fournissentun fondementi la tolérance décrit comme le pluralisme raisonnable.'j II Les arguments qui affirment que la tolérance est une vertu substantielle que les individus devraient posséder parce que la possession individuelle de la vertu produira des résultats sociaux bénéfiques sont hors de propos. J'affirme que les individusvertueux ne forment pas d'une manikre ou dune autre de vertueuses relations de tolérance entre les groupes,pas plus que les agents de tolérance disparates ne créent de liberté à partir de vicieuses institutions et structures sociales.Ainsi, les explications individualistes méthodologiques ne parviennent pas à justifier la tolérance entre les groupes. L'opinioiî seloii 14.John Rawi,, Reply to J-lahei-mas ,huma/ U/ Pl,ilusuphy, 92:3:132-80;p. 150. 15.II esc cçrtain que les principes de justice bent eux-nikmc pluO, 1, ralistes dans Icur forme,dans le sens que m ê m e les penseui-s ncutres wnc cncliiis 2 Ccrc CI?désaccord tel qut le souligne Michael Walrzer dans Sphc.snfjlrrtirr, New York : Basic B o i h , p. 6. 72 laquelle les vertus individuelles deviennent des comportements de groupe est une forme d'individualisme méthodologique.L'individualisme méthodologique est le fait de penser que les actions sociales sont convenablement expliquées comme le résultat de comportements individuels. Les volitions individuelles sont la dernière force causale pour les individualistes méthodologiques.l 6 Si chaque individu était doté,ou avait acquis la vertu de tolérance,il est faux que le génocide,le génocide ethnique ou la domination coloniale diminueraient.II est faux que le génocide,le génocide ethnique ou la domination coloniale résulte soit d'individus agissant en unisson soit de la conséquence accidentelle d'actions intentionnelles séparées.Les groupes ne sont jamais composés d'individus ayant des croyances et comportements identiques.Le plus souvent,les conséquences des comportements de groupe,bien qu'occasionnellement accidentelles, s'expliquent mieux en termes d'impact des institutions et structures.Au minimum, une certaine forme de structures intégrantes, telles que des configurations de 1 6.Daniel Little, Vnrieties of Socid Eyplanation: An introdziction Philosophy of Socid Science, Boulder: Westview Press, 1991; Barry Hindess, Philosophy nnd Methodulogy in the Social Sciences, Atlantic Highlands,N.J.: Humanities Press, 1977;Bhargava, Rajeev Indivirlzialism in Socid Science: Form and Limits of n Methodology. Oxford: Clarendon Press, 1992. to the 73 propriété de biens et des règles d'héritage, des distinctions de classes,des frontières définies selon des schémas de mariage fondés sur l'ethnieet la race, des communautés forgées selon la situation géographique qui détermine les options de voyage et des séparations provoquées par la souveraineté nationale, expliquent le comportement de groupe.Plus précisément, les traits individuels pris collectivement ne forment pas des institutions sociales ni ne dictent les relations sociales entre les groupes. Les règles et procédures des institutions,presque systématiquement suivies sans l'intention,la volition, ou méme la conscience de leurs nombreuses complexités, préalable d'un individu, ne peuvent étre réduites à la pensée et au comportement d'un individu.Les relations entre groupes,par exemple les nations ou les religions,ne peuvent pas non plus étre réduites aux préférences,désirs et volontés de chaque membre. Ci-dessous,je relève plusieurs excellents analogues en logique formelle qui nous aident à voir la différence entre les individuset les groupes. L'erreur de composition se produit lorsqu'il est supposé que les attributs des parties d'un tout ont la propriété du tout. Amsi, il est fallacieux de penser que chaque partie d'une pomme est identique à la pomme ,dansson ensemble.D e manière analogue,il est fallacieux de penser que chaque membre de la classe ouvrière est identique à la classe elle-même. 74 L'erreur de division se produit lorsque l'on suppose que le tout a une propriété et que ses parties partagent dans ce même tout.Ansi, il est faux que chaque partie d'une pomme rouge est également rouge. D e manière analogue, les aborigènes de la Nouvelle-Zélande ont la caractéristique de penser que leur terre natale indigène abrite des qualités mystiques,mais il est faux que chaque individu a cette croyance. Enfin, l'erreur du milieu non distribué parvient lorsque deux catégories séparées sont reliées par erreur parce qu'elles partagent une propriété commune. D e s pommes rondes ne sont pas identiques à des ballons ronds. La supposition que la rondeur nous donne le poids approximatif ou la fonction de chacun est fausse. D e manière analogue,si deux populations sont rurales, elles ne sont pas forcément toutes deux pastorales. Les volitionistes se fondent de manière caractéristique sur une forme d'jndividualisme méthodologique pour expliquer l'individu,le groupe et le comportement institutionnel. En particulier, ils se fondent sur l'opinion selon laquelle les croyances et actions individuelles,prises de manière collective,provoquent un comportement institutionnel.Ce n'est pas seulement qu'ils pensent que les croyances sont la cause d'un comportement mais que des croyances et des actions corrélatives sont la cause de chaque caractéristique d'un comportement institution- 75 nel. Cependant, des traits vertueux individuels, pris cumulativement,n’aboutissentjamais à des vertus pratiquées en société entre les groupes,circa,l’erreurde composition. Les groupes,tels que les ethnicités,ne sont pas seulement des collections composées d‘individus avec des identités ethniques,circa, l’erreurde division. Dans une société raciste anti-Noir,chaque personne de couleur est traitée comme si elle possédait une identité noire ; il est faux que les personnes de couleur que l’ontrouve partout partagent une identité raciale commune, mais m ê m e si c’étaitle cas, chaque identité aurait ses propres caractéristiques uniques faisant de toute généralisation sur les ‘personnesnoires’ une généralisation qui ne serait pas identique à ses membres. Des vertus individualisées ne créent pas un comportement de groupe vertueux parce que les structures ne sont pas le résultat cumulatif des traits individuels,circa,l’erreurdu milieu non distribué. C’est-à-dire,parce que des individus séparés partagent une propriété commune de vertu,il est faux de penser que nous connaissons quoique ce soit sur les groupes ou les relations de groupes auxquels appartiennent les différents individus.La déduction de la cause est fausse. L‘individualisme méthodologique, qui garantit que les croyances et comportements vertueux des individus se traduisent en relations de groupe de tolérance, nous induit en erreur parce qu’il propose un compte-rendu 76 faux de la relation entre les volitions individuelles et le comportement de groupe et, ainsi que je l'explique cidessous, ce que signifie de penser aux groupes comme ( (ayant un l ien D. 111 La tolérance comme vertu intrinsèque est considérée non seulement compatible, mais également comme la cause de certains traits comme la sérénité,la patience,la charité, la bienveillance et le bénévole." La tolérance comme vertu intrinsèque est un bien en tant que sujet de quelque chose sur l'esprit humain, la conscience et la volonté.La tolérance comme vertu intrinsèque est également associée à des qualités cognitives telles que la réflexion et le jugement raisonné. De tels traits ne sont pas seulement utilitaires dans le sens où ils aident les individus à apprécier le fait que certaines questions ne sont pas, ou pas facilement,résolues ou qu'ils sont susceptibles d'empêcher des personnes de devenir excessives dans leurs jugements,fanatiques ou dictatoriaux.Ils sont plutôt considérés comme définitifs dans la manitre de raisonner des personnes vertueuses,et probablement leur manière de penser les pousserait à apporter un soutien 17.Dcsmond Tutu, No Future Without Forgivrnrss, New York: Doubleday, 1999. 77 fort à des principes d’équité tels que le respect. Malheureusement,les auteurs qui considèrent la tolérance comme une vertu intrinsèque supposent également que la tolérance aura des résultats sociaux salutaires parce qu’ilsassocient la tolérance à des traits cognitifs dont ils pensent qu’ils produiront des effets salutaires. La Commission de Vérité et de Justice en Afrique du Sud sera utilisée pour démontrer pourquoi la vertu individuelle intrinsèque a peu à voir avec la justice sociale. La Commission de Vérité et de Justicedans l’Afrique du Sud post-apartheid a permis la création dune équité entre les victimes de la population africaine et leurs bourreaux.La Commission a réussi cela grace à un forum où principalement les Africains pouvaient accuser et les Blancs pouvaient avouer leur culpabilité - mais sans grande probabilité d’être punis. La tolérance,plutôt que la malveillance,la rancœur,l’indignationet l’antipathie, et le pardon,plutôt que le reproche et la condamnation, furent préférés. O n a pensé que le forum fourni par la Commission pouvait aboutir à un résultat préférable. Des relations plus tolérantes et compréhensivesentre les Africains et les Blancs seraient une conséquence importante.Malheureusement,la Commission n’a pas proposé de justice entre les groupes - pratiquement aucune propriété importante de mines, de métaux précieux, de terres, d’actions,d’assurancessanté,d’immobiliers ou de 78 sociétés ne fut retiré aux Blancs et placé sous contrôle des Africains,ni de nombre significatifde Blancs tenus pour responsables des nombreux meurtres, viols, expropriations de travail bon marché et vol. En décembre 2003, parmi les 1 I5 sociétésfigurantsur le Marché Boursier de Johannesburg,23 étaient détenues par des Noirs,représentant moins de 10 %des valeurs d'échanges ; le pourcentage de titres sur les mines appartenanti des Noirs est de 7 % ; 1 % des titres de l'immobilier appartient aux Noirs.Aucun nombre statistiquement important de terres ou de propriétés n'a été transféré par les Blancs aux Noirs à travers la Commission de Vérité et de Justice,ni aucune terre ou commerce acquis par le biais de la Commission. Des structures et institutions soutenant la misère ont trop souvent été laissées sans entrave.La propriété des biens, la structure d'héritage, les conditions d'acquisition de terres et autres structures sociales entre Africains et Blancs sont restées inchangées.Néanmoins, les Africains étaient censés pardonner à leurs bourreaux. Je dis que l'indignation a des fonctions morales propres, tels qu'aider à maintenir des sentiments justes d'avoir été troinpés et maintenir le besoin de rester vigilant contre des injustices futures. Les victimes ont peut-être besoin d'être encouragées afin d'avoir confiance, après avoir été terrorisées, exploitées, abusées et déstabilisées dans la poursuite pénible d'un plan de vie brutalement 79 interrompu par les bourreaux. L'indignation, et pas seulement le pardon, peut être utilitaire voire avoir une valeur intrinsèque. C'est-à-dire,au moins pour certains individus, l'indignation, L'antipathie, le reproche et la condamnation peuvent avoir des fonctions morales de valeur r n h e si elles ne sont pas intuitivement et particulièrement à envier. Par exemple,les esclaves,les autodésapprobaceurs et les personnes qui souffrent dun sentiment d'infériorité à cause d'une oppression en raison de la race,la caste ou le sexe, sont obligés de pardonner quotidiennementleurs transgresseurs.Peut-êtreque L'indignation envers leurs maîtres et bourreaux est préférable h une continuelle misère infligéesur soi,une haine de soi et des sentiments d'impuissance. Les victimes ont certainement la garantie d'être concernés par soi et oeuvrent vers leurs propres ressources et bien-êtreémotionnel. Ils n'ont pas le devoir d'être blessés davantage ou le devoir d'accepter des sentiments et actions qui exigent d'elles de se sacrifier ou d'être un fardeau, surtout par déférence pour les sentiments, les biens er les ressources de leurs bourreaux. L'humanité jouit de traits communs de conscience. Par exemple,il existe une tendance normale à ce que chacun se sente coupable lorsqu'il blesse iiitentionnellement des enfants innocents.Cependant,il est tout simplement faux,contrairemen[ aux croyances de certains absolutis80 tes moraux c o m m e Martin L.King Jr., que l’humanid jouit d’une conscience commune des injustices évidentes.’’C’est-à-dire, des formes évidentes d’injustice telles que la discrimination raciale ou la souffrance des émigrants et immigrants ne dégage pas une réponse de compassion de la part des caractéristiques communes de toute la conscience humaine, contrairement i la croyance profonde et permanente de Kmg. Par exemple,les victimes de crimes de guerre n’ont aucune raison de penser que leur souffrance reçoit une quelconque compassion de leurs bourreaux, ou que si la victime montre de la compassion et du pardon à l’égard de ses bourreaux que leurs bourreaux seront persuadés - parce qu’ilspossèdent une conscience du type qui se soucie de la misère des personnes innocentes - d’avoir à dédommager leurs victimes ou mettre fin à leur comportement haineux. Malheureusement,ni la connaissance de la misère des autres ni le pardon par les victimes i leurs bourreaux n’estla création primitive d’une conscience compassionnelle. Tout c o m m e il existe diverses cultures et styles de vie, il existe des moyens divers par lesquels les caractéristiques communes de la conscience peuvent être reliées à des événements ou des circonstances particuliers 18. King, Martin L.Jr., The liirmpet of Conscience, New York: Harper &Row, 1967. 81 Une façon de voir en quoi l’indignationpeut constituer un trait de caractère de valeur consiste à se demander pourquoi le pardon n’estpas une vertu. Ci-dessous,j’affirme que le pardon n’est pas une vertu. II existe d’excellentesraisons (instrumentaires et raisonnables) de ne pas pardonner l’injusticeet il existe d’excellentesraisons de requérir la justice, le respect et une indemnisationdue pour les torts et les transgressions comme cause du sentiment d’indignité. Le pardon entraîne nécessairement une tendance ou préférence à des formes de soumission et de subordination. Le pardon est surérogatoire,pas obligatoire ni une obligation.Ce n’estpas une vertu substantielle de la sorte qui justifie que nous la considérions comme une obligation. C’est-à-dire,nous pouvons raisonnablement attendre des individus et groupes qu’ilssoient tolérants à l’égard de styles de vie opposés,surtout si ces styles de vie opposés ne blessent pas les individus. L‘une des raisons pour qu’il s’agisse d’une attente raisonnable est qu’il devrait y avoir un degré de crédulité sur la valeur de tout style de vie particulier. Toutefois,les bourreaux n’ontaucune raison d’attendre le pardon de la part de leurs victimes. Par exemple, les violeurs ne devraient pas attendre le pardon de la part des personnes violées ; les personnes violées n’ontaucune 82 obligation ni devoir de pardonner aux violeurs. Cependant,les personnes violées devraient tolérer I’existence de violeurs de même que les individus ayant des désirs proches tels que le désir de jouir de scènes de viol pornographiques.Le crime de guerre de viol - lorsqu’un groupe viole les hommes et femmes d’une population qu’il estime comme ennemie de sorte à démoraliser, dégrader et salir leur ennemi - est un crime pour lequel les victimes n’ont point d’obligation de pardonner. S’il est émotionnellement sain pour certaines victimes de ressentir de l’indignationà l’égard de ceux qui les ont violé, je ne vois aucune raison pourquoi elles seraient forcées de pardonner et ainsi être privées d’émotions qui leur permettent d’être résistants,vigoureux et attentifs pour prévenir d’autresviols à l’avenir.Cependant,si le pardon était une vertu intrinsèque, alors les personnes violées auraient une obligation,si ce n’estun devoir,de pardonner et nous nous attendrions raisonnablement à ce que les personnes violées pardonnent aux violeurs. Et si le pardon écait Line vertu substantielle,alors les personnes violées auraient une raison instrumentaire forte de pardonner parce qu’il y aurait d’importantes conséquences bénéfiques prévisibles. Cependant,les conséquences de l’indignation et du mépris pourraient être instrumentaires.Par exemple, les personnes violées pourraient bien créer des institutions 83 afin de lutter contre de tels crimes à cause des sentiments d’indignationet de mépris qu’elles ont pour leurs tortionnaires en rapport avec leur désir de prévenir à l’avenir d’autres préjudices. Par ailleurs, le pardon n’apoint besoin d’être considéré comme une vertu pragmatique. Ce serait une vertu pragmatique s’il permetcait le développement de l’individuou du groupe.Les individus et groupes,autrefois sujets de formes terribles d’oppression, peuvent très bien se développer sans pardonner à leurs bourreaux historiques. Par exemple,la plupart des pays du monde furent colonisés ; beaucoup se développent actuellement sans tradition de pardon des populations qui ont précédemment exploité,violé et victimisé leur nation. Le pardon, la bienfaisance et l’attention,de même que la malveillance et le dédain sont sowent exprimés par la méme personne.Contrairementà l’idéalde Platon sur les personnes vertueuses exprimaiit un comportement vertueux et prenant la bonne décision parce qu’ils sont dotés d’unevertu qui détermineleur comportemem et leurs choix, la plupart des personnes sont bien plus complexes.Les trafiquants d’amphétamineset de cocaïne sont souvent des mères adorantes qui habitent dans les zones rurales.U n mercenaire qui vole sur un hélicoptère de combat et qui est responsable de la mort de centaines de civils au Sierra Leone peut également h e un 84 bienfaiteur bénévole d’hôpitaux et d‘écoles pour les enfants qui souffrent des ravages causés par la guerre.I9 C o m m e McGary a énoncé,le pardon est plus comme la vertu du courage que de l’honnêteté.Nous devrions nous attendre à ce que les gens soient honnêtes et ne parviennent pas à I’étre ; il est justifié pour eux d’échouer ; nous n’avons à prime abord aucune raison de s’attendre i ce que les gens soient courageux et ce n’estpas en tant que personnes bonnes qu’ils manquent de courage. Par exemple,nous pouvons attendre des soldats qui font un service de volontaire d’exprimer du courage,toutefois, nous ne pouvons en attendre autant des civils. Par conséquent, ((surmonter le ressentiment [et je suggère l’indignation]n’est pas une condition nécessaire du pardon ».”’ L’indignation pourrait plutôt servir ce propos. Quand même,les sentiments comme acquérir une digniti, surmonter la terreur émotionnelle provoquée par un mal antérieur,de même qu’acquérirun sentiment de mémoire historique ou le sentiment que les torts de I’un ne seront pas oubliés, sont une expression timide de ce qui est attendu de la justice. 19.Such stories as Daniel Bergnsr, in the Lnnd of M~gicSoldiers, New York: Farrar,Straus &Girous,2003 are indicative ofwhat I mean. 20. Howard McGary, (< Forgivcness », Ame~icnnPhdosophicd 1989 26:4350. C&mterly, October 85 Si chaque personne coupable a reconnu sa culpabilité et chaque victime a été entendue par la Commission de Vérité et de Justice,et a recouvré un sentiment de dignité ; et si chaque victime a pardonné à son bourreau d'antan et a acquis un sentiment de toléranceà I'égard de leur objet de haine antérieur, il est faux que la justice sociale a été rendue.Aucune relation de fond entre les Africains et les Blancs n'a changé grâce à la Commission, par exemple, la propriété des banques, des maisons,le controle des terres,la propriété intellectuelleou des institutions qui déterminent la valeur dune propriété. Ce n'est pas seulement que peu de ce qui a été volé fut restitué, ou que peu de sanctions pour des torts commis furent imposés,mais que les frontières entre les populations et la manière de transférer les biens d'une génération à une autre est restée intacte.Les règles de propriété et d'héritage, indépendammentde toute volonté individuelle,mais nécessitant une volonté individuelle à i'intérieur d u n régime établi,maintiennent des inégalités. Certainement beaucoup de choses ont changé en termes de comportement individuels et de comportementsde nombreux petits groupes,mais la transformation de telles transitions vers simplementdes relationsde groupe ne pouvait,et n'a pas pu,se produire comme fonction de la tolérance ou du pardon.Les systèmes de prise de pouvoir par les Noirs ont mieux réussi i instaurer la parité que n'im86 porte quelle activité ayant à voir avec la tolérance entre les frontièresraciales.Si les Blancs avaientbesoin d’acquérir un sentiment de sécurité et donc de volonté pour rester en Afrique du Sud afh de permettre à des systèmes de prise de pouvoir par les Noirs soutenus par le gouvernement de réussir,alors la tolérance n’a fonctionné que dans le rouge - et n’est pas une vertu qui a fonctionné. Marx pensait qu’une société sans classes rendrait les autres frontières relativement superflues. Marx pensait que s’il n’existaitpas de classes les différences de statut ne résulteraient pas de différences subscantielles dans les conditions de travail,les formes d’autoritépersonnelle,la productivité ou le contrôle des biens. Pour Marx, sans le contrôle privé des moyens de production, il n’y aurait pas de contrôle privé sur la richesse qui détermine des différences importanres et inutiles des chances de la vie. Marx avait raison pour une chose - les différences de classes ne sont pas nécessaires.Aucune forme singulière de frontière n’estnécessaire.Je ne trouve rien dans aucun récit raisonnable sur la nature humaine, y compris les récits évolutifs, qui trace les caractéristiques humaines invariables tels que la capacité de penser et de parler au présent et au futur,ou la tendance à vouloir plus de biens que moins (ou tout ce qui est désiré c o m m e supérieurement meilleur tels que les bijoux précieux ou la reconnaissance par ses proches membres de la famille), vers des 87 frontières sociales spécifiques telles que I’etlinicité,la race, la tribu,la manière féodale, la nation, la classe,la caste, ou l’aristocratie.Toutefois,une certaine forme de frontière est une condition nécessaire pour le v p e d’êtres que nous sommes - des êtres sensibles dans un contexte d’institutionscréées socialement. Toute forme de ‘société’a besoin de frontières rigoureuses entre les communautés. Les inégalités d’une certaine forme sont préservées par le renforcement des différences,que les différences soient ou non le fruit d’un accident, de règles institutionnelles,d’avantages géographiques,d‘une lucte de classes,de guerre civiles ou d’histoires nationales.” Les communautés peuvent être relativement éloignées, parlant une langue qui risque de disparaître,ou peuvent être internationales,telles que les classes dirigeantes de Grande Bretagne ou les classes dirigeantes fondées sur une ethnie telles que les Chinois qui parlent le mandarin et qui sonc issus de l’héritage Hun. Les frontières ne sont jamais absolument permanentes ; de celles qui existent aujourd’hui presque aucune n’existait il y a cinq cents ans.U n e manière de penser aux frontières sociales est de penser en termes de groupes. 21.Charles Tilly,Dziinble Jzequnlities, Berkeley: University of Chicago Press, 1 999;Leonard 1-lai-ris,Rncisrrz, New York: Humanity Books,1999. 88 IV Le pragmatisteAlain Locke de m ê m e que JohnRawls ont souvent présupposés que les groupes sont des entités ontologiques stables,ou relativement stables.Au moins, si les groupes ne sont en aucune manière considérés de type ontologique, ils sont considérés c o m m e des corps bien conçus et gouvernés de i’inttrieur.Les groupes sont ainsi considérés c o m m e ayant un lien et interagissant. Les interactionnistes considèrent généralement que les groupes ont des ‘relations’.” Contrairement aux philosophies qui les considèrent stables, ou m ê m e relativement stables, les groupes sont très souvent anabsolues. C’est-à-direqu’ilssont souvent mal formés. Les groupes bien formés existent certainement, par exemple,les populations procréatrices stables ayant des institutions internes uniques qui déterminent des chances de vie significatives.Les groupes bien formés maintiennent au fil du temps des réseaux cohésifs d’amis, de famille et d’associés d’affaires.Ces réseaux sont la 22.Alain Locke, Bernhard J. Stern, sds., Whm People Meet: A of Race ‘ind Culture Contacts, New York: Coinmircee on Workshops, Progressive Education Association, 1942; also Leonard Harris, ed., The Criticdl Prapnntisna ofAlain Locke: A Reader o n klue Study Theorj Aesthetics, Cnnimuni@ Cultwe,Race,aiid Education, Lan ham, MD:R o w m a n &Litdefield, 1939. 89 source dune confiance véritable. De tels groupes maintiennent des frontières,amassent des biens,partagent les avantages et transmettent les bénéfices à leur progéniture. Ils sont peut-êtredes entités ontologiques stables. Le statut ontologique des groupes dépend de leur nature historique.Par exemple,les Bantous du sud de l’Afriqueont souvent été décrit comme une population alors qu’ils sont avant tout une collection de langages.Les langages Bantous forment une sub-divisionde la division BenueNiger, de la branche Niger-Congo,de la famille linguistique Niger-Kordofanian,qui inclut le Swahili, Zulu, Xhosa, Sotho, Setswana, Makua, Thonga, Bemba, Shoiia, Kikuyu, Canda, Ruanda, Rundi, Mbundu, Luba,Kongo et Lingala.Par conséquent,les Bantous ne sont certainement pas un groupe bien formé ni un groupe ontologique ; cependant,peut-étreque le groupe des Zulu est au moins un groupe bien formé. De penser à des ‘relations’ entre personnes parlant le Bantou et l’Arménien ou l’Anglais amène à s’engouffrer sur une route tortueuse de construction entre populations stables et ontologiques non existantes. II n’existe tout simplement pas d’institutionscontiguës qui relient ces populations fondées sur le langage de la manière que l’histoire géographique, religieuse, linguistique et politique de l’Arménierelie les Arméniens entre eux. Par exemple,les Afro-Américainsn’existaientpas comme une race avant le développement de l’esclavage américain fondé sur la race qui a nécessité presque un siècle de l’histoire americaine avant de solidifier les frontières raciales - frontières rendues stables par des schémas de mariage,des lois d’héritage, des pratiques de propriété foncière racialement exclusives et une suppression physique vicieuse. Penser aux Bantous par rapport aux Afro-Américains revient à penser à une relation véhiculée par une construction raciale blanc/noir ; la ‘relation’ n’existe pas entre les structures intégrées de deux populations ; la relation existe uniquement à travers l’idée véhiculée par la race de tel sorte qu’un Bantou devient un nègre en Amérique et un Afro-Américaindevieiit un nègre en Afrique. Les frontières qui séparent les populations sont souvent déviées par des institutions qu’elles partagent. Le génocide au Rwanda il’a détruit aucune institution gouvernementale telle que les banques,l’utilisationde monnaie sur papier ou le recrutement militaire. La population parrageait les institutions gouvernementales telles que les bureaux responsables de construire les routes ou de négocier la valeur de la monnaie locale,mais des frontières ont été dressées sur des lignes sociales/raciales/eth.niques,à savoir le langage, la race,l’héritagepar mariage, le statut social,le statut du tra~ail.?~ Les Afro-Américains 23.Fersal Keane,Seasoiz ofBlood, New York: Penguin Books, 1995. 91 font l'objet de discriminations vicieuses, telles que le nombre important d'accusations faites par la police pour avoir violé les lois civiles. Cependant, s'il n'y avait pas d'actes de racisme commis pat les forces de police aux Etats-Unis,l'institution de la police existerait toujours. De plus, les Afro-Américains violeraient davantage les lois civiles que les Blancs en raison de leur statut social inférieur et leur comportement hérités,de m ê m e que les Blancs bénéficient d'un statut social hérité, d'assurances vie, de titres et des comportements requis pour préserver ces biens. En général,I'interactionnalismeexclut conceptuellement de concevoir les groupes c o m m e anabsolus, en émergence ou fondamentalementdéviés par des institutions sociales et des structures de sorte que le discours sur les relations ))est superflu. ( ( V Nous devrions penser à la tolérance c o m m e vertu pragmatique, qui peut s'avérer utile dans les délibérations pendant que nous luttons pour créer la libération humaine, plutôt que de penser à la tolérance c o m m e vertu morale substantielle qui,si pratiquée entre les individus,parviendrait à réguler de manière efficace les relations entre les individus et entre les groupes. Dans ce sens, la tolérance est la caractéristique d'une sensibilité éthique interactive.Les défenses de la tolérance faites par 92 l’utilitarismeet le pragmatisme ne tirent pas profit du fondement sur les justifications individualistes méthodologiques. La tolérance,une vertu pragmatique est peut-être un impératif moral. Ainsi qu’Nain Locke l’a affirmé, dans un monde plus tolérant, (( L‘affirmation de la valeur serair ainsi une affirmation tolérante de préférence, et non pas une insistance intolérantesur l’accordou la finalité. Les disciplines de valeur entreprendraient la procédure hésitante et révisionniste de la science naturelle Bien que la tolérance ne soit ni intrinsèquement ni substantiellement une vertu, elle peut néanmoins être une grande qualité de caractère et la source de meilleures relations entre les personnes.’j D e manière analogue,I’indignation a une utilité morale. Sans des institutions et structures justes,la liberté de conscience et de pensée est impossible.Dans ce sens,la justice doit exister de manière insrirutionnelle et structurelle avant que les (( relations encre les groupes soient justes. Les efforts pour jj.2.i )j 24.Alain Lockr, Pluralism and Intellectual Democracy The Philosophy ofAhin Locke, Leonard Harris, ed., Philadelphia: Temple University Press, 1989, p. 57. ( ( >I, 25.T h e International Day of Forgiveness, UN~:SC:O, November 6th and World Forgiveness Alliance, Third W e e k in August are only two of the most important social events contributing to better h u m a n relations. 93 changer les institutions et structures dans le but de créer une justice sociale au-delàdes frontières et des catégories incluent la tolérance,non pas prkalablement à la justice, mais en même temps que le changement institutionnel et structurel. Cependant,les attentes raisonnables de la force causale de la tolérance et du pardon pour changer les institutions et structures sociales requièrent qu’elle soit considérée comme surérogatoire,que les traits tels que l’indignationaient la place propre comme moralement bénéfique plut6t qu‘intrinsèquement nuisible, les groupes comme souvent anabsolus et émergents plutôt qu’ontologiquementstables, et la justice comme préalable à l’équité. *Je remercie Klaus-Michael Kodalle, Jena University, Allemagne, Iris Young,University of Chicago et Eduardo Mendieta,University of San Francisco pour leurs précieux commentaires sur une version antérieure au Congrès Mondial de la Philosophie, Istanbul, Turquie, 2003, durant la session Réconciliation et Pardon.)) Leurs précieux commentaires m’ont encouragé à re-penserle rôle du ressentiment comme distinct de l’indignation. ( ( 94 Mémoire et réconciliation Nora Rabotnikof Dans cet exposé, je voudrais développer quelques réflexions autour du discours de la réconciliation nationale tel qu’il est apparu surtout pendant les transitions démocratiques dans les pays du Sud de l’Amérique Latine.Je ne traiterai pas du sujet de la guerre,car il ne s’agit pas ici d’une guerre entre nations ou d’une guerre civile,mais de la sortie des régimes autoritaires et de l’établissement ou du rétablissement de régimes démocratiques.Les appels à la réconciliation nationale ont eu lieu après de longues périodes de sanglants terrorismesd’État. En tout cas,si on devait qualifier ces guerres,on devrait parler de ((guerre sale )), car on n’a pas à faire à l’affrontement de deux combattants,mais plutôt à la persécution,à la violence,à la torture et à la disparition de personnes issues de la société civile. De plus, une partie de la population a participé ou a été, du moins,spectatrice de ces événements. O n trouve,aux commencements du gouvernement démocratique,une continuité dans I’ap95 pareil administratif,en particulier dans la police et l’armée, et dans l’administrationjudiciaire. Mais il faut dire que c’estjustementcette définitionou cette caractérisation historique de la guerre subie (a-t-on eu affaire à une guerre entre deux démons, qui attaquaient de l’extérieurune société impuissante,s’agissaitil de sauver le pays des ravages causés par le communisme, comme dans le cas du Chili ?), c’est cette définition du passé et de la mémoire qui va participer aux fragiles conditionsde la réconciliation. La façon de se référer au passé récent est l’undes axes qui devraient être examinés. Tout cela nous oblige A aller plus loin dans l’histoireet nous conduit à prendre en compte, dans un deuxième moment, les événements qui ont précédé le coup d’État. O n trouve ici différents récits historiques, à m o n avis incontournables et qui représentent le point d’impossibilité d’une vraie réconciliation. A u moins,si l’on pense cette réconciliation selon sa visée la plus ambitieuse, comme le rétablissement d’une unité perdue ou brisée. Dans le cas argentin comme dans d’autres,le récit de la réconciliation nationale est tissé d’autres termes qui constituent sa grammaire : justice,mémoire,oubli, pardon. Peut-êtrepeut-ondistinguer,au moins dans le cas de l’Argentine,deux moments.Le premier a la portée d‘un 36 moment de fondation,le débat public autour des événements de la dictature n'étant pas encore engagé. À ce moment-là on propose (ou bien c'est le gouvernement qui propose) un cadre général d'interprétation historique du passé récent (par exemple,la théorie des deux démons dans le cas argentin). À ce premier stade,m e semble-t-il, la réconciliation apparaît dans la droite ligne des apories de la politique et de la justice démocratique. Dans un deuxième moment, l'appel à la réconciliation apparaît c o m m e une tentative d'unifier,en réponse à ce qui est perçu c o m m e une résurgence de la mémoire des groupes,des mémoires sectoriellesqui alimentent un culte de la mémoire. La réconciliation apparaît ainsi c o m m e réaction à une mémoire éclatée. Pendant ces premiers moments de la transition, plusieurs questions se posent donc au sujet de la réconciliation.QLie faire pour satisfaire les demandes de justice des victimes et d'une partie importante de la société,tout en tenant compte de la fragilité des conditions politiques ? Comment peut-on proposer une réponse qui justifie,en m ê m e temps, tous les compromis de la transition (les pactes, les promesses de la justice démocratique) ? Dans le cas argentin,et avec des différences nationales importantes pour le Chili et l'Uruguay, le problème de la réconciliation apparaît pendant longtemps c o m m e 97 un épiphénomène,voire un produit dérivé de la question de la justice démocratique.Tout cela pose des problèmes généraux tant au niveau du droit qu’en ce qui concerne les conditions matérielles permettant l’exercicede la justice dans une démocratie.Mais,d’unefaçon générale,on peut dire que la justice fut faite et défaite au n o m de la réconciliation. Comment peut-on caractériser les revendications et les demandes de justice démocratique ? Portée par les associations des familles et des proches des victimes,ainsi que par les associations de défense des droits de l’homm e , la revendication de justice était perçue comme ce à quoi devaient concrètement répondre les instances judiciaires,comme les juges,les jurys spéciaux,les tribunaux. Bien sûr,on a aussi attendu de la justice qu’ellecondamne les coupables ou les responsables des délits commis pendant la dictature,m ê m e sans tenir toujours compte des restrictions que la justice impose dans un État de droit. Mais surtout,l’exercicede la justice était compris comme impliquant une réécriture de l’Histoire,de sorte que les atrocités commises seraient connues par tous et que la mémoire de l’horreur de ceux qui ont écé directement touchés puisse se traduire par une interprétation des événements et conquérir ainsi la texture de ce que nous appelons l’Histoire. 98 Dans un premier moment, les politiques de justice ont eu deux façons-cléde s'exprimer : la poursuite et la condamnation des chefs et la mise en place d'une des premières commissions de vérité, la Commission Nationale d'Enquête sur la Disparition des Personnes,la CONADEP.L'une et l'autre se sont fondées sur certaines hypothèses communes : a) le besoin de répondre aux attentes et demandes des associations de défense des droits de l'homme et des familles des disparus ; b) un axe de distinction permanente entre différents niveaux de responsabilité parmi les forces armées. Cette distinction porterait sur la loi d'obéissance due ; c) un récit général, connu c o m m e la (( théorie des deux démons n, selon laquelle les organisations armées de la gauche et les forces armées,c o m m e deux démons antagoniques,partageraient la faute,dans une sorte d'équivalence ou de symétrie. Dans certaines versions de ce récit,la violence de la gauche armée aurait provoqué le coup d'État. Loin de justifier le coup d'État, et moins encore le terrorisme d'État, ce récit servait néanmoins i offrir un cadre théorique et idéologique général pour interpréter les événements passés et un cadre général pour distribuer les culpabilités. O n connaît l'impact du jugement des commandants des forces armées. Même en tenant compte des pas en arrière qui ont suivi ce grand acte fondateur (loi sur le 99 devoir n‘obéissance,loi dite du (( point final », grace présidentielle), cette poursuite fut et est restée c o m m e une marque fondamentale dans l’imaginairecollectif.C’était le symbole du pouvoir civil et républicain s’imposantsur une corporation fière et, jusqu’à ce moment, impunie. Dans ces débuts de la démocratie, la récupération d’un contenu éthique pour la démocratie, la revalorisation d’un sens juridique de la politique et l’oppositionentre Dictature et État de droit ont donné du sens à la transition.Ainsi,la défense de la vie humaine, la rupture avec le passé,l’actionde la justice et l’exercicede la loi ont été les sujets qui ont traversé l’horizon symbolique du cycle qui s’initiait. La commission a contribué à cette première manière de faire les comptes avec le passé. Elle a aidé à la revalorisation du sens juridique de la politique et surtout permis que la discussion et les témoignages sur les années de dictature conquièrent une présence publique. M ê m e si elle n’avait pas de capacité judiciaire, elle a rempli au moins trois fonctions vitales. 1) En premier lieu, une fonction cathartique. D u côté des victimes, le bénéfice fut indéniable en termes thérapeutiques,moraux et politiques... En offrant un espace public à la plainte et au récit des souffrances, la commission a certainement suscité une catharsis partagée. Les témoignages ont été validés et la figure de la victime a pu aller au-delàde la sphi-rede ceux 1 O0 qui étaient directement blessés. 2) Elle a essayé de satisfaire une demande de vérité,en relation avec le destin des victimes. Mais aussi en relation avec une reconnaissance plus générale des événements historiques passés. C’est-àdire qu’ellea eu pour fonction d’élaborer un récit tenant lieu de vérité. 3) Elle a enfin eu pour fonction de faire des recommandations quant aux réparations matérielles et surtout symboliques,c’est-à-direde donner la parole aux suivivants et aux témoins et de légitimer ces témoignages dans une politique de reconnaissance. Cependant la Commission a entériné, tout en la nuançant, la théorie des deux démons c o m m e cadre général de l’histoire. Les forces armées ont répondu aux défis des terroristes par un terrorisme infiniment pire que celui qu’elles combattaient, parce qu’à partir du coup d’État, elles disposaielit de la puissance d’un État absolu. Mais, quant à la conception de la réconciliation que la commission élaborait,m ê m e si elle refusait l’idée d u n e incrimination globale des forces armées et, sur ce point, elle suivait la ligne de l’établissementdes responsabilités, elle n’était pas totalement compatible avec l’approche équilibrée du gouvernement : (( TI ne pourra y avoir de réconciliation qu’après le repentir des coupables et une justice fondée sur la vérité n. Le récit de la réconciliation entre civils et militaires fLt aussi la justification théorique 101 du premier pas en arrière dans la politique de justice. Les lois dites du ( (Point Final >) et de (< l’obéissanceD u e ) ), conséquences des inenaces et des pressions subies par le gouvernement démocratique,ont été justifiées au nom de la réconciliation. (( I1 faut permettre à l’ensembledes argentins d’en finir avec l’unedes étapes les plus obscures de l’histoire nationale de manière à ce que,réconciliés sur la base de la vérité et de la justice, nous puissions poursuivre ensemble la tâche urgente de reconstruire la Nation )) (Alfonsin,1986).Trois ans plus tard, à l’occasionde la grâce octroyée par le Président Menem, ((la réconciliation permanente de tous les Argentins est la seule solution pour guérir les blessures qui ne le sont pas encore n. Pour ceux qui sont au courant de ce qui se passe dans ce pays du Sud, il semble évident qu’avec le nouveau gouvernement le fait que le problème de la justice resurgisse entraîne le réexamen du thème de la réconciliation jusqu’icidominant. Cette résurgence semble mettre en question les principes et les mécanismes mêmes de la politique de justice établie à partir de la transition. De plus,elle suscite l’examend’autresthèmes qui y sont liés : à savoir, le sujet du pardon politique ou dans la politique,la mémoire et l’oubli. 102 Le pardon,la mémoire et l’oubli Dès leur apparition,les commissions de vérité ont lié le problème de la réconciliation à la question du pardon. La philosophie a aussi beaucoup parlé du pardon ces dernières années. Cependant, l’application du pardon au champ du politique semble être toujours problématique. Les acteurs,tous les acteurs,semblent partager l’idée que le recours à une figure du pardon n’auraitde raison ou de portée autres que celle d’unerhétorique visant à anoblir les politiques de justice des gouvernements démocratiques. Les significations ordinaires du mot pardon convergent sur ce point avec certaines constructions philosophiques dans l’affirmation de l’impossibilitédu pardon politique.Une certaine phénoménologie du pardon affirme que le pardon ne peut intervenir que dans le cadre d’un rapport entre deux parties et que sa nature est extra-juridique,en marge de toute légalité ; qu’il s’agit d’un don gracieux de l’offensé à l’offenseur.Le pardon, du point de vue de l’éthiquechrétienne et juive,semble assurément être dans une situation de radicale extériorité par rapport au droit,et plus en particulier par rapport à ces actes juridiques,communément associés au pardon, que sont l’amnistieet la grâce. Dans ce cadre,les amnisties et les mesures de grâce octroyées doivent être mesurées selon l’efficacitéimmédiate ou dans la longue durée, comme modalités de gestion du conflit politique plutôt 103 que comme expressions d'une politique fondée sur le pardon. En tout cas, les acteurs rejettent toute référence à la figure du pardon : les bourreaux parce que, selon eux,Dieu seul peut juger de leurs actes et, le cas échéant, les pardonner ; les autres parce qu'ils affirment que le pouvoir de pardonner revient aux victimes. En tout cas, les figures de l'amnistie et de la grace sont interprétées par les militaires comme une sorte de ratification des limites de la justice démocratique et comme la version politique du i'impunité. En même temps, les victimes affirment que la réconciliation nationale issue d'une politique du pardon n'est pas effective dans la mesure où il existe encore des brèches dans l'identité nationale. Brèches qui n'ont rien à avoir avec une unité nationale brisée, mais qui renvoient à des mémoires déchiréesvoire blessées. Elles ont aussi à voir avec un oubli qui ne peut être décrété par une injonction politique ; au moins pour la génération qui a vécu les événements. Au début de la transition,le droit à i'existence d'un sujet de droit,qui était le symbole de la rupture avec la terreur, situait toute revendication d'un changement radical dans le lieu de la répétition (du passé). Une quête, à laquelle il était impossible de renoncer, d'une solution juridique,de règles partagées, de solutions trouvées au moyen de la loi,mais aussi la peur engendrée par les violations des droits de l'homme se sont traduites par 104 le refus de i’illégalité,de la violence politique et de la répression,par un refus de toute action politique conçue comme guerre et dalis l’exigenced’instaurerune dimension juridique de la politique et d’affirmer le primat du droit. À cette époque, le récit de l’horreur,le récit de cette mémoire qui lentement parvenait à la densité d’une expérience publique occultaittout autre récit concernant i’expériencedifficile de la première moitié des années 70 (l’époquede mobilisation sociale et politique qui a précédé la dictature). Dans ce premier temps, l’affrontement était, peutêtre, entre la mémoire et l’oubli.La mémoire était celle de l’horreur er son exercice devrait conduire à la justice et à une sorte de pédagogie politique ou à une tâche d’illustration:connaîtrele passé immédiatpour ne pas le répéter. Le mot d’ordre<< plus jamais ça >) entraînait une pédagogie du respect des droits humains,un apprentissage du pluralisme. Mais à cette mémoire de l’horreur s’ajoutaieiitcertains traits d’un oubli volontaire,c’est-àdire d u n oubli bâti sur un choix plus ou moins libre des membres du groupe dans notre cas, des membres des élites politiques qui ont décidé de mettre certains sujets entre parenthèses. C’est-à-direde sélectionner (et toute mémoire reste sélective) certains aspects controversés et de les placer dans le lieu du non-dit.C’est ce que certains auteurs ont n o m m é les baillons démocratiques,qui sont ainsi très proches d’un oubli collectif par refoulement. Deux phénomènes semblent rompre cet équilibre entre la mémoire et l’oubli.En continuité avec les luttes contre la dictature,la ténacité des associations des familles des victimes tendait à immobiliser la rhétorique de la réconciliation.Le deuxième phénomène qui supposaitun défi face à ce balancement entre la mémoire et l’oubli fut l’apparition publique d’une série de récits et narrations portant sur les années qui ont précédé la dictature. Jusqu’alors,la figure juridique anonyme de la victime avait occupé la scène.Les récits à la première personne,les biographies, les témoignages des protagonistes faisaient leur apparition, brisant ainsi le pacte entre mémoire et oubli des premières années des transitions. Ils introduisent dans l’espacepublic non seulement des personnages réels,avec leurs propres histoires de vie et leur quotidien, mais aussi des narrations ou des reconstructions au sujet des conceptions du bien, des futurs déjà passés et des positions de ce passé encore plus lointain. La première,la stratégie des familles nourrit l’exigence de justice.Elle incarne ce qu’on a appelé une politique de la mémoire et que d‘autres ont rapproché de la thèse de l’excès.Cette stratégiea été accusée de mener une politique du ressentiment incompatible avec la consolidation de la démocratie.Mais,à inon avis,on pourrait penser qu’ils’al O6 git plutôt d'un effort tenace pour transformer la mémoire privée de la douleur dans une mémoire publique du crime. Le deuxième phénomène, la prolifération des récits concernant les années précédant la dictature,semble provoquer des effets nouveaux.O n rencontre,bien sûr,de la nostalgie du moment de plénitude jusqu'àla négation du converti. Néanmoins, un autre récit commence à être raconté et, par delà les pièges de la mémoire, il peut devenir le matériau d'une autre histoire, d'une nouvelle histoire contemporaine. Parce que ces nouveaux témoignages et ces nouvelles tentatives d'interprétation historique suscitent tant l'adhésion que le refus,la mémoire du passé récent semble nous interpeller avec des souvenirs antagoniques. Néanmoins, ceci ne semble pas être un obstacle sur le chemin d'une réconciliation désirée,ni conduire nécessairement à une victimisation ou à des' positions ami-ennemi.II est possible que cette mémoire soit le signe de nouveaux pactes et de nouvelles tentatives de consensus,mais, en tout cas, elle semble être un antidote contre l'oubli, compris comme refoulement, contre la nostalgie facile et la révision sans critique. Est-ilpossible d'imaginer une mémoire issue d u n consensus,une mémoire en commun, un nouveau récit partagé,une fois que les mémoires multiples ont éclaté ? Ceux qui parient sur les possibilités infinies du dialogue philosophique semblent le croire.Pour d'autres,l'amnis107 I tie et le pardon ne sont pas du tout le corollaire critique de la mémoire.L‘antonymede l’oublin’estpas la mémoire mais la justice.Dans tous les cas,le problème qui persiste est : Comment des sociétés qui ont vu s’affronter des ennemis et qui semblent longtemps garder la mémoire de ces affrontements,peuvent-elles,si elles le peuvent, se réconcilier ? Et comment le peuvent-elles lorsque la justice n’est pas faite et qu’iln’estpas certain que la justice y suffit ? 108 Formes de guerre et formes de justice Ranabir Samaddar Dans ce court article sur la question de la guerre et de la récoiiciliation,je voudrais faire trois remarques. Les différentesformes de guerres (et j’entendsici touces les guerres) sont un moyen pour la politique de réaliser ses objectifs.Toutefoisje n’aborderaiici qu’uneforme particulière de guerre :la guerre contre le terrorisme. En second lieu,je me demanderai si cette guerre exclut toute réconciliation. En troisièmelieu,je profiterai de cette discussion sur la violence,la guerre,et la réconciliation pour aborder la question de la controverse sur l’histoireet la politique, sujet sur lequel j’aibeaucoup travaillé ces temps derniers. La question est de savoir si, à la lumière des expériences coloniales et postcoloniales,il n’ya pas des raisons suffisantes pour revisiter l’histoire du constitucionalisme et imaginer un nouveau dialogue politique qui permettrait la réconciliationet la résolution des différends. 109 I C o m m e nous le savons les morts provoquées par la guerre contre le terrorisme ont ouvert de nouvelles perspectives géopolitiques en mettant fin aux certitudes passées. L‘analysedes répercussions géopolitiques des morts liées à la terreur nous entraînerait beaucoup plus loin que ne le permet le temps dont nous disposons. Ces répercussions géopolitiques sont le signe d’unenouvelle forme de guerre.Les morts du 11 septembre,qui sont à l’origine de ces répercussions,étaient elles-mêmes d’une forme nouvelle,de même que les morts il y a cinquante six ans les 6 et 9 août.Par l’alliancequ’ila formée pour sa nouvelle guerre contre des ennemis inconnus (mais en partie définis par ((notre )) bloc antiterroriste contre ((leur N bloc terroriste), le président Bush a lancé une nouvelle course pour l’espace et le territoire. Les morts dues à la conquête coloniale britannique du nord-ouest du souscontinent indien et à l’offensiverusse au sud vers l’Asie centrale furent les prem.ières manifestations du Grand Jeu. Le nouveau Grand Jeu a commencé, et qui peut douter qu’on assiste, à travers le nombre insensé des morts dues à la guerre contre le terrorisme,à une nouvelle affirmation de l’ancienne forme de pouvoir impérial,solennel et terrible ? D’où la question de savoir en quoi consistent le meurtre er la mort dans le contexte du terrorisme.N i en I10 l’élimination de terroristes, ni en des meurtres commis par des terroristes,mais en des meurtres qui provoquent la terreur. Une mort qui terrorise,une terreur qui engendre la mort, une mort qui n’est pas considérée comme normale, banale, mais comme exceptionnelle et d‘une telle étrangeté qu’elle provoque la terreur.Une partie de la population dans de nombreuses régions du monde, incapable de concevoir les morts qui se sont produites dans le ciel, n’estpas terrorisée par ces morts qui ont eu lieu dans des bâtiments qui touchent au ciel,mais elle est terrorisée par les conséquences funestes que ces morts ont pour elle. I1 y a différentes sortes de terreurs et en fait,plus la mort devient universelle,plus les différences s’accusent.Les Américains n’ontpas été terrorisés par les morts au Rwanda,les Tamouls du sous-continentindien n’ontpas été terrorisés par les massacres du Pendjab et du Bengale. Si la mort frappe partout, la terreur, elle, est diversement ressentie.A u cours des cinquante dernières années,des massacres ont eu lieu dans l’indifférence de beaucoup de ceux qui n’étaient pas directement affectés. Mais la mort est deveniie maintenant un sujet de préoccupation,elle engendre la terreur,la mort est devenue un être, un acte qui prend une dimension universelle. Des hérétiques torturés à l’époque médiévale, des enfants étranglés par les empereurs ottomans, des opposants politiques lapidés à mort sur la place publique, ou des 111 communistes fusillés par un peloton dans un stade de football ; dans tous ces exemples la mort est un protocole. Par opposition avec les grands massacres anonymes des guerres,le protocole consiste à établir qui doit vivre.Ces derniers,bien qu’ilssoient reconnus comme des faits,ne sont pas considéréscomme des événements ; ils n’ontpas de valeur symbolique (contrairemeiiraux morts qui ont eu lieu dans les temples de la finance et de la puissance militaire). Ce sont des massacres collectifs d’esclaves, inconnus et plébéiens. Mais paradoxalement en faisant de la mort un acte démesuré,on en dénie la singularité. Les massacres deviennent banaux comme l’étaientjadis les morts anonymes. La mort a toujours a toujours servi de prétexte à l’état pour réaffirmer son emprise. La rivolution a besoin de morts ; mais plus que la rivolution,la contre-révolution étatique a besoin de morts comme d‘un protocole nécessaire. Afin de réaffirmer son emprise, I’étata besoin dun rite meurtrier.Les morts dues à la guerre contre le terrorisme sont le protocole dune nouvelle étape du i-enforcement de l’état.Les morts permettent à l’état de reprendre le contrôle. C’est ce qui s’est produit à plusieurs reprises dans l’Indemoghole, dans la Turquie ottomane, dans la Rome d’Agrippine, dans 1’Atliènesde Socrate, dans le Bangladesh de cheik Mujibur Rehmaii, ou en Europe dans la deuxième décennie du siècle dernier, I12 après le massacre du prince Ferdinand, quand des millions de personnes ont suivi dans la mort le prince autrichien et son meurtrier,Gavrilo Princip,le serbe qui rêvait de liberté. Dans la révolution,mais plus encore dans la restauration,le pouvoir a besoin du protocole de la mort. La mort que donne le terroriste ou la mort du terroriste est semblable à la vie en ce qu’elle permet la renaissance. Considérez l’exemplesuivant : la renaissance de l’état à la suite de quelques morts isolées (Indira Gandhi dans le cas de l’Indeou Premadasa au Sri Lanka), ou des morts qui deviennent le décor de la vie publique (Gandhi, Kennedy, Martin Luther King Jr.), ou des guerriers dont la vocation retrouve un sens,que la banalité de la vie leur avait ôté, et qui leur est maintenant rendu par la mort. La forme de l’instrumentde morr ne compte pas. La main (strangulation), la corde (pendaison), le couteau (assassinat), le fusil (exécution),le bombardement (destructionen masse), l’avion(perforation), la bombe atomique (apocalypse par le feu), l’arme chimique (empoisonnement),la mort par l’injection (mort douce), et les missiles guidés (massacre révolutionnaire, RIMA)tous ces moyens sont contingents.Ce qui est essentiel, c’est la mort et la terreur par le massacre. Le principe fondamental est celui d‘une mort incertaine,due à la terreur,et qui peut survenir à tout instant. M ê m e après l’acte le plus dément,le juge le plus sévère pourrait m e 113 pardonner,mais cette mort peut m e rendre visite 5 n’importe quel moment.Par conséquent le fantôme doit être apaisé,les décombres doivent être réduits en cendres,le cadavre doit être déterré et recevoir une nouvelle sépulture - là encore le mode est purement instrumental,le meurtre est le protocole du pouvoir vivant. Sauver la guerre et la mort de la banalité,telle est la fonction de la nouvelle guerre - la guerre par la terreur et la guerre contre le terrorisme,c’est-à-dire la terreur par la guerre et par la mort. Les morts de la terreur sont alors perçues comme une attaque contre le ((mode de vie n, renforçant de vieilles polarités, de vieilles luttes entre ((démocratie ))et (( totalitarisme )), ((modernisme )) et ((retard n, ((pluralisme )) et ((opinion imposée D, et ((rationalité contre fondamentalisme n, en d’autrestermes entre la ((vie ))et la mort )). Et ce sont les fondamentalistes chrétiens (( nés de nouveau (barn again Christians),soutenus par la coalition la plus religieuseet réactionnaire,incluant des personnes telles que le tristement célèbre Pat Robinson,qui se font les vengeurs de ces morts en menant la guerre de la modernité et de la rationalitécontre le fondamentalisme. II en a toujours été ainsi, partout où la modernité a dû être sauvée de son propre destin. ( ( >) Comprendre la valeur différentielle des morts et les rôles différentiels des guerres,c’est en fin de compte se 114 poser la question :la mort,qui est censée éliminer toutes les structures,a-t-elleelle-même une structure ? En d‘autres termes, que veut dire le philosophe lorsqu’ildit que la terreur ne se comporte pas comme ((de la comptabilité, mais comme de la végétation )), reproduite mais non répétée ? La mort à M y Lai est et n’est pas la mort à Manhattan,la mort en Irak est et n’est pas la mort des juifs à Jérusalem. La question qui se pose, même si elle reste non formulée, c’est celle de la responsabilité et de la propriété des moyens de violence. La responsabilité disparaît à chaque période de restauration quand le pouvoir victorieux a recours à une violence aveugle afin de montrer le caractère définitif de la restauration. C’est pourquoi la défaite de chaque soulèvement anticolonial s’est suivie d’un bain de sang.La révolte de I857 en l’Inde,le soulèvement des Boxers en Chine, ou les soulèvements au Vietnam furent noyés dans le sang du génocide.L‘armée victorieuse agit de même après la Commune de Paris en 1871,de m ê m e les forces gouvernementales et les rebelles en Indonésie en 1965-70,les fascistes au Chili en 1974-75et les forces de la droite libanaise ainsi que l’armée israélienne à Beyrouth en 1983.Tous ont mené une politique délibérée de terreur par l’utilisationaveugle de la violence.Puis est venue la guerre chimique,la guerre biologique,l’utilisationdes gaz et surtout la production 115 de bombes atomiques plus puissantes que celles qui avaient été lâchées par le passé sur les civils de deux villes sans défense ; ceci montre comment les vagues successives de mondialisation se sont accompagnées d’une généralisation de la barbarie. Les méthodes hitlériennes, considérées au début c o m m e exceptionnelles,ont rapidement été acceptées à travers le monde. D e s méthodes françaises en Algérie, britanniques en Malaisie,américaines au Vietnam et serbes aux Balkans aux méthodes pakistanaises au Pakistan est, et aux jeux des seigneurs de guerre en Afrique sub-saharienne. Plusieurs pays non mentionnés ici ne se sont pas mieux comportés.La question qui se pose est celle du lien organique entre la m o n dialisation et la diffusion des méthodes de génocide. C’estlà,il est bon de le rappeler,que se noue le véritable lien entie le local et le global, dans une ((histoire du monde >) ou,pour etre plus précis, dans un monde de ce que Sankaran Krishna n o m m e ((histoires mimétiques )I. Et derrière ces histoires mimétiques on trouve en filigrane l’histoire presque ininterrompue mais sélective de la responsabilité. Pour citer un seul exemple : La convention de Genève impose à juste titre aux belligérants de ne pas viser les civils. Par conséquent nous considérons les 1 . Sankaraii Krishna emploie le rerme dans Posicoloninl Jnseczirities - Jizdia,Sri Lankn, and the Qziestion of Nationhood (Delhi: Oxford University Press,ZOOO), chapter 1 , p. 3. 116 attaques sur des civils comme des attaques terroristes,et nous les condamnons.Mais en même temps, nous prenons à peine conscience de l’absencede toute norme de responsabilité imposée aux civils d’un état qui collaborent avec les autoritéspour commettre des atrocités contre le peuple d’un autre état, dune autre nation. I1 n’existe aucune disposition du droit international qui nous demande de suivre l’exemple des protestations sur les campus dans les années 60 aux États-Uniscontre la guerre au Vietnam. L‘une des questions morales qui surgit de la réflexion sur l’holocausteest celle de savoir comment les ressortissants civils de la puissance qui a commis le génocide ont pu rester silencieux. Les civils n’ont-ils aucune responsabilité envers les normes de juscice et de paix ? N’ont-ilsaucune obligation de demander à leur propre état de cesser de commettre des crimes contre l’humanité? N’ya-t-ilpas des raisons de les considérer comme des complices de la violence s’ils restent silencieux ? Si l’onpeut demander à des entreprises commerciales étrangères de renoncer à entretenir des relations avec un état contre lequel des sanctionsont été prises, ne peut-onpas en vertu de la même logique rendre les civils responsables de leur collaborarion et de leur tolérance des pratiques coloniales et meurtrières de leur propre état ? II nous faut cependant nous souvenir que la puissance victorieuse a toujours imposé ses normes de responsabilité I17 collective. Ainsi, l’armée punitive anglaise pendait les villageois aux arbres le long des routes qu’elleempruntait dans son expédition pour écraser la révolte de 1857 en Inde, les forces américaines ont regroupé les villages en ce qu’on a appelé les hameaux stratégiques au Vietnam ; en Algérie les forces françaisesfusillaient les habitants des villages en cas d’attaque contre i’armée coloniale. Le compte-rendu des responsabilités passées est sombre et ne correspond pas au mythe. La diffusion de la technologie, la diffusion des méthodes de coercition et de contre insurrection,la privatisation et l’effondrement de l’état et la sinistre atmosphère de réalité virtuelle ; tout cela a joué un rôle dans l’universalisation de la terreur et des massacres et dans la fabrication d’un silence général, accompagné de protestations sélectives,sur ces massacres. Nous sommes témoins de l’éclipse du sens de la responsabilité, d‘un déclin du sens moral et d’une montée de valeurs qui valorisent l’orgueil et non la conscience. La chute des idéologies, nous l’oublionssouvent, entraîne également la chute de la communauté morale, m ê m e si une telle communauté morale peut parfois donner l’impression d‘étre synonyme d’absence de liberté. En cette &re de réalité virtuelle caractérisée par l’absence de contraintes territoriales et de pression publique, la concentration des moyens d’attaque a déclenché une 118 révolution dans les (( affaires militaires )) illustrée par la guerre électronique et psychologique sophistiquée comme au Kosovo qui,si elle n'a pas été à la hauteur de ses prétentions en termes de destruction ciblée, a certainement réussi de façon significativeà imposer un silence général. O n assiste à une révolution des méthodes de la terreur comme le montrent les attaques de Manhattan. Les ((nouvelles guerres )) dont nous sommes témoins sont les produits de la mondialisation. Quatre thèses possibles se présentent. D'abord,les guerres civiles engendrées par les deinandes de reconnaissance réciproque et d'autodétermination ont éliminé tout sens de responsabilité, de restaurarion de la confiance,et de juste compromis entre les exigences. En second lieu,les nouvelles guerres sur la base du RMA (revolution in military affairs) ne peuvent pas être menées sans un consensus politique (G7, nouveau nordnouveau sud,chrétien,occidental,atlantique), et le RMA provoque ainsi la mondialisation de la politique de confrontation.Troisièmement,une histoire sélective de la responsabilité encourage les puissances mondiales à mener de nouvelles guerres. Que ïhistoire de la responsabilité soit sélective ne devrait pas nous étonner.C o m m e Daniel Warner nous le rappelle, quand Max Weber faisait la distinction bien connue entre éthique de la responsabilité et éthique des 119 fins ultimes, se servant de l’image de Martin Luther comme l’homme responsable par excellence (en d‘autres termes, responsablefinalementdevant lui-méme),il préconisait l’irresponsabilité envers les autres, dont I’existence se situe en dehors de son univers (sa personne,son groupe, son état,ou ses disciples), ((de l’homme mûr )) dont la responsabilité est limitée à son seul univers.’ Comprendre pourquoi nous voulons savoir qui est responsable de quelles morts, et les limites de cette responsabilité peut être aussi important, sinon plus important, que le processus de détermination de la responsabilité si développé dans le droit international. Ce n’estqu’encomprenant la politique de l’identité,qui anime notre désir de savoir,que l‘on peut commencer à apercevoir de nouvelles possibilités de responsabilité/ communauté hors ou au-delàdes limitations de ce désir. En ce sens,nous pouvons dire que l’histoire de la responsabilité et de la réconciliation concernele problème postcolonial.C o m m e Mark Selden l’a écrit dans le rapporr 2.Daniel Warner, ‘<Searching for Responsihilicy / Community in Internarional Relations J > in David Campbell and Michael J. Shapiro (eds.), Mord S p c e s - Rethinking Eihics d n d World Politics (Minneapolis: University of Miniicsora Press, 1999); 1,’arguinent de M a x Weber apparaic clans sa conférence, “Politics as a Vocation” in Hans (;er[h and C.Wright M ills (eds.),From M a x Weber - Essays in Sociology (NewYork:Oxford Universiry Press, 1(M), pp. 77-129. I20 O n Asian Wars, Reparations, Reconciliation »,’ si l’Allemagne a présenté des excuses sans réserve pour les crimes de guerre,les États-Unis,eux, n’ontpas reconnu leur responsabilité pour les crimes de guerre au Vietnam, aiors même qu’ils dénoncent la responsabilité d’autres états pour des crimes semblables.Aucun état d’Amérique latine n’areconnu sa responsabilitédans les massacres des années 70 et 80 du siècle dernier et le Japon a constamment refusé de reconnaître sa responsabilité dans le viol et l’asservissementde presque deux cent mille femmes ((( femmes de confort n), en particulier après le massacre de Nanjing. ( ( Cette histoire de la responsabilité symbolisée par le simulacre de tribunal pour les crimes de guerre de la Haye ne remet pas en cause cette flagrante anomalie, c o m m e le montrent les procès parallèles tels que le ( (Tribunal international des femmes pour la répression des crimes de guerre sur l’esclavage sexuel militaire du Japon D qui s’est tenu i Tokyo du 8 au 12 décembre 2000,o u les procès par les citoyens des émeutes communales soutenues par l’état,et les forces de sécurité qui ont provoqué la mort de milliers de personnes en Inde, au Sri Lanka, au Pakistan et ailleurs. Le caractère arbi- 3. Mark Selden,(< O n Asian Wars, Repararioiis, Reconciliation >?, Ecmzurnir nrzdl’oliticnl Weekb, 36 (l), 6 Janvier 2001,pp. 25-26. 121 traire de la justification légale et morale des tribunaux (( internationaux )) pour les crimes de guerre,établis par des résolutions du Conseil de sécurité de I’ONU pour punir ces crimes,dans seulement deux régions du monde jusqu’ici,- l’ancienneYougoslavie (pour qui un tribunal a été mis en place en 1993) et le Rwanda (I 994)- est évident. L‘exemple le plus choquant de l’impuissance des tribunaux est le cas de l’état d’Israël,qui continue de se comporter au mépris le plus flagrant non seulement de YONU, en s’emparant de territoires dont il exploite et asservit la population, mais également des lois les plus fondamentales et des conventions couvertes par le statut des tribunaux internationaux pour les crimes de guerre et inscrites dans le droit international par des résolutions du Conseil de sécurité. Par exemple la possibilité de poursuivre des personnes (( commettant ou ordonnant que soient commises de graves violations de la convencion de Genève N comprenant le meurtre, la torture ou les traitements inhumains,entraînant de grandes souffrances ou des dommages physiques sérieux et la destruction et la confiscation de biens non justifiées par la nécessité militaire et effectuées illégalement et sans discrimination.A ce sujet,il suffit d’examinerl’article3 du statut du tribunal qui se rapporte ((à la destruction des villes et des villages ou aux destructions non justifiées par la nécessité militaire n, ou l’article 5 qui autorise le tribu122 na1 à poursuivre les personnes responsables de crimes contre l’humanité,y compris le meurtre, s’il ((est commis en situation de conflit armé et dirigé contre la population civile >). Rappelons-nousdans ce contexte le passé sanglant d’ilrielSharon,son rôle dans le massacre de plus de 60 Palestiniens dans le village de Qibya en 1953,rapporté par l’historienisraélien Benny Morris ou sa responsabilité en tant que ministre israélien de la défense du massacre d‘au moins 2.000personnes dans les camps de réfugiés libanais de Sabra et de Shatila en 1982 (le point culminant de l’invasion du Liban par Israël, dénoncée comme illégale par I’ONU et m ê m e par Margaret Thatcher). Les violations quotidiennes par les troupes israéliennes du statut des tribunaux devraient constituer un défi pour les juges et les procureurs.Le discours offciel naissant sur la responsabilité et la réconciliation reste malheureusement insensible au fait que les plaies ne peuvent se refermer sans réconciliation,qu’aucune réconciliation n’est possible sans justice, et qu’aucunejustice n’estpossible sans une certaine forme de restitution. En fin de compte,ce qu’ilnous faut garder à l’esprit c’estqu’ils’agitlà de i’histoirespécifique de la mondialisation.L‘État, la nation,la région,la civilisation,et I’humanité tout entière, se retrouvent jetés pêle-mêle dans cette histoire de la mondialisation.Le nouvel ordre mondial s’enaccommode parfaitement.De la m ê m e manière 123 qu’il s’arrange de l’<< internationalisme du Président de Microsofc )) et des idées cosmopolites exposées par Tagore ou d’autres. II ne fait aucun doute que la période actuelle de mondialisation de la politique pousse i un nouveau dialogue en faveur de la justice.Cela ne signifie pas pour autant,que cette politique sera moins conflictuelle que celle de la guerre froide. Certes, il y a eu des morts Manhattan, mais il y en a aussi en Irak ou en Palestine, ou provoquées par la mondialisation. Ces morts sont si dérangeüntes qu’elles ont présenté ces dernières années un dilemme critique à la classe dirigeante des deux côtés de l’atlantique,i savoir comment poursuivre la gloire sans le meurtre, la richesse sans la pauvreté, et la démocratie sans l’usagede la force. II Depuis que la guerre contre le terrorisme a commencé, le monde politique semble avoir effectué 1 x saut périlleux. La distinction entre terreur et terrorisme, entre régime colonial et constitutionalisin.e,contrôle et liber&, ou sécurité et démocratie est sur le point de disparajtre dans ce inonde à l’enyersde la politique. Non seulement il est important de rappeler les distinctions aux politiques,mais il faut aussi dans cette perspective retrouver les origines de la stratégie consistant L les effacer. I1 est donc nécessaire de revisiter l’&poque coloniale pour I24 remettre le sujet en perspective. C o m m e nous le savons, le régime colonial a consisté la plupart du temps en un mélange de terreur et d’invention des rouages d‘un gou- vernement responsable ; la :erreur était un fait physique. S’appuyantsur ce fait,la stratégie de la puissance coloniale consistait à appeler terroriste toute opposition à sa loi,en particulier l’oppositionvenant d’en bas et d’opposer ses normes de (( gouvernaiice responsable )) aux méthodes terroristes de ses opposants. La combinaison de ces deux techniques a conrribué au succès du régime colonial. La genèse du droit colonial montre également que ce droit n’était pas, pour reprendre l’expression d’lmmanuel Kant,un chemin vers ((la paix perpétuelle n, mais au contraire un outil de guerre perpétuelle. Dès le départ,le droit devait combiner la responsabilité ((( gouvernement responsablen) avec la sanction constitutionnelle du pouvoir extraconstitutionnel.En d’autrestermes, la double stratégie consistant à terroriser les sujets et à stigmatiser l’opposition i la loi coloniale comme érant inspirée par la terreur a reçu une foi-meconstitutionnelle. La constitution était établie par des moyens extraconstitutionnels,dans lesquels les formes coloniales de violence jouaient un rôle essentiel. La forme légale de la loi coloniale avait toujours pour tâche d’expliquer ou de cacher la violence fondatrice,le moment fondateur de la loi.Toutes les dispositions sommaires,mesures d’impu125 nité, pouvoirs spéciaux, et lois extraordinaires avaient pour tâche de sanctionnerla violence fondatrice,en plus de combattre la protestation, la révolte,et la rébellion.La terreur et la loi allaient de pair dans la création d‘une ( (gouvernance responsable ». C’est ce que j’ai appelé l e constitutionalisme colonial. Le discours sur la terreur recevait ainsi une forme légale en m ê m e temps qu’iltirait sa force d’actes réels de terreur. Au vu de tout cela,il convient de se rappeler que c’était la loi qui déterminait ce qui était considéré c o m m e de la terreur et des actes de terreur, et c o m m e différent des actes du gouvernement responsable. Par conséquent tout étrange que cela puisse paraître,mais pas si étrange quand on se souvient que définir la terreur a toujours été principalement une tâche légale, qui cxclue le dialogue avec toute opposition aux méthodes du pouvoir dominant,au motif qu‘ellene respecte pas le monopole de i’état sur l’utilisationde la force.La loi et les actes de terreur allaient ainsi de pair à l’époque coloniale.La transition postcoloniale n’a connu aucune discontinuité en ce qui concerne cette double stratégie,mais elle a cependant subi un changement important dans la forme. En raison de la légitimité de l’étatnation et du nationalisme maintenant fermement établis avec l’arrivée de l’état postcolonial, l’opposition au pouvoir dominant s’est répandue,car cetce opposition peut prendre partout une 126 forme nationale,forme la plus particulière et pourtant la plus universelle ; de m ê m e la politique et la démocratie se sont étendues. Dans cette situation,il n’estplus suffisant pour le pouvoir dominant de dire que l’opposition a recouru à la terreur,il est nécessaire pour l’étatde construire une théorie de la terreur, le ((terrorisme D, pour donner une dimension idéologique à la guerre dans laquelle l’étatest engagé contre son opposition.Le développement du discours légal pour la construction d’une véritable théorie du terrorisme est évident dans tous les pays d’Asie du sud,mais c’esten Inde que ce phénomène est le plus évident. Il en a toujours été ainsi ; A l’époque romaine la loi tenait la philosophie par la main, pendant la longue époque où régnait la loi naturelle c’était aussi le cas et maintenant, à l’ère de la loi positive, définir la terreur et gouverner légalement sont devenus les tâches jumelles de l’État. La terreur,la loi et la guerre constituant un domaine spécifique du pouvoir,il est important également de voir comment les armes appropriées sont déployées. Par appropriées,je veux dire appropriées à cette guerre,à cet exercice législatif,à cette tâche de créer la terreur.Alors que les stratèges parlaient de RMA (révolution dans les affaires militaires) et de son incidence sur la guerre et la forme du pouvoir,une autre révolution dans les affaires militaires se produisait partout dans cette région et 127 ailleurs ; à peine remarquée et à demi comprise. Cettc révolution était plus directe, plus succincte,et plus rentable. La terreur est devenue démocratique.Soil monopole est maintenant sérieusement remis en cause. Savoir qui tue qui,quand,où et par quels moyens est devenu dans ce contexte de double révolution dans les affaires militaires une des questions cruciales de notre temps. La géographie de la peur et de la terreur détermine ce qui demeurera,pour emprunter les mots céltbres de Paul Virilio,comme ((le ciel ouvert )>,ou aussi la terre ouverte,et les eaux ouvertes.Poignarder,brûler, suicider, noyer, étrangler, couper, hacher, éventrer, pendre, fusiller,transpercer,empoisonner,décapiter,isoler,incarcérer,enchaîner,bander les yeux,priver d‘eau et de nourriture,faire sauter,assiéger et autres formes innovantes de châtiment exemplaire - tous portent la marque d’une la géographie de la terreur. La méthode appropriée est choisie en conséquence.Là encore on voit l’importance de la loi pour légitimer le choix de la technique de meurtre. De même la loi internationalehumanitaire légitime certaines méthodes pour provoquer la terreur et en interdit d’autres.L’histoire de l’Inde après l’indépendance regorge d’exemples de légitimation de techniques de meurtre. Maintenant, alors que tous nous attendons le dernier stade de la guerre où la société sera complktement polarisée (les actes de terreur ne sont que des signes 128 avant-coureurs de ce point culminant et le terrorisme n'est qu'une conscience fausse de cette réalité exprimée en langage juridique), la politique de la justice doit poser les trois questions suivantes : Est-ce du problème du terrorisme que nous devons nous occuper, ou du rôle que la terreur joue pour la forme dominante de la politique ? Pourquoi le dialogue est-ilécarté c o m m e méthode de règlement des différends au motif que ce n'est pas la ((terreur ))qui est l'ennemie de la démocratie,mais le << terrorisme )), avec lequel aucune réconciliation n'est possible ? Enfin,si la loi continue d'ktre pertinente pour définir le terrorisme et les façons de le traiter, comment la justice dialogique peut-elle faire face i la réalité de la loi, de la souveraineté et du pouvoir punitif et définir une éthique politique alternative de la négociation et d u dialogue pour une justice minimum ? Essayer de répondre 5 ces trois questions de notre histoire politique,nous permettra également d'éclairer deux des problèmes les plus difficiles de notre temps,à savoir : Premièrement,redéfinir la problématique de la sécurité en dissipant les sentiments d'inquiétude, de peur, voire de terreur qui entourent le concept de sécurité. Deuxièmement, comprendre le hit étrange que le génocide (massacre de masse) et le terrorisme (massacre sélec129 tif) produisent la même hystérie et traduisent la rnême pathologie de la société - une société hystérique,qui a oublié la bonté,qui est animée par l’espritde vengeance, une société libérale le jour et hystérique la nuit.La politique récente dans de nombreuses régions du monde montre les temps hystériques dans lesquels nous vivons. Les futurs historiens diront que l’cc époque du terrorisme )) à la différence de 1’« époque de la terreur ))fut aussi une époque d’hystérieparce que ce que Foucault a appelé la ( (forme pastorale du pouvoir ) ), qui reposait sur une combinaison d’attention et de punition, s’est décomposée. O n s’étonneraprobablement moins que le chroniqueur contemporain du fait que les pays les plus démocratiques du monde étaient éçalement les pays les plus développés en termes de discours légal sur la terreur,de techniques de terreur et de contre terreur,et faisaient de l’hystérie une partie intégrante de la démocratie. L‘opinion actuelle, qui esc en réalité issue du néoréalisme et de la néo-éthique,veut que l’efficacitédes institutionssoit le chemin obligé pour parvenir 2 réaliser une adéquation entre pouvoir et responsabilité mais, si l’onveut aller plus loin,il faut repenser complètementla relation entre ces deux notions.La responsabilité est censée accompagnerle pouvoir mais,comme le montrent les expériences du siècle dernier,ce sont ceux qui sont sans pouvoir qui ont fait preuve de responsabilité, et leur 130 conduite responsable a produit une nouvelle façon d'appréhender le pouvoir qui se distingue nettement de celle du pouvoir dominant.L'Afrique du Sud en est un exemple. Plus proche de nous,l'expérienceNaga, ou le comportement musulman face à la menace presque fasciste d'une politique indoue excluant la minorité,ou encore le comportement récent des tamouls au Sri Lanka en sont aussi des illustrations. Si l'on considère les expériences récentes que les sans-pouvoir ont faites de la responsabilité, il apparaît que le projet de reconstituer des empires en rendant le pouvoir plus cohérent,et donc plus efficace, par des moyens institutionnels est définitivement mort (rappelons-nousdans ce contexte notre expérience des grandes réformes de l'empire colonial en Inde pour inventer les rouages d'une gouvernance responsable). I1 est donc nécessaire,au moins pour l'instant,de s'accommoder dune non convergenceirréductible du pouvoir et de la responsabilité, donc d'une histoire, de lois, et de comportements différents ; et cela,non dans le contexte d'un pouvoir impérial illimité, mais dans le contexte d'un pouvoir que l'éthiquede la responsabilité interroge et limite. L'incapacité de l'administration coloniale à devenir responsable envers le peuple et l'incapacité presque totale du gouvernement actuel à répondre aux désirs et aux demandes du peuple sont le signe de l'ef- 131 fondrementde ce que j’ai appelé ailleurs le (( coiistitutionalisme colonial )). C’està n’enpas douter cette grande histoire de la souveraineté qui a encouragé chez nous la conviction que la responsabilitéallait de pair avec le pouvoir,en particulier lorsqu’ils’agitd’unesouverainetéet d’un pouvoir constitutionnels. Cependant, pour comprendre pourquoi les constitutions n’ontpas réussi 2 produire de la responsabilité, il nous faut analyser comment le pouvoir politique moderne est organisé au niveau de l’état et au niveau mondial aujourd’hui. La responsabilité provient d’une certaine familiarité, une responsabilicé familiale en quelque sorte, ce qui signifie également l’exclusion de ceux que l’on connaît si bien que l’on n’en veut pas comme membre de la famille. Mais un état n’est pas constitué par les membres d‘une famille, sinon il ne serait pas nécessaire. Pour construire un état il est nécessaire d’inclure ceux dont on ne se sent pas proche dans la société,ceux envers qui on n e voudrait pas être complètement responsable. En résumé,je soutiens donc que la responsabilité ne doit pas être considérée comme une notion essentiellement légale,mais comme l’oppositionéthique à une souveraineté légale qui a rendu le pouvoir irresponsable. Les notions de droits,de devoirs,d’autonomie er de citoyennett,vont à l'encontre des demandes de responsabiliré, de justice, et d’éthique de l’obligation réciproque. L‘historien constitutionnel espagnol Bartolomé Clavero montre commeiit la (( loi de la liberté jt qui a défini le moment constitutionnel Euro-Américain au dix-huitièm e siècle contenait eii elle-mémedès le départ des principes d’exclusionqui ont permis de définir qui doit être libre et dans quelle mesure et donc de définir légalement la communauté des homines libres,envers qui seulement l’étatserait responsablede sa conduite.,’ D’où la question cruciale : qui impose la norme et la charge de la responsabilité,et à qui ? Et,si le pouvoir est remis en cause par l’éthiquede la responsabilité,l’éthiquen’est-ellepas ellemême souvent délimitée par le pouvoir ? La situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement au début de ce siècle nouveau est marquée surtout par la politique et la loi des grandes puissances. Exactement c o m m e il y a cent cinquante ans quand des états,non contents de faire respecter la loi et l’ordre et de mettre en place des réformes, attaquaient ceux qui n’adoptaient pas une forme de gouvernement responsable 4.Je remercie Rada Ivekovic de m’avoir fait connaître cet essai cxtraordiiiaire de Bartolome Clavero, (< Freedom’s L a w and Oecoiiomical Status - The Euro-American Consrirucional Momrnt iii die 18th Ceiirury ), (conférence au départerneiic d’hiscoire ct de civilisation de l’institut universitaire europteii, Fiesole, Italie, 25 févrirr 2002). 133 (rappelonsnous le mépris de la Grande-Bretagnepour la Turquie ottomane et l’attaque virulente de Gladstone contre le régime ottoman), tout en se dotant d‘armées énormes et en lançant des guerres interventionnistes.La m ê m e situation se reproduit aujourd’hui permettant à un (< Henry Kissinger toujours en vie et jubilant )i de remarquer (( c’est ce qui s’est produit de mieux depuis le dîner de Metternich avec le Tsar )i.’ ~~ ~ 5. Milce Davis. ‘<The Flames ofNew York », New Le$ Reuirzu, 12, novembre-décembre 2001,p. 50. I34 Homo homini lupus : une destinée inévitable ou comment travailler pour dire non Marcelo N.Vifiar À Alain Resnais et Jean Cayrol pour leur Nuit et Brouillard La torture dans le monde actuel Il y a déjà quelques années, Maurice Merleau-Ponty remarquait,dans Humanisme et Errezir,que la médecine et la torture gardent encre elles une affinité topique dans la mesure où elles investissent et colonisent l'espace intim e du corps sensible d'un être humain : la première pour le sauver,la deuxième pour le détruire. La seule possibilité de relier par la pensée des notions aussi contradictoires que la médecine et la torture provoque la stupeur,mais elle permet,par contre, de cerner 135 l’émergence nodale de cet espace d’intimité habité depuis toujours,de façon virtuelle et potentielle, par des craintes ancestrales telles que la terreur de la douleur infinie. N o n pas tant la peur de mourir, mais quelque chose de plus pénible,la peur de l’agoniesans dénouement,qui est une figure universelle des mythes, des phobies enfantines,des contes pour enfants et de quelques mythes religieux. Un universel qui nous habite depuis notre naissance jusqu’ànotre mort. La maladie et la torture actualisent et rendent manifeste cette virtualité que nous connaissons depuis toujours ec qui était la, à marauder autour de nous, à nous harceler en silence.Elles mettent en évidence l’assise qui constitue le fonds de la condition humaine : un corps sensible et la parole qui l’exprime. Mais,s’ilest vrai que La menace et Lhbomination anbantissentdans les deux cas Le bien-être assu~bpnrLe sentiment dëtw vivant, Lhngoisse devant La pimimité des Parques nést pas ln inênie. L‘iwuption de la maladie déclenche le conzbat contre L’inconnu dans notre destin, convoque La volonté des dieux male@pes quifont trébzicher La mison en tant que causaLité ordinaire. En wuanche, la présence de noti-e entourage non seulementse$it sentiî.davantage mais eLLe devientplus tendre et plus soLidaiî.e,ce qzii le rend encore plus hunznin. 136 Aux antipodes, la tortum institutionnalisée démolit le réseau socialqui nous soutient en tant quëtres humains.La cause en est claire et identz$able :ce sont nos semblables qui nous transformenten animaux traquhet efiayés ;c’est leur volonté triomphanteet awozantequi nous enfincedans la soufiance interminable.<(Vous devez mourir ou subir le martyre interminable parce que vous appartenez à una autre race, à une autre religion ou à un autre courant politique.Vous, ce qui est à vous,votre famille, tour ce que vous avez été ou ce à quoi VOLE avez cru, tout cela deviendra poussière n. La soufiance causéepar cette rationalité irrefkable, la certitude indiscutable et délirante de cette afirmation du pouvoir produit una angoisse quej’estimespéczjque et sans parallèle,qui est indicible mais désormais ineffaçablepour laplupart des suïvivants.Source indéniable d’une runcceur qui seprolongerapendantplusiairs générations. Face à la massification de la barbarie et à l’utilisation médiatique de l’horreurcomme spectacle,il est nécessaire de retrouver le caraccère essentiel de l’intimité.I1 faut pouvoir préserver la singularité de la souffrance et de ses antidotes,identifier la façon dont chacun succombe OLL s’en défend. L‘univers statistique, dont l’étendue est monstrueuse, doit être dénombré cas par cas. Dans I’opprobre extrême,un seul Etre humain est toute l’humanité, 137 à la fois unique et distinct,représentantet porte-parolede tous. Comprendre ce phénomène est essentiel dans un centre de soins et de soutien pour les victimes. La réponse à la souffrance extrême est aussi diverse que l’idiosyncrasie de l’homme.II n’existepas - il ne doit pas exister - de syndromes ni de traitements standard. Si cela arrive assez fréquemment d‘ailleurs -, il en résulte un espace de simulation et d’imposture. C’est cette zone de secret et d’opacitéau coeur de ce qu’ily a de plus intime et de particulier dans soi qui se voit menacée et investie par la torture,dans la mesure où celle-cicrée une instance à la limite avec la folie : ((Je ne serai plus le m ê m e ... je serai quelqu’un d’autre... inconnu... pourrai-jem e reconnaître ? )) Ce fantasme de la métamorphose du psychisme, de sa désagrégation et de sa destruction,devient épuisant. Le protagoniste de 1984,de George Orwell,et sa soumission à Big Brother sont une représentation paradigmatique des effets de la terreur. Cette définition de la torture à travers ses effets m e semble plus véridique et plus éloquente que sa définition pragmatique au moyen des instruments de supplice physique et moral. Réplique actuelle du désarroi originaire qui nous fixe en tant qu’humainsen une dépendance extrême,en une 138 déréliction que nous ne traversons avec succès qu’au milieu des soins amoureux (nourriture et regard, parole et affection) de notre entourage,cette réédition de l’état de dénuement initial, déclenchée par la douleur du corps,voit l’autrede la médecine se présenter en sauveur, celui de la torture en monstre meurtrier qui rit triomphalement devant nos gémissements. Dans un passage inoubliable,Primo Levi évoque le moment de son entrée au camp de concentration, son regard qui croise celui du médecin qui s’occupaitde son admission,le docteur Pankow.U n seul instant fut suffisant pour lire un message dans les yeux de celui-ci:(( Tu es un sous-homme)). Quelque chose de semblable hante les pensées du candidat à la torture, du prisonnier qui attend le martyre. Suis-jeun traître ? Suis-jeun héros ? Comment mourir pour éviter l’agonie ? Peur ancestrale que nous connaissons tous depuis les nuits de notre enfance er de nos phobies enfantines,qui s’actualisent devant i’imminencede la torture.Peur qui est active et efficace pour rendre encore plus fou,m ê m e avant que commencent à agir les dispositifs spécifiques prévus pour provoquer le marryre et l’humiliation.D’où la fatuité arrogante des appareils répressifs, la meurtrissure de leurs arguments d’efficacité pour briser l’ennemi. 139 C’est à partir de cette perspective que je veux aborder la question d‘une déviation habituelle, celle de la victimologie et de la médicalisation qui,s’en remettant à un altruisme niais, séparent et alitnent le torturé de sa condition de citoyen,de sa condition de semblable et de d e r ego. La torture n’estpas Line maladie du torturé,c’est un mal endémique de la civilisation, qui croît et se répand avec le progrès c o m m e n’importe quelle technologieperfectible et robotisable,c o m m e n’importe quelle industrie. La torture moderne, remarquait Michel de Certeau, n’est pas un barbarisme retardacaire mais un besoin du pouvoir dans la société moderne, son revers abject mais nécessaire.((Je ne suis pas un malade mais l’expression de mon époque )), s’exclamait David Roussett. D e là aux descriptions des symptômes du Post Trdunznt-ic St-ress Synchome il y a un abîme, celui de l’aseptisation de la salle d’opération. *** Parler de la torture ne revient donc pas à parler de victimes et de personnes atteintes, de leurs stigmates et de leurs séquelles,mais à se servir de leur témoignage et de leur humanité pour dénoncer un ordre social qui ne peut baser son existence et sa survie que sur la destruction du Semblable.Pour écouter un torturé et essayer de le com140 prendre en tant que personne, il faut oser se pencher sur l’ordre oppresseur qui l’a détruit. Non seulement pouiguérir ses blessures mais pour le restituer à un ordre humain et à sa condition de Semblable. << S i le bourreau est une abjection,la condition de victime n’en vaut pas davantage. Ce qui est proprement humain chez celui qui est destiné à l’abattoir c’est sa résistance presque insensée et presque impensable, c’est son obstination et son effort inédit pour continuer à être lui-même et ne pas s’accommoderde la place assignée à la victime. Le travail de subjectivation réside dans la lutte entre la place assignée et la place assumée », signale Alain Badiou’. *** Si l’intimité du corps sensible est ce que chacun de nous a de plus secret et d’opaque - ou l’oxymore de ce qu’ily a en nous de plus personnel et de plus étranger -, parler en public de la torture et du torturé n’est pas une opération simple ou innocente,car elle subvertit la barrière entre notre intimité et le public. Le caractère réservé du témoignage ne peut être perverti sur la scène publique du spectacle. 1. Interview à Alain Badiou (traduction libre). 141 Cela prête souvent à de faux pas et à des erreurs honteuses. C’est pourquoi Imre Kertész achi-veson livre Sans destin sur la figure émouvante de l’adolescentjuifqui sort du camp de concentration et se retrouve à son retour dans l’impossibilité de communiquer avec ceux qui I’accueillent, impossibilité qui se manifeste autant par son mépris envers ses vieilles connaissances que par sa rage lors de la rencontre avec le journaliste humaniste. Cette figure de l’incompréhensionentre ceux qui ont vécu l’horreur et les autres hantait aussi Primo Levi et Robert Antelme. Métaphore de deux mondes incommunicables,sans amalgame possible, d’une hétérogénéité radicale qui nourrit la surdité entre le monde des personnes atteintes et celui des soi-disant indemnes et qui a amené Michel de Certeau à s’exclameravec une simplicité éloquente : ( ( La torture : on ne veut rien en savoir, on ne peut y croire non plus D. Surdité active,dangereuse d’une part, car elle enferme le souffrant dans un ghetto ; indispensable d’autre part,car personne ne peut vivre seul dans la mélancolie, étouffk par ce qu’ily a de plus abject dans l’action humaine intentionnelle et méthodique. Voilà pourquoi Antelme réclamait (< l’invention )) pour rendre compte de ce qui s’est passé. II y a des réalismes puérils et obscènes. O n croit d‘habitude quc c’estle martyre physique qui organise et qui explique la torcure. Le raffinement de la 142 cruauté dépasse la description des dispositifs techniques exposés dans les musées sur la torture (les plus anciens de ces dispositifs font partie d'expositions itinérantes que j'ai vues dans des capitales européennes ; parmi les plus modernes,le meilleur est le manuel pour l'interrogatoire des subversifs diffusé par l'école de Panama du Commando Sud de l'Armée des États-Unis),ceux-cin'étant que de simples ressources instrumentales.Leur but est de transformer la victime en une caricature et un déchet de lui-même,une simple marionnette dans les mains de la volonté omnisciente et omnivoredu dispositif tortionnaire,métamorphose que i'un de nos patients a nommée ((la démolition )). Comment nommer le chemin de retour,celui de la réparation de la dignité et de la condition humaines,raison d'être du présent Colloque et du Centre qui l'accueille ? *** Les effets de la terreur C'est dans le roman policier que Freud puise une phrase que son génie saura travailler par la suite : ((II est plus facile de commettre un crime que d'en effacer les traces N. Un raisonnement analogue peut être appliqué à la torture systématique dans le monde moderne. 143 Dans les moments culminants de l'histoire, pouvoir et contre-pouvoir jouent non seulement d'arguments, d'intrigues et de batailles mais d'actes monstrueux. La torture sophistiquée et systématique et la disparition deviennent des événements extrêmes et essentiels de ce processus.George Bush et Vladimir Poutine parviennent au fauteuil présidentiel depuis leur poste de directeurs à la CIAet au KGB,curieuse coïncidence dans ce saut de la police secrète jusqu'à la tête du gouvernement des nations les plus puissantes du monde. Plus tard, c o m m e le dit la sagesse rabbinique,Dieu lui-méme ne peut modifier le passé. Lors des processus de réconciliation qui succèdent aux convulsions de la guerre intérieure ou internationale,la vérité et la justice sur les événements passés subsistent longtemps c o m m e la difficulté majeure à résoudre. Dans les communautés atteintes,la mkmoire sacraliséede l'ancêtre souillé sépare les indulgents - qui demandent la paix et la réconciliation - des faucons, qui demandent ce que d'aucuns appellent la justice et d'autres la vengeance. Dan BarOn,psychologue israélien qui travaille à la frontière avec Gaza et qui a promu le dialogue entre les enfants et les petits-enfants des criminels nazis et les enfants et les petits-enfants de la Shoah, raconte que deux parents,un juifet un palestinien, qui avaient perdu leurs fils pendant la guerre, rksussirent à dialoguer.Suite à cctte rencontre, I44 tous les deux furent expulsés de leurs communautés respectives,expulsés et parias au milieu des leurs. Que dirions-nousd‘eux ? O u bien,que pourrions-nousdire de nous-mêmes- à Paris ou à Montevideo - à partir de l’anecdoteque je viens de raconter ? L‘écart n’est pas seulement géographique ; il n’est m ê m e pas culturel, encore moins ethnique ou économique.Tout individu n’est pas le même en état de paix ou en état de guerre.C’est cette métamorphose du Sujet collectifqu’il faut chercher à comprendre.Je reviens aux pages finales de Sans destin de Kertész, au cours desquellesl’adolescentjuifqui retourne du camp de concentration rencontre sa famille et ses amis qui n’ontpas vécu cette expérience ainsi que le journaliste humaniste qui veut en faire une histoire exemplaire et publiable.Kertész fait preuve de son génie dans ce passage où il montre qu’iln’existepas de langage commun,qu’iln’ya pas de commune mesure ni de possibilité de traduction juste entre le code de la parole civilisée telle que nous l’utilisons en ce moment et le code qui circule dans le monde concentrationnaire. Là notre langue n’existe pas, ici l’horreurse déguise en métaphore communicable. O n peut lire Kertész aujourd’hui,ou avoir lu Antelme et Levi il y a quelques dizaines d‘années,l’idée centrale reste la méme : l’indiciblede l’expérienceles poursuit et les hante ; elle hante à jamais ceux qui ont subi I’expé- 145 rience inhumaine d’avoir été détruits par d‘autres êtres humains dans un geste intentionnel et méthodique. L’indicible devient urgence de témoigner et de transmettre. Témoignage qui est message testamentaire et engagement ultime pour se rattacher (selon les mots &Antelme) à l’espèce humaine, et qui doit donc être inscrit impérativement en tant que legs. C’est le problème que Hanna Arendt essaye de mettre en évidence, avec sa perspicacité habituelle, dans Eichmann à Jirusalem ou La Banalité du Mal, Le Çonctionnaire meurtrier n’est pas un monstre méchant, c’est un imbécile quelconque - c o m m e pourrait l’être tout un chacun parmi nous placé dans l’engrenagesinistre du KGB ou de la CIA. Le c o m m u n des mortels répondrait avec l’efficacité bureaucratique de parfaits assassins, au n o m du bien et contre le mal.(Nous héritons d’ailleurs du marketing et de la clientèle que Bush et Saddam Hussein nous laissent en héritage pour quelques bonnes décennies encore). Comment renverser cette entropie qui nous transforme en atomes anonymes dune masse qui ne pense pas et qui n’agit que si elle est poussée par le charisme de ses leaders ? La solution la plus facile et recommandable serait : Chantons sous l’occupation)>. Sous l’occupation nazi tout c o m m e sous les dictatures latino-américaines,I’hor- ( ( I46 reur a été, pour un secteur important de la population, un fait marginal pouvant être éliminé de l'esprit.(( U n détail au cours de l'histoire N, selon la phrase célèbre d'un politicien français à succès. L'idée de l'horreur est insupportable à l'esprit - la bourgeoisie et l'intellectualitéprogressiste ne peuvent faire autrement que de la méconnaitre pour pouvoir vivre avec la misère du tiers monde. L'esprit tend à tempérer et à abolir le problème - à estomper son impact -, parfois m ê m e à évoluer jusqu'à l'indifférenceet l'anéantissement qui nous conduisent à la fausse rationalisation d'un fatalisme historique,d'un ordre naturel des choses, celles-ci étant ce qu'elles sont parce qu'elles ne peuvent pas être autrement.Ce mensonge nous rassure ou nous anéantit dans la routine de notre vie quotidienne.Pour travailler sur ces questions,il faut être en quelque sorte un fou illuminé- je ne sais plus si je dois signaler ce trait avec orgueil ou avec pudeur. Il y a quelques années, Michel de Certeau faisait de ce paramètre de la rnéconnaissance et de l'ignorance active une charnière de sa réflexion et de sa dénonciation.La société bien pensanre est incrédule : sur la torture,personne ne veut chercher à savoir,personne ne peut y croire.JorgeSemprun a hésité 40 ans avant d'écrire L'écriture ou La vie. *** 147 Comment faire la différence entre violence mortifire et violence révolutionnaire et fondatrice ? Les limites entre ces deux notions n'ont jamais été très précises, encore moins en cecte époque présente aux idéaux ambigus.La seule précision semble venir de discours aliénés et puritains, tels ceux de Bush, Hussein, Sharon, les Ayatollahs ou n'importe quel autre fondamentalisme illuminé.La fonction militante d'un centre comme celui où nous nous trouvons - à partir de l'idéologie qui I'anime et qui lui donne de sa force - est de résister à la simplification binaire entre le bien et le mal. Traumatisme historique vs. médicalisation Dans notre pratique thérapeutique,nous savons bien que la manière de nommer les faits n'est ni accessoire ni innocente mais que, tout au contraire, la nomination étaye la façon de voir les choses et organise la nature des faits ainsi que les objectifs du processus thérapeutique.TI n'y a pas de simiologie ni de description objective ; en revanche,chaque perception est déjà,selon Cassirer, une organisation du champ et donc une interprétation. La névrose traumatique est un terme qui prétend désigner le dérèglement n'un appareil psychique qui demeure captif et enfermé dans l'horreur de la violence du trauma,sans réussir i faire la séparation et la disso- 148 ciation nécessaires entre le temps passé et le temps présent. Ce psychisme demeure ancré et figé à jamais dans un passé et interrompt la continuité du mouvement infini de la métaphore inhérente au fait d‘être vivant. Névrose donc, m ê m e si I’adjecdtraumatique y ajoute que l’étiologievienr de l’extérieur,du social violent et non de la scène intime de I’CEdipe. Nous soinmes les héritiers de cette taxonomie déjà admise, la notion bien connue de névrose traumatique et/ou névrose de guerre, laquelle s’ajoute maintenant vive I‘anglophonie ! - l‘expression Post Emmatic Stress, ou Syndrome du Survivant. U n e terminologie qui prétexte une description objective et objectivante organise bien les choses : il y a des malades,il y a des gens qui souffrentet il y a des citoyens et des thérapeutes au bon cœur prêts à les aider,à les traiter, mais qui sont eux-mêmes indemnes de cette maladie du XX‘ sikle, de l’horreur de la guerre et de la torture sophistiquée,qui sont concernés par la solidarité tout en n’étant pas acteirirs pai le Mal.NOLIS savons bien depuis Foucault à quel point la tLxonomie réussit A définir l’organisation d’unchamp panoptique. I1 existe une certaine complaisance réciproque entre la victime et son thérapeute selon laquelle, du fait qu’il y a un indemne, le lieu de l’indemnitédevient le fétiche qui exorcise la possibilité de ce cancer du lien çocial. 149 Mais l’horreurde la guerre,du génocide et de la torture, à qui appartient-elle? Aux victimes ou à l’espècehumaine ? C o m m e n t puis-je avoir la certitude, comment pouvons-nous avoir la certitude que ce qui se passe aujourd’huien Yougoslavie ou à Gaza,ou que ce qui se passait hier à Montevideo,au Chili ou au Brésil,il y a quelques dizaines d’années en Turquie, avec les arméniens, ou pendant 2000 ans avec les juifs et la Shoah n’aura pas lieu demain chez nous ? L‘Uruguay était la Suisse de l’Amérique, nous n’avions jamais songé que cela allait nous arriver,car nous avions effacé et oublié le génocide des indigènes. Ce que j’essaie de transmettre prétend aller au-delà d‘un message pamphlétaire et émouvant. J’essaiede mettre en évidence une notion qui me semble inédite pour appréhender l’instancetraumatique dans la violence politique. C e n’est pas la maladie de l’appareil psychique et du soma de quelqu’un (ça l’est aussi évidemment) ; il faut,bien au contraire,inscrire cette souffrance dans l’histoireet dans une pandémie de l’humanité. Ce tournant n’est pas des moindres : le sentiment d‘être un malade isolé n’est pas du tout pareil à celui de se savoir un atome faisant partie de l’espèce humaine. C’est dans la situation thérapeutique que se met en place l’alternativeentre la réception du traumatisme et la recherche de protection dans la position panoptique,avec son corollaire stigmatisant et ses bénéfices secondaires. 150 Sentir que notre appartenance à l’espècehumaine est menacée, tel était le cri d‘hitelme à sa sortie de Dachau, dans son délire toxique provoqué par la faim et la dysenterie, lui qui ne voulait pas perdre - une fois guéri - la lucidité que seul son délire lui permettait de garder. Une maladie de la civilisation Ainsi,comme le signale Michel de Certeau,penser et dire la torture et le génocide impliquentun nouveau statut de la parole dans son rapport avec la cruauté et inaugurent une nouvelle dimension de la fonction politique de la parole. I1 n’y a pas de relation directe et réciproque entre la matière discursive et sa fonction,d’une part, et une opération d’exterminationde l’autre. Aujourd’hui,il ne nous appartient pas de décrire et de dénoncer l’horreurcar il n’est ni bon ni nécessaire, pour ceux qui la connaissent, de se complaire dans le tressaillementde son évocation voyeuriste ni dans le ressassement traumatique et inutile d‘une parole cathartique et répétitive. C o m m e il n’est pas nécessaire non plus de raconter la scène sadique pour ce secteur social qui ne peut y croire ni ne veut savoir. Notre défi est donc de créer un écart, la distance requise entre le frisson de l’horreur et la réflexion et le récit sur celle-ci,geste qui nous permettra d’approfondir 151 dans la compréhension d’unlieil structurel entre I’événement social violent et son effacement ou son déni. C’est dans cet enjeu - de recherche signifiante - que je place la raison d’être de nos rencontres,de nos colloques et de nos congrès. Nous essayons alors de nous décentrer par rapport à cette guerre entre les militants de la mémoire et les trafiquants de l’oubli,non pas pour renoncer à l’engagement éthico-politiquemais poussés par notre certitude (peutêtre est-ce du fanatisme) que la seule appréhension d’un angle de la vérité humaine ouvre la voie au changement, que seul un discours compréhensif dépasse i’aporie des positions divergentes ou opposées et permet la transformation. C o m m e n t comprendrela coexistence et la confrontation,au sein de la société,de la reconnaissanced’une part et du déni de l’abjection,de la terreur et du génocide d’autre part ? Commençons par nos antipodes : obstination & nier ou à banaliser, c’est-à-direA supprimer ou à rendre anodin et élémentaire ce qui nous semble substantiel et fondamental dans l’histoirede notre temps, ce qui est pour nous un opérateur décisif dans la sauvegarde de notre identité et de nos projets collectifs. i 52 Première constatation : le drame se joue toujours au présent et au futur, ce n’est nullement une nostalgie eschatologique. Décider du caractère non thématisable,oubliable et sans conséquence de ce sujet constitue Lin défi à la compréhension historique dans ses aspects autant politiques que scientifiques,à la frontière de savoirs et de discours divers. Ne nous laissons pas aveugler par le scandale du déni, par une falsification qui n’est pas seulement une profanation des mémoires mais qui menace notre présent et notre avenir en tant que communauté humaine. Réfléchissons sur certains effets et sur certaines conséquences de ce déni. L‘affirmation de l’inexistencede l’horreur- par son déni ou par sa banalisation - n’est pas seulement une imposture mais l’affirmation d’un non-sens. C’est un événement dont l’existence est connue et escamotée. C’est donc !’affirmationde l’escamotage,non pas du silence mais de l’inscriptionactive d’un vide :l’abolition d’unréel accompli,qui supprime l’argumentationet, par là, la possibilité d‘inscrire sa signification. O n peut se rappeler ici l’argumentationlacanienne selon laquelle la suppression d’un échelon significatifdans la chaine symbolique revient sous la forme de l’hallucination. 153 I1 ne s’agit pas seulement de réfuter le mensonge intentionnel de la minorité qui veut effacer mais de rétablir la nature des événements dans leurs effets, non seulement par rapport à la vérité historique mais en vue de leur réinscription symbolique. L‘inscription de l’événement(nous appelons ici événement le génocide et la torture au moyen desquels les dictatures ravagent nos communautés) exige une conjonction entre les faits et leur signification.Elle exige une articulation et un entrelacement entre le sens et l’objectivation. L‘omission de cet échelon déterminant de la signification est un processus qui maintient d’autantplus l’imposturesur un crime du passé qu’elleinstalle l’amnésie active et le non-senscomme modèle de fonctionnement social et subjectif,c’est-à-direqu’elleentrave le processus métaphorique métonymique,qui doit être incessant et interminable.C’est seulement en rétablissant une véracité possible que l’onpeut parvenir à ouvrir la voie à de nouvelles séquences de sens. La restitution des mtmoires qui engage et qui resserre cette récupération du passé remet en mouvement - mouvement incessant et interminable qui est propre à la vie psychique et à la vie sociale - ce que l’amnésieactive poussée par la peur (peur non reconnue la plupart des fois) avait transformé en trou noir de l’omission signifiante. *** 154 U n e expérience historique en cours dont l’observation er l’analyse me semblent essentielles est celle que la Commission pour la Vérité et la réconciliation a entreprise en Afrique d u Sud, un siècle après l’expérienceabominable de l’upurtheid. Je ne connais pas cette expérience en profondeur ; en revanche,j’ai lu l’excellent travail de Charles Villavicencio : Neither too much nor too less justice (Nitrop ni trop peu dejustice). Les protagonistes de cette expérience ont compris que condamner en justice les coupables entraîneraitune poussée interminablede vengeance et que les lois d’amnistie et d’impunité eiitraîneraient un ressentiment durable. Ils ont choisi - je n’en connais pas d’autresantécédentsdans l’histoire - de faire confiance i la valeur symbolique de la parole. Chaque tortionnaire et chaque terroriste ne pouvaient avoir accès au droit de grâce et 5 l’amnistie qu’au moyen de l’aveu public minutieux et détaillé de leurs actes criminels. Des milliers d‘heures de procès publics ont été enregistrées et diffusées à la radio et à la télévision. Les coupables ont été exilés pour qu’ils recommencent ailleurs une nouvelle étape de leur vie et ils ont été exemptés de prison. Seul l’aveu assurait la grâce. Le destinataire de cette opération n’était pas l’agent individuel mais la transparence dans une société multiraciale dont les différents membres s’étaient haïs pendant un siècle. C’était désormais la société entière qui était concernée,sans déni 155 et sans démenti,dans un travail de uansferr et d’élaboration de ses fautes et de ses réparations. Nous abordons donc la problématique du Traumatisme Historique,de ses effets dans le psychisme et dans la culture de la guerre,de la torture et du génocide.Ce serait une erreur que de prétendre que le champ de la psychopathologie recouvre ces trois phénomènes de façon exhaustive. En adoptanr: ce point de vue, nous ferions de l’escamotage,au n o m d’une illusion généreuse mais simplificatrice de la science psychiatrique.Nous entrons dans une complicité dangereuse avec la société bien pensante,qui veut aider les victimes tout en méconnaissant l’essentieldu problème.L‘objet de notre recherche n’est pas seuhent la réhabilitation des victimes mais une pathologie du lien social : pourquoi,comment et jusqu’àquel point l’homme cesse de se voir et de se reconnaiti-edans le visage de son semblable et transforme celui-cien son ennemi.Dans l’étiologiedu génocide,la guerre et la torture ont porté non seulement sui-les individus mais sur la nature du lien social,qui concerne la communauté à part entière, sans clivage entre personnes indemnes er.personnes atteintes. En tant que psychanalystes,nous connaissons la Ion.gue péripétie qu’impliquentpour le psychisme de chaque individu l’émergence,la reconnaissance et la tolérance de l’altérité : reconnaitre l’existence de l’autre et lui perI56 mettre de se manifester dans sa propre spécificité - péripétie tortueuse et interininable dont nous ne venons jamais à bout en réalité. Mais il est très différent dassumer la reconnaissance de l’autre c o m m e un conflit et de donner cours à la pluralité que de transformer l’alter en alienus (l’autre en ennemi) et de valider sa destruction. Ce difficile travail inrérieur s’intensifieet s’élargitau sein des groupes,des collectivités et des mouvements qui prônent l’idéalde la pureté des origines et méconnaissent les aspects les plus féconds de l’évolution humaine, la pluralité et la diversité qu’entraîne celle-ci.La figure de lavictime et l’iriiensitéde sa douleur peuvent nous aveugler et nous empêcher de percevoir que la constitution de I’dtei et la reconnaissance de l’énigmedes origines (que le mythe de la pureté vient oblitérer) deviennent des points essentiels de la recherche, en tant que défi éthique,politique et épistémologique pour la prévention de la torture et du génocide. Voici ce que dit Jean Cayrol dans Nuit et BrouilLaud: Au nznment oilje vous parle, L’eau~nidedes marais et des ruines r-emplitle creux des charniers. Uneeaufraideet opaque comme nntr-e mauvaise mémoire. La girevr-es’est assoupie, un cil miljouvs ouvevt. Le crématoir-eest hors d’usage.Les r i m s nazies sontdémodées. Nei~niiLLionsde inurts hantent ce paysage. Q u i de nous veille de cet étrange observatoire p o u r nous uvertir dc l h r i v é e da nouveaux bourreuux ? Ont-ils vraiment un uutre visage que le nôtre ? Q u e l q u e purt purmi nous, il reste des kupos chanceux, des chej récztpérés, des dénonciateurs inconnus. Et ily U tous ceux qzii nj croyaient pas ou seulement de temp en temps. Et ily a nous, qui regardons sincirement ces ruiiaes c o m m e si le vieux monstre coricentrdtionnuire était mort soits les décombres, quifeignons de reprendre espoir devantc e z e i m a g e qui sëloigtîe,coinnae si on guérissait de lu peste concerztrationnaire, nous qui feignons de croire q u e tout cela est d'un seul t e m p s et d'un seulpnys et qui ne pensons pris à- regurder autour de nous et qzii néntendonspas qu'on crie sunsjn. Nain Resnais et jean Cayrol' ~ 2.Resnais,Alain i Cayrol,J a n .Nuit et Brodlczrd. 158 Présentation des auteurs Tanella Boni (Côte d‘Ivoire) Docteur d’État es lettres (diplornée de l’université Paris IVSorbonne),Tanella Boni est professeur de philosophie à l’universitéd’Abidjan. Le Professeur Boni est un membre de plusieurs réseaux de recherche en philosophie et sciences humaines. Professeur Boni est invitée à de très nombreux congrès dans le monde entier, elle travaille, entre autres, sur les questions relatives à la diversité culturelle et aux droits humains. Elle est aussi m e m b r e de l’Académie mondiale de la Poésie. Elle a consacré plusieurs ouvrages à la poésie,ainsi que des livres pour les enfants et des romans. Barbara Cassin (France) Philologue et philosophe,Barbara Cassin est directrice de recherches au Centre National de la Recherche Scientifique et Co-directrice de la collection I’Ordre phi159 losophique aux Editions du Seuil. Spécialiste de l'Antiquité et des rapports avec la modernité, Barbara Cassin cherche à comprendre les rapports entre la philosophie, dès les débuts présocratiques de l'ontologie, et d'autres disciplines :sophistique,rhétorique,littérature. Elle travaille actuellement à un Dictionnaire des intraduisibles en philosophie. Barbara Cassin est notamment l'auteur de Politiques de la mémoire )) et ((Analyse Herméneutique : le retour ou que dérange Syanley Cevell )>. ( ( Sophie Deletré-Doussau(France) Normalienne agrégée, Sophie Deletré enseigne la philosophie en classe de terminale et prépare une thèse de doctorat sur le don et le pardon à l'université de Saint-Denis (Paris VI~I). Léonard Harris (USA) Professeur de philosophie à l'universitéde Purdue,au D u Bois Institute foi. Apo-Anzeiicmz Reseal&, Harvard, 2001 - ; à l'université William Paterson, 2002-2003; à l'université d'iiddis Ababa, Ethiopia, 1998-1999.Il est I'editeur de Racism, I999 ; The Critical Pragmatism of Alain Locke, 1999 ; TI7e Pbilosopby o j Alain Locke: Hadem Renaissance and Beyond, 1989 ; Children in Chaos :A Pbilosopby fou Children Experience, 1991 ; et 160 Philosophy Born of Struggle:AnLhology oJ’Afio-American Philosophyfrom 1917,1983. Nora Rabotnilcof (Mexique) Professeur à l’Université nationale autonome de Mexico,elle est notamment l’auteurde Origeîz de la dialectivn negativa,En busca de un lugar commun dans le journal mexicain Liyectorias,Sociedad civil :esferapublicay democratizationin nmerica Intina :mexico. Ranabir Samaddar (Inde) Fondateur du Calcutta Resenî.ch Grozp C R G ’ de ~ ~son journal,le Refugee \Etch, Ranabir Samaddar a été professeur d’études sud-asiatiqueset le Co-fondateur du programme d’études de Paix à Katmandu, en Inde. I1 est connu pour ses critiques sur les problèmes contemporains de justice,des droits de l’hommeet de la démocratie populaire dans le contexte post-colonial,de nationalisme,de migrations,d’histoiredes communautés et des techniques qui restructurent l’Asiedu Sud.I1 a été membre de diverses coininissions et groupes de travail sur des problèmes tels que le dictionnairecritique sur la globalisation,le droit des minorités et ses formes d’autonomie, les techniques de modernisation et la santé et la sûreté.TI a récemment achevé une études en trois volumes sur le nationalisme indien,dont le dernier tome s’intitule A 161 Biography of the Indian Nation, 1347-1997(2001).Il est également l’auteurde Identity and Tights in contemporaiy politics, Refugees and the State (2003)Space, Territory, and the State (2002)and Reflections on Partition in the East (1997),et l’éditeur en chef de The South Asian Peace Studies Series. Ses travaux actuels portent sur la théorie et les pratiques du dialogue,et sur la question critique des politiques de justice et de réconciliation. Marcelo N.Vinar (Uruguay) Psychanalyste Marcelo N.Vinar est notamment l’auteur de nombreux ouvrages dédiés à l’étudede la torture, lui-mêmeen ayant été victime sous la dictature uruguayenne : E d et torture (I 989), Violence dztat etpsychanalyse (1 989) 162