MANTOUX – 1ère partie - Blog Au Fil de Joigny

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Les deux faces de Janus1. Les soldats américains à Joigny et dans l'Yonne (19441945).
L'Yonne illustre assez bien ce qu'a pu être le parcours d'un département de la France
occupée pendant la Seconde Guerre mondiale. Le monde rural n'a pas forcément adhéré
au discours de Vichy, mais les autorités locales ont collaboré avec les Allemands. Le
département connaît une forte activité résistance, dispersée sur tout le territoire. La
Résistance ne se structure qu'en 1942 et les premières actions organisées interviennent
surtout à partir de 1943. Les maquis armés ne se développent vraiment qu'après le
débarquement en Normandie du 6 juin 1944 et la Résistance reste très divisée. Les
rivalités politiques et personnelles reprennent le dessus après la Libération et comme
souvent dans le reste de la France, les résistants ne s'imposent pas vraiment dans le jeu
politique d'après-guerre. Au milieu de cette période trouble de l'histoire française, il est un
épisode moins connu, celui du stationnement dans le département de troupes
américaines, en transit, ou en attente de retourner aux Etats-Unis après la capitulation du
Japon, le 15 août 1945. Or si les libérateurs américains ont parfois été très bien acceptés
par la population icaunaise, à Joigny et ailleurs, cette cohabitation n'a pourtant pas
toujours été facile. De récents travaux d'historiens ont montré, depuis maintenant une
vingtaine d'années, que l'armée américaine avait aussi commis des agressions contre les
civils, des viols, des trafics en tout genre, dans de nombreux départements français et
dans d'autres pays libérés où elle a stationné, ou dans les pays ennemis qu'elle a
occupés, pendant la guerre2. Récemment, Mary Louise Roberts, une historienne
américaine de l'université du Wisconsin-Madison, qui a publié en 2013 un ouvrage sur le
comportement sexuel des soldats américains en France3, utilise l'exemple de Joseph
Striggle, un soldat américain blanc de la 101st Airborne Division, accusé du viol d'une
femme à Joigny au début de l'automne 1945, pour montrer comment la justice militaire
américaine condamne plus lourdement et parfois injustement les soldats noirs (l'armée
américaine pratique encore la ségrégation raciale dans ses unités) et, au contraire,
cherche à acquitter les soldats blancs (ce qui arrive à Joigny, en dépit de l'identification du
violeur par la victime). Car dans l'Yonne, cette « face cachée » des GI's se révèle surtout
au moment de l'arrivée de la 101st Airborne Division, une unité américaine bien
particulière, entre août et décembre 1945. Retour sur un épisode peu connu de la
Seconde Guerre mondiale dans le département.
Un département dans la guerre (1939-1944)
L'histoire du département icaunais pendant la guerre est désormais bien connue via le très
imposant ouvrage publié par l'ARORY (Association pour la Recherche sur l'Occupation et
la Résistance dans l'Yonne) en 2006, mené par des historiens et enseignants de l'Yonne 4.
1 Dieu romain à deux visages.
2 R.J. LILLY, La face cachée des GI. Les viols commis en France, en Angleterre et en Allemagne pendant
la Seconde Guerre mondiale, Paris, Payot, 2003.
3 Mary Louise ROBERTS, What Soldiers Do : Sex and the American GI in World War II France, University
of Chicago Press, 2013, p.210-211.
4 Claude DELASELLE, Joël DROGLAND, Frédéric GAND, Thierry ROBLIN et Jean ROLLEY, Un
département dans la guerre 1939-1945. Occupation, collaboration et résistance dans l'Yonne, Ces
Oubliés de l'Histoire, Paris, éditions Tirésias, 2006.
1
Avant le début de la Seconde Guerre mondiale, l'Yonne est un département rural, peu
industrialisé, plutôt dominé par la droite sur le plan politique. La guerre n'atteint le
département qu'après l'offensive allemande du 10 mai 1940 à l'ouest : les premières
colonnes de l'Exode traversent l'Yonne le 18 mai, et les premières bombes tombent le 5
juin à Tonnerre. Le 14 juin, le jour où les Allemands entrent dans Paris, le département est
envahi par la Wehrmacht. Quelques combats d'arrière-garde ont lieu entre soldats français
et allemands autour de Sens.
Située en zone occupée après l'armistice du 22 juin 1940, l'Yonne dépend donc du
commandement militaire allemand en France. Le Feldkommandatur et la Feldgendarmerie
s'installent à Auxerre, la préfecture. Pierre-Etienne Flandin, figure importante de la vie
politique icaunaise avant la guerre, fait partie du gouvernement du maréchal Pétain. Les
Allemands ne maintiennent qu'une présence militaire symbolique dans le département
jusqu'en 1942, année où arrive aussi la Gestapo. Les trois préfets successifs de l'Yonne
sous l'Occupation ont collaboré avec l'occupant. Le département a compté aussi trois
camps d'internement et le maréchal Pétain a rencontré Göring, figure importante de l'Etat
nazi, à Saint-Florentin, le 1er décembre 1941.
La résistance commence dès le mois d'août 1940 par des sabotages de ligne
téléphoniques, mais se développe vraiment en novembre avec des actes symboliques
(aide à l'évasion des prisonniers français, collecte des armes abandonnées pendant la
campagne de France). Les premiers groupes structurés, comme Bayard à Joigny, ne se
forment véritablement qu'en 1941-1942. Le Parti Communiste Français, lui, prisonnier du
pacte germano-soviétique qui fait de l'URSS l'alliée d'Hitler, n'entre dans la bataille
qu'après le 22 juin 1941, suite à l'invasion de l'Union Soviétique par les Allemands. En
novembre 1942, la Résistance s'est installée dans le département : propagande,
sabotages, manifestations patriotiques, aide aux pilotes alliés abattus, etc.
Comme partout ailleurs en France, les réquisitions allemandes entraînent une pénurie
alimentaire et le développement du marché noir. L'Yonne fournit moins de travailleurs à
l'Allemagne que la moyenne nationale, et le Service du Travail Obligatoire (STO), instauré
en 1943, va gonfler les rangs de la Résistance. Les Juifs du département sont victimes
des mesures antisémites de Vichy, dont le discours est relayé par le journal local, Le
Bourguignon : une centaine de biens juifs sont aryanisés ; 150 Juifs ont été arrêtés et
déportés entre juillet 1942 et février 1944, soit 50%, probablement, des Juifs icaunais, un
chiffre supérieur à la moyenne du pays.
La Résistance dans l'Yonne est très fragmentée. Aux communistes s'opposent les
mouvements plus proches de la démocratie-chrétienne, voire de l'extrême-droite. Les
Britanniques ont leurs réseaux dans le département, tout comme les Français Libres de
Londres, avec le BCRA. La Résistance dans l'Yonne se caractérise par un très fort
enracinement local en fonction des groupes. Seul le Parti Communiste Français, via les
Francs-Tireurs et Partisans (FTP), est représenté un peu partout dans le département. Les
sabotages se multiplient en 1943, dans l'attente du débarquement allié en Europe. Les
résistants empêchent aussi les Allemands de réquisitionner les vivres. Les largages
d'armes commencent en novembre 1942 et se font nombreux à l'été 1944, après le
débarquement en Normandie. La répression se durcit également : de nombreux groupes
de résistants sont décapités après des arrestations, qui sont souvent le fait d'agents
infiltrés par le SD (Sicherheitsdienst, service de renseignement de la SS) ou la Gestapo,
ou bien de résistants « retournés ».
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Les résistants sont plutôt des hommes jeunes (40%) mais il y aussi des hommes d'âge
mûr (20%). Les femmes jouent un rôle non négligeable aux côtés des hommes. Les
motivations à l'engagement en résistance reposent essentiellement dans le patriotisme,
mais aussi dans l'attachement au parti (PCF par exemple), dans les solidarités familiales
ou de camaraderie. Le STO a constitué un vecteur du passage en résistance. Le
recrutement s'intensifie en 1943 et au printemps et à l'été 1944. Dans l'Yonne, cinq
organisations (FTP, Libération-Nord, Service National Maquis, l'ORA et le réseau
Buckmaster) ont créé des maquis. Le phénomène ne se limite pourtant pas qu'à ces cinqlà : des bandes disparates, parfois de vrais bandits qui se font passer pour des résistants,
rançonnent la population et sont aussi traquées par les véritables résistants. Les maquis,
de manière générale, manquent d'armes et surtout d'encadrement.
Les premiers accrochages armés sérieux surviennent seulement au printemps 1944. Les
Allemands mènent 30 opérations contre les maquis de l'Yonne, les deux tiers après le
débarquement en Normandie du 6 juin 1944, pour protéger leurs lignes de communication
et faciliter leur repli. Comme dans d'autres départements, ces opérations de répression
relèvent de la Feldgendarmerie, du corps franc vychiste mais aussi de l'Ost-Bataillon 6155.
Les exactions contre les civils sont fréquentes lors de ces opérations.
L'Yonne est finalement libérée dans la seconde moitié d'août 1944 et jusqu'au 4
septembre. La 3ème armée américaine de Patton, venant de Normandie, passe par le
nord du département et libère Sens. Trois missions spéciales du SAS (Special Air Service)
interviennent dans l'Yonne avec leurs jeeps armées de mitrailleuses. Les Alliés ont
auparavant bombardé, entre mai et août, les voies de communication, et notamment la
gare de Laroches-Migennes. Les résistants, regroupés au sein des Forces Françaises de
l'Intérieur (FFI), libèrent Aillant-sur-Tholon dès le 16 août 1944. A Avallon, ils doivent
combattre les Allemands avant de s'emparer de la ville, le 24 août. Sens est libérée le 21,
Joigny et Migennes le 22, Saint-Florentin le 23, Auxerre le 24. Les FFI ont procédé à
l'essentiel de la libération, avec l'appui de la 3ème armée américaine au nord, face à des
Allemands qui se sont vite retirés.
5 Les Ost-bataillonen sont des bataillons composés de citoyens soviétiques souhaitant combattre aux
côtés des Allemands, souvent recrutés dans les camps de prisonniers. Les Allemands ne leur font pas
entièrement confiance et dès 1943, ils transfèrent une grande quantité de ces bataillons du front de l'est
vers le front de l'ouest, ce qui libère aussi des troupes allemandes pour combattre en Russie. L'OstBataillon 615 avait été créé en novembre 1942 au sein du Groupe d'Armées Centre allemand et il a
surtout participé, déjà, à des opérations anti-partisans. Arrivé en France en octobre 1943, il est basé en
mai 1944 à Montbard.
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