16 AGEFI Luxembourg Octobre 2016 Economie Aides d’Etat et fiscalité directe : D’APPLE à AUTOGRILL, la sélectivité au cœur d’un débat entre la Commission européenne et les juridictions européennes Position de la problématique C ontrairement à ce que pense le grand public, les institutions européennes ne peuvent pas s’occuper de tout. Quoique substantielles, leurs compétences sont en nombre limité et leur portée … est également limitée. C’est ainsi que la fiscalité directe demeure une compétence exclusive des États membres. En l’absence d’une éventuelle harmonisation qui requiert leur unanimité, ceuxci demeurent libres de configurer, appliquer et faire évoluer leur système fiscal ainsi que les niveaux d’imposition, sous la réserve du respect de certaines règles générales de droit européen. Pour l’essentiel, ils doivent simplement s’abstenir, d’une part, de violer les libertés de circulation en restreignant indûment les opérateurs, opérations et flux en provenance ou à destination des autres Etats membres et, d’autre part, de concéder des aides d’Etat à certaines des entreprises situées sur leur territoire. Ces règles générales de droit européen ont, elles aussi, une portée limitée. Sur ce dernier point, pour constituer une aide d’Etat, en principe interdite, une mesure imputable à un Etat, y compris de nature fiscale, doit procurer au moyen de ressources publiques un avantage économique à une ou plusieurs entreprises établies sur le territoire national par rapport à d’autres entreprises se trouvant dans une situation comparable en droit ou en fait au regard de l’objectif poursuivi par la mesure en cause toujours sur le territoire national (exigence dite de sélectivité), être susceptible de distordre la concurrence et d’affecter les échanges intracommunautaires. Ces sept conditions sont cumulatives(1). Conséquence de l’exigence de sélectivité, une aide d’Etat est une mesure spécifique qui se distingue des mesures générales, qu’elles soient de nature économique, sociale, environnementale ou autre, adoptées par un Etat membre. La logique soustendant le système est qu’il appartient aux Etats de définir le cadre général dans lequel les entreprises agissent. En revanche, ils ne doivent pas intervenir, interférer pour favoriser indûment certaines entreprises ou types d’entreprises par rapport à d’autres à l’intérieur de ce cadre. Ceci est en ligne avec l’ordolibéralisme(2), qui a fortement influencé la constitution économique européenne. En matière fiscale, pour déterminer si une mesure est sélective, il est recouru généralement (mais pas toujours) à un test en trois étapes. Soulignons d’ores et déjà qu’un test n’équivaut pas à une définition de la sélectivité ni n’épuise cette notion. C’est une méthode (parmi d’autres) d’évaluation ou de vérification. Généralement, en droit de la concurrence au sens large, les tests n’ont pas une valeur absolue, car ce sont des instruments de détermination, dont la pertinence varie en fonction des situations à apprécier(3). Toujours est-il que, en matière fiscale, assez souvent, l’on détermine en premier lieu le régime fiscal national de référence. Celui-ci peut être le régime de droit commun ou, selon les particularités de l’espèce, un sous-régime ou un régime encore plus spécifique. En deuxième lieu, il est examiné si la ou les entreprises bénéficiant de la mesure incriminée sont traitées de la même manière que des entreprises établies dans le même Etat membre et se trouvant dans des situations de fait et de droit comparables. En troisième lieu, en cas d’apparente dérogation, on s’assurera que celle-ci n’est justifiée ni par la nature ni par l’économie générale du système fiscal en cause. L’offensive de la Commission européenne contre l’autonomie des Etats membres en matière fiscale Pour diverses raisons (notamment la volonté de réaliser par la bande l’harmonisation des fiscalités nationales), la Commission européenne a entrepris depuis trois ans de bousculer cette approche traditionnelle et d’assouplir voire de supprimer l’exigence de sélectivité. Notamment, elle tend à considérer que, dès qu’une mesure fiscale s’écarte du régime fiscal de droit commun dans l’Etat membre concerné, elle constitue une aide d’Etat. Dans la spectaculaire décision APPLE, rendue la semaine dernière, elle a réputé sélective une mesure au motif qu’elle constitue un montage fiscal ne correspondant à aucune réalité économique ou factuelle. Le résumé de la décision figurant dans le communiqué de presse, seul disponible actuellement, semble confirmer que la Commission ne prend plus le soin de vérifier que d’autres contribuables comparables ne bénéficient pas ou ne peuvent pas bénéficier d’un traitement fiscal équivalent dans l’Etat membre concerné. Les affaires test AUTOGRILL et SANTANDER et les conclusions du Premier Avocat général Melchior WATHELET En revanche, les juridictions européennes demeurent attachées à l’exigence de sélectivité. Par exemple, dans les affaires AUTOGRILL et SANTANDER, le Tribunal de l’Union européenne («TUE») a estimé en novembre 2014 que, si un Etat membre décide d’élaborer un régime fiscal plus favorable que celui de droit commun, il n’y a pas de sélectivité tant que le régime n’est pas réservé à une catégorie d’entreprises ou n’exclut pas une catégorie d’entreprises en raison de ses caractéristiques propres mais apparaît ouvert à toutes les entreprises actives sur le territoire national. En l’occurrence, la mesure consistait dans un régime fiscal favorable de toute participation de plus de 5% de n’importe quelle entreprise espagnole dans une entreprise étrangère, sans exigence de montant minimal, seule une durée de détention d’un an au moins étant requise. À ce jour, la Commission européenne a fait mine d’ignorer la jurisprudence AUTOGRILL et BANCO SANTANDER et l’a contestée en introduisant des pourvois devant la Cour de justice de l’Union européenne («CJUE»). C’est dire si les conclusions rendues le 28 juillet dernier par le Premier Avocat général Melchior Wathelet dans les affaires C-20/15 P et C-21/15 P, qui, signe de leur importance, ont été portées, devant la Grande Chambre, étaient attendues. D’abord, le Premier Avocat général rappelle l’exigence de sélectivité. Celle-ci figure expressément dans le texte du traité («certaines entreprises ou productions»). Ensuite, le Premier Avocat général développe une conception large de la sélectivité. Selon celui-ci, lorsqu’une mesure fiscale constitue une dérogation au régime fiscal «normal» ou de référence, et profite à certaines entreprises ou certaines productions au détriment d’autres qui se trouvent dans une situation comparable, cette mesure est, par sa nature même, discriminatoire ou sélective, sauf si la différenciation se justifie par la nature ou l’économie générale du système dans lequel elle s’inscrit (points 80 et 83 des conclusions). À cet égard, le Premier Avocat général considère qu’une prise de participation dans une société résidente est une opération comparable à celle dans une société étrangère. En conséquence, selon lui, le fait qu’une mesure fiscale ne vise aucune catégorie particulière d’entreprises, mais des entreprises qui réalisent une catégorie d’opérations économiques, en l’espèce des opérations financières à l’étranger, et qui ne subordonne son application à aucun montant minimal, n’enlève rien à la sélectivité de cette mesure (point 96 des conclusions). Observations sur les conclusions du Premier Avocat général Cette approche extensive appelle des réserves de notre part. (i) Une mesure accessible à tous n’est pas sélective Tout d’abord, elle perd de vue que la mesure en cause est accessible à toute entreprise en Espagne. Notamment, il n’y a pas d’exclusion liée au secteur d’activité de l’entreprise, ni de montant minimal requis d’investissement. Le fait que des entreprises espagnoles préfèrent prendre une participation dans une entreprise nationale plutôt que dans une entreprise étrangère est leur décision. Celle-ci n’est pas imputable à la mesure espagnole. Or, selon un arrêt récent de la Cour une mesure n’est pas sélective si elle est accessible sans distinction à toutes les entreprises dans l’Etat membre concerné. Peu importe que, dans les faits, certaines sociétés ne cherchent pas à bénéficier de l’avantage, pour des raisons qui leur appartiennent(4). Pour qu’une mesure soit sélective, il est nécessaire que les entreprises qui souhaitent en bénéficier se voient refuser son bénéfice ou ne puissent pas en bénéficier. Sur ce dernier point, on notera que les entreprises espagnoles qui ont une participation dans une société espagnole ne sont pas exclues du bénéfice de la mesure favorable puisqu’il leur suffit d’acquérir en outre une participation, même modique, dans une société étrangère. Les conclusions du Premier Avocat général font l’impasse sur cette distinction entre l’accessibilité à un avantage et le bénéfice effectif de celui-ci. On notera aussi que les arrêts invoqués par le Premier Avocat général à l’appui de sa conception de la sélectivité ont trait à des mesures nationales qui excluaient des entreprises actives dans certains secteurs économiques voire étaient réservées à des entreprises actives dans certains secteurs économiques. Les arguments qu’il en tire nous semblent dès lors revêtir un poids réduit. On soulignera également que l’avantage découlant de la mesure espagnole se rapporte à un type d’opérations et donc au traitement fiscal d’un seul type d’actifs, les immobilisations financières. Son impact sur la situation fiscale des entreprises espagnoles est ponctuel. Il n’a pas d’implication sur le reste de leur traitement fiscal. Finalement, l’avantage n’a pas d’affectation claire sur la concurrence, une des sept conditions cumulatives mises à l’existence d’une aide d’Etat. Il n’est pas de nature à provoquer une distorsion de concurrence déterminable a priori entre des entreprises espagnoles actives dans un secteur donné. En conséquence, la mesure espagnole est une mesure horizontale, de portée générale, applicable aux entreprises de tout secteur économique et de toute taille, qui, en outre, n’est pas de nature à fausser la concurrence. (ii) Critères de comparabilité des situations À titre subsidiaire, à supposer qu’il faille apprécier la sélectivité au stade non pas de l’accessibilité à la mesure mais à celui de son bénéfice effectif, encore faut-il déterminer comment apprécier la sélectivité. Plus précisément, au regard de quels critères évaluer la comparabilité des situations entre les contribuables bénéficiant de l’avantage et ceux qui n’en bénéficient pas ? Ceci nous ramène à la deuxième étape du test de sélectivité généralement suivi en matière d’aides d’Etat de nature fiscale. On relèvera à cet égard, une ambiguïté dans la jurisprudence. Selon la jurisprudence majoritaire de la Cour, ce test de comparabilité est mené au regard de l’objectif poursuivi par la mesure incriminée(5). Toutefois, selon quelques arrêts du Tribunal et au moins un arrêt de la Cour, il doit être réalisé au regard de l’objectif poursuivi par le régime de référence(6). À notre sens, la première approche est plus rigoureuse pour deux raisons. D’une part, elle est plus en ligne avec la définition générale de la sélectivité en matière d’aides d’Etat, rappelée ci-dessus. D’autre part, il ne doit pas être perdu de vue que les Etats membres demeurent libres de l’évolution de leur régime fiscal. Si un Etat estime qu’un pan de sa fiscalité doit évoluer, par exemple à la suite d’évolutions techniques (apparition de nouvelles activités par exemple), il ne peut être condamné à l’inaction au motif qu’il doit revoir tout son droit fiscal avant d’élaborer un cadre fiscal pour une nouvelle activité. Déterminer la sélectivité uniquement par rapport au cadre existant revient à donner une prime au conservatisme et à l’immobilisme. Une distinction doit être faite, à notre sens, entre une exception ou une dérogation ponctuelles à la législation en vigueur, qui constituera probablement une aide d’Etat, et une nouvelle approche, une nouvelle politique, reposant sur d’autres conceptions voire d’autres valeurs. À cet égard, le législateur espagnol était parfaitement en droit de promouvoir les investissements intracommunautaires ou transfrontaliers par les entreprises espagnoles. En effet, le droit européen prohibe simplement les restrictions aux investissements à destination ou en provenance des autres Etats membres. Il n’interdit pas au législateur espagnol de mieux traiter les investissements à l’étranger des sociétés espagnoles que des opérations domestiques. En outre, le dispositif mis en place apparaît poursuivre de manière logique et cohérente cet objectif. Dans cette perspective, il est justifié de traiter différemment les prises de participation dans des sociétés étrangères de celles dans des sociétés espagnoles. Nous sommes donc probablement en face d’une politique et non d’une mesure ad hoc. (iii) Mesure générale vs mesure spécifique Cette problématique nous amène à la détermination de la ligne de démarcation entre mesure spécifique ou sélective et mesure générale. Celle-ci est d’autant plus essentielle qu’elle conditionne la possibilité pour les Etats membres de continuer à développer des politiques dans les domaines de leurs compétences retenues, qui doivent pouvoir répondre aux besoins actuels et futurs de leurs pays et donc être innovante. À cet égard, tant la nécessité de préserver les compétences des Etats membres dans les domaines qu’ils conservent, tels que celui de la fiscalité directe, que le principe de sécurité juridique pour les contribuables qui risquent de voir rétroactivement le bénéfice d’un traitement fiscal leur être retiré militent pour une détermination claire de la distinction entre aide de nature fiscale et mesure fiscale générale. C’est pourquoi, il apparaît préférable de limiter les aides à des mesures qui ciblent clairement certaines entreprises ou types d’entreprises, ce qui est de nature à entraîner des distorsions de concurrence identifiables entre des entreprises actives dans l’Etat membre concerné sur des marchés donnés. Nous sommes dès lors enclins à adhérer à l’opinion de l’avocat général venant d’Allemagne, Mme Kokott, selon laquelle si une mesure ne concerne ni un ou plusieurs secteurs identifiables individuellement, susceptibles d’être délimités d’après leur activité économique, ni des entreprises identifiables individuellement, alors, a priori, il est impossible de considérer qu’elle est sélective(7). Conclusion Au vu des décisions récentes de la Commission dans les affaires FFT, STARBUCKS, APPLE et des procédures pendantes (AMAZON, Mc DONALD’S, …), la définition de la sélectivité, qui est un des éléments constitutifs d’une aide d’Etat, est essentielle. En conséquence, ce débat qui est au cœur des pourvois dans les affaires AUTOGRILL et BANCO SANTANDER, qui devront être tranchés dans les prochains mois par la CJUE, en Grande Chambre (!), est de la plus haute importance. Dans ce contexte particulier, allant au-delà des exigences du cas d’espèce, la Cour devrait, à notre sens, préciser sa jurisprudence, fournie et, conséquence probable des contextes différents dans lesquels elle a été progressivement élaborée, pas nécessairement monolithique. Notamment, il lui appartiendra de rappeler ce qu’est la sélectivité, par rapport à quels critères elle se définit, et de préciser la portée et la teneur du test traditionnel de sélectivité en trois étapes. À notre sens, il serait opportun que la Cour saisisse l’occasion pour indiquer clairement en quoi une aide, sélective par définition, se distingue d’une mesure générale que les Etats membres demeurent libres d’adopter. Le respect des compétences respectives des Etats membres et de l’Union et, au sein de cette dernière, des co-législateurs européens et de la Commission européenne ainsi que celui du principe de sécurité juridique, essentiel pour les contribuables européens, sont à ce prix. Philippe-Emmanuel PARTSCH EU Financial and Competition Law Partner Arendt&Medernach Professeur à l’Université de Liège [email protected] 1) Cour de Justice de l’Union européenne («CJUE»), 24 juillet 2003, Altmark, C-280/00, point 74. 2) Elaborée en réaction au nazisme, l’ordolibéralisme est une alternative au capitalisme anglo-saxon, caractérisée par le principe de l’économie de marché et de l’initiative privée, assorti d’un droit de la concurrence strict visant notamment à protéger les individus contre les abus de puissance économique des entreprises, une discipline budgétaire, et une politique monétaire poursuivant la stabilité des prix, une modération fiscale, une protection sociale, spécialement des catégories sociales les plus affectées par le jeu du marché et de la concurrence, la responsabilité du cadre général laissée à l’Etat. L’ordolibéralisme vise à concilier la liberté individuelle, l’économie de marché, l’efficacité, la justice sociale, le rôle de régulateur de l’Etat et une place aux projets politiques voire moraux excédant la dimension économique, compte tenu des marges de manœuvre générées par une économie de marché régulée et par une gestion publique rigoureuse. 3) Par exemple, le SSNIP test, c’est-à-dire le «small but significant non transitory price», qui est souvent mais pas toujours utilisé pour la définition d’un marché dans le cadre d’une appréciation de droit de la concurrence. 4) CJUE, 4 juin 2015, Commission/Mol, C-15/14P, points 76-77. Voy. aussi CJUE, 19 mars 2015, OTP Bank, C-672/13, points 4952 ; voy. aussi TUE, 9 septembre 2014, Hansestadt Lübeck/Commission, T-461/12, point 53. 5) Voy. notamment CJUE, 4 juin 2015, Commission/Mol, précité, points 59-60 ; 29 mars 2012, 3 M Italia, C-417/10, point 42. 6) TUE 7 mars 2012, British Aggregates / Commission, T-210/02 RENV, points 47 à 49 ; 5 février 2015, Ryanair/Commission, T500/12, points 65-69 et CJUE, 9 octobre 2014, Ministerio de Defensa et Navantia, C-522/13, point 35. 7) Conclusions du 16 avril 2015 de l’AG Juliane Kokott, Finanzamt Linz / Bundesfinanzgericht, C-66/14, point 115.