L’Encéphale (2009) 35, 409—416 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.em-consulte.com/produit/ENCEP MÉMOIRE ORIGINAL Rôles spécifiques de l’anxiété trait et état dans l’apparition et le maintien des biais attentionnels associés à l’anxiété : état des lieux et pistes d’investigation Specific trait and state anxiety’s roles in emergence and maintenance of attentional biases associated with anxiety: Inventories and investigation tracks M.-H. Bardel a, F. Colombel b,∗ a b JE 2494, laboratoire de psychologie des pratiques physiques, université de Paris-Sud 11, France EA 3259, laboratoire de psychologie : éducation, cognition et développement, université de Nantes, France Reçu le 7 août 2007 ; accepté le 18 août 2008 Disponible sur Internet le 7 février 2009 MOTS CLÉS Cognition ; Émotion ; Anxiété-état ; Anxiété-trait ; Biais attentionnel ∗ Résumé Cet article a pour objectif de rendre compte des recherches empiriques s’intéressant aux conditions d’apparition et de maintien du biais attentionnel associé à l’anxiété, ce dernier jouant potentiellement un rôle central dans le développement et le maintien d’états pathologiques associés à l’anxiété. La première partie dresse un état des lieux de la question en s’intéressant particulièrement à la contribution relative des facteurs « statut des individus » (cliniques versus non cliniques) et « spécificité du matériel » dans l’émergence et le maintien du biais attentionnel. Afin de dégager plus de clarté et de tenter d’expliquer des résultats empiriques restant parfois contradictoires, la seconde partie de cet article s’intéresse particulièrement à une autre piste de recherche moins usitée mais tout aussi prometteuse : il s’agit de différencier la spécificité des rôles de l’anxiété-état et de l’anxiété-trait dans les patterns attentionnels. Ainsi, on s’attachera à rendre compte des principaux résultats et à proposer des pistes d’investigations possibles. © L’Encéphale, Paris, 2008. Auteur correspondant. UFR de psychologie, université de Nantes, Chemin de la Censive du Tertre, BP 81227, Nantes cedex 3, France. Adresse e-mail : [email protected] (F. Colombel). 0013-7006/$ — see front matter © L’Encéphale, Paris, 2008. doi:10.1016/j.encep.2008.08.004 410 KEYWORDS Cognition; Emotion; State anxiety; Trait anxiety; Attentional bias M.-H. Bardel, F. Colombel Summary Background. — During these two last decades, much research has shown that anxiety can be characterised by an attentional bias favouring threat stimuli processing. This bias plays a central role in the development and maintenance of pathological states associated with anxiety. The first part of this article concerns numerous variables that elucidate parts of the appearance and maintenance conditions of attentional bias associated with anxiety. Thus, clinical versus non-clinical states of individuals play an important role in attentional behaviour of anxiety: at an early stage of information processing, which involves mainly automatic processes, the attentional bias appears whatever the status of anxious individuals. At a later stage, which involves controlled processes, non-clinical anxious subjects would be able to use defensive strategies, which allow them to counterbalance the bias that appeared before, while clinical anxious subjects would not be able to ignore this threat, because of the major rooting of their anxiety. A vigilance attentional bias would be shown in clinical individuals throughout a continuum of information processing. In addition, a near unanimous observation highlights the importance of the material specificity in obtaining attentional bias. However, this observation appears less obvious for the subliminal condition in which anxious individuals can perfect a surface analysis of the material, identifying the emotional valence of a word and not its specificity. Literature findings on anxiety impact in order to release more clarity and in an attempt to explain empirical results that sometimes remain contradictory; the second part of this article is particularly focused on another research track, rarely used but very promising: it concerns differentiating the specific roles of anxiety state and anxiety trait in the attentional patterns. The anxiety trait is defined as ‘‘an acquired behavioural disposition, which predisposes an individual to perceive a whole of circumstances objectively and not as dangerous or threatening’’. On the other hand, anxiety state reflects variable component and is defined as an emotive state ‘‘characterized by subjective and conscious feelings of apprehension and tension associated with an activation of the autonomous nervous system’’. For a long time, researchers have mainly focused on this first variable while occulting the second. However, various theoretical models underline that the anxiety trait variable alone is certainly a condition necessary but insufficient in the appearance and maintenance of attentional bias. Thus, some empirical research, highlighting the potential role of the anxiety state was born. Although they have, for the moment, a limited range due to the heterogeneity of their results, these studies open a new route of considerable research. Thus, on the preattentive level, the dominant role of the interaction between anxiety state and anxiety trait in the release of bias was highlighted in a near consensual way. It is not the same at a later stage of information processing, which is a stage where two tracks of results are confronted: a part of research suggests that maintenance of bias is due to, as at the preattentive level, an interactive effect of state and trait anxieties, whereas other research shows a central role of anxiety state in maintenance of attentional bias. Recent studies using different paradigms confirm the idea of a central role of anxiety state. Further research, separating the specific roles of state and trait anxiety, will be necessary to decide clearly. Discussion. — Various explanatory tracks were suggested to try to clear up these data. Thus, it’s possible that the time-course of the stressor may be an important variable. In addition, the review highlights that state anxiety averages are too often far from the norms established by Spielberger et al. In short, if the state anxiety level is not sufficiently high in a number of searches, it then appears difficult to highlight the attentional biases, which are associated with it. Among them, the resort to a methodology combining physiological measurements (salivary index, ocular movements recording. . .) and cognitive measurements (questionnaires, dot probe paradigm, Stroop task. . .) seems to warrant a better understanding of attentional processes. © L’Encéphale, Paris, 2008. L’anxiété est une émotion qui peut être définie par un sentiment subjectif de menace, de peur, s’accompagnant de modifications physiologiques et comportementales propres. D’un point de vue cognitif, on peut définir l’anxiété par la tendance à percevoir les stimuli menaçants comme dangereux et à y répondre en développant un ensemble de conduites attentionnelles, préattentionnelles et interprétatives propres. Durant ces deux dernières décennies, de nombreuses recherches ont été menées aussi bien chez une population d’individus cliniques souffrant de troubles anxieux que chez une population non clinique manifestant des niveaux élevés d’anxiété. D’une manière générale, elles s’accordent à dire que l’anxiété serait caractérisée par un biais favorisant le traitement des stimuli de menace [15]. Cette focalisation préférentielle en direction des stimuli Biais attentionnels associés à l’anxiété menaçants implique un traitement plus rapide de ces derniers par rapport aux stimuli non menaçants. Une telle hypervigilance serait caractéristique des individus à haut niveau d’anxiété qui élargissent leur champ attentionnel pour détecter un stimulus potentiellement menaçant, puis le réduisent une fois que le stimulus particulier a été identifié [15]. Par ailleurs, certaines recherches postulent que le déclenchement du biais attentionnel associé à l’anxiété s’effectue à un niveau préattentionnel, i.e., impliquant des processus non conscients [4,42]. Enfin, les différences attentionnelles et préattentionnelles entre les sujets anxieux et non anxieux semblent s’exprimer pleinement lorsque l’attention sélective est sollicitée. En fait, le comportement attentionnel anxieux renverrait davantage à un traitement préférentiel des stimuli de menace lorsque ceux-ci sont en compétition avec d’autres stimuli de valences émotionnelles différentes qu’à une efficience particulière pour le traitement de l’information menaçante en elle-même. Les propositions théoriques quant au rôle joué par ce biais attentionnel s’accordent à dire que le biais attentionnel jouerait un rôle central dans le développement et le maintien d’états pathologiques associés à l’anxiété [15,25,42]. En effet, les anxieux, identifiant plus rapidement et plus facilement les indices mineurs de menace de l’environnement, percevraient de fait le monde comme un environnement dangereux, non sécurisé et aversif, ce qui aurait pour conséquence une augmentation de leur niveau d’anxiété. Ce mode de traitement hypervigilant semble donc accentuer leur anxiété [15]. Enfin, chez les anxieux non cliniques, un biais d’évitement de la menace peut être également observé. Il permettrait la régulation de l’humeur en réduisant l’humeur anxieuse et en maintenant un état d’humeur positif. Dans une perspective psychopathologique et thérapeutique, il apparaît nécessaire de mieux saisir les mécanismes qui sous-tendent les processus attentionnels afin de pouvoir agir sur leurs effets. Différencier les variables état et trait de l’anxiété afin de mieux spécifier leurs rôles sur les processus attentionnels apparaît à ce jour nécessaire. Or, s’il existe une littérature scientifique abondante ayant fait état de la relation entre l’anxiété et les biais attentionnels [3] notamment en fonction du trouble anxieux (trouble de stress post-traumatique [PTSD], phobies. . .), aucune revue à notre connaissance n’a été proposée sur la dissociation entre l’anxiété-état et trait. Cette démarche nous apparaît incontournable afin de répondre aux questions que soulèvent les troubles émotionnels anxieux. L’objectif du présent article est d’apporter un éclairage sur les conditions d’apparition et de maintien du biais attentionnel, en proposant des éléments d’explication pouvant justifier les divergences de résultats observées. Enfin, des pistes d’investigation possibles seront proposées. Un état des lieux Population clinique versus population non clinique Ce biais attentionnel a été retrouvé de manière robuste chez les anxieux cliniques qui montrent un comportement de vigilance très marqué vis-à-vis de l’information congruente à leur état émotionnel en comparaison d’un groupe témoin. 411 Ainsi, un biais attentionnel de vigilance a été observé chez des sujets souffrant de PTSD [9], de phobie sociale [11], de troubles obsessionnels compulsifs [39], de troubles d’anxiété généralisée [28] et de phobies paniques [26]. Ce biais se déclencherait à un niveau préattentionnel, i.e., impliquant des processus non conscients, pour se maintenir tout au long du continuum du traitement de l’information. Ainsi, de tels biais seraient directement impliqués dans le maintien des troubles de l’anxiété. Les résultats concernant la population non clinique sont moins consensuels tant au plan de la direction du biais qu’au plan des conditions de son déclenchement. En effet, si un biais attentionnel de vigilance est retrouvé lors de nombreuses recherches [3], d’autres révèlent plutôt un biais attentionnel d’évitement de la menace [19] ou une absence de biais attentionnel associé à l’anxiété [23,41]. Par ailleurs, la mise en évidence d’un déclenchement précoce du biais attentionnel, similaire à celui observé chez une population clinique, semble moins évidente. Ainsi, un biais préattentionnel a été observé dans certaines études [37] et non dans d’autres [23], posant ainsi la question de l’impact du facteur clinique versus non clinique dans l’émergence du biais attentionnel associé à l’anxiété. Ces résultats peuvent être expliqués par la nature même des processus mis en jeu [41]. Les individus cliniques présenteraient un ancrage plus profond de l’anxiété, ce qui les rendrait incapables d’ignorer un stimulus menaçant et cela quel que soit l’étape du traitement de l’information. À l’inverse, les individus non cliniques pourraient, grâce à la mise en jeu de processus stratégiques, mettre en place un processus défensif qui leur permettrait de contrecarrer le biais attentionnel apparu « automatiquement » à une étape précoce du continuum du traitement de l’information. Ainsi, un certain nombre de recherches met en avant le statut de l’anxiété (clinique versus non clinique) pour expliquer la disparité des résultats empiriques. Si cette piste de recherche a permis de clarifier un certain nombre de résultats, elle ne permet cependant pas de rendre compte de l’ensemble des données empiriques disponibles et parfois contradictoires notamment chez la population non clinique. Spécificité du matériel Une seconde piste de recherche a été largement explorée lors de la dernière décennie. Il s’est agi d’envisager la spécificité du matériel, i.e., la congruence entre la nature de l’humeur anxieuse et la nature du matériel menaçant (généralement physiquement et socialement menaçant) comme facteur critique pouvant clarifier une partie des résultats empiriques. Dans les études mettant en évidence un biais en direction de la menace, un constat quasi-unanime rend compte d’un biais en direction de l’information émotionnellement négative congruente à la pathologie ou à l’état émotionnel de l’individu. Notons que cet effet de congruence entre le type d’information émotionnelle et l’humeur des individus est présent aussi bien dans la population clinique que dans la population non clinique. Toutefois, ce constat apparaît comme moins évident dans le cadre de la condition d’exposition subliminale où les individus anxieux (cliniques ou non cliniques) ne peuvent avoir accès qu’à 412 une analyse sémantique superficielle du matériel, identifiant ainsi sa valence émotionnelle mais non sa spécificité. Plusieurs auteurs [23] concluent en effet qu’à un niveau de traitement préattentionnel, l’anxiété semble être associée à un biais attentionnel en direction de toutes les classes de stimuli liés à la menace sans que celles-ci soient identifiables sémantiquement. Par ailleurs, il est intéressant de se demander si les biais attentionnels en direction de la menace reflètent une orientation attentionnelle en direction du matériel émotionnel en général (sélectivité émotionnelle) ou en direction du matériel négatif spécifiquement menaçant (sélectivité négative). La littérature ne permet pas pour le moment de répondre clairement à cette question puisque certaines études supportent l’hypothèse d’une sélectivité émotionnelle [12], tandis que d’autres supportent l’hypothèse d’une sélectivité négative [23,30,37]. Rutherford et al. [37] proposent par exemple que la sélectivité émotionnelle dépende de l’anxiété-état seule alors que la sélectivité négative serait le fruit de l’interaction anxiété état × trait. Afin d’éprouver cette proposition, un certain nombre de recherches différenciant les rôles respectifs de l’anxiété-état et trait s’avère nécessaire. Si la littérature scientifique a permis de mettre en lumière la contribution relative des facteurs « statut des individus » et « spécificité du matériel » dans l’apparition et le maintien du biais attentionnel, une autre piste de recherche moins usitée semble prometteuse : il s’agit de différencier la spécificité des rôles de l’anxiété-état et de l’anxiété-trait dans les patterns attentionnels. Rôles spécifiques des anxiétés état et trait Afin de dégager plus de clarté quant aux facteurs responsables de l’apparition et du maintien des biais attentionnels associés à l’anxiété, nous nous proposons de nous pencher sur les rôles spécifiques joués par l’anxiété-trait d’une part et l’anxiété-état, d’autre part. L’anxiété-trait correspond à une disposition individuelle relativement stable à éprouver de l’anxiété alors que l’anxiété-état correspond à l’anxiété actuelle ressentie par l’individu. Cet état passager peut survenir chez tout un chacun sous l’effet d’une situation particulière [38]. Pendant très longtemps, les chercheurs se sont principalement penchés sur cette première variable tout en occultant la seconde. Cependant, différents modèles théoriques [4,15] soulignent que la variable anxiété-trait seule est certes une condition nécessaire mais pas suffisante à l’apparition et au maintien du biais attentionnel. Quelques recherches empiriques mettant cependant en avant le rôle potentiel de l’anxiété-état ont vu le jour. Si elles ont pour le moment une portée limitée due à l’hétérogénéité de leurs résultats, ces études ouvrent une nouvelle voie de recherche non négligeable. Quelques propositions théoriques Si plusieurs théories incorporent les variables anxiété-trait et état dans leurs explications des désordres émotionnels, trois modèles émergent principalement de la littérature scientifique. La théorie cognitive de l’anxiété de Beck et M.-H. Bardel, F. Colombel Clark [4] propose que la vulnérabilité des sujets soit uniquement associée à l’anxiété-trait alors que selon Bower [6], le biais de traitement est corrélé au niveau actuel de l’anxiétéétat. Ce serait donc, selon ce dernier, la variable état qui jouerait un rôle central dans l’apparition et le maintien du biais. Enfin, Williams et al. [42] présentent un modèle qui suggère que le biais attentionnel anxieux serait le résultat de l’interaction entre l’anxiété-état et l’anxiété-trait. Ainsi, si Williams et al. [42], Bower [6] et Beck et Clark [4] prévoient tous l’apparition de biais attentionnels associés à l’anxiété, leurs avis divergent quant aux rôles joués par l’anxiété-état et l’anxiété-trait. Aujourd’hui, on ne sait pas de façon claire si la tendance à sélectionner de manière préférentielle l’information menaçante représente un facteur de vulnérabilité constante (i.e. se prolongeant dans le temps) et pourrait alors jouer un rôle causal dans le développement des troubles émotionnels comme le proposent Beck et Clark ou si cette tendance représente une conséquence passagère de l’état d’humeur du moment comme le propose Bower. Williams et al. occupent une position intermédiaire puisqu’ils proposent que les réponses attentionnelles ne soient ni médiatisées uniquement par les traits, ni médiatisées uniquement par l’état émotionnel mais plutôt par une fonction particulière impliquant les deux variables [23,42]. Données empiriques Dans les études cliniques, les patients anxieux sont caractérisés par des niveaux élevés à la fois au niveau de l’anxiété-trait et au niveau de l’anxiété-état. Ces deux variables étant fortement intercorrélées, il devient difficile de les dissocier et de mettre en évidence qu’un biais attentionnel est dû soit à l’état d’humeur actuel du patient (anxiété-état) soit à sa vulnérabilité cognitive (anxiététrait). C’est pourquoi, afin d’appréhender le rôle spécifique de ces deux variables dans de meilleures conditions, les chercheurs travaillent principalement sur des populations non cliniques dont le niveau d’anxiété-état a été manipulé. Ils ont recours à deux principales méthodes pour appréhender la variable anxiété-état : le contrôle de l’anxiété-état et l’induction humorale en laboratoire. En d’autres termes, l’anxiété-état peut soit être opérationnalisée par des stresseurs naturels tels que la situation d’examen [22,23] ou la compétition sportive [1], soit être induite artificiellement en laboratoire [32]. Afin de tenter de clarifier au mieux la situation, nous proposons d’évoquer les différentes études en fonction de l’étape de traitement visée (préattentionnel versus attentionnel) et du paradigme utilisé (tâche Stroop versus tâche de détection). Le paradigme le plus utilisé [21,23] est sans conteste la version émotionnelle de la tâche Stroop « Stroop task » pour laquelle des temps de réponse plus lents de dénomination de couleur sont interprétés comme mettant en évidence une augmentation des difficultés du traitement des items cibles. Le paradigme de détection de sondes « dot-probe task » est également beaucoup employé [22]. Il sollicite de la part du participant une réponse manuelle simple (appuyer sur un bouton) à un stimulus neutre (détection d’une sonde) qui suit la présentation d’une paire de stimuli à valences émotionnelles différentes (menaçante/neutre) ; Biais attentionnels associés à l’anxiété cela dans le but de déterminer l’impact du matériel menaçant sur l’orientation de l’attention. En examinant l’impact d’un mot de menace sur les latences de détection de sondes dans les deux endroits de l’écran, il devient alors possible de déterminer si l’attention visuelle s’oriente vers les stimuli de menace ou s’en détourne. Il se révèle donc une mesure sensible de l’attention sélective. Peu d’études se sont penchées sur l’influence relative des variables anxiétés trait et état sur les biais préattentionnels des individus non cliniques. Toutefois, les résultats semblent relativement homogènes. Parmi les cinq études répertoriées employant une tâche Stroop, trois [21,23,37] montrent clairement le rôle joué par l’interaction anxiété trait × état dans les scores d’interférences. Le déclenchement du biais au niveau préattentionnel serait donc dû à l’interaction anxiété trait × état. Par ailleurs, Verhaak et al. [41] ne mettent en évidence aucun lien entre l’anxiété (état et trait) et les scores d’interférence alors que Mogg et al. [31] montrent un effet de congruence entre l’anxiétéétat et le matériel positif : plus l’anxiété-état est basse, plus l’interférence vis-à-vis du matériel positif augmente. Parmi les quatre recherches employant une tâche de détection de sondes, trois d’entre elles [1,22,30] mettent en avant le rôle de l’interaction anxiété état × trait dans le déclenchement du biais attentionnel. Seule la recherche de Mogg et al. [29] propose que l’anxiété-état ait un rôle central dans l’apparition du biais. Ce décalage de résultat peut sans doute s’expliquer par le temps de présentation du matériel qui est de 100 ms dans cette étude alors qu’il est inférieur à 30 ms dans toutes les autres. Il ne s’agit donc pas réellement d’une condition subliminale permettant d’appréhender ce qui se passe au stade préattentionnel du traitement de l’information. D’un point de vue général, il semble d’une part que le biais attentionnel associé à l’anxiété se déclenche à un stade précoce du traitement de l’information, stade permettant majoritairement la mise en jeu de processus automatiques. D’autre part, c’est l’interaction anxiété état × trait qui semble permettre son apparition. Ces résultats sont en accord avec les propositions de Williams et al. [42] qui indiquent que le déclenchement du biais anxieux s’opère à un niveau préattentionnel et est préférentiellement observé chez des individus anxieux-trait élevés mis en situation stressante (anxiété-état élevée). L’anxiété-état a alors pour fonction d’amplifier le biais obtenu sous l’effet d’une anxiété-trait élevée. Les conclusions issues des recherches tentant de séparer les rôles des anxiétés trait et état à une étape tardive du traitement de l’information, étape permettant la mise en œuvre de processus stratégiques, sont plus partagées. En effet, sur la dizaine de recherches utilisant le paradigme modifié de Stroop, trois études n’obtiennent aucun effet des variables anxiété-état et trait [21,33,41]. Contrairement aux attentes des auteurs, aucun biais attentionnel associé à l’anxiété-état ou trait n’est mis en évidence. L’interprétation est faite en relation avec l’étape de traitement de l’information et la nature des processus mis en jeu. En effet, les participants, tous anxieux non-cliniques, auraient contrecarré, grâce à des processus stratégiques, le bais attentionnel apparu à une étape plus précoce du traitement. L’étude de Mogg et al. [31] indique quant à elle un effet de non congruence vis-à-vis de 413 l’information menaçante dans la condition de présentation supraliminale. Ainsi, un faible niveau d’anxiété-état est associé à une augmentation de l’interférence à la tâche Stroop vis-à-vis des stimuli menaçants. La moitié des recherches [10,13,35,37] privilégie par ailleurs le rôle joué par l’interaction trait × état et est donc en accord avec la proposition théorique de Williams et al. [42]. Seule une étude utilisant le paradigme Stroop [23] met en avant le rôle spécifique de l’anxiété-état dans le maintien du biais attentionnel. En effet, un biais attentionnel est mis en lumière dans la condition non masquée lorsque l’état émotionnel des participants augmente, et ce quel que soit leur niveau d’anxiété-trait. Par ailleurs, l’orientation du biais dépend, dans cette recherche, de la nature du matériel et de la source du stress. D’une part, tous les sujets répondent à l’augmentation de l’état émotionnel par une augmentation des latences de réponses vis-à-vis du matériel non relié à l’examen (la source du stress). D’autre part, tous les sujets montrent une diminution des latences pour les stimuli directement liés à l’examen. Les processus stratégiques sont donc adaptatifs puisqu’ils contribuent à éviter de traiter les items émotionnels reliés à l’examen, ce qui a pour conséquence d’éviter d’augmenter l’état émotionnel. Notons cependant qu’un effet d’interaction anxiété état × trait a été mis en évidence dans cette étude dans la condition de présentation subliminale. Par ailleurs, les recherches utilisant le paradigme modifié de détection de sondes indiquent des résultats allant dans deux directions différentes. Quatre des huit études recensées obtiennent un effet d’interaction anxiété état × trait [8,22,24,30]. Ces recherches rejoignent clairement celles suscitées utilisant une tâche Stroop. L’autre moitié des études indiquent cependant que les individus d’anxiété-état élevée allouent plus de ressources attentionnelles vis-àvis du matériel menaçant, et ce quel que soit le niveau d’anxiété-trait des individus [1,7,29,32]. Un biais attentionnel spécifiquement associé à l’anxiété-état est donc observé dans ces études qui mettent en lumière son rôle central et indispensable dans le maintien du biais attentionnel anxieux. La recherche de Fox et al. [16] vient renforcer l’idée du rôle central de l’anxiété-état en montrant, sur la base d’un paradigme de recherche visuelle « cueing task » que les sujets à haut niveau d’anxiété-état présentent de plus grandes difficultés à désengager leur attention des stimuli menaçants. Le rôle central de l’anxiété-état est ainsi systématiquement souligné dans les cinq études de cette recherche. Enfin, une étude récente [27] explore, à l’aide de mesures de potentiels évoqués, les indices directs de l’activité cérébrale attentionnelle, le rôle joué par des contextes aversifs dans l’apparition du biais attentionnel. Ils montrent que la quantité de ressources attentionnelles allouée est fonction de la combinaison entre le caractère menaçant du contexte et le niveau d’anxiété-état. Aucune relation avec l’anxiété-trait n’est établie. Il s’avère donc que l’analyse du comportement attentionnel associé aux anxiétés trait et état révèle des résultats contradictoires, soulevant différentes interrogations. Si au niveau préattentionnel, les choses semblent plutôt claires, il n’en est pas de même à un stade plus tardif du traitement de l’information, stade où deux pistes de résultats se confrontent : une partie des recherches proposent que le 414 maintien du biais soit dû, comme au niveau préattentionnel, à un effet interactif des anxiétés trait et état alors que d’autres recherches mettent en avant le rôle central de l’anxiété-état dans le maintien du biais attentionnel. Un certain nombre de recherches récentes [16,27], utilisant des paradigmes différents, vient renforcer l’idée du rôle central de l’anxiété-état. De nouvelles recherches séparant les rôles spécifiques de l’anxiété-état et trait seront nécessaires pour trancher clairement. Il est cependant possible dès aujourd’hui d’apporter quelques éléments explicatifs permettant de dessiner des pistes d’investigations possibles. Notons enfin que toutes ces recherches opérationnalisent l’anxiété-état de manière très diversifiée : certaines utilisent des situations écologiques stressantes (ex : les examens académiques des étudiants ou un rendez-vous médical important), [14,22], d’autres des techniques d’induction d’humeur en laboratoire [10,24,31,33,35]. D’autres encore n’utilisent aucune technique particulière et mesurent simplement le niveau d’anxiété-état des participants au moment de la passation de la tâche [7,14,33]. Quelques pistes d’investigations possibles Rôle des stresseurs Mogg et al. [30] suggèrent que la durée du stresseur « stressor time-course » peut être une variable critique pertinente. Ainsi, selon ces auteurs, deux types de stresseurs peuvent être catégorisés : le stresseur aigu et le stresseur prolongé. Il s’avère que l’anxiété-état induite en laboratoire est plutôt vive car elle dure moins d’une heure, alors que l’anxiété-état induite par des situations écologiques est relativement prolongée, les préoccupations relatives à la situation menaçante pouvant être présentes pendant des semaines ou des mois. Selon Mogg et al. [30], tous les individus semblent devenir vigilants vis-à-vis de la menace en réponse à un stresseur vif, ce qui ne serait pas forcément le cas en situation de stress prolongé, situation dans laquelle les individus anxieux trait demeureraient vigilants vis-à-vis de la menace alors que les individus non anxieux trait pourraient contrecarrer cet effet en utilisant des stratégies de coping adaptatives. Toutefois, Mogg et al. [30] soulignent que les procédures d’induction humorale en laboratoire et les manipulations de l’anxiété-état en situation écologique ne diffèrent pas uniquement en termes de durée des stresseurs, mais aussi sur d’autres aspects tels que le contexte ou les conséquences potentielles de ces évènements. Parmi les études suscitées, notons qu’aucune régularité quant aux résultats obtenus n’a pu être établie en fonction de la technique utilisée pour opérationnaliser l’anxiété et donc en fonction du type de stresseur. Niveau et mesure de l’anxiété-état L’analyse de la littérature nous permet de pointer une zone d’ombre concernant la constitution des groupes anxieux et non anxieux. En effet, bon nombre de recherches s’intéressant à la population non clinique, compose leurs groupes expérimentaux à partir de la valeur médiane des scores au STAI-Etat [38] plutôt qu’à partir des normes indiquées par Spielberger et al. [38] sous forme de classes M.-H. Bardel, F. Colombel standardisées. Ainsi, il n’est pas rare d’observer une moyenne d’anxiété-état correspondant selon les critères des auteurs du STAI à une anxiété faible. En effet, les scores inférieurs à 46 sont considérés comme correspondant à une anxiété faible. Or, les normes choisies par de nombreuses études sont très souvent inférieures à 46 [7,29,33]. S’il est logique que la composition des groupes anxieux non cliniques soit moins codifiée que celle d’une population clinique où un diagnostic est établi, il apparaît néanmoins que les moyennes d’anxiété-état sont trop souvent loin des normes établies par Spielberger et al. [38]. En bref, si le niveau d’anxiété-état n’est pas suffisamment élevé, il apparaît difficile de mettre en évidence des biais attentionnels associés à l’anxiété-état. Cette critique peut être associée à une seconde remettant en question les questionnaires d’auto-évaluation eux-mêmes. En effet, il semble que dans certaines situations, les sujets ont tendance à sous-estimer leur état actuel répondant ainsi à des stratégies de protection de soi. Ces attitudes défensives permettraient ainsi aux sujets de ne pas reconnaître leurs émotions et donc leurs faiblesses [17]. On passerait donc à côté de « faux non anxieux ». Le recours à des mesures physiologiques par le biais d’indices salivaires, par exemple, permettrait d’évaluer les perturbations émotionnelles notamment en situation anxiogène de manière plus fiable et constitue donc une perspective intéressante pour de prochaines recherches sur les émotions. Enfin, il est intéressant de noter que Twenge [40] met en évidence l’augmentation des valeurs moyennes des échelles d’anxiété au cours du xxe siècle, ce qui complexifie encore la définition des normes de référence. Choix du paradigme expérimental Bien que massivement employé, le paradigme Stroop présente quelques inconvénients et semble même, pour certains auteurs, n’être qu’un indicateur médiocre de l’attention sélective [1]. En effet, les patterns de résultats permettent difficilement de préciser le comportement attentionnel du sujet face aux stimuli distracteurs. Le participant est-il simplement « distrait » par l’information sémantique ? Est-il attiré et dirige-t-il préférentiellement son attention vers l’information distractive ? Ou encore s’en détourne-t-il ? Les travaux consacrés à l’étude des effets de l’anxiété sur l’attention révèlent tous l’importance de pouvoir différencier ces différents types de processus attentionnels. Par ailleurs, de récentes études [1,2] ont soulevé certaines limites du paradigme de détection de sondes. Selon ces auteurs, la limite majeure de ce paradigme réside dans le fait qu’il ne prend que des mesures instantanées de l’attention. Actuellement, nous n’avons en effet qu’une vue sérielle de l’évolution de ces biais et ne sommes pas en mesure de dire ce qu’il se passe entre deux conditions de présentation des stimuli. L’évaluation des mouvements de l’œil (grâce à une technique d’électro-oculogramme [EOG] par exemple) permettrait d’avoir une vision continue de l’évolution du biais attentionnel au cours du temps. À notre connaissance, seules trois études [18,34,36] ont mesuré les mouvements oculaires d’individus anxieux tout au long du continuum du traitement de l’information. Ainsi, Rohner [36] observe un comportement d’évitement de la menace Biais attentionnels associés à l’anxiété chez les sujets anxieux non cliniques à partir de 2000 ms. Avant ce temps, aucune différence n’est observée entre les deux groupes de participants testés. Hermans et al. [18], pour leur part, enregistrent pendant trois secondes les mouvements oculaires de sujets non cliniques ayant ou pas peur des araignées. Aucun biais attentionnel n’est mis en évidence. Cependant, le groupe anxieux regarde plus le matériel menaçant (des images d’araignées) au début de la présentation puis soudainement, leur orientation attentionnelle change et ils se mettent à éviter de plus en plus ce matériel pour lui préférer le matériel neutre (images de fleurs). Le groupe témoin a un pattern de résultats plus stable : il porte préférentiellement attention au matériel neutre (images de fleurs) tout au long des trois secondes. Enfin, Pflugshaupt et al. [34] ont mis en évidence, durant la tâche d’exploration, un comportement d’évitement chez les patients souffrant de phobie des araignées. Ces derniers présentent un pourcentage de fixations significativement plus faible que le groupe témoin mais également, un temps total d’exploration visuelle des araignées beaucoup plus court. Cette préférence attentionnelle à éviter la menace est considérée par les auteurs comme un possible mécanisme défensif lorsqu’un stimulus neutre est présent. Par ailleurs, Bradley et al. [7] ont essayé de dissocier le rôle spécifique des anxiétés état et trait en combinant une tâche de détection de sondes avec une mesure des mouvements oculaires. Ils mettent en évidence un comportement de vigilance envers les visages menaçants chez les groupes à anxiétéétat élevée ou moyenne. Les sujets anxieux-état regardent donc préférentiellement les visages négatifs et détectent plus vite les sondes apparues à leur place. L’anxiété-trait n’est pas associée à l’apparition du biais attentionnel dans cette étude. Si aucune conclusion ne peut être tirée sur la base de ces quelques études, d’autres recherches combinant des techniques physiologiques et cognitives apparaissent incontournables afin de spécifier au mieux le rôle des anxiétés état et trait dans le déclenchement et le maintien du biais attentionnel tout au long du continuum de traitement de l’information. Conclusion Plus de 150 études ont mis en lumière l’existence d’un biais attentionnel associé à l’anxiété chez des individus anxieux de différentes populations (cliniques et non cliniques) dans des conditions expérimentales variées [3]. Toutefois, peu de recherches se sont exclusivement penchées sur l’implication des rôles de l’anxiété-état et trait sur le traitement attentionnel. À ce jour, les preuves disponibles sont donc prometteuses mais trop limitées. Si au niveau préattentionnel, les choses semblent plutôt claires (rôle prépondérant de l’interaction entre l’anxiété-état et l’anxiété-trait dans le déclenchement du biais), il n’en est pas de même à un stade plus tardif du traitement de l’information, stade où deux pistes de résultats se confrontent : une partie des recherches propose que le maintien du biais soit dû, comme au niveau préattentionnel, à un effet interactif des anxiétés trait et état alors que d’autres recherches mettent en avant le rôle central de l’anxiété-état dans le maintien du biais attentionnel. Différentes pistes d’investigation ont été pro- 415 posées afin d’éclaircir les données. Parmi elles, le recours à une méthodologie combinant des mesures physiologiques (indices salivaires, enregistrement des mouvements oculaires. . .) à des mesures cognitives (questionnaires, paradigme de détection de sondes, Stroop. . .) semble garantir une meilleure compréhension des processus attentionnels. Cette compréhension est d’autant plus importante qu’elle permettrait d’ouvrir à de nouvelles orientations de remédiations thérapeutiques afin de réduire efficacement les troubles anxieux [5,20,43] par un travail tant sur la redirection attentionnelle que sur la restructuration cognitive. Références [1] Bardel MH. Les effets de l’anxiété et des stratégies de coping sur les processus attentionnels dans un contexte anxiogène sportif. Thèse de doctorat non publiée. Université de Paris-Sud XI, Orsay, 2006. [2] Bar-Haim Y, Lamy D, Glickman S. Attentional bias in anxiety: a behavioral and ERP study. Brain Cogn 2005;59:11—22. [3] Bar-Haim Y, Lamy D, Pergamin L, et al. Threat-related attentional bias in anxious and nonanxious individuals: a meta-analytic study. Psychol Bull 2007;133:1—24. [4] Beck AT, Clark DA. An information processing model of anxiety: automatic and strategic processes. Behav Res Ther 1997;35:49—58. [5] Beck AT, Emery G, Greenberg RL. Anxiety disorders and phobias. 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