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PRÉSENCE ET PASSION - CATHERINE INGRAM

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PRÉSENCE ET
PASSION
CATHERINE
INGRAM
Titre anglais : Passionate Presence – Seven qualities of awakened awareness
A mon frère, Glenn Ingram
(1963-2002),
Pour son amour
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SOMMAIRE
Remerciements
Introduction
Le silence
Conclure la recherche
Lâcher l’histoire
Au-delà des mots
La source du génie
La solitude
La paix
La tendresse
Le dalaï-lama et l’enfant chien
Le chagrin et la perte : portes de l’empathie
La rédemption de la souffrance
Des remords salutaires
Le pardon
Tendresse et miséricorde
L’incarnation
Pas de transcendance
Ecologie profonde, soi élargi
Une sensorialité éveillée
Une dignité tranquille
Un lieu saint
La générosité
Le relationnel éveillé
La mort organique
L’authenticité
Transformée en or par la flamme
Le prix du compromis
La simplicité d’intention
La véritable humilité
L’éthique naturelle
L’amitié authentique
Ne plus faire semblant ou se voiler la face
Le discernement
En l’état
Au-delà de la biologie
Zéro croyance
Le changement
L’attente du miracle
La joie
L’innocence
La beauté ambiante
La gratitude
Une joie contagieuse
La lune est toujours pleine
Le contentement
L’émerveillement
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Qu’en est-il de tout ceci ?
La fascination
L’esprit d’aventure
Le miroir de la création
A propos de l’auteure
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REMERCIEMENTS
Ma vie et mon travail reposent sur un réseau de sympathisants, ce qui m'a permis
d'écrire ce livre, tout en dirigeant une organisation au service d'une communauté
internationale. À chacune de ces personnes, j'offre ma sincère gratitude. Je tiens
toutefois à exprimer tout particulièrement ma reconnaissance à ceux qui ont eu
une influence directe sur ce livre ou qui ont aidé à sa publication.
Ainsi, j'offre ma sincère gratitude à mes amis et à mes collègues qui ont lu tout ou
une partie du manuscrit original et qui ont offert des suggestions éditoriales ou
des conseils : Ron Alexander, Martha Bardach, Brandon Bays, David Berman,
Andrew Beath, Ann Buck (à Ann en particulier, pour m'avoir aménagé un espace
d'écriture au bord de la mer), Bob Chartoff, Leonard Cohen, Richard Cohen (à
Richard pour son œil au laser dans la révision), Julie Donovan, Jeff Gauthier,
Hanuman Golden, Alexa Hatton, Jim Hurley, mon frère Bob Ingram, Arthur Jeon,
Helena Kriel, Mick Marineau, Mignon McCarthy, Geneen Roth, Steven et Merlyn
Ruddell, Bob Wisdom et Michael Worle.
Je remercie infiniment les amis qui ont contribué à définir certains des concepts
les plus importants du livre : les jeunes génies de ma vie, que sont Sam Harris, à
Los Angeles, et Diarmuid O'Conghaile, à Dublin ; ma sage assistante de longue
date, Maria Monroe, à Portland ; et ma merveilleuse muse pour l'allégorie, Mimi
Buckley, à San Francisco.
J'adresse mes remerciements les plus sincères à ces amis dont les conseils qui
portent sur divers aspects de la publication ont été des plus utiles : Lama Surya
Das, Mark Epstein, Tara Goleman, Mark Matousek et Sharon Salzberg. Pour les
conseils en matière de présentation, je remercie mes amies Zeida Rothman et
Patricia Ziegler ; et pour la réalisation de la présentation, John Morris-Reihl pour
l'intérieur et Birgit Wick pour la couverture.
Et en dernier lieu, je désire exprimer ma gratitude à tous ceux qui m'appellent
‘’maître’’ pour tout ce qu'ils m'ont appris.
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INTRODUCTION
Au cours des millénaires, la quête de sens et d'appartenance a été la quête la plus
fervente de l'humanité, et à cette fin, les religions et les philosophies abondent.
Pourtant, à notre époque, de nombreuses personnes se sentent étrangères à toute
religion ou philosophie, estimant qu'elles sont fondées sur des superstitions, des
dogmes ou des hiérarchies de pouvoir. Le besoin de sens et d'appartenance reste
le même, mais les options traditionnelles pour répondre à ce besoin ont de moins
en moins d'attrait. En désespoir de cause, nous nous sommes tournés vers le
consumérisme, la technologie et le voyeurisme des célébrités, qui sont devenus
nos nouvelles religions, et qui, eux aussi, se sont avérés insatisfaisants. Pour
beaucoup, le monde moderne est devenu un endroit sans âme.
D’une telle déception est né un intérêt important et croissant pour la recherche
d'un sens qui ne soit pas fondé sur des croyances ou des traditions, mais qui
repose sur l'expérience directe. Beaucoup de personnes ressentent le spirituel, le
souffle mystérieux de l'existence, et cependant, bien qu'elles perçoivent le
mystérieux, elles restent ancrées dans la raison. Je les appelle des mystiques
rationnels. Il peut sembler à ces personnes qu'elles sont seules à partager leur
point de vue, qu'elles ne sont faites ni pour la religion, ni pour le monde des
affaires. Elles peuvent avoir l'impression qu'elles ne sont pas du tout faites pour
ce monde.
Je connais bien la solitude qui survient, quand on ne se sent plus appartenir à une
tradition spirituelle et que l'on se défie d'une vision purement mécaniste ou
biologique de la vie. Il y a quelques années, j'ai connu une dépression existentielle
qui a duré plusieurs années et qui a entretenu une vision cynique de la réalité.
Engagée dans un cheminement spirituel depuis le début des années soixante-dix,
j'avais étudié avec des enseignants réputés en Asie et en Occident, et je m’étais
intégrée dans une communauté mondiale de pratiquants de la méditation,
principalement de traditions bouddhistes. Outre une pratique rigoureuse de la
méditation, nous étudiions ce que l'on appelle en sanskrit le dharma, que l'on peut
traduire librement par "vérité" ou "voie". Pendant plus d’une décennie, j'ai
également travaillé comme journaliste spécialisée dans les domaines de la
conscience et de l'activisme, ce qui m'a permis d'avoir accès à certains des grands
leaders spirituels et penseurs de notre époque et, en quelque sorte, de suivre des
cours particuliers avec eux. Ce furent là des années grisantes où j'ai eu le
sentiment de faire partie d'un mouvement spirituel en pleine expansion.
Mais il est arrivé un moment où tout cela n'avait plus aucun sens. Toutes les
croyances religieuses ont commencé à s’écailler et à ne plus ressembler qu'à des
contes de fées destinés à apaiser l'angoisse de l'absence de but de l'existence et la
peur de la mort. Ce désintérêt par rapport aux croyances s'est produit tout seul et
c'est la dernière chose que j'aurais souhaitée. Après tout, il est très réconfortant
d'avoir une belle histoire cohérente sur le but de la vie et de croire en l'au-delà.
Au lieu de cela, j'ai plongé dans une vision de la réalité qui était vaine et sans
cœur. Ayant depuis longtemps constaté la futilité de trouver la paix dans la
poursuite du pouvoir ou de l'argent, et maintenant que je m'étais éloignée de
toute association avec le dharma, je me sentais étrangère à chaque monde. Je ne
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parlais plus la langue de mes amis les plus anciens et les plus chers, et une froide
désespérance m'engloutissait.
L'aspect positif du nuage de la dépression, c'est qu'il nous ouvre parfois de
nouvelles perspectives. Quand nos stratégies ont échoué et quand nous n'avons
trouvé aucune consolation dans aucun domaine, nous pouvons ou sombrer dans la
folie ou réaliser que ce que nous avons toujours voulu - une énergie passionnée,
en paix avec elle-même - se trouve, étrangement, dans un simple changement de
perception.
Dans mon cas, la rencontre avec mon Maître indien, le regretté H.W.L. Poonjaji, a
éveillé en moi une clarté qui a vu objectivement l'histoire de ma dépression et l'a
traversée jusqu'à la paix sous-jacente, en dissolvant la dépression en cours de
route. Poonjaji a montré qu'il était possible de vivre dans le centre tranquille de
son être, tout en restant pleinement engagé dans une activité. La sienne était une
expression passionnée de la vie, dévorant ses délices, tout en restant conscient de
ses tragédies. Néanmoins, on sentait en lui un silence que le monde ne touchait
pas.
Malgré mes nombreuses années de pratique de la méditation, je n'avais jamais
fait l'expérience du calme intérieur de manière continue. J'avais essayé de
parvenir à ce calme intérieur par des techniques visant à apprivoiser l'esprit, et
cela s’était avéré futile. Pourtant, à présent, tous les efforts pour apaiser l'esprit
cessèrent, et mon attention put se reposer sans effort dans le silence au-delà de la
pensée. Les pensées folles continuaient, mais l'intérêt pour elles diminuait. Les
mouvements du mental, les émotions, la peur ou l'exaltation devinrent comme des
vagues sur un océan de paix. Un processus d'acclimatation commença à se mettre
en place naturellement. De même que des alpinistes, quand ils atteignent une
altitude élevée, doivent passer du temps à camper dans des endroits tout au long
du parcours sans d’autre tâche particulière que de laisser leur corps s'adapter à
la nouvelle altitude, je pouvais sentir ma conscience s'adapter au silence sans rien
faire pour l'aider. Le silence faisait tout le travail, tout comme le fait d'être à une
altitude plus élevée fait le travail d'acclimatation pour les alpinistes.
Dans ce silence, je commençai également à ressentir une Présence omniprésente
en toute chose, et un sentiment d'amour me submergea. Je réalisai que j'avais
toujours ressenti la Présence et l'amour intrinsèques à la périphérie de ma
conscience ; c'était tout à fait familier. La Présence pure est notre expérience
fondamentale, même lorsque nous semblons être perdus dans les histoires et les
activités de la vie. Comme la respiration, elle est considérée comme allant de soi.
Pourtant, c'est ce dont nous nous souvenons le plus clairement lorsque nous
repensons aux premiers temps de notre existence. Les détails de notre passé
peuvent être flous, mais l'Être lui-même est clair. Que nous ayons quatre, dix,
vingt ou quatre-vingt-dix ans, ce qui a défini ou définira le plus systématiquement
notre expérience est le simple fait d'être et, si nous allons plus profondément, un
sentiment d'amour.
Je me rappelai ce sentiment, depuis mes tout premiers jours avec ma grand-mère
italienne, Caterina Versace, qui mourut lorsque j'avais sept ans et qui avait été
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comme une mère pour moi. Nous nous promenions en silence parmi les hortensias
bleus de son jardin, et tout, à l'intérieur comme à l'extérieur, semblait briller et
scintiller. Tout cela semblait parfaitement normal à l'époque.
Mais en vieillissant, j’en perdis quelque part la perception. Bien que la conscience
de la simple Présence et de l'amour ait toujours été là, je la négligeai en
cherchant un sens, un but et les promesses de la vie à venir. En rencontrant
Poonjaji, la recherche cessa et à sa place, une appréciation du mystère et une
Conscience éveillée émergèrent. La sensation de l'unité sous-jacente me
submergea. Tout était à sa place, juste ainsi.
Cette compréhension confère un sentiment d’appartenance. Je reconnus que nous
ne sommes pas simplement interconnectés, nous sommes imprégnés de la même
Essence que celle de toutes choses.
Je commençai à partager ces connaissances en 1992, d'abord à l'invitation de
Ram Dass, un enseignant spirituel et l’auteur du classique, Be Here Now. Depuis
lors, j'ai beaucoup voyagé et animé des soirées publiques aux États-Unis, en
Europe et en Australie. Ces rencontres, appelées "Dialogues du Dharma", sont des
discussions interactives qui alternent avec des périodes de silence. Le but du
dialogue est d'attirer l'attention sur la conscience du moment présent et de
découvrir les manières habituelles de l'esprit d'essayer de s'y soustraire. Chaque
soirée est différente, un genre d'entretien socratique improvisé qui aboutit, dans
presque tous les cas, au silence.
En plus des Dialogues du Dharma, j'ai aussi dirigé de nombreuses retraites
silencieuses et résidentielles. C'est au cours de ces retraites, lorsque les gens sont
juste tranquilles et libres de flotter dans les eaux profondes de leur Être, que j'ai
remarqué l'émergence d'une intelligence étonnamment cohérente. Cette
intelligence est interculturelle et elle transcende les capacités biologiques et le
niveau d'éducation. Des personnes qui n'ont pas forcément été considérées
comme intellectuellement douées font l'expérience de cette intelligence, tout
comme des personnes qui ont reçu peu d'éducation. On pourrait la considérer
comme une intelligence du cœur, puisqu’elle recherche l'harmonie et l'équilibre
du bien. Je l'appelle la Conscience éveillée, puisqu’elle est innée et s'éveille
soudainement. C'est à cette Conscience ou à cette Intelligence que nous faisons
référence, lorsque nous disons être ‘’bien dans notre tête’’. On pourrait ajouter
que la Conscience éveillée est aussi, quand on est ‘’bien dans son cœur’’. Quand
on est bien dans sa tête et dans son cœur, on est instinctivement aimant,
généreux et clairvoyant.
Depuis des années, je réfléchissais à la nature universelle de cette Conscience.
J'avais remarqué, surtout lors des retraites, que les participants aux sessions de
groupe quotidiennes s'exprimaient avec une poésie presque mystique pour
décrire les événements ordinaires de leur journée. Je réalisai que ce que nous
appelons aujourd'hui des œuvres poétiques et mystiques d'époques antérieures
étaient simplement des descriptions de la réalité de personnes de ces époques,
comme Rumi ou Hafiz aux treizième et quatorzième siècles. Ils n'essayaient pas
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d'être poétiques. Ils décrivaient les sentiments et la vie tels qu'ils les vivaient,
littéralement. Ils témoignaient à partir du champ de la Conscience éveillée.
En retraite, je commençai à remarquer des descriptions similaires faites par des
personnes qui n'avaient jamais été exposées à ces idées, et souvent, je fus
surprise d'entendre des impressions et des sentiments décrits dans un langage
quasiment identique par, par exemple, une personne qui vit dans la campagne
écossaise et une autre qui vit à Hawaï. Je réalisai que cette Intelligence traverse
aussi le temps, que la Conscience éveillée du Bouddha, du Christ ou de Rumi n'est
pas distinctement différente de la nôtre. Au fil des siècles, les gens ont découvert
cette Intelligence inhérente d'innombrables façons et l'ont exprimée dans l'art, la
poésie, la musique, la science et même la religion.
Je me mis à réfléchir et à m'émerveiller devant les expressions similaires que
j'observais chez les personnes qui témoignaient d’une Conscience éveillée.
Remarquer de telles similitudes partout où je voyageais dans le monde devint l’un
de mes passe-temps secrets. Une nuit, je me réveillai d'un rêve dans lequel j'avais
identifié sept qualités principales qui émergent naturellement et constamment
dans la Conscience éveillée. Je sortis du lit, les notai, puis je me rendormis. Le
lendemain matin, je regardai ce que j'avais écrit et je vis la base de ce livre.
Ces sept qualités - le silence, la tendresse, l'incarnation, l'authenticité, le
discernement, la joie et l'émerveillement - sont familières à tout le monde, mais
souvent, nous les négligeons dans notre recherche des choses matérielles ou de
l'avancement spirituel. Dans la Conscience éveillée, cependant, ces qualités sont
notre compagnie quotidienne, nos meilleurs amis. Elles émanent de notre propre
sagesse innée et elles nous guident mieux que n'importe quelle philosophie.
Ce livre n'est donc qu'un rappel de ce que vous savez déjà au fond de votre cœur,
dans votre propre Conscience éveillée. Vous n'avez pas besoin de faire des efforts
pour le trouver, ni de vous efforcer de vous y accrocher intellectuellement. La
clairvoyance est meilleure, lorsqu’elle est fraîchement métabolisée. Il est inutile
de se souvenir de quoi que ce soit pour plus tard. Si vous tentez de la capter, vous
vous retrouvez avec des dogmes. Si vous vous détendez dans le centre tranquille
de votre Être, votre propre Conscience célébrera chaque clin d'œil du mystère qui
se présente à vous.
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LE SILENCE
Elle s'était embarquée dans cette quête depuis tellement longtemps que les
raisons qui la motivaient n'étaient plus claires pour elle. Elle avançait simplement,
pas à pas, trop éreintée pour réfléchir. Elle venait de dégringoler d'un talus
glissant pour atterrir dans un fourré, et elle était couverte de bleus et
d'égratignures, et ses mouvements téméraires précédents étaient maintenant trop
pénibles à effectuer. Apercevant une rivière au loin, elle s'y rendit pour boire et
pour laver ses blessures. Puis, elle s'allongea sous un arbre proche en pensant
que si elle pouvait se reposer un peu, elle pourrait reprendre son chemin avec une
détermination revigorée. Après tout, la quête était importante. La quête était tout
ce qui comptait.
Elle était sur le point de s'endormir, lorsqu’elle aperçut une vieille femme assise
au bord de la rivière. La femme, qui contemplait l'eau, se retourna et lui fit signe
silencieusement, en ouvrant les bras, les paumes tournées vers l'extérieur, comme
pour indiquer : "Juste cela".
Oui, juste cela, songea la femme en tombant dans un profond sommeil.
Lorsqu'elle se réveilla plusieurs heures plus tard, le soir était tombé et la vieille
femme était partie. Elle se leva en se rendant compte que quelque chose était très
différent. Les étoiles étaient maintenant des points brillants dans son Être. Leur
lumière ne se propageait plus depuis une certaine distance, mais elle était
englobée par sa Conscience, comme des prismes lumineux dans les vastes régions
d'elle-même. La rivière et son murmure, les arbres et leur odeur, tout existait
maintenant dans un ensemble cohérent, une toile multidimensionnelle de
couleurs, de formes et de sensations. Elle comprit en un éclair qu'il en avait
toujours été ainsi.
Ses pensées agitées, longtemps ses seules compagnes, disparaissaient dans le
vide, aussitôt qu'elles surgissaient, comme aspirées par l'espace. C'était des
chuchotements dans une cathédrale, des fantômes impertinents. Elle se rappela
avoir été en recherche, mais maintenant cette idée lui paraissait étrange, et elle
ne pouvait plus croire à son importance.
Par contraste, le silence semblait presque assourdissant. Elle passa le reste de la
nuit à se sentir comme un oiseau libéré d'une cage dans un palais de lumière
étoilée, le silence étant de temps en temps ponctué par les mots, "simplement
Cela", bien que même ces mots étaient revendiqués par lui.
CONCLURE LA RECHERCHE
"Si vous commencez à comprendre ce que vous êtes sans essayer de le changer,
alors ce que vous êtes subit une transformation."
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J. Krishnamurti
Ma vie de chercheuse était motivée par la combinaison de la souffrance et du
désir de me sentir passionnément vivante. Avec de telles motivations, je courais
après les expériences, en fuyant mon moi souffrant et en fonçant vers quelque
excitation imaginaire. Je voulais voir l'éventail des possibilités où les secrets de la
vie pouvaient se cacher, et cela se traduisit par une quête systématique.
En tant que chercheuse spirituelle et journaliste, j’ai recherché celles que je
considérais comme les personnes les plus sages de notre époque, et j'en ai
interviewé un paquet pour des publications sur une période de deux décennies.
J’ai contribué à organiser des retraites et des centres de méditation, des
programmes d'éducation alternative, j’ai aidé une organisation qui représente les
nations et les peuples dépossédés - et, d'une manière ou d'une autre, j’ai
rencontré presque toutes les personnes dans ces domaines que j'avais admirées
de loin ou dont je pensais qu'elles avaient quelque chose à m'apprendre. J'ai
également exploré un large éventail de couches sociales, en me mêlant à l'élite
aisée et à la frange pauvre de la société.
Et je méditais. J’ai observé mes pensées, mes sensations, mes intentions, mes
problèmes, mes émotions, ma douleur et ma respiration jusqu’à en arriver à
connaître tellement bien le paysage de mon mental qu’aucune de ses folies ne
pouvait plus me surprendre. Pendant près de vingt ans, j’ai pratiqué la méditation
bouddhiste aux Etats-Unis, en Europe et en Asie, tout en étudiant les grands
textes de philosophie de l’Asie.
J'ai parcouru le monde à maintes reprises, parfois comme bourlingueuse, comme
une journaliste bohème, et parfois en première classe. J’ai fait la route de l’Italie
jusqu’à l’Inde avec mon sac à dos, traversé le désert marocain en auto-stop, nagé
avec les dauphins, fait du kayak avec les orques, dormi à la belle étoile en
Afghanistan et de la randonnée en montagne en Argentine, en Suisse et en Inde.
J'ai conduit sur des routes truffées de mines à la frontière cambodgienne en
faisant un reportage sur la guerre dans ce pays, et je me suis assise avec de
nombreux grands maîtres spirituels contemporains dans certains des endroits les
plus paisibles de la planète. Je suis allée au Ladakh, la première année où il a été
ouvert aux visiteurs, j'ai passé de nombreuses nuits à regarder des corps brûler
sur les ghats au bord des fleuves en Inde, j'ai chanté pour Siva jusqu'à l'aube à
Bénarès, j'ai dansé sur du reggae jusqu'à l'aube en Jamaïque.
J'ai observé des éclipses de lune depuis un voilier dans le Pacifique Sud, sous
l'emprise de psychédéliques, et depuis les terres enneigées d'un monastère de
Nouvelle-Angleterre, défoncée par le silence. J'avais une communauté
internationale d'amis intéressants, drôles et au grand cœur, engagés dans des
causes spirituelles, sociales et environnementales. J'ai assisté à des conférences
et passé des vacances dans les endroits les plus exotiques du monde. J'ai lu
d'importantes œuvres de littérature, non fictionnelles et des nouvelles sciences.
En cours de route, j'ai aussi eu un certain nombre de relations amoureuses avec
des hommes incroyables, et je suis tombée une fois si follement, passionnément et
érotiquement amoureuse que je ne m'en remettrai peut-être jamais.
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Mais il y avait toujours quelque chose qui manquait, et donc la recherche
continuait. Le problème était que, peu importe à quel point je me sentais
rassasiée et vivante dans les moments d'expérience profonde, cela ne durait pas.
Comme la faim qui revient quelques heures seulement après un repas
gastronomique, ou la soif qui ressurgit peu après avoir été étanchée, l'expérience
de la plénitude était limitée dans le temps. J'aspirais à une satisfaction profonde
de mon être, non limitée dans le temps, mais je n'ai trouvé qu'une collection
d'expériences qui avaient toutes pris fin.
La recherche avait été une tentative de faire plus de moi-même. Quelle que soit la
noblesse de mes diverses entreprises, l'intention de m'améliorer restait une
motivation première. Même dans la pratique de la méditation, il y avait l'espoir
que j'atteigne un jour quelque chose, que quelque chose de plus s'ajoute. J'aurais
l'intuition, la réalisation, le satori ou l'Illumination, et alors je pourrais enfin me
détendre. J'étais toujours en train de me précipiter vers l'avant, à la recherche de
la prochaine expérience, de la prochaine compensation. Pendant un moment
électrisant et intense, j'étais également consciente de sa fin imminente et de la
nécessité de recréer ce sentiment d'une manière ou d'une autre. Le désir de le
savourer ultérieurement m'empêcherait d'en profiter pleinement. Je passerais à
côté de l'expérience que je vivais dans le présent, comme les personnes qui
partent à l'aventure et passent la plupart de leur temps à prendre des photos, en
essayant de fixer ces moments pour en profiter plus tard et en ne voyant la réalité
actuelle qu'à travers un petit objectif, focalisées sur un avenir qui ne viendra
jamais.
La rencontre avec mon Maître, Poonjaji, éveilla en moi une intelligence qui savait
qu'il n'y avait rien à faire ou à acquérir et que la recherche elle-même était le
problème. L'idée même d'une recherche doit commencer par la pensée que
quelque chose manque. Elle suppose une privation dès le départ. Et si vous saviez
que rien ne manque - en ce moment même - que rien n'est nécessaire à votre
expérience de la vie, si ce n'est d'être vivant ? Quel besoin y aurait-il de
chercher ? Que pourriez-vous espérer ? Imaginez-le, maintenant. Que voulez-vous
dans le futur ? Que vous apporterait-il, si vous l'aviez ? Quoi que ce soit, n'est-ce
pas disponible dès maintenant dans votre Être propre ? Poonjaji avait l'habitude
de dire que lorsque vous réaliserez cela, vous éclaterez de rire, car ce que vous
cherchiez était toujours avec vous, caché sous vos yeux. Il comparait cela à
"chercher ses lunettes, tout en les portant".
Dans les recoins les plus profonds de nous-mêmes se trouve une quiétude des plus
familières. Elle demeure présente à travers toutes nos recherches et tous nos
désirs et tous les autres événements de notre vie. Il s’agit d’un point de paix,
d’une Conscience silencieuse et témoin qui est fondamentalement imperturbable,
quoi qu'il arrive. En s'imprégnant de cette Conscience, on est à l'aise dans le
présent, en accueillant pleinement ce qui vient et en relâchant complètement ce
qui part - en se sentant vivant de bout en bout. Cette Conscience n'est pas
quelque chose de lointain, ni d'un autre temps. Elle est déjà présente ici et
maintenant.
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Par exemple, en regardant un film, nous pouvons nous laisser emporter par une
marée d'émotions – des émotions angoissantes, romantiques, comiques ou
tragiques. Si l'histoire est particulièrement forte, nous pouvons ressentir toutes
ces émotions dans un seul film. Pourtant, aussi emportés que nous puissions l’être
par le film ou pris par les émotions de l'expérience, il y a en nous une Conscience
témoin silencieuse qui sait parfaitement que nous sommes assis dans une salle de
cinéma pendant tout ce temps. Si ce n'était pas le cas, nous fuirions sûrement la
salle dès qu'une situation effrayante se produirait à l'écran. Nous prendrions nos
jambes à notre cou à la vue de la première arme ou de la première tempête de feu
qui se dirige vers nous, si une partie de notre conscience ne savait pas que les
visions sur l'écran ne sont pas notre réalité la plus fondamentale.
Pareillement, il existe un champ de conscience silencieuse contenant tous les
événements de nos journées. Même si nous sommes parfois pris par l'émotion ou
perdus dans une histoire particulière, il y a dans chacun de nos drames une
réalité plus profonde de Présence silencieuse. C'est un Silence du cœur plutôt
qu'une cessation imposée de la parole ou de l'activité. C'est un Silence qui est,
pourrions-nous dire, l'arrière-plan de toute activité. Nous n’avons pas besoin de le
trouver, puisqu’il n'est pas perdu.
Si c'est le cas, pourquoi y a-t-il tant de recherche et de désir ? La recherche est
fascinante, car elle permet au mental d'avoir un travail. Il semble que nous soyons
presque génétiquement programmés pour une occupation mentale incessante par
l'entremise du désir et de l'évitement, une tentative désespérée d'échapper au
présent. Peut-être la nature a-t-elle exigé que nous restions en mouvement afin de
rester en vie, mais cela devient préjudiciable à la vie. Au cours de l'évolution,
nous avons dépassé l'utilité d'être dans un état dominant de peur et d'avidité afin
de rivaliser et de survivre. Nous ne pouvons plus nous le permettre. Cela nous
conduit au désastre.
Il est pourtant étrange de constater à quel point nous résistons à la paix et au
calme inhérents qui sont toujours possibles. Peut-être est-ce parce que le repos
dans la simple Présence est tellement étranger à une habitude de complication
mentale qui a duré toute une vie, et que nous avons confondu la complication
avec un sentiment de vie intense. Nous pourrions supposer que le fait de ne pas
avoir de projet mental particulier entraînerait l'ennui. Ou bien nous pouvons être
submergés par la sensation d'immensité et de liberté qu’offre soudain la vie,
lorsque notre esprit n'est pas en chasse. A l’image du prisonnier qui, après avoir
été libéré, trouve rapidement le moyen de retourner en prison, ou de l'oiseau qui
hésite à s’envoler, lorsqu'on ouvre la porte de sa cage, nous sommes parfois
effrayés par la liberté, et nous nous retirons dans le placard étroit, mais familier
d'un esprit occupé.
Mais dans la Conscience éveillée, l'esprit s'acclimate à un épanouissement dans le
Silence. Il s'habitue à laisser les pensées névrotiques dériver et se perdre dans le
néant, et il se désintéresse progressivement d'elles, même si elles continuent de
surgir. Le désintérêt pour les pensées névrotiques limite leur pouvoir. Ce qui
devient plus intéressant, c'est la vaste étendue ouverte de la Conscience via
laquelle toutes les pensées et tout le reste se manifestent et se résorbent. Et
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comme c'est un processus continu, la perception de ce processus peut vous
surprendre à chaque instant. En ce moment même, alors que vous lisez ces mots,
vous pourriez ressentir le champ de la Présence sans faille dans lequel vous, les
mots et toutes les choses qui vous entourent baignent.
Cette Conscience témoin silencieuse recèle une qualité de clarté vigilante, mais
détendue. Il ne s'agit pas de la clarté de la pensée mais de la clarté de la
perception pure, d'une intelligence impersonnelle. Elle ne prête aucune attention
particulière aux pensées qui pourraient la détourner de sa tranquillité, et ne se
préoccupe pas du fait qu'elles apparaissent et disparaissent. Elle n'a pas le
sentiment qu'il faut quelque chose de plus pour être satisfaite, et c'est donc un
profond contentement qui prévaut.
Et tout à coup, la recherche est terminée. Nous n'avons nulle part où aller, car
tout est à sa place, tel quel, y compris nous-mêmes. Nous n'avons rien à faire pour
être à notre place, puisque nous ne nous sentons pas séparés de l'existence. Nous
apprécions toujours et plus que jamais la vie et nous nous y intéressons
passionnément, mais sans être un mendiant à sa porte, qui cherche l'amour au
lieu d'être l'amour. Nous réalisons que ce que nous voulions vraiment n'était pas
quelque chose qui provient de la recherche mais d'une découverte. Nous
ressemblons au fils prodigue de la parabole de Jésus. Après avoir longtemps erré,
nous être perdus et dépravés et avoir cherché le bonheur dans tous les mauvais
endroits, nous rentrons enfin chez nous. Et tout comme le père qui embrasse son
fils prodigue et qui organise un festin en son honneur, nous sommes accueillis
chez nous dans notre propre Présence radieuse, à chaque fois.
LÂCHER L’HISTOIRE
Même s'il y a eu une forte reconnaissance de la Présence, l'histoire habituelle qui
nous concerne continue généralement à se répéter. Nos yeux s'ouvrent le matin
et, d’abord, nous sommes simplement conscients de voir et de percevoir. Il n'y a
aucune pensée ou référence à une entité ayant une expérience. Il n'y a que la
pure Conscience, le simple fait d'être. Puis, lentement, les pensées commencent à
proliférer et à se rassembler autour d'un vieux sujet bien connu, l'histoire du
"moi’’. Cette histoire se décline en autant de versions qu'il y a de personnes pour
la raconter. Et plus elle domine la conscience, et plus elle demande à être
racontée.
Nous connaissons tous cette expérience d’être coincé à l'occasion d'un événement
social au cours duquel quelqu'un se lance dans une longue liste de ses
accomplissements, ses enfants et leurs accomplissements, ses avoirs, ses
opinions, ses voyages, ce qu'il aime, ce qu'il n'aime pas et ce qu'il prévoit
d'acquérir plus tard. Nous pourrions avoir l'impression que cet homme est à peine
conscient de notre existence, en-dehors de celle d'un animal à sang chaud doté de
la faculté d'entendre. Et, en fait, nous pouvons être à peine conscients de lui
aussi. Notre attention peut être limitée, car un monologue analogue à propos de
nous-mêmes peut dominer notre propre conscience, bien que nous puissions être
incapable de l'exprimer.
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C'est ce qu'on appelle l'histoire, et c'est une manière de se considérer comme un
personnage qui fonde sa valeur intrinsèque sur l'acquisition de choses ou
d'expériences qui le rendent plus intéressant, plus brillant, plus puissant ou plus
sexy. L'histoire peut également reposer sur un personnage qui se voit comme une
victime et qui interprète les événements du monde de manière à confirmer son
histoire de la dureté de la vie. Son histoire peut avoir plus à voir avec tout ce qu'il
a souffert et appréhende maintenant.
Dans les deux cas, qu'il s'agisse de l'histoire de la mise en valeur de soi ou de
celle de l'autoflagellation, le personnage du "moi" est toujours la vedette du
drame. Nous avons répété ces lignes et ces scénarios des milliers de fois et nous
connaissons bien nos rôles. Nous avons imaginé cette entité pendant tellement
longtemps et avec une telle intensité que l'illusion, à l’instar d’une amie
imaginaire, semble avoir une vie propre. Ses aventures se déroulent
généralement dans l'un de ces deux cadres temporels - le passé ou le futur. Et,
bien sûr, la plupart de ses histoires futures sont simplement basées sur des
images de son passé. Ces histoires peuvent nous angoisser, nous déprimer ou
nous amuser pendant toute une vie.
Quand nous nous promenons dans le paysage du monde, presque tout ce que nous
voyons est interprété en fonction de son incidence sur ce personnage. Le
personnage du " moi " est le point central de référence autour duquel tourne
l'histoire du monde. Je compare parfois ce phénomène d'autoréférencement à un
drame métaphorique appelé ‘’L'univers dont je suis la vedette’’.
Quand j'étais plus jeune, je m'intéressais beaucoup à mes histoires. J'avais
l'impression que les histoires relatives à qui j'étais et à ce que j'avais vécu
devraient être fréquemment revisitées, à titre de protection et de catharsis : une
protection, parce que je ne voulais plus reproduire les pires erreurs ; et une
catharsis, parce que j'avais l'impression que le fait de raconter l'histoire
régulièrement révélerait ce que tout cela signifiait. Je racontais mon histoire à qui
voulait l'entendre, jusqu'à ennuyer tous mes amis et même moi-même, au bout du
compte.
Maintenant, il n'est pas totalement inapproprié d'avoir une histoire dont le
personnage principal est le " moi ". Avoir une forte conscience de soi, tant sur les
plans psychologique qu'interpersonnel, est une nécessité pour la croissance.
L'histoire du " moi " commence très tôt dans notre vie, probablement vers l'âge de
deux ans, où elle tourne principalement autour des notions " j'aime " et " je n'aime
pas ". Cette forme primaire de référence au personnage principal évoluera avec le
temps, puisque les histoires reflèteront des désirs et des peurs plus complexes.
Bien que les divers événements et émotions de l'histoire évolueront
considérablement tout au long de l'enfance et jusqu'à l'âge adulte (la plupart
étant maintenant oubliés depuis longtemps), l'idée du personnage principal
demeurera la même, comme la vedette d'un interminable feuilleton.
Dans la Conscience éveillée, l'histoire elle-même n'est pas un problème. Elle est
perçue comme une habitude qui a sa place et qui a sa fonction, mais elle ne
domine plus la Conscience. La Conscience éveillée sait quand des aspects de
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l'histoire du "moi" doivent être abordés, mais autrement, elle n'y prête guère
attention. Elle s'intéresse avant tout au présent, alors que l'histoire concerne
généralement le passé ou le futur et est donc laissée de côté dès qu'elle surgit,
car la Conscience éveillée reconnaît le peu de pertinence de cette histoire. Avec
désintérêt, les pensées relatives au personnage appelé " moi " surgissent et
disparaissent comme des bulles au soleil. Il n'est pas important qu'elles
continuent à surgir puisqu'elles disparaissent immédiatement.
Le fait est que toute pensée s'évanouit dès qu'elle surgit. Parmi les millions de
pensées que nous avons chacun expérimentées, il n'y en a pas une seule qui ait
duré. Il y en a beaucoup qui se répètent sur un mode similaire, mais chacune est
en réalité distincte des précédentes. Elles vont et viennent dans la Conscience
pure à laquelle aucune d'elles n'adhère. Il n'est pas nécessaire de se défaire de la
pensée, puisqu'il n'y a aucune possibilité de la faire rester.
Être à son aise dans la conscience du moment présent, c'est ce que mon Maître
appelait "demeurer tranquille". Par ce calme, il ne voulait pas dire "ne pas
parler", "ne pas rire" ou même "ne pas crier". Il faisait plutôt référence au fait de
remarquer le silence qui englobe toute activité, toute pensée et toute parole.
Nous faisons simplement l'expérience d'être par le souffle, la sensation, la vision,
le son, l'odeur ou le goût. Ces expériences directes ne nécessitent aucune
référence à une entité, et n'ont pas besoin d'histoires pour les stimuler. Lorsque
cette conscience devient plus habituelle, l'autoréférencement devient fastidieux,
une charge de travail mental supplémentaire sans contrepartie. Notre conscience
est alors plus intéressée par ce que nous vivons en temps réel que par l'invention
d'une histoire à propos d’un moment imaginaire avec un rôle principal pour moi.
Quand nous faisons l'expérience directe de la vie, nous ne la découpons pas en
parts distinctives, et nous ne nous appuyons pas sur des images du passé pour lui
donner un sens. Nous ne sommes même pas particulièrement intéressés à donner
un sens aux choses. Nous vivons dans une innocence qui accepte la vie telle
qu’elle vient, sans essayer de nous approprier chaque événement pour en faire
une histoire ou un mythe.
Cela ne signifie pas qu'il n'y a pas de place pour les mythes ou les histoires. Nous
communiquons en racontant des histoires de notre vie, et notre culture
communique en racontant ses mythes. Si l'on devait s'asseoir à côté de quelqu'un
dans un train, il serait malvenu de répondre — "Il n'y a que l'expérience de la
réalité présente" — à sa question, "D'où venez-vous ?". Pareillement dans toute
relation interpersonnelle, il y a une place appropriée pour les histoires vécues,
mais nous réalisons que raconter nos histoires, au fond, c'est se connecter avec
"ce Cœur commun dont toute conversation sincère est l'adoration", ainsi que le
dit Emerson.
"Ce Cœur commun" se trouve dans le Silence. De même que le silence est par
essence la source de toute musique, le silence est aussi la source de toute
histoire. De même que les notes d'une mélodie naissent et se dissolvent dans le
silence, nos histoires naissent et se dissolvent également dans le silence. Dans la
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confusion, nous prêtons surtout attention aux histoires. Dans la Conscience
éveillée, nous prêtons plutôt attention au Silence.
AU-DELÀ DES MOTS
"Si vous êtes dans l'illusion et rempli de doutes, même toutes les Écritures ne
suffisent pas, mais lorsque vous avez réalisé, même un seul mot est de trop."
-
Fen Yang
Il y a quelques années, j'étais en Inde, lorsque le Shankaracharya, l'équivalent
hindou d'un pape, est décédé. Le Times of India publia toute une série d'éloges
funèbres sur ce maître prestigieux, dont l'un avait été rédigé par un journaliste
bien connu et ami de l'ancien premier ministre indien, Indira Gandhi. Il semble
que Mme Gandhi consultait occasionnellement le Shankaracharya au cours des
périodes troublées de son administration en tant que premier ministre. Lors d'une
visite au saint homme, elle invita son ami journaliste à l'accompagner. Ils prirent
un avion privé et, à leur arrivée, Mme Gandhi se vit immédiatement conduire
auprès du Shankaracharya, seule. Après quelques heures, elle regagna l'avion et
elle et le journaliste retournèrent chez eux à New Delhi. Le journaliste remarqua
qu'une profonde sérénité habitait le premier ministre et, après un certain temps,
il ne put s'empêcher de lui demander : "Mme Gandhi, que s'est-il passé à
l'intérieur ?".
‘’C’était merveilleux !’’, répondit le premier ministre. ‘’Je lui ai posé toutes mes
questions et il y a complètement répondu, mais aucun de nous n’a prononcé un
mot.’’
Le pouvoir de la Présence du Shankaracharya était si fort qu'il réveilla chez le
premier ministre le souvenir de sa propre Présence. Elle se retrouva dans la
compréhension sereine, où les questions trouvent une réponse ou se dissipent.
"La petite voix intérieure’’ s'avère silencieuse. Elle perçoit avec une intelligence
qui n'a pas été apprise, une intelligence qui est innée.
Dans la conscience de l'état de veille, on utilise le langage pour communiquer,
tout en sachant qu'une autre communication, plus puissante, opère dans la
Conscience profonde. Pendant près de trente ans, j'ai participé à des retraites
silencieuses, auxquelles ont pris part des milliers de personnes au cours de cette
période. Une fois, je me suis retrouvée dans une région reculée du monde, où j'ai
rencontré quelqu'un que j'avais connu dans le cadre de plusieurs retraites. En
allant vers lui, le sourire aux lèvres, je me suis dite : "Oh, voilà mon bon ami...", et
j'ai alors réalisé que, du fait que nous avions toujours été silencieux ensemble, je
n'avais jamais su son nom. Je ne connaissais pas non plus sa nationalité ou sa
profession. Je ne savais rien du tout de sa biographie.
Mais je connaissais son essence. Je l'avais vu observer les oiseaux au coucher du
soleil au même endroit chaque jour. J'avais remarqué le soin avec lequel il ôtait
tranquillement ses chaussures avant d'entrer dans la salle de méditation. J'avais
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pu bénéficier de sa gentillesse, lorsqu'il m'avait aidée à transporter certaines de
mes affaires à l'abri de la pluie. Nous avions partagé une Présence silencieuse
pendant des jours et des nuits et pourtant, nous n'avions jamais entendu l'histoire
de l'autre. Notre unique communication s'était exprimée par ce que l'auteurcompositeur Van Morrison appelle "le discours inarticulé du Cœur".
Dans la Conscience éveillée, il est inutile de prétendre que nous ne sommes qu'un
amalgame d'histoires, un total d'accomplissements ou un survivant de malheurs.
Nous sommes prêts à regarder dans les yeux d'un autre sans peur ni désir - sans
histoires à propos de qui je suis ou de qui il est - et à y capter seulement la
lumière de l'existence reflétée par une paire d'yeux particulière.
Dans les retraites, nous remarquons aussi le pouvoir des mots à conditionner la
perception. En nommant les choses, nous invoquons une image préconçue de
l'objet ou de l'événement et nous avons donc une réponse conditionnée par
rapport à celui-ci, ne serait-ce que momentanément. Maintenant, il est évident
que le langage est un outil de communication formidable, nécessaire et utile, mais
il est utile de connaître sa place dans notre Conscience et les limites de son
utilité. Je dis souvent, pour paraphraser Shakespeare, "Une rose qui n'aurait pas
de nom du tout sentirait aussi bon". Il existe une Conscience qui existe au-delà
des mots et qui permet à notre expérience directe d'être complètement fraîche.
Plus on est en phase avec cette Conscience, plus le langage et la pensée sont
rapidement analysés pour leur utilité et abandonnés. Cela se produit par ce que
j'appelle le "trempage/l’infusion dans le Silence", via lequel l'attention se repose
dans la Conscience silencieuse et y reste de plus en plus constamment, en en
renforçant l’habitude.
J'apporte toujours un thermos de thé aux Dialogues du Dharma et je le sirote tout
au long de la soirée. Parfois, j'oublie de rincer le thermos jusqu'au lendemain
matin, et s'il reste du thé, il est devenu beaucoup plus fort qu'il ne l'était la veille.
Il n'y avait pas de sachet de thé dans le thermos pendant la nuit. Seulement le
thé. Il est devenu plus fort en infusant en lui-même. Pareillement, notre
Conscience devient plus forte en infusant en elle-même dans la quiétude.
Cette adaptation au silence permet aussi de supprimer les barrières entre nous.
Quoique les mots soient principalement destinés à former des ponts de
communication, ils ont souvent l'effet inverse. Beaucoup de personnes utilisent
les mots simplement pour combler le silence. Elles ne sont pas à l'aise avec le
silence et donc, elles bavardent. Elles espèrent se connecter aux autres, mais le
bavardage empêche souvent toute véritable communication. Dans la Conscience
éveillée, on reconnaît dans le bavardage une tentative de contact. Sous le
bavardage se cache quelqu'un qui veut être accepté, compris ou aimé. Ce que la
Conscience lucide voit dans ces cas-là, c'est la simplicité de l'Être, la chaleur
humaine sous le torrent de mots. Ces mots ne deviennent alors rien de plus qu'un
peu de brouillage dans une transmission autrement claire, mais si les deux esprits
sont envahis par le brouillage, il n'y a guère de possibilité de se connaître dans le
lieu où les deux ne font qu'un. En revanche, si deux esprits sont bien imprégnés
de silence, il s’ensuit une communication fantastique. Thich Nhat Hanh a dit un
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jour de son amitié avec Martin Luther King, Jr : "Vous pouviez lui dire très peu de
choses, et il comprenait les choses que vous ne disiez pas."
J'ai eu plusieurs fois le privilège de me trouver en compagnie de grands maîtres
qui se rencontraient pour la première fois. Lorsque j'étais plus jeune, je me
rappelle avoir espéré que j'aurais accès à des discussions ésotériques sur le
dharma entre les grands ou qu'ils disséqueraient peut-être leurs différences
philosophiques et provoqueraient un débat général parmi leurs étudiants. Mais ce
qui se passait généralement, c'est qu'ils se contentaient de se regarder en
souriant. Ils échangeaient poliment des plaisanteries ou discutaient du temps qu'il
faisait, mais la plupart du temps ils restaient silencieux, se contentant de sourire.
Un jour, quelqu'un a demandé au grand maître indien, Nisargadatta Maharaj
(dont les dialogues dans le livre classique, Je Suis, sont parmi les mots les plus
puissants sur la Présence sans limite) ce qu'il pensait qu'il pourrait se passer s'il
rencontrait Ramana Maharshi, un autre grand saint de l'Inde. "Oh, nous serions
probablement très heureux", répondit Nisargadatta Maharaj. "Nous pourrions
même échanger quelques mots".
LA SOURCE DU GÉNIE
‘’Le Silence est l’élément dans lequel se façonnent les grandes choses.’’
-
Thomas Carlyle
Imaginez un simple trait de calligraphie sur une toile blanche. Chaque trace
d'encre laissée par le pinceau se détache en plein relief sur le fond blanc. Chaque
nuance de la liberté du trait, tel qu'il a coulé et balayé la toile, est clairement
visible. Imaginez maintenant que la toile soit remplie de gribouillis aléatoires et
anarchiques, de sorte qu'il n'y ait pratiquement plus un centimètre carré qui ne
soit pas marqué. Imaginez également que la même calligraphie se trouve parmi
les gribouillis, mais que, bien sûr, elle est maintenant beaucoup plus difficile à
voir ou même à trouver. Aussi belle qu'elle ait pu être, elle passe inaperçue au
milieu de ce chaos.
C'est comme les coups de génie dans nos esprits. Dans le silence, nos éclairs
créatifs de génie ressortent clairement, dès qu'ils jaillissent. Dans un esprit
chaotique, obsédé par la pensée et névrotique, les éclairs de génie passent
souvent tout à fait inaperçus. Ils peuvent jaillir fréquemment, comme des bouffées
d'inspiration provenant d'une source mystérieuse, mais si l'esprit est accaparé par
son imbroglio de pensées, les éclairs de génie se perdent dans le vide.
Maintenant, certaines personnes pensent qu'une grande créativité résulte d'une
souffrance mentale. Elles estiment que la tranquillité de l'être n'est pas utile à la
créativité, en citant la vie de nombreux grands artistes qui étaient apparemment
dépressifs, voire suicidaires. Si vous examinez la vie de Vincent van Gogh, par
exemple, vous pourriez conclure que la dépression fut propice à la production
d'un grand art, mais je suggère une interprétation différente de la source de son
art. Peut-être était-ce uniquement pendant l'acte de peindre qu'il ressentait la
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paix profonde de simplement être. Dans l'acte de peindre, Van Gogh entretenait
peut-être une connexion spéciale et exaltée avec un sentiment de pure Présence,
et de ce profond Silence ont émané ses peintures fantastiques. La peinture était
peut-être sa porte d'entrée vers le divin. La beauté qu'il voyait suggère une
conscience sans nuage, quels que soient les démons qui le hantaient à d'autres
moments.
Les mystiques, les mathématiciens, les poètes, les écrivains et les rêveurs nous
disent tous que leurs visions leur viennent apparemment spontanément, alors
qu'ils ne cherchent pas à performer ou à impressionner. On peut être en train de
se promener dans le jardin, de prendre une douche ou d'être assis tranquillement
à regarder la pluie lorsque, soudain, l'intuition ou la vision jaillit comme une
comète dans le ciel de la Conscience. D'où vient ce génie ? Il procède de
l'Intelligence inhérente qui est disponible lorsque nous sommes tranquilles,
lorsque notre mental ne dirige pas les opérations. Il est en amont de la pensée.
C'est la Conscience éveillée.
La créativité qui émane de ce type d'intelligence est différente de celle qui résulte
de l'ambition. L'ambition est généralement motivée par des besoins axés sur l'ego,
des pensées en relation avec le " moi ". Avec ce genre de motivation, le désir de
créer est surtout le désir de se construire une légende, une légende appelée
"moi". On peut ériger des tours en fonction de différents types de projets,
consacrés publiquement, mais leur consécration est intérieurement au "moi". "J'ai
fait ça, je dois être quelqu’un de grand/d’important." La créativité qui découle de
l'ambition est souvent teintée d'ego, aussi majestueuse ou louable que soit la
réalisation. Sa contribution sert le plus souvent l'élan général de la compétition
dans le monde. Elle exacerbe les mouvements de l'ego et suscite souvent la
jalousie et le ressentiment.
Pour le créateur comme pour l'observateur, la créativité qui émane du silence ou
d'un cœur tranquille, se distingue de celle qui résulte de l'ambition. Lorsque
l'artiste ou l'artisan est en retrait, le créateur et l'observateur ressentent l'art
comme un simple don, une expression de l'Intelligence impersonnelle partagée
par tous. Le créateur n'a pas besoin de s'en attribuer le mérite, l'observateur n'a
pas besoin de le posséder. Certaines des plus belles œuvres d'art de la planète
ont été créées dans l'anonymat : la plupart des anciennes peintures chinoises de
la dynastie Ming, qui ont influencé l'art asiatique pendant les mille années
suivantes ; les grandes statues du Bouddha du Sri Lanka ; les pyramides, qui ont
été construites en Égypte, alors qu'il n'y avait pas de mots pour désigner l'art ou
les artistes ; et un grand nombre des quilts Amish aux motifs complexes de ces
deux derniers siècles. Ces œuvres anonymes parlent au calme qui est en chacun
de nous.
À la fin des années 70, j’ai visité avec l’un de mes amis une exposition de
paysages japonais peints sur des rouleaux par des maîtres zen du XVe siècle.
Chaque rouleau représentait un petit monde paisible. Ils illustraient de jolies
scènes de nature, des temples, des montagnes et des moines indiquant la lune,
entourés par la prévalence du ciel représenté par un espace blanc. En parcourant
l’exposition, nous devînmes de plus en plus silencieux. J'avais l'impression qu'une
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brise fraîche balayait mon être, comme si je cheminais sur d'anciens chemins de
paix. Nous avions reçu une transmission de silence de la part des maîtres zen
sous la forme de leur art, tant était puissante la Conscience éveillée qui avait
réalisé ces peintures quelque cinq cents ans plus tôt.
En quittant cette exposition, nous traversâmes une section du musée où étaient
exposées des peintures européennes datant de la même époque. Les images de
décapitations et de scènes sanglantes abondaient, généralement associées à un
symbolisme religieux. Les personnages de ces scènes étaient richement et
lourdement vêtus. Entourés d'opulence, de nourriture et de boissons, leur
conduite générale semblait affligeante. Chaque centimètre carré de la toile était
recouvert, et l’ensemble était déprimant. Cela aussi, c'était une transmission. Je
ressentis le poids de la vie à cette époque et dans ces lieux, où la perception
éveillée était sans doute étouffée ou persécutée partout où elle se manifestait. Audelà de l'accomplissement technique des peintures, je trouvai que l'art de cette
période était une transmission de désolation. Je ressentis de la compassion pour
les gens de cette époque et de la gratitude pour vivre à l'époque et dans le lieu où
je vis.
L'expérience vécue ce jour-là au musée alimente depuis lors ma relation avec
l'expression créative. Lorsqu'on admire une œuvre d'art avec une Conscience
éveillée, on entre directement dans l’instantanéité de sa création et on ressent
clairement le cœur de l'artiste. Cette transmission nous parvient par le biais de
mots imprimés, de sculptures, de bâtiments, de danses, de films et de livres de
coloriage pour enfants. Elle nous parvient partout où la vie s'exprime, et elle
traverse le temps.
L'expression créative qui jaillit de la Conscience éveillée pénètre celui qui est
réceptif d'une manière inoubliable. Considérez les mots qui nous sont parvenus de
Lao Tseu, de Tchouang Tseu, des patriarches chinois ou du Bouddha. Leurs
paroles conservent leur pouvoir après des milliers d'années, parce que leurs vies
mêmes étaient l'expression créative de l'Intelligence universelle, et parmi ses
œuvres d'art les plus marquantes. Nous avons oublié les rois, les danseurs, les
politiciens et les peintres de cette époque, mais nous nous souvenons des Eveillés.
Leur présence nous rappelle la Présence en chacun de nous, la source du génie
qui fait de nos vies temporelles un art intemporel.
LA SOLITUDE
‘’C’est dans la Solitude que nous sommes les moins seuls.’’
-
Lord Byron
Il se murmure que certains de ses étudiants ont un jour demandé à Rumi de
réconcilier son discours incessant sur le sujet du silence, et que Rumi a répondu :
"Ce qui est le plus vrai en moi n'a jamais prononcé un mot".
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Il existe en chacun de nous une profondeur qui n'a jamais prononcé un mot, un
lieu de solitude totale, "un passage si étroit", disait mon Maître, "que deux
personnes ne peuvent pas l'emprunter ensemble". Peu importe à quel point on se
sent lié à la communauté, à la famille, aux amis, à la société ou à la nature, il
règne en nous tous une profonde solitude silencieuse. Nous savons que les
expériences vécues, que les moments secrets de joie, de beauté ou d'amour, ainsi
que les nuances particulières de notre chagrin, ne peuvent être pleinement
connus que de nous-mêmes. Il se peut que nous partagions certains épisodes avec
d'autres, mais nous sommes tous engagés dans notre propre voyage intérieur, et
chacun est absolument unique. Pour cette raison même – l’expression singulière
que nous sommes tous - la solitude est inévitable. La force créatrice de l'univers
ne fait pas de copies exactes, même avec des clones, et il est donc impossible
d'éviter la solitude qui fait partie de l'originalité d'une œuvre d'art cosmique.
Et pourtant, une grande partie de l'activité humaine vise à éviter ce fait même.
Les gens sont souvent terrifiés par la solitude, parce qu'ils la ressentent comme
de l'isolement. Ils s'affairent au travail, multiplient les déplacements ou
s'entourent de gens presque tout le temps. Ils peuvent avoir recours à de l'alcool,
à de la drogue, à la télévision, au sexe ou à la nourriture pour atténuer la
conscience de leur profonde solitude, mais celle-ci se tapit dans la conscience et
les surprend, glaçante et désespérante, à toute heure du jour ou de la nuit. Les
efforts déployés pour éviter le sentiment de solitude peuvent en fait rendre ce
sentiment plus intense, quand il finit par se déclarer. Nous faisons le maximum
pour nous distraire de pareils sentiments, mais dans nos moments privés, ils
surgissent avec une vengeance et avec un genre de folie. Cette folie peut
entraîner des actes désespérés, destructeurs. Une grande partie des problèmes
dans le monde peut simplement être le résultat de la résistance à notre solitude
incontournable. Comme le relevait le philosophe français, Blaise Pascal, au XVIIe
siècle, "Toutes les difficultés de l'homme viennent de son incapacité à s'asseoir
tranquillement dans une pièce en sa seule compagnie.’’
Dans la Conscience éveillée, l'expérience de la solitude n'est pas une cause de
peur ou de désespoir. C'est un sanctuaire de silence, une retraite privée, "un
espace à soi", le seul endroit que le sentiment d’isolement ne peut pas toucher. En
cela, la solitude n'est pas une épreuve d'isolement, mais un refuge contre les
exigences d'une activité mentale et physique incessante. Si l’on connaît ce genre
de solitude, on la ressent même au milieu de l'activité. On la ressent, quand on est
avec d'autres personnes ou un être spécial. On la ressent, quand on est sur un
podium et quand on s’adresse à des centaines de personnes ou dans le contexte
d'une réunion familiale regroupant des dizaines de parents. Comme l'a écrit
Albert Einstein : "Je suis effectivement un "voyageur solitaire", et je n'ai jamais
appartenu pleinement à mon pays, à mes amis, ni même à ma famille proche ;
face à tous ces liens, je n'ai jamais perdu le sens de la distance, ni le besoin de
solitude, et ce sont des sentiments qui augmentent avec les années."
Mon Maître, Poonjaji, était comme un lion dans sa solitude. Pendant de
nombreuses années, il a parcouru les zones montagneuses de l'Inde, en
transmettant parfois le dharma aux quelques personnes qui le rencontraient par
hasard, en se déplaçant parfois avec quelqu'un d'autre, mais le plus souvent, il
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marchait seul en laissant le destin l'emmener où il voulait. Il a rédigé un journal
intime pendant une partie de cette période, et sa lecture procure un aperçu de
l'esprit éveillé. Il marquait souvent la date et le lieu d'une inscription dans son
journal, mais en dehors de cela, il n'y avait rien sur la région, les gens ou les sites
qu'il avait vus. Il s'intéressait à un voyage qui se déroulait sur une autre échelle
de temps et d'espace. Voici une inscription typique : "En moi, l'univers se meut çà
et là, poussé par le vent de sa propre nature inhérente."
J'ai rencontré Poonjaji beaucoup plus tard dans sa vie. Sa santé avait tellement
décliné qu'il ne pouvait plus marcher sans aide, et par conséquent il était presque
toujours entouré de gens. Néanmoins, je n'ai jamais remarqué quelqu'un d'aussi
‘’seul’’. Sa solitude était majestueuse, comme celle de l'océan ou du ciel. Pour
moi, sa solitude est probablement son aspect le plus inspirant. Il vivait à une
profondeur où l’on ne pouvait rien emmener, ni personne - ni amis, ni enfants, ni
épouse, ni possessions.
Dans les Dialogues du Dharma, je fais souvent allusion à cette solitude
majestueuse comme à un sommet de liberté. C'est comme si l'on se reposait au
sommet d'une montagne, en contemplant tranquillement l'immensité, en
appréciant l'espace dans toutes les directions. Embrassant tout ce qui apparaît
dans le ciel, on remarque que les pensées passent comme des nuages, que les
sentiments s'estompent comme les couleurs de l'arc-en-ciel, que les sensations
varient comme le gazouillis des oiseaux. Il n'y a que le lumineux présent, la
dimension ouverte de I'Être, et tout ce qui passe dans le ciel au même instant. Le
sentiment de plénitude prévaut. Aucune attention n'est accordée aux
commentaires mentaux sur ce qui devrait ou ne devrait pas se passer. Il n'y a que
la détente dans ce qui est - uniquement cela.
Et au final, dans la Conscience éveillée, la solitude devient sans objet. Le
sentiment de solitude s'estompe, puisqu’il n'y a personne pour se sentir seul,
personne pour évoquer la majesté de la solitude. Toute activité mentale se fond
sans effort dans le Silence dont elle est issue. Il n'y a plus le sentiment d’un moi,
ni d'un autre que soi. Il n'y a que le vent soufflant dans la Conscience absolue, la
lumière qui brille dans nos yeux et les échos de la vie qui se répercutent à travers
nous.
LA PAIX
‘’Bercée par les battements du temps, l’éternité dort en nous.’’
-
Sri Aurobindo
Une fable raconte l'histoire d'un jeune homme qui vivait il y a longtemps à
Istanbul, en Turquie. Comme il était pauvre, il n'avait qu'une seule chambre,
chichement meublée de quelques livres et d'un petit lit de camp en guise de lit.
Une nuit, le jeune homme fit un rêve - il eut une vision, en réalité. Il se voyait
marcher dans une rue de ce qu'il réalisa être la ville du Caire en Égypte, un
endroit où il n'était jamais allé. Il pouvait clairement voir le nom de la rue et les
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maisons qui la bordaient. Dans la vision, il se dirigea vers une maison particulière,
en notant l'adresse. Il entra dans une cour carrelée, et puis dans le bâtiment
principal. Une porte ouverte l'attira dans une pièce particulière de la maison, et
dans cette pièce était assis un vieil homme, entouré de trésors dépassant tout ce
que le jeune homme avait jamais imaginé.
Des diamants, des émeraudes et des rubis se trouvaient empilés sous la forme de
pyramides. Des lingots d'or et d'argent étaient alignés le long des murs. Des tapis
précieux et des objets d'art du monde entier étaient disposés à ses pieds. Le jeune
homme considéra les trésors et le vieil homme avec stupéfaction, car à ce
moment-là, il sut soudainement que ces trésors lui appartenaient. Il ne savait pas
comment il le savait (car après tout, c’était une vision), mais il était certain que
tout cela lui appartenait de plein droit.
Le jeune homme se réveilla en sursaut, et il était tellement convaincu de
l'authenticité de son rêve qu'il entreprit le jour même le long voyage d'Istanbul au
Caire pour revendiquer son trésor. À cette époque, les voyages étaient lents et le
jeune homme, qui était pauvre, dut travailler en cours de route pour payer sa
nourriture et son logement. Au bout de plusieurs mois, il finit par arriver au Caire.
Après s'être renseigné, il retrouva la rue qu'il avait vue en rêve. En la parcourant,
tout lui parut familier. Les maisons étaient exactement telles qu’il les avait vues
dans son rêve/sa vision. Et bien entendu, la maison qui, dans le rêve, avait abrité
le vieil homme et son trésor se trouvait précisément là où le jeune homme
s'attendait à la trouver. Connaissant le chemin, il entra dans la cour carrelée, puis
dans la salle des trésors, où il comptait bien faire valoir son droit.
Le vieil homme était assis là, mais il n'y avait aucun joyau, ni or, ni argent, ni
tapis, ni objets d'art. Sans se laisser décourager par l'absence des trésors, le
jeune homme raconta sa vision au vieil homme, puis il conclut en disant : "Puisque
tout le reste de ma vision s'est avéré exact, je suppose que les richesses sont
cachées ici quelque part, et je vous prie donc de me les remettre".
Le vieil homme demeura silencieux pendant un certain temps, tout en scrutant le
jeune homme, le regard pétillant. Et au bout d'un moment, il dit. "Comme c'est
étrange ! Moi aussi, j'ai fait un rêve. Et j'ai rêvé d'un jeune homme à Istanbul qui
te ressemblait précisément."
‘’Continuez !’’, conjura le jeune homme, certain que cette information conduirait
au trésor.
Le vieil homme entreprit alors de décrire la rue où vivait le jeune homme à
Istanbul. Il décrivit la mère et le père du jeune homme, ses frères et ses sœurs,
ses collègues de travail, ainsi que les livres qui étaient rangés le long du mur de
sa petite chambre. "Et dans ma vision", dit le vieil homme, "le plus grand trésor —
plus précieux que tous les joyaux étincelants et que tous les métaux brillants du
monde — était exposé là, sur un petit lit de camp dans cette chambre".
Le jeune homme réalisa soudain ce que le vieil homme voulait dire. Il vit alors que
son existence, que son Être même, était tout le trésor qu'il pouvait désirer ou dont
24
il pouvait avoir besoin. Une paix profonde l'envahit. Il s'inclina devant le sage et
prenant congé, il retourna chez lui à Istanbul, où il vécut des jours paisibles.
Si le cheminement du jeune homme vers lui-même domine cette histoire, je suis
tout autant intéressée par le rôle du vieux sage. Sa présence et sa clarté étaient si
fortes qu'avec simplement quelques mots de sa part, le jeune homme s’éveilla à la
plus grande réalisation de sa vie. Cette histoire illustre comment la Paix qui est le
fruit de la simple Essence est non seulement une récompense en soi, mais aussi
une bénédiction pour tous ceux qui la rencontrent. Avec celle-ci, on devient
comme un grand arbre ombrageux qui offre tranquillement un refuge ou un abri
pour ceux qui traversent les nombreuses tempêtes de la vie.
En devenant des havres de paix, nous avons probablement dû endurer nos
propres parcours confus, tout comme le jeune homme de l'histoire. Ceci nous
permet de comprendre ceux qui ne ressentent pas leur propre et simple Présence
et qui la cherchent partout ailleurs, à l'image "du cerf musqué qui cherche dans le
monde entier la source de son propre parfum", comme le disait Ramakrishna.
Dans l'espoir de trouver quelque chose pour que tout aille bien ou pour nous
sentir bien dans notre peau, nous essayons tout et nous finissons souvent par
aggraver la situation. Notre soif de trouver des trésors ou toutes autres
circonstances qui, pensons-nous, nous procureront la paix, nous empêche de nous
reposer dans la Paix que nous sommes.
Dans la Conscience éveillée, il n'est pas question de trouver la paix ailleurs que
dans son propre Être. Le monde actuel est en grande partie en proie au chaos, et
c'est le cas depuis belle lurette. Même en période de paix relative, les événements
quotidiens de la vie peuvent dérailler à chaque instant, avec des problèmes avec
le conjoint, les enfants ou les amis, des difficultés au travail, des accidents ou des
maladies chez les proches, une santé précaire, des parents et des amis qui
meurent. Lorsque nous lisons et que nous écoutons les nouvelles, ce monde peut
vraiment ressembler à l'enfer. Nous entendons chaque jour, avec une régularité
sans faille, des reportages sur la guerre, la dévastation de l'environnement, la
famine de millions de personnes, la violence aveugle, le terrorisme, la torture, les
enfants kidnappés et assassinés. Comment peut-on trouver la paix dans un tel
monde ? La réponse est qu’on ne le peut pas. Il n'y a pas de paix durable à trouver
dans les circonstances du monde. Si les humains ne vous ont pas, c’est la nature
qui vous aura.
Et pourtant, il existe un sanctuaire, qui ne se trouve pas dans les circonstances du
monde mais dans la reconnaissance du Silence qui le contient. Ce Silence est
notre propre nature profonde et véritable, et nous pouvons la visiter ou y vivre,
chaque fois que nous nous en souvenons. Dans les dialogues du Dharma, les gens
se demandent parfois ce qu'ils peuvent faire pour le monde. Je parle de la
nécessité de connaître le trésor de l'Être lui-même et d'y trouver la Paix qui ne
dépend de rien d'autre. Cette compréhension apporte le calme à tous ceux qui la
découvrent. Elle diminue la violence et la peur dans le monde, et elle rappelle aux
autres le don qui est plus précieux que toutes les richesses jamais connues. Dans
le Silence, nous pouvons ressentir cette éternité qui dort en nous.
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LA TENDRESSE
L'aube apparut et elle se mit debout. La lumière du soleil et la brume
s'entrelaçaient sur la rivière, alors qu'elle marchait le long de la rive sans but ni
destination. Auparavant, elle se serait dirigée vers quelque chose — toujours
partante, mais n'arrivant à rien. Maintenant, même en mouvement, elle n'allait
nulle part. Elle était simplement présente à chaque pas, marchant le long d'une
rivière.
Au bout d'un certain temps, elle les vit : deux séries d'empreintes le long de la
rive, dont l’une faite par des petits pieds. Plus loin, les empreintes avaient été
effacées par les eaux, sans laisser de trace. Telle est la nature de toute chose, se
dit-elle ; chaque empreinte, chaque créature, chaque plante, chaque rocher,
chaque galaxie suit son processus de devenir, de désintégration et de cessation
d'existence. Tout se désagrège avec le temps, tout est sujet à l’anéantissement, à
tout moment. Elle songea au caractère poignant de l'existence, à l'inévitabilité de
l'amour et de la perte. Son constat sans sentimentalisme, mais tendre, lui inspira
des sentiments de compassion à l’égard de tout ce qui vit, qui a vécu, et qui vivra,
à l’égard de tous les êtres vivants.
A cet instant précis, l'un d'entre eux attira son attention. Un gros scarabée
présent sur son chemin s'était renversé sur le dos, ses pattes gesticulantes
manifestant sa volonté de vivre. Sans réfléchir, elle réagit rapidement. Elle
ramassa deux grandes feuilles, puis en plaça une de chaque côté du scarabée, et
elle le remit délicatement à l'endroit et le regarda courir vers la sécurité du
feuillage voisin.
LE DALAI LAMA ET L’ENFANT CHIEN
Pendant que nous étions à Bodhgaya, en Inde, en 1982, mes amis et moi nous
avons commencé à entendre des rumeurs à propos d'un garçon qui aurait été
trouvé au milieu de chiens sauvages. D’après la rumeur qui circulait en ville, son
comportement d'apparence canine, son mutisme, son incapacité à marcher
debout ou à manger avec les mains indiquaient qu'il avait probablement été élevé
parmi ces chiens. Nous étions intrigués. J'avais lu ‘’L’enfant sauvage du grand
désert’’, l'histoire d'un enfant élevé au milieu des gazelles en Afrique, et j'avais
également été fascinée par l'histoire de l'"enfant sauvage de l'Aveyron", trouvé en
France aux alentours de 1800. C'est donc avec enthousiasme que j’acceptai une
invitation à voir ce garçon au cours d'une réunion privée avec le dalaï-lama, qui
avait manifesté son intérêt pour l'enfant. La réunion devait se tenir à l'ashram de
Gandhi, où le garçon séjournait, entouré d'un groupe de travailleurs sociaux et de
thérapeutes comportementaux, qui s'étaient mobilisés autour de lui. Avec un ami,
j'assistai à cette réunion d'une vingtaine de personnes.
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À en juger par sa taille, l'enfant semblait avoir cinq ou six ans. Se déplaçant à
quatre pattes, le regard fuyant d'un côté à l'autre, il avait l'air d'un animal effrayé.
Sa vue me mit mal à l'aise, tout comme quand j’avais été confrontée à des
représentations de créatures mi-humaines, mi-animales. J’eus un mouvement de
recul primaire face à quelque chose d'étranger, ce qui m’étonna, parce que je
m'attendais à ce que la compassion soit ma première réaction face au garçon.
Le dalaï-lama était assis au centre de la pièce, et l'enfant fut conduit devant lui.
Pendant que les officiels indiens et que les thérapeutes entreprenaient de
présenter le garçon au dalaï-lama, celui-ci se pencha et commença à caresser
doucement la tête de l'enfant, comme on caresse un chien. Les membres de
l'assemblée prétendirent ne pas le remarquer. Était-il approprié de traiter le
garçon comme un chien, ou cela n'était-il pas bon pour sa "rééducation" ? Les
responsables continuèrent d'expliquer leurs efforts pour apprendre à l'enfant à
marcher, à former des mots, etc., et pendant ce temps, le dalaï-lama continuait de
caresser la tête et les épaules du garçon, tout en souriant et en gazouillant
chaleureusement, jusqu'à ce que l'enfant finisse par se blottir à ses pieds.
Je ne pouvais qu'imaginer le réconfort de ce garçon en de tels instants. Quelle
qu'ait été son histoire, j'étais certaine que les circonstances actuelles de sa
nouvelle vie avec des créatures étranges et puissantes avaient dû être au moins
difficiles, voire terrifiantes. Ici, ne serait-ce que pour un court instant, l'une de ces
étranges créatures le rencontrait - d'essence à essence - et communiquait dans
leur seul langage commun, le langage du cœur.
Le langage du cœur présente une caractéristique commune dans le monde
entier : celle d’une offre paisible de compréhension aux autres, sans exiger d'être
soi-même compris. Certes, il est merveilleux d'être compris. Il est délicieux d'être
rencontré dans les aspects les plus profonds de son être, et c'est un motif de
célébration, quand cela se produit. Mais souhaiter être compris par les autres,
être rencontré au plus profond de soi, conduit souvent à la déception.
Comprendre les autres, les rencontrer là où se trouve leur cœur, nous procure la
paix et offre le plus grand potentiel pour transformer des situations difficiles pour
autrui. Aussi grand que puisse paraître le fossé de la communication, la plupart
des créatures réagissent à une présence pleine d'amour. Nous pouvons presque
tous sentir si quelqu'un a bien nos intérêts à cœur, écoute avec un esprit ouvert
et offre du réconfort sans chercher à en profiter.
Dans la Conscience éveillée, un canal de communication s'ouvre facilement, vu
que nous n'avons pas besoin de quelque chose de particulier de la part de l'autre
personne. Le véritable amour ne cherche pas à acquérir. Il se donne. Sa nature
même est celle du don de soi, du service et de la générosité. Tout comme des
galaxies s'attirent gravitationnellement pour exploser dans une union cosmique,
la force de l'amour est telle que celui-ci se donne entièrement. Il sacrifie tout. Et il
le fait pour une raison simple : il ne peut pas s'en empêcher. Il n'a pas le choix.
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Beaucoup de gens ne ressentent ce genre d'amour désarmant que pour leurs
proches. Ils ont quelques petits cercles concentriques d'êtres chers pour lesquels
ils éprouvent divers degrés de considération, mais à la limite du cercle extérieur,
la considération s'arrête brusquement. Tous ceux qui se trouvent en dehors de ce
dernier cercle sont "les autres". Du point de vue de l'évolution, l'attention portée
aux proches parents fait partie de l'impératif génétique, un trait partagé par la
plupart des animaux. Mais si cela est naturel et beau en soi, il existe une
compréhension plus large de l'amour et de la parenté qui transcende nos dictats
biologiques.
Dans la Conscience éveillée, l'amour n'est pas tribal, mais universel. Même si
nous honorons profondément les liens familiaux et même si nous ressentons des
connexions particulières avec notre communauté, nous rejetons la mentalité
d'exclusion. Nous ne sommes plus esclaves des impulsions primitives et des
injustices irrationnelles fondées sur la race, les affinités ancestrales ou même
l'espèce, mais nous pouvons voir la situation globale. Après tout, à un niveau
purement génétique, toutes les créatures jaillirent d’une rivière d'ADN commune.
Il existe une compréhension encore plus vaste, qui sait que ce qui nous anime est
la force vivifiante qui circule à travers tout et qui est l'expression la plus pure de
l'Être. C'est notre véritable parenté, notre grand ancêtre - la Force universelle
omniprésente. Si nous comprenons cela, tout le monde devient une famille et
chaque lieu, un foyer. Aussi bizarre que puisse être une personne ou une créature
particulière, nous la rencontrons dans la compréhension de nos points communs.
Ainsi que l'a dit un jour le psychologue, Carl Gustav Jung : "Par moments, j’ai le
sentiment d'être diffusé dans le paysage et à l'intérieur des choses et de vivre
moi-même dans chaque arbre, dans le scintillement des vagues, dans les nuages
et les animaux qui se déplacent, dans la procession des saisons."
Certaines personnes peuvent ne pas vouloir prendre le risque de ressentir ce
genre d'expansion et elles peuvent faire remarquer que le monde est trop
dangereux pour baisser la garde, et qu'il est insensé d'être si ouvert. S'il est vrai
que certaines personnes sont dangereuses pour les autres et qu'il vaut mieux les
éviter si possible, il y a une compréhension dans la Conscience éveillée qui reste
ouverte, même dans les moments de prudence. Elle voit l'ignorance plutôt que le
mal chez les personnes qui souhaitent nuire aux autres et elle n'est donc pas aussi
effrayée par celles-ci. Dans la Conscience éveillée, nous nous écartons toujours de
leur chemin, mais nous le faisons, comme on évite un cyclone qui s'approche.
Nous n'entretenons pas une croyance qui dit qu'une personne ou un être
particulier est une force étrangère maléfique. Même s’il est perturbé, il est
toujours l'un des nôtres.
Ne ressentant rien comme étant étranger à nous-mêmes, nous embrassons le
monde comme étant le nôtre. Certains de ses aspects sont merveilleux, et d'autres
sont affreux, mais tout nous est familier, puisque son Essence fondamentale est la
même. Le sans-abri au coin de la rue qui sent l'urine, l'homme d'affaires confiant
à la réunion du comité, la femme en colère qui s’agite dans la file d'attente au
cinéma, le chiot qui renifle chaque centimètre sur son passage. Dans la
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Conscience éveillée, ils nous sont tous familiers, et nous les croisons dans la
compréhension, sans avoir besoin d'être compris.
LE CHAGRIN ET LA PERTE : PORTES DE L’EMPATHIE
‘’Nul n’arrive au Ciel, les yeux secs.’’
-
Thomas Fuller
L'année dernière, je passai un après-midi dans un centre anticancer de Los
Angeles. J'attendais de voir un oncologue réputé à propos d'un problème médical
qui, d’après plusieurs médecins que j'avais consultés auparavant, pouvait être de
nature maligne et nécessiter une intervention chirurgicale. Finalement,
l'oncologue me confirma que le problème était presque certainement bénin et il
me renvoya chez moi, en ne suggérant aucun autre traitement que celui de
"garder un œil dessus". Je ressentis naturellement l'exaltation particulière que
l'on ressent à la suite d'une grâce - une joie découlant non pas de ce qui s’est
produit, mais de ce qui n'est pas arrivé. Je pensai à mes amis et à ma famille qui
attendaient de connaître les résultats de cette visite et j'avais hâte de partager la
bonne nouvelle avec eux.
En quittant le cabinet du médecin, je retraversai la salle d'attente, où j'avais passé
une heure et demie à observer d'autres patients qui attendaient leur tour. Les
foulards, les perruques et les visages émaciés indiquaient que beaucoup de ces
personnes avaient un cancer. Ces personnes et leurs proches n'avaient pas eu de
bonnes nouvelles à la suite de leurs précédentes visites chez le médecin. Un jour,
elles vaquaient à leurs occupations habituelles, et le lendemain, elles se
retrouvèrent à lutter pour leur existence même.
Ceci me rappela encore la nature universelle de la perte. Cette fois-ci, je m'en
étais tirée, mais je savais que ce répit était temporaire. À tout moment, tout
pouvait changer. Je regardais les gens dans la salle d'attente, tout en ressentant
le précieux point commun d'être humain — physiquement vulnérable, solidaire de
tout ce que nous aimons et apprécions, et destiné/condamné à être privé jusqu’à
la moindre miette de tout cela.
Le cadeau de cette compréhension réside dans l'empathie qu'elle génère. Chacun
d'entre nous connaîtra la perte. La plupart d'entre nous ont déjà connu beaucoup
de pertes. Si nous permettons aux sentiments pénibles d'être expérimentés
directement dans une Conscience ouverte, ces sentiments génèrent de la
compassion pour tous ceux qui souffrent ou qui ont souffert d'une perte.
Cette compréhension est non seulement une porte d'entrée vers l'empathie, mais
également un antidote à l'envie. Nous pouvons voir d'autres personnes qui
semblent tout avoir et avoir l'impression d'être comparativement moins bien lotis.
Nous devrions nous rappeler que si ceux qui jouissent d'une grande opulence s'y
accrochent fermement, ils auront d'autant plus à perdre. Certaines personnes
peuvent souffrir énormément d'une perte qui paraît minime, alors que d'autres
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supportent avec légèreté une perte qui semble importante. Mais au bout du
compte, chacun sera séparé de tout ce qui lui est cher. Comme je le dis souvent
dans les Dialogues du Dharma, "le samsara (la roue de l‘existence) n'est pas pour
les pleutres".
Les gens semblent parfois brisés par ce qu'ils ont perdu. Nous sentons une
amertume qui prévaut et une dureté émotionnelle, comme s'ils tenaient le coup,
mais avec un ressentiment à l’égard de la vie. Par peur de subir de nouvelles
pertes, les gens se résignent à ne plus jamais aimer. Ce qu'ils ne voient pas, c'est
que leur résolution devient leur prison et qu'en bloquant tout risque de peine, ils
se coupent complètement de la beauté de la vie. Ainsi que l'a dit Rumi, "On doit
tout miser sur l'amour ; la demi-mesure ne peut pas prétendre à la plénitude."
Vivre en toute majesté, c'est vivre avec un cœur brisé. Si l'on n'est pas au moins
partiellement triste en observant ce monde, c'est que l'on ne fait pas attention. Et
si nous permettions à nos cœurs de se briser encore et encore ? Pourquoi ne pas
s'habituer à vivre avec un cœur brisé ? En empathie avec les autres, nous faisons
l'expérience d'une grande richesse de sentiments humains. Leur souffrance est
notre souffrance ; leurs joies sont les nôtres. Le degré auquel nous autorisons
l'empathie avec la tristesse est le degré exact auquel nous embrassons la joie.
Comme le disait Khalil Gibran dans Le Prophète, "Ta joie est ta tristesse
démasquée".
Dans la Conscience éveillée, nous n'avons pas peur des sentiments intenses de
joie ou de tristesse. Nous savons que ces sentiments font partie du fait d'être
vivant et connecté à tout ce qui vit. Nous ne sommes pas capables de les nier.
Nous manifestons notre tendresse, en accompagnant des personnes au cœur
brisé, car elles sont celles qui vivent d’amour.
Certaines des personnes les plus épanouies que j'aie jamais connues sont celles
qui aident les autres à traverser une perte ou un deuil. Ce genre de travail, même
s’il comporte sa part de tristesse, invite à une intimité que l'on ne trouve pas
souvent dans un autre contexte. Les priorités deviennent claires. Qu'est-ce qui
compte vraiment, après tout ? Face à une perte, les habituelles récriminations
mentales à l’égard des choses de peu d'importance s'apaisent et la conscience est
occupée par une vision plus large, par une appréciation du cadeau
incommensurable qu'est la vie.
Dans la Conscience éveillée, nous n'avons pas besoin d'attendre l'expérience de la
perte pour savoir ce qui compte vraiment. La conscience de la perte et de la mort
vit doucement dans notre Conscience, comme un rappel de vivre et d'aimer
pleinement pendant que nous sommes ici. Elle offre également une porte
d'empathie pour tous les autres êtres. Au minimum, nous partagerons tous cette
expérience finale ; nous serons tous confrontés à la mort. Puisque nous savons
combien la vie est chère à la plupart d'entre nous et que sa fin est inévitable,
l'empathie vient naturellement.
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LA RÉDEMPTION DE LA SOUFFRANCE
"J'ai vu la tristesse se transmuter en clarté."
Yoko Ono
Dans son livre, Il n'y a pas d'avenir sans pardon, Desmond Tutu parle de Nelson
Mandela comme d'un homme qui n'a pas été brisé, mais raffiné par ses vingt-sept
années d'emprisonnement en Afrique du Sud :
"Ces vingt-sept années et toutes les souffrances qu'elles comportèrent furent les
feux d’un four qui trempèrent l’acier et éliminèrent les scories. Sans cette
souffrance, il aurait peut-être été moins capable d'être aussi compatissant et
magnanime qu'il ne l'a été. Et cette souffrance infligée par d'autres lui conféra
une autorité et une crédibilité que rien d'autre ne peut procurer de la même
manière."
Nous nous sentons souvent accablés par ce que nous avons subi ou par notre
perception de la cruauté des autres à notre égard. Nous pouvons avoir le
sentiment que cette souffrance nous a brisés de manière irréparable. Nous
pouvons également nous sentir tourmentés par nos propres transgressions, notre
manque de gentillesse, nos échecs et nos regrets. Nous portons ces fardeaux
lourdement dans nos cœurs, avec peut-être le sentiment que la douleur est si
profonde que la blessure ne guérira jamais. Cette souffrance finit par nous
définir. Nous racontons une histoire nous concernant en fonction de ce que nous
avons souffert, l'histoire enregistrée étant l'histoire de la souffrance. Cela donne
des contours à notre sentiment d'identité, et nous repassons les images de ce qui
s'est passé dans notre esprit pour garder vivant ce sentiment d'identité. "Cela a
été horrible, mais au moins, c'est moi."
Un instant de lucidité nous libère de l'imagination. On raconte qu'Alexandre le
Grand a relevé le défi de démêler le nœud gordien en utilisant simplement son
épée et en tranchant la corde. De même, la lame de la clarté tranche, sans qu'il ne
soit nécessaire de démêler le nœud. C'est un moment d'innocence - un moment où
nous savons que rien dans ce que nous avons vécu ne peut finalement nous
définir, rien ne peut nous réduire. L'expérience réelle de qui nous sommes en ce
moment même est claire et immaculée, malgré la souffrance que nous avons
endurée ou causée. Nous nous sentons soudain parfaitement éveillés. Même si les
souvenirs sont intacts, nous avons le sentiment que le monde semble frais et neuf,
et nous-mêmes avec lui. Nous sommes baptisés dans notre propre Conscience
lumineuse.
Dans les Dialogues du Dharma, il arrive souvent que les gens parlent d'une forme
d'abus subi dans leur enfance ou par la suite. Je constate que leur regard
s'assombrit, lorsqu'ils racontent l'histoire et que le souvenir douloureux envahit
leur conscience. La personne devient dans son esprit celle qui a été blessée et qui
est maintenant une victime. A ce stade, je demande souvent à la personne de
découvrir, dans l'immédiateté de l'instant, la Conscience qui ne souffre pas, en
dépit des souvenirs de l'histoire. Je lui demande de voir s'il y avait une Conscience
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non impliquée dans la souffrance au moment de l'événement lui-même. Dans
quasiment tous les cas, il y a une reconnaissance de la Présence témoin, qui ne
réagit pas à ce qui se passe, aussi traumatisant que cela puisse être. Dans les
moments de réalisation de ce qui était bien au-delà de chaque épreuve, le visage
de la personne s'illumine. Malgré le souvenir douloureux, un havre de paix est
toujours accessible.
Par exemple, de nombreuses personnes ayant survécu à un accident de voiture
racontent qu'elles ont vécu l'accident comme au ralenti, en se voyant
curieusement ballottées dans l’auto ou notant des choses insolites, telles qu’un
passant tenant un parapluie rouge. Ce n'est qu'après que la peur et le
traumatisme furent ressentis. Ou, nous pourrions avoir reçu un appel dans la nuit
nous annonçant la mort d'un être cher. Sur le plan émotionnel, une énorme vague
de chagrin se forme et commence à déferler intérieurement. Cependant, sur un
plan de conscience plus subtil, il n'y a eu que l'observation silencieuse de l'écoute
des paroles au téléphone. Cette Conscience subtile est accessible tout au long de
chaque épreuve.
Cela ne veut pas dire que notre souffrance n'est pas réelle. Au moment où elle se
produit, elle est suffisamment réelle. Il s'agit de remarquer qu'elle ne dure pas,
sauf en imagination. Nous ne revivons l'histoire de la souffrance passée que dans
notre esprit. Des événements nouveaux et douloureux peuvent se produire - et
nous ne nions pas les émotions qui y sont liées - mais ils passent aussi dans la
Conscience témoin. Les Tibétains parlent de l'oiseau mythique, Garuda, et de la
trajectoire de son vol dans le ciel qui ne laisse aucune trace. Parallèlement, tous
les fardeaux de notre cœur sont libérés dans la clairvoyance sans laisser aucune
trace. Rien de ce qui se passe dans le ciel ne définit, ni ne réduit le ciel lui-même.
Pareillement, nous ne sommes finalement pas définis, ni amoindris par une
quelconque expérience.
Si nous permettons à notre douleur d'être ressentie et évacuée, notre souffrance
fait un grand travail pour adoucir nos cœurs. Comme le disait Trungpa Rinpoché,
c'est du "fumier pour le champ de la sagesse". En fait, il est important de savoir
que tout état d'esprit difficile est invité à se manifester à tout moment, à l’image
du ciel qui accueille sans résistance tout ce qui le traverse. Notre souffrance, si
nous la ressentons profondément et si nous admettons son passage naturel, nous
rend plus forts et plus tendres à la fois. Nous sommes complets et intègres, non
seulement en dépit de ce que nous avons souffert, mais souvent grâce à cela.
Dans la Conscience éveillée, nous sommes également capables de voir les autres
dans leur intégralité, en dépit de leurs fardeaux et de leurs difficultés. Le
Bouddha a dit que l'ennemi le plus proche de la compassion, c’est la pitié.
S'apitoyer sur les autres est les rabaisser dans son propre esprit. Ressentir de la
compassion pour autrui dans sa lutte et ses problèmes, c’est reconnaître sa
nature lumineuse intacte, tout en lui offrant de la sympathie et du réconfort.
Aucun d'entre nous n'aime être pris en pitié, mais la majorité d'entre nous
apprécient la compassion et d'être vus dans notre intégrité en dépit de nos
problèmes.
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Dans la gare de Bénarès, noire de monde, un soir, il y a longtemps, j'ai entendu
un magnifique chant montant d’une foule de gens amassés sur le quai. Attirée par
le son, je découvris alors un spectacle déboussolant. Un petit garçon avec un bout
de corde dans une main et une sébile dans l'autre main, guidait un vieil aveugle
portant sur son dos un lépreux infirme. Se frayant lentement un passage dans la
cohue bouillonnante, ils formaient ce qui m'apparut d'abord être une créature
unique des plus misérables, une calamité hydresque. Mais ils chantaient, chacun
avec une harmonie qui lui était particulière, une mélodie tellement envoûtante
que la vision de leurs fardeaux semblait en désaccord avec le son. Tandis que je
me tenais là, hypnotisée par leur chant et par leur enthousiasme, la vision devint
subitement toute aussi belle. Chantant de tout leur c(h)œur, je vis chacun d’entre
eux comme étant parfaitement intègre et libre.
DES REMORDS SALUTAIRES
La tendresse provient parfois du remords. Nous pouvons nous pardonner plus
facilement, si nous comprenons comment nous avons agi par ignorance et si nous
permettons alors à des sentiments de remords salutaires de venir nous habiter.
Nous pouvons gentiment remarquer que nous avons fait de notre mieux, compte
tenu de notre niveau de sagesse ou de son absence, à l'époque. Il ne s'agit pas de
justifier, ni de circonvenir spirituellement un acte répréhensible. Il s'agit
simplement de reconnaître que nous ne pouvions pas agir autrement que comme
nous l'avons fait alors, et de permettre aux conséquences douloureuses de nos
actions répréhensibles de faire leur propre travail de déconditionnement pour que
nous ne nous comportions plus de la même façon.
Ce type de remords ne doit pas être confondu avec de la culpabilité. Le remords
salutaire consiste à reconnaître sans sourciller les paroles ou les actions qui ont
entraîné de la douleur et à prendre la résolution de veiller à ce qu'elles ne se
reproduisent plus. La culpabilité s'accompagne généralement d'une forte
identification - "Je suis coupable" - comme si nous nous réduisions entièrement à
l'action préjudiciable, comme si nous étions la culpabilité elle-même. Croire que
l'on est intrinsèquement coupable peut produire une résignation dans son for
intérieur qui conduit à encore plus de confusion et d'actions préjudiciables.
Une de mes leçons en matière de repentir est liée à de l'ingratitude provenant de
la peur. Voyageant seule au Maroc en 1973, je m’étais retrouvée dans un autocar
de nuit qui descendait des montagnes vers les plaines. Non seulement j'étais la
seule touriste et la seule personne qui parlait anglais dans le car, mais j'étais
aussi la seule femme. À mi-chemin du parcours, un violent orage éclata et
l’autocar se mit à tanguer sur les routes sombres et sinueuses du col de
montagne. La pluie battante rendait impossible de voir où la route se terminait et
où débutaient les précipices abrupts. Nous continuâmes à rouler ainsi dans un
silence tendu pendant un certain temps. Finalement, au beau milieu de la nuit, le
chauffeur s'arrêta près d'un petit village. Ce qui était supposé être un point de
chute pour les passagers paraissait maintenant être la destination finale pour la
nuit. De toute évidence, le chauffeur avait décidé qu'il était trop dangereux de
33
poursuivre le voyage. Tout le monde entreprit de descendre du car, et le
chauffeur signala que je devais en faire autant.
Nous étions maintenant dans la tempête elle-même et très rapidement, les
hommes disparurent dans l'obscurité en prenant la direction du village ; tous, à
l'exception d'un seul qui resta en arrière et qui me fit signe de le suivre. En
utilisant un français rudimentaire, je lui fis comprendre que mon intention était
de trouver une pension où passer la nuit, mais j'avais le mauvais pressentiment
que cet endroit n'avait rien de tel à proposer.
Nous nous dirigeâmes vers le village, qui se composait principalement de cabanes
en pierre. J’hurlai le mot "pension" à l'arrière de la tête de mon guide, alors que
nous nous enfoncions dans la tempête, et il n'indiqua jamais qu'il m'avait
entendue. Après avoir emprunté de nombreuses petites ruelles, l'homme ouvrit la
porte de l'une des cabanes, une pièce unique et sans chauffage. Une femme et
plusieurs jeunes enfants dormaient à l'intérieur. L'homme leur parla en arabe et
la femme et les enfants descendirent par terre avec leurs couvertures. L'homme
me fit signe de m'installer sur le lit.
Je me tenais dans l'embrasure de la porte, irrationnellement furieuse qu'il ne
m'ait pas conduite à une pension, comme si celle-ci aurait dû apparaître par
magie. Scrutant la rue vide et sombre, je savais que mes options étaient limitées.
J’avais entendu de nombreuses histoires horribles sur ce qui peut arriver aux
jeunes femmes voyageant seules au Maroc, et j'étais terrifiée à l'idée d'entrer
dans la cabane, mais rester dehors sous une pluie glaciale pendant des heures,
sans être certaine d'y être en sécurité, semblait pire. Effrayée, frigorifiée et
pressée d'échapper à la tempête, je me hasardai prudemment à l'intérieur de la
pièce et, n'ôtant que mon manteau, je m'assis sur le lit maintenant libre. Je sortis
alors mon couteau suisse de mon sac à dos avec ostentation, en m'assurant bien
que tout le monde le voyait. Après quelques murmures, la famille s'endormit, mais
moi, je restai bien éveillée. Quelques heures plus tard, aux premières lueurs de
l'aube, je me ruai sous la pluie pour regagner le car, sans un seul mot de
remerciement.
La jeune femme effrayée, recueillie par des étrangers, fut incapable de
reconnaître et de manifester sa gratitude pour la gentillesse qui lui avait été
offerte. En outre, j'avais même été grossière. Au cours des jours et des semaines
qui suivirent, je repensai à mon comportement de cette nuit-là avec un puissant
sentiment de remords, et je souhaitai de tout mon cœur avoir remercié ces
personnes.
Tout au long de ma vie, les leçons liées au repentir se sont multipliées. Le
remords ne vient parfois de rien d'autre que du fait de parler à quelqu'un et de
remarquer une petite lueur d'embarras ou de peine dans ses yeux. De telles
expériences de ce que j'appelle des remords salutaires servent à éprouver notre
arrogance et nous rendent disposés à présenter nos excuses ou à faire amende
honorable, si nécessaire. Elles nous permettent aussi de comprendre les actions
de ceux qui se comportent de manière blessante, de même que, si je suis
confrontée à une personne ingrate ou grossière, je peux maintenant reconnaître
34
la jeune femme effrayée du Maroc, d’il y a toutes ces années, qui avait fait de son
mieux, à l'époque.
LE PARDON
‘’Si tu veux voir des braves, regarde ceux qui savent pardonner. Si tu veux voir
des héros, regarde ceux qui savent aimer en échange de la haine.’’
-
Bhagavad Gita
On raconte que lorsqu'une femme d'une certaine tribu d'Afrique tombe enceinte,
elle se rend dans la nature, accompagnée d'autres femmes de sa tribu pour prier
et méditer jusqu'à ce qu'elles entendent le chant de l'enfant à naître. Elles
retournent alors dans leur tribu pour apprendre le chant aux autres membres. A
la naissance de l'enfant, la tribu se réunit autour du nouveau-né, et chante ce
chant. Elle le chante à nouveau, lorsque l'enfant passe de l'adolescence à l'âge
adulte, au moment du mariage, et au moment de mourir. Mais il y a un autre
moment où le chant honorant cette personne est chanté par la tribu. Si un
membre de la tribu a causé de la souffrance à un autre, il est placé au centre d'un
cercle autour duquel la tribu se rassemble et chante le chant honorant sa
naissance afin de lui rappeler sa bonté propre. La tribu reconnaît que l'amour, et
non la punition, est le remède à l'égarement.
Comment pouvons-nous oublier notre bonté et nous engager dans des actes qui
engendrent de la souffrance ? Avec un peu d’introspection, nous remarquons
comment des pensées conditionnées ou habituelles fondées sur des expériences
passées déterminent nos impulsions actuelles. Lorsque ces pensées se basent sur
de la souffrance et de la confusion, les actions qui en résultent gâchent notre vie,
généralement. Obnubilés par ces pensées, nous errons en endurant ou en
provoquant toutes sortes de souffrances supplémentaires. Plus les pensées
conditionnées sont intenses, et plus nos actions actuelles sont confuses. Dans ces
moments-là, nous avons oublié notre vrai Soi.
Par exemple, nous sommes de mauvaise humeur (des pensées négatives
conditionnées ayant envahi notre conscience), et nous disons des paroles
blessantes à un proche. Cette personne se retire ou réplique avec colère, ce qui
nous rend furieux. Nous prenons alors la voiture et nous fonçons à toute allure
sur l'autoroute, à peine conscient de conduire, tellement perdu dans les remous
de notre histoire que nous mettons en danger la vie de tout notre entourage.
L'agitation initiale des pensées conditionnées s'est maintenant transformée en
fureur, qui entraînera ses propres pensées conditionnées.
Dans la Conscience éveillée, nous nous mettons en résonance avec un Silence qui
se situe au-delà de ce conditionnement. Nous réalisons aussi que les pensées
conditionnées viennent sans être invitées et parfois nous dépassent. Plus nous
l'admettons dans notre propre cas, plus nous commençons à réaliser que c'est
vrai pour tout le monde. Si les gens se comportent mal, c'est parce qu'ils ont été
rattrapés par des pensées négatives.
35
Tout comme notre réponse aux caprices et aux actes irréfléchis de nos enfants est
une réponse bienveillante, nous commençons à faire preuve de magnanimité et de
compréhension à l'égard de nos proches, de nos collègues de travail et même à
l’égard des étrangers, dont nous entendons parler aux informations – toute
personne égarée dans son conditionnement mental. Savoir qu'aucun acte ne nous
définit nous permet de voir qu'aucun acte ne peut définir quelqu'un, finalement.
Nous pouvons regarder dans les yeux des personnes avec lesquelles nous avons
eu des difficultés et pressentir la Présence pure au-delà de leurs paroles et de
leurs actions. J'ai récemment vu un graffiti sur un trottoir qui disait : "Le lieu le
plus saint de la Terre est celui où une haine ancienne est devenue un amour
présent."
Néanmoins, le pardon ne signifie pas que nous fermions les yeux sur les actions
malveillantes. Nous pouvons reconnaître qu'une personne qui nous a fait du mal
est à même de recommencer, et nous prenons toutes les précautions nécessaires
pour éviter que cela ne se reproduise. Dans le même temps, nous le faisons en
comprenant que la confusion, l'ignorance et la cruauté existent en tant que
manifestations de la Conscience ; en effet, nous connaissons bien ces grains de
folie en nous-mêmes. Imaginons que ces grains aient constitué de petits brulots
de rage depuis aussi longtemps que nous puissions nous en souvenir. Nous
pourrions nous sentir poussés à exprimer cette fureur, sentant que nous sommes
sur le point d'exploser. Quand je vois un enragé, j'ai parfois le sentiment que la
pression interne – qui s’est mise lentement à bouillir- s'est accrue au fil du temps
et qu'elle explose maintenant.
Nous pouvons songer à de nombreux despotes dans l'histoire qui ont institué la
torture ou commis un génocide. Nous vivons actuellement une flambée mondiale
de terreur propagée par des personnes qui veulent infliger autant de douleur et
de souffrance que possible. Nous pouvons savoir que le programme mental
conditionné dans de tels cas était un programme malheureux. Il n’y a qu’un état
infernal, un esprit tourmenté, qui puisse provoquer un tel malheur. La cruauté ne
résulte que de la douleur et de la confusion. Elle n’émane pas d'un bonheur et
d'un amour authentiques. Comme l'a remarqué Longfellow, "Si nous pouvions lire
l'histoire secrète de nos ennemis, nous trouverions dans la vie de chacun d'eux
une peine et une souffrance suffisantes pour désarmer toute hostilité."
Nous pouvons comprendre comment la cruauté se manifeste, parce que nous
connaissons la difficulté que nous éprouvons parfois à résister aux impulsions qui
nous poussent à dire un mot ou à commettre un acte peu aimable. En dépit de
tous nos efforts, nous échouons parfois. Combien plus difficile est-ce pour ceux
dont les pensées conditionnées sont encore plus négatives ou dont les
circonstances ont été implacablement difficiles ? Quand la tendresse se manifeste
dans de tels cas aussi difficiles, elle est exceptionnellement belle.
Il y a environ sept ans, un homme est venu aux Dialogues du Dharma, alors qu'il
venait juste d'être libéré de prison. Cet artiste, pratiquant d'aïkido et père de
famille, avait fait pousser quelques plants de marijuana dans le champ de sa
résidence rurale. Un matin, à l'aube, trente agents fédéraux firent irruption chez
lui, affolant sa femme et ses deux jeunes enfants pendant qu'ils fouillaient toutes
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les pièces. L'homme fut conduit en prison et il y passa deux ans et demi. Sa
maison et ses biens furent saisis, et sa femme, qui fut contrainte de racheter leur
maison, dut faire face à d'énormes difficultés financières, avec la moitié de leurs
revenus habituels.
Quand l'homme fut libéré de prison, il ressentait de la honte pour avoir causé tant
de souffrance à sa famille et de l'amertume envers le système judiciaire pour
avoir imposé un prix aussi élevé pour son erreur. Six mois après avoir commencé
à assister aux Dialogues du Dharma, il participa à l'une de nos retraites
silencieuses d'une semaine sur la côte de l'Oregon.
"Au cours de cette retraite", a-t-il dit plus tard, "le pardon a pu jaillir généralement et spécifiquement à la fois. Le silence et les séances de groupe ont
joué leur rôle en m’attendrissant, et un matin, je me suis mis à pleurer. Cela a
duré quatre heures. Pendant ce temps, mon esprit s'est libéré de la souffrance
que j'avais vécue, de celle à laquelle j'avais été étroitement lié et de celle que
j'avais provoquée, en particulier les sentiments que mes enfants éprouvaient à
cause de mes actions. Tous les événements, de l'enfance à l'âge adulte,
impliquant de la souffrance - tout a été intégré dans le pardon. L'ardoise a été
nettoyée. J'ai ressenti une humilité profonde en tant qu'être humain ayant commis
des erreurs, et cette compréhension m'a permis de pardonner à toutes les
personnes impliquées dans mon incarcération - les juges, les gardiens de prison,
les agents de probation. Oui, j'ai commis des erreurs, et tout le monde en
commet, alors comment peut-on en vouloir à quiconque ?"
On dit qu'il est difficile de pardonner, mais il est bien plus difficile de garder de
l'amertume. C'est un peu comme être mordu par un serpent. La morsure initiale le grief, disons - est très douloureuse, mais le véritable problème vient du venin
qui se diffuse dans l'organisme. Le venin de la haine ou du ressentiment est
généralement bien pire que la morsure initiale. Il semble envahir chaque cellule
de notre corps. Le pardon est l’antidote le plus puissant dans ce cas. C’est, pour
reprendre les paroles de quelqu'un, "le parfum laissé par la violette autour du
pied qui vient de l'écraser."
TENDRESSE ET MISÉRICORDE
" Allez mes amis, soyez sans crainte.
On est ici si subtilement.
Dans l'amour, on est créé.
Dans l'amour, on disparaît."
-
Leonard Cohen, ‘’Boogie Street’’, sur Ten New Songs
Peu après avoir rencontré Poonjaji en Inde, j'ai été le témoin d'un incident
inoubliable. Au cours de la séance du matin, une femme qui semblait en proie à
l'hystérie est montée sur l'estrade auprès de lui. Ses questions et ses
commentaires ne semblaient avoir aucun rapport avec ce qu'il enseignait, et pire
encore, elle gesticulait, elle riait hystériquement et elle risquait même de faire
37
basculer le Maître de son siège. Bien qu'il semblait être aussi fort qu'une
montagne, Poonjaji avait alors près de quatre-vingts ans, et il était affecté par
quelques problèmes de santé. C'était limite insupportable pour ceux d'entre nous
qui étaient assis près de lui, et à un moment donné, quelqu'un a tenté de retenir
la femme, craignant qu'elle ne puisse blesser accidentellement le Maître à tout
moment. Pendant tout ce temps, Poonjaji essayait, tant bien que mal, de la
convaincre : "Vous et moi, nous sommes pareils !", dit-il. "Nul besoin d'être une
mendiante attendant d'être sauvée, vous occupez déjà le trône de la Liberté !" En
réponse, la femme se mit à glousser et elle l'entoura de ses bras en l'attirant vers
elle. Au bout de ce qui sembla être une éternité, elle se leva pour partir, mais non
sans avoir demandé son mouchoir, le seul qu'il avait sur lui pour s'éponger le
front. Bien sûr, il le lui donna et, les poings sur les hanches, riant et se frayant un
passage à travers le groupe en brandissant fièrement le précieux mouchoir, la
femme retourna à sa place.
Les spectateurs des premiers rangs poussèrent ensemble un soupir de
soulagement. "Quel gaspillage de sa précieuse énergie !", pensai-je. "Il devrait
être protégé de ce genre de personnes. De telles personnes ont besoin d'un
thérapeute, et pas d'un Bouddha."
Pendant que je grommelais intérieurement, une transformation silencieuse
s'opéra sur l'estrade. Poonjaji était devenu totalement silencieux et il fermait les
yeux, alors que nous étions dans la partie consacrée au dialogue de la réunion du
matin. Ceux d'entre nous qui étaient assis près de lui virent alors trois ou quatre
larmes couler sur ses joues.
Il m'est apparu que Poonjaji n'était pas en train de juger, de se demander si telle
ou telle personne était digne de lui ou si elle drainait sa force vitale. Il ne voyait
que la souffrance, les blessures profondes qui s'étaient transformées en névroses,
l'enfant qui ne pouvait plus retrouver le chemin de son foyer, même en étant dans
son propre jardin. Comparativement, il n'observait probablement que peu de
différences entre chacun de nous. Prenant sur lui les forces aveugles de
l'ignorance qui génèrent de la souffrance, il a peut-être été submergé par
l'immensité de celle-ci. Peut-être qu'alors, il ne put rien faire d'autre que de
verser quelques larmes. Honteuse de la dureté que j'avais intérieurement projetée
sur une femme dont j’ignorais les facultés mentales et les épreuves qu'elle avait
traversées dans la vie, je sentis se dissoudre mon propre jugement. Et je sus,
pendant que j'étais assise là, que je ne verrais plus jamais rien d'aussi précieux
que les larmes de Poonjaji.
En abandonnant nos jugements et nos préjugés sur les autres, nous trouvons de la
compassion dans les circonstances les plus dures. La compassion vient
facilement, lorsque nous voyons un enfant malade ou lorsque quelqu'un que nous
aimons souffre ou a des ennuis. Mais dans la Conscience éveillée, la compassion
déborde pour ceux qui sont apparemment les moins susceptibles de la recevoir —
"Jésus dans ses déguisements troublants", comme le disait Mère Teresa.
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Il y a quelques années, je me trouvais avec une amie dans une épicerie en
Californie. Tandis que nous déambulions dans les allées, nous avons constaté
qu'une mère et son petit garçon se déplaçaient dans la direction opposée et nous
croisaient dans chaque allée. La femme nous remarqua à peine, tant elle était
furieuse contre son petit garçon, qui paraissait bien résolu à faire main basse sur
les articles des rayons du bas. La mère, qui était de plus en plus exaspérée, se mit
à crier sur l'enfant et, quelques allées plus loin, elle en était arrivée à le secouer
par le bras.
C'est alors que mon amie intervint. Cette mère admirable de trois enfants et
fondatrice d'une école progressiste n'avait probablement jamais traité un enfant
aussi rudement dans sa vie. Je m'attendais à ce que mon amie adresse à cette
dame un solide sermon sur le contrôle de soi et sur les incidences de son
comportement sur un enfant. Prête à la confrontation, je ressentis un pic
d'adrénaline.
Mais mon amie dit plutôt : "Quel beau petit bonhomme ! Quel âge a-t-il ?" ''Il a
trois ans'', répondit prudemment la femme. Mon amie poursuivit en disant à quel
point il avait l’air curieux et que ses trois propres enfants étaient pareils à lui à
l'épicerie, et qu’ils s’emparaient des articles dans les rayons, tant ils étaient
intéressés par toutes les merveilleuses couleurs et par les emballages. "Il a l'air si
vif et intelligent", dit mon amie. La femme avait pris le garçon dans ses bras et un
timide sourire illumina son visage. Ecartant délicatement ses cheveux de ses
yeux, elle dit : "Oui, il est très intelligent et curieux, mais parfois il m'épuise".
Mon amie le confirma avec sympathie : "Oui, cela peut arriver ! Ils débordent
d'énergie !"
Alors que nous nous éloignions, j'entendis la mère parler plus gentiment au
garçon de rentrer à la maison pour préparer le dîner. "Nous ferons ton plat
préféré, des macaronis au fromage !", lui dit-elle.
Sans avoir besoin de prouver que nous avons raison ou que le comportement de
quelqu'un d'autre doit être souligné et puni, nous savons souvent instinctivement
ce qui sera le plus propice à l'harmonie dans une situation donnée, ce qui sera le
plus utile à toutes les personnes concernées. Réprimander la mère aurait pu
l'inciter à encore plus de colère - une colère qui aurait pu être dirigée contre
l'enfant plus tard. Bien qu'il y ait des moments où l'action appropriée consiste à
empêcher physiquement quelqu'un de maltraiter une autre personne, il est
souvent utile de montrer simplement de l'amour et de la compréhension en guise
de rappel à ceux que la colère égare.
Il y a place pour de la tendresse et de la miséricorde pour chacun d'entre nous
tout au long de la journée. Ces petites marques de gentillesse à l'égard des amis,
des membres de la famille ou des étrangers peuvent passer inaperçues dans le
monde. Nous ne remporterons sans doute pas la médaille de l'héroïsme et nous ne
serons pas mis à l'honneur dans la presse pour nos actes altruistes, mais nous
existerons dans un champ sacré que nous générons nous-mêmes en permettant à
l'amour de circuler à travers nous. Ceci constitue sa propre récompense.
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L’INCARNATION
Du cresson. Elle en vit qui poussait près du bord de la rivière, comme de petits lys
verts en grappes serrées, flottant dans les remous. Son exaltation de la nuit et du
matin précédents l'avait soutenue jusqu'à présent, mais maintenant, elle avait
faim. Elle se dirigea vers la plante, animal à la pure instinctualité. En goûtant et
en avalant le cresson, elle sentit son corps l'incorporer à sa propre essence. Sa
corporalité, sa nature charnelle, dominait sa conscience en mâchonnant. C’était
une créature tributaire du monde naturel pour sa subsistance. Elle avait été
façonnée par la nature pour ressentir, et sa survie dépendait de la fidélité de ses
sens et des messages émanant d'un flux continu de plaisir et de douleur.
Ses sensations corporelles s'intensifièrent. Elle avait l'impression d'être caressée
par l'existence. La brise sur son visage, le soleil sur sa peau, le goût dans sa
bouche, voilà une cascade de sensations qui proclamaient sa vitalité. Elle réfléchit
à sa sensualité, des réflexions ne relevant pas de la pensée, mais de la réception
d'informations issues d'un aspect vivifié de sa propre conscience.
Elle était à sa place ici, à la surface de la Terre. Après avoir eu l'idée que
l'incarnation était un obstacle à la compréhension, elle avait entretenu des
croyances en une réalité transcendante qui n'avait que faire du monde manifesté.
Elle avait même tenté des pratiques destinées à la libérer des préoccupations
physiques et à faire taire ses désirs naturels.
Désormais, c'était tellement clair : l'incarnation n'est pas en contradiction avec la
divinité. Elle est l'expression explicite de la divinité. Quel que soit le sens du
sacré, l'amour, la dignité ou le plaisir qu'elle puisse connaître, elle en fait
l'expérience par l'entremise de son corps et de cette Terre.
PAS DE TRANSCENDANCE
"Que votre perspective soit aussi vaste que le ciel et que vos actions soient aussi
fines que de la farine."
-
Padmasambhava
Pour vivre une humanité pleinement incarnée dans une Présence passionnante, il
est important d'examiner les croyances qui pourraient inhiber cette pleine
expression et de voir comment nous les utilisons pour éviter de ressentir
profondément. Un domaine de croyance qui peut nous abrutir, c’est l'idéologie
spirituelle.
De nombreuses traditions spirituelles encouragent une transcendance
désincarnée ou un détachement sublime par rapport aux choses mêmes qui
constituent une vie passionnément engagée. Elles mettent l’accent sur la nature
éphémère de tous les phénomènes, ce qui est souvent interprété, à tort, comme
signifiant que rien de tout cela n'a beaucoup d'importance. Estimant que ce
monde n'est pas réel, les adeptes s’évertuent à transcender tout attachement à
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celui-ci et se concentrent plutôt sur le monde désincarné du pur Esprit comme
unique véritable réalité. Ils aspirent à échapper à ce qui est considéré comme une
vie illusoire de souffrances sur la Terre pour arriver à la terre promise de la
Félicité éternelle – une ascension spirituelle vers la vie de l'au-delà.
Il n'y a aucune raison rationnelle de croire à de telles promesses et toutes les
raisons de les remettre en question, au vu de l'évidence flagrante que la vie que
nous vivons est la seule que nous connaissons. Lorsque nous pensons qu'un autre
royaume nous attend, un monde meilleur ailleurs ou dans un autre temps - le
Paradis, l'Absolu ou le Nirvana - nous vivons avec un sentiment d'ajournement,
comme s'il s'agissait ici d'une répétition générale de notre "Vie éternelle". Nous
ne voyons pas que, dans le fond, nous sommes les expressions incarnées de la
force animatrice, et non des esprits désincarnés piégés dans la chair, attendant la
Libération finale.
Les croyances religieuses en la transcendance ont été transmises au cours du
temps par des sociétés superstitieuses, lorsque la plupart des gens menaient des
vies courtes et brutales et comptaient sur l'espoir d'une vie meilleure dans l'audelà pour tenir le coup. Mais l'idée d'un monde désincarné n'est pas seulement
anachronique, elle est aussi potentiellement dangereuse. Elle peut conduire à
l'apathie en inhibant notre passion pour la vie et notre souci d'autrui.
L'étouffement de notre plaisir naturel d'être humain peut entraîner une
dépression - le sentiment de stagner dans ce qui est considéré comme la prison de
l'illusion. Les croyances religieuses relatives à un au-delà glorieux peuvent
également inciter des personnes influençables à commettre des atrocités pour le
compte de ceux qui les manipulent dans cette optique.
En plus de l'idée d'un monde désincarné ou transcendant, il existe des écoles
spirituelles qui déclarent allègrement que "tout est parfait". Ces traditions croient
que tout ce qui arrive est la volonté de Dieu et exactement comme cela doit être.
Certaines de ces écoles affirment que toute manifestation est prédéterminée, que
l'histoire future est déjà écrite, que chaque battement de paupière et chaque
chute de feuille sont prédéterminés et donc parfaitement ordonnés. Que la
manifestation soit prédéterminée ou non, nous pouvons reconnaître que dans le
grand tourbillon cosmique dans lequel les galaxies se meuvent, il y a une forme
d'ordre, des lois qui régissent la nature. Dans ce vaste panorama, nous ne voyons
que la perfection. Ici sur terre, je préfère le commentaire d'un maître zen à ce
sujet : "Même si tout est parfait, il y a toujours de la place pour l’amélioration."
Un autre système de croyance populaire est celui de la loi du karma. Variante du
thème "Tout est parfait", la croyance au karma affirme que tout ce qui arrive à
une personne est dû à des causes antérieures dans cette vie ou dans une vie
passée. Elle indique que chacun de nous traîne à sa suite un nombre infini
d'actions provenant de naissances antérieures et qu'à tout moment, l'une de ces
actions peut être la cause, par exemple, d'un accident de voiture, d'un gain à la
loterie ou d'un faux numéro de téléphone. Chaque moment de la vie est considéré
comme le résultat du karma passé.
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De telles visions du monde - tout est illusoire, tout est parfait, tout est karmique peuvent masquer une lâcheté de cœur. Elles peuvent être utilisées pour moduler
nos sentiments à l'égard de ceux qui qui souffrent ou qui sont moins chanceux.
Ceux qui souscrivent à la croyance que le monde est une illusion disent souvent
aux personnes qui souffrent que cela ne se produit pas vraiment, que cela n'est
qu'un rêve. Ceux qui affirment que tout est parfait ou prédestiné estiment que
tout se passe exactement comme il se doit, selon la volonté de Dieu. Et ceux qui
disent que c'est dû au karma peuvent avoir l'impression que la peine est juste,
que ceux qui souffrent l'ont méritée, d'une certaine manière, et qu'ils
remboursent une dette karmique.
De telles croyances peuvent également justifier que l'on prenne plus que sa part
et que l'on dilapide les ressources de la Terre qui s'épuisent. Si cela n'est pas réel,
qu'est-ce que cela peut bien faire si nous détruisons la planète ? Si tout est
parfait, nous sommes apparemment censés détruire la planète, puisque c'est ce
qui arrive. Et s'il ne s'agit que du karma, nous profitons de notre consommation
sans culpabilité, avec le sentiment d'y avoir droit en récompense de nos bonnes
actions passées.
Si beaucoup de personnes qui adhèrent à ces systèmes de croyances en ont une
compréhension plus subtile et se soucient profondément des autres et de la Terre,
les systèmes de croyances eux-mêmes sont souvent utilisés par ceux dont la
compréhension est moins mature pour rationaliser un comportement
égocentrique. Nous avons tous entendu les platitudes des personnes qui
défendent de telles visions du monde. Peut-être nous sommes-nous même parfois
hérissés en remarquant que ceux qui les revendiquent le plus sont souvent dans
des situations privilégiées ou bien n'ont pas été testés dans l'incandescence de la
perte.
Dans les Dialogues du Dharma, une femme évoqua un soir un événement qui lui
avait souvent causé des sentiments de regret. Elle raconta qu'il y a de
nombreuses années, alors qu'elle était novice en matière de spiritualité, elle
habitait à côté d'une femme enceinte avec laquelle elle espérait nouer une amitié.
Après l'accouchement, la femme téléphona à sa voisine pour lui rendre visite. La
voisine fut très sensible à cet appel, car elle pleurait la perte de son bébé. Elle
expliqua avec peine que son bébé était mort-né. La dame réagit à la nouvelle par
un petit discours spirituel qui soulignait que tout est censé être. Soudain, la mère
endeuillée devint complètement silencieuse au téléphone. Rapidement, elles
raccrochèrent et ne se sont plus jamais reparlé. Même si l'interlocutrice était bien
intentionnée en offrant une perspective spirituelle, sa compréhension limitée a
provoqué la séparation.
De par ses racines latines, le mot "compassion" signifie "souffrir avec". La
compassion authentique ressent réellement la souffrance d’autrui. Dans la
Conscience éveillée, il n'y a aucune histoire rassurante qui permet de se
distancier de cette souffrance. L'intelligence est suffisamment claire et vaste pour
la contenir, mais assez circonscrite et tendre pour être avec les nuances de la
douleur. Elle ne détourne pas le regard et elle ne s'appuie pas sur des croyances
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pour éviter les sentiments. Après tout, quelle sorte de liberté réclame une fuite de
la souffrance ? La vraie liberté ne comprendrait-elle pas la souffrance ?
Dans le même temps, il n'est pas nécessaire que la conscience sombre dans une
détresse abjecte. Même si notre cœur peut s'associer à ceux qui souffrent, nous
pouvons leur offrir, ainsi qu'à nous-mêmes, la Conscience spacieuse qui sait que
la souffrance fait partie intégrante de la vie. Plutôt que de nous crisper dans la
résistance, nous ressentons simplement la souffrance qui se présente et nous
permettons qu'elle s'évacue au fur et à mesure qu'elle survient, moment après
moment, sans demander qu'elle s'arrête. Elle se déploie dans l'espace clair et
ouvert de la Conscience et disparaît d'elle-même.
J'ai été une fois témoin d'un véritable exemple de compassion libre. Une femme
en larmes se présenta devant Poonjaji et, à travers ses larmes, elle lui dit qu'elle
venait d'apprendre une nouvelle tragique. La veille, son meilleur ami travaillait
tard dans son bureau de Katmandou, au Népal, et des hommes étaient entrés par
effraction et l'avaient poignardé à plusieurs reprises dans l'estomac. Il était dans
un état critique dans un hôpital népalais, et la femme partait le retrouver par le
prochain train. Elle dit que depuis qu'elle avait appris cette nouvelle, elle avait
l'impression de recevoir des coups de poignard dans son propre estomac.
En prenant ses mains dans les siennes, Poonjaji la regarda en silence, pendant
qu'elle continuait à pleurer, et puis posant son front contre le sien, il lui dit
simplement : "Je partage votre peine". Ils restèrent ainsi assis ensemble pendant
un certain temps et, quand les sanglots de la femme s'apaisèrent, Poonjaji dit
alors : "Mais c'est le samsara." (En sanskrit, samsara signifie "le cycle de la vie et
de la mort").
La simplicité de cette rencontre m'a toujours servi de rappel depuis lors. Une
volonté de ressentir profondément la souffrance - je partage votre peine - et
également de reconnaître que c'est ainsi que les choses se passent ici ; c'est la vie
dans toute sa tragédie et sa beauté. En comprenant notre situation d'un point de
vue global, tout en la ressentant dans ses manifestations spécifiques et
personnelles, notre motivation devient celle de rendre service, inspiré par une
Conscience éveillée - notre perspective étant aussi vaste que le ciel, et nos actions
aussi fines que de la farine.
ÉCOLOGIE PROFONDE, SOI ÉLARGI
‘’Si vous voulez faire une tarte au pomme en partant de zéro, il vous faudra
d’abord inventer l’univers.’’
-
Carl Sagan
Bien que nombre d'entre nous, dans les régions les plus riches du monde,
bénéficient actuellement d'une durée de vie plus longue et d'un accès à
l'information, au confort et à une richesse sans précédent, des signes inquiétants
apparaissent partout où nous nous tournons.
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Nous sommes confrontés à des défis inconnus jusqu'alors dans l'histoire : le
changement climatique, l'agonie des océans, l'extinction des espèces, la
diminution de la couche d'ozone, le manque d'eau douce, l'explosion de la
population mondiale qui entraîne une concurrence pour des ressources rares, et
le potentiel de violence dû à ces pressions. Ce qui rend notre époque unique, c'est
la nature globale des problèmes.
Il n'y a plus d'endroit où fuir.
Il existe maintenant de grands mouvements écologiques qui professent des
philosophies de protection de l’environnement, qui soutiennent des politiques de
durabilité, voire d'absence de croissance économique, et qui contestent
l'uniformisation et la tyrannie de l'économie mondiale. Mais sans un changement
dans nos cœurs, ni un véritable éveil de l'empathie, toutes les meilleures idées du
monde ne feront guère de différence. Signaler les problèmes à ceux qui semblent
n’en n’avoir aucune conscience ou demander des sacrifices à ceux qui sont
informés n'inspire pas le changement.
Malgré nos stratégies et nos philosophies nobles, les humains sont encore
largement guidés par des instincts primitifs d'agression et de cupidité. Notre
ancien programme biologique déclenche des réactions de combat ou de fuite
excessivement protectrices dans les situations les plus insignifiantes, comme si le
fait d'être coupé sur l'autoroute équivalait à être poursuivi par un mastodonte. Et
bien que cela semble être une bonne idée de vivre plus simplement et de partager
équitablement, notre programme de survie préfère que nous prenions davantage
pour nous-mêmes.
Même si ces impulsions ont historiquement permis à la race humaine de se
multiplier, lorsque les ressources étaient abondantes et lorsque la population était
peu nombreuse, la dynamique d'auto-préservation et d'auto-gratification à tout
prix devient contre-indiquée pour la santé de la vie planétaire en général.
Tout comme nous veillons à ne pas utiliser l'idéologie spirituelle pour nous
éloigner de la souffrance de notre monde, nous devons également nous pencher
sur les limites de la philosophie environnementale ou écologique, lorsqu'elle est
dépourvue de perspective spirituelle. Les philosophies spirituelles ont tendance à
faire flotter notre conscience dans des nuages de déni. Les philosophies
environnementales nous embourbent parfois dans une fixation sur une réalité
purement biologique. Nous pouvons négliger la vue d'ensemble, les dimensions de
compréhension et d'amour, en étant trop attachés à nos propres objectifs
environnementaux. Ne pas tenir compte de la complexité de la réalisation de ces
objectifs, ni des sentiments de ceux qui seront touchés par ces objectifs dans la
réalité actuelle, provoque souvent des réactions d’opposition dans les
communautés, en empêchant les résultats mêmes que nous espérons atteindre.
Notre première étape pour effectuer un changement est de trouver l'amour dans
nos cœurs et d'offrir cet amour dans toutes les négociations. Nous devons
également modeler nos valeurs par l'exemple de nos vies. Ainsi que le disait
Gandhi, soyons le changement que nous voulons voir. Un ami m’a dit un jour :
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"N'importe quel crétin peut voir que nous traversons une crise écologique
mondiale. La question est de savoir comment faire en sorte qu'un sot s'en
préoccupe". Nous faisons en sorte qu'un sot s'en préoccupe en encourageant le
sage qui vit au plus profond de lui-même à se manifester. Celui-ci s'en préoccupe
déjà. Tout ce qu’il faut, c'est honorer et vivre selon cette sagesse qui, malgré
notre folie, existe passionnément en nous.
La plupart d'entre nous savent quand ils se comportent de manière égoïste. Nous
ne nous sentons pas bien et nous pouvons avoir des remords, mais la force du
conditionnement nous pousse souvent à persister dans un tel comportement, à
prendre plus que notre part, à ignorer les coûts pour les autres ou pour notre
environnement. De même, nous savons quand nous vivons dans l'hypocrisie, en
proclamant des valeurs que nous n'incarnons pas. Celle qui ressent l'inconfort de
ces situations, c’est la Conscience éveillée elle-même. En permettant doucement à
ces sentiments de devenir pleinement conscients, l'intelligence de notre propre
cœur surmonte la tendance à compromettre notre intégrité et elle réclame de
nous un alignement entre ce que nous disons et la manière dont nous vivons.
Un jour, une femme vint voir Gandhi et elle lui demanda de bien vouloir dire à son
fils d'arrêter de manger du sucre. Gandhi demanda à la femme de ramener le
garçon au bout d’une semaine. Exactement une semaine plus tard, la femme
revint et Gandhi dit au garçon : "S'il te plaît, cesse de manger du sucre". La
femme remercia le Mahatma et, au moment de partir, elle lui demanda pourquoi il
n'avait pas dit cela, alors qu’elle était venue le voir, la semaine précédente, et
Gandhi répondit : "Parce qu'il y a une semaine, je n'avais pas renoncé à manger
du sucre."
Beaucoup d'entre nous ont conscience des coûts élevés que nos vies représentent
pour l'écosystème, en particulier dans les pays riches où nous consommons la
plus grande partie des ressources de la planète. Pourtant, si nous ne nous
soucions pas profondément de ceux qui sont touchés par notre consommation
disproportionnée, il est difficile de renoncer à notre riche mode de vie, ce qui
nous empêche de prêcher aux autres de réduire leur consommation.
Lorsque les gens arrivent pour la première fois à nos retraites, on leur demande
de s'inscrire pour un petit travail bénévole. Il pourrait s'agir d'aider à faire la
vaisselle ou de sonner la cloche pour les réunions – n’importe laquelle des
multiples tâches simples qui sont nécessaires au bon déroulement d'une grande
retraite. Souvent, le premier jour, de nombreux postes bénévoles restent vacants,
mais au fil des jours, non seulement toutes les places bénévoles sont occupées,
mais l'aide commence à affluer de toutes les manières possibles. Une personne
répare une porte qui grince, une autre aide une personne âgée à se rendre à pied
à tous les événements, plusieurs personnes se relaient pour nourrir une femme
qui a un bras cassé, une autre ramasse du bois tombé dans la forêt pour
économiser la réserve de bois du centre de retraite, et des milliers d'autres
gentillesses se produisent anonymement et passent inaperçues. Même si nous
sommes en silence, il y a un sentiment palpable d'interconnexion qui est rarement
égalé dans les conversations sur l'interconnexion. Ce sentiment inspire
naturellement la joie, et la générosité découle de la joie.
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Quelle est la perspective qui nous permet d'incarner une véritable conscience
écologique, de vivre avec légèreté sur cette Terre, d'aligner nos actions sur nos
valeurs, de considérer le plus grand bien ? Dans la présence silencieuse du
témoin, nous pouvons en fait sentir notre propre incarnation inextricablement liée
à l'atmosphère : notre souffle qui entre et ressort, en échangeant des atomes ; la
lumière du soleil dans les aliments que nous mangeons pour nous sustenter ; les
multiples systèmes de pluie et d'évaporation qui se mêlent à notre propre
hydratation. Nous regardons dans les yeux d'une autre créature, humaine ou non,
et y voyons la qualité intemporelle de l'Être. Nous remarquons la plante qui sort
du trottoir et ressentons immédiatement la même force de vie que celle que nous
incarnons. Même le ciment à travers lequel la plante a poussé reflète une danse
de molécules, de même que nous reflétons une danse de molécules qui circulent
dans nos corps. Les personnes qui meurent de faim dans des déserts
empoisonnés, les oiseaux de mer mourants, recouverts de pétrole provenant d'une
marée noire, et les bûcherons qui coupent les derniers arbres anciens par crainte
pour leur propre survie économique ne sont pas des créatures quelconques ; elles
sont nous.
Lorsque nous nous accordons avec les rythmes de vie plus profonds, nous ne
dépendons plus de la philosophie pour nous dire que nous sommes
interdépendants. Nous faisons l'expérience viscérale d’être inséparables de notre
environnement. Dans cette reconnaissance, tout ce qu’il y a dans notre
conscience prend une teinte de familiarité - de famille. Notre sens du moi
s'élargit. Notre égoïsme peut demeurer une prédisposition génétique, mais ce que
nous définissons comme le soi peut devenir aussi vaste que l'univers. De même
que nous voulons joyeusement et sans réfléchir partager avec nos enfants ou
notre famille élargie, nous nous soucions de la famille des êtres et nous sommes
généreux à leur égard. Nos actions naissent de notre volonté de faire le plus
grand bien à tous, et nous traitons nos différends avec la tendresse et le respect
que l'on témoigne à des proches parents. Les frontières entre qui fait partie de la
famille et qui n'en fait pas partie commencent à s'estomper, et l’on se sent
soudain intimement lié à l'existence elle-même. Dans ce sentiment
d'appartenance, nous réalisons que nous n'avons pas besoin d'autant de choses
pour être heureux que nous le pensions et qu'il est bien plus agréable de partager
que d'entasser.
Poonjaji, par exemple, faisait preuve d'une sensibilité innée à l'environnement
sans, à ma connaissance, avoir étudié la philosophie environnementale. Il vivait
dans une petite maison louée avec quelques autres personnes. Il écrivait souvent
une lettre de réponse au dos de la lettre originale qui lui avait été envoyée et il
réutilisait aussi souvent l'enveloppe. Toutes les ordures de la maison étaient
jetées aux cochons dans la rue, et il n'y avait pratiquement aucun autre déchet
qui nécessitait une mise en décharge. Jusqu'à ce que ses jambes lâchent dans les
dernières années de sa vie, il marchait presque partout où il allait. Une fois, un
ami et moi, nous lui avons offert un grand panier de jolis cadeaux colorés pour sa
maison, contenant des articles de toilette, des serviettes, des draps et des
ustensiles de cuisine. En les laissant sur le pas de la porte, je savais qu’ils ne
semblaient pas à leur place dans l'austérité simple de sa maison. Le lendemain, il
avait fait don de tous ces objets.
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Poonjaji disait souvent : ‘’La Totalité est votre propre Soi.’’ Cette réalisation est
notre meilleur espoir de survie. Sachant cela, nous prenons soin de notre monde
et de ses habitants, non pas par idéologie mais par amour.
UNE SENSORIALITÉ ÉVEILLÉE
‘’C’est comme si un éclair parcourait mes veines…’’
-
David Gray, ‘’Please forgive me’’, de ‘’White Ladder’’
En état d'éveil, nous existons dans une relation divine avec les sens. L'odorat, le
goût, le toucher, le son et les sentiments s'intensifient, parce que notre
conscience n'est pas absorbée par des pensées obsessionnelles et est donc libre
d'expérimenter toute la gamme des sensations corporelles et émotionnelles. Bien
que les pensées continuent de jaillir, elles ne nous subjuguent pas, et notre
attention est disponible pour le riche éventail de sensations que la vie nous offre.
Notre appréciation sensorielle s'intensifie dans l'état d'éveil et se raffine de plus
en plus.
Une telle sensorialité diffère d'un attachement glouton ou affamé au monde des
plaisirs des sens, comme on l'associe parfois à certaines représentations de la
sensualité. Ce que l'on recherche souvent au nom du plaisir des sens, c'est le
moyen de noyer le tumulte d'un esprit troublé, les gens s’efforçant parfois de
manière téméraire et désespérée de détourner leur attention de leurs projections
mentales et de leurs histoires déprimantes.
Un jour, dans un train reliant la campagne à Londres, j'étais assise en face d'un
jeune homme qui portait des écouteurs stéréo. Le bruit provenant de son casque,
destiné à ses seules oreilles, était suffisamment fort pour que tout le monde dans
le wagon puisse l'entendre, un bruit crissant comme une foreuse dentaire juste à
côté de ses oreilles. Je me demandais si le jeune homme n'était pas partiellement
sourd. Quand il a parlé via son téléphone portable, j'ai réalisé qu'il n'était pas
sourd, mais je me suis dit qu'il le serait bientôt. Je me suis ensuite demandée ce
que le pauvre garçon essayait de submerger dans son esprit en utilisant un niveau
de décibels aussi extrême.
Lorsque nous sommes très bruyants à l'intérieur, nous avons besoin d'une
amplification externe pour nous distraire du tumulte intérieur, et nous
recherchons souvent cette amplification au moyen des sens. Au fur et à mesure
que la cacophonie intérieure et extérieure augmente, nous devenons encore plus
insensibles, et il nous faut un déluge de sensations encore plus fortes pour nous
oublier. Nous pouvons constater les effets de la désensibilisation dans notre
culture, qui est marquée par sa complaisance à l’égard des films violents, de la
musique stridente, de la télévision choc, des rapports sexuels dangereux et de la
dépendance à la vitesse et aux substances toxiques. Nous voyons nos jeunes
femmes qui ont troqué leur sensibilité pure contre l'obsession de la popularité, les
régimes, les médocs et le sexe superficiel, et nos jeunes hommes qui raffolent de
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la violence dans les jeux vidéo, les sports et les médias. Tout cela signifie un
émoussement de la sensibilité, une dissociation de la vie même.
La Conscience éveillée, en revanche, célèbre les subtilités des sens et rend plus
délicate notre appréciation de toutes choses. Lorsque nous sommes à l'aise et
tranquilles, notre capacité à ressentir le plaisir des sens s'accroît, tandis que la
quantité de stimulation nécessaire à ce plaisir diminue corrélativement. En
d'autres termes, un minimum suffit pour faire un bon bout de chemin.
Ce phénomène est particulièrement perceptible pendant les retraites silencieuses.
Quand les gens se détendent dans la simple Présence - en se contentant d'être,
sans avoir besoin d'être ceci ou cela - ils s'éveillent, comme s'ils revenaient
d'entre les morts, dans un monde riche en sensations. Les gens décrivent souvent
la nourriture comme n'ayant jamais eu aussi bon goût. Ils peuvent remarquer que
le renforcement de leur odorat évoque des sentiments et des souvenirs d'enfance,
ou que les couleurs sont remarquablement vives. Se pourrait-il qu'une feuille ait
jamais été aussi verte ?
Les plaisirs les plus simples comblent nos cœurs d'une grande joie. Une fois,
j'étais assise en silence sur un porche en compagnie d'un groupe d'étudiants au
cours d'une retraite, et nous observions deux femmes d'âge moyen qui se
trouvaient sur la pelouse, des retraitantes. Celles-ci se relayèrent et se poussèrent
mutuellement sur une balançoire pendant près d'une heure. Penchées en arrière,
les doigts de pied en éventail vers le ciel et le soleil dans les yeux, elles montaient
de plus en plus haut, en pouffant de rire de temps en temps. À l'insu des femmes,
les observateurs du porche partageaient tous leur plaisir, en souriant et en se
faisant des clins d'œil complices.
Nous n'avons pas besoin de nous trouver en retraite silencieuse pour ressentir
des sensations plus intenses. Nous pouvons permettre à notre conscience de
demeurer dans l'aisance et dans la tranquillité, peu importe ce qui se passe
autour de nous. La conscience sera alors naturellement éveillée et sensible à
l'environnement. À tout moment, nous pouvons faire l'expérience directe d'être
touché par le monde – qu’il s’agisse du contact de l'air avec notre peau, de la
lumière avec nos yeux, ou du son avec nos oreilles. Au milieu d'une foule, un ami
ou un amant nous prend la main, et des milliers de signaux se répercutent dans
notre système nerveux. Au sein de la Présence éveillée, nous ressentons
l'intensité de ces signaux "comme un éclair qui parcourt nos veines". Quand nous
sommes perdus dans nos pensées, nous les percevons à peine. La Conscience
éveillée imprègne également notre sexualité d'un sentiment de totalité, et c’est
alors un véritable échantillon gratuit d'une expérience mystique — "le goût de
Dieu du travailleur", ainsi que l'a dit un jour l'auteur, Georg Feuerstein.
Le mot "sensibilité" vient du latin et signifie "sentir". Nous habitons notre corps et
nous comptons sur notre instinct, en nous déplaçant dans le monde comme des
animaux "éclairés", avec toutes les portes des sens grandes ouvertes, mais
également avec la compréhension de notre place dans ce monde. Nous faisons
alors l'expérience d'un sentiment de connexion palpitant tel que nous pourrions
songer : "Voilà enfin la vie !"
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En même temps que nos sens gagnent en acuité, nos réponses aux autres êtres
s'affinent. Dans le cadre de l'une de nos retraites, il y a quelques années, un
homme appelé Mick décrivit une expérience de sensorialité éveillée qu'il avait un
jour partagée avec un colibri. Tandis qu'il travaillait dans son studio dans les bois,
il remarqua qu'un colibri avait pénétré à l'intérieur par la porte ouverte, et s'étant
retrouvé piégé, celui-ci cherchait le moyen de sortir et se heurtait à la verrière.
Mick ouvrit les fenêtres de son studio, mais sans que le volatile ne parvienne à les
trouver, et au bout d'un certain temps, l'oiseau sembla fort désemparé.
Mick se tenait immobile et regardait l'oiseau, ne voulant pas l'effrayer davantage,
lorsque soudain, le colibri s'approcha à quelques centimètres de son visage et
resta là en vol stationnaire pendant quelques secondes - les deux créatures,
l'homme et l'oiseau, se contemplant mutuellement. Lentement, Mick leva son
index et l'oiseau s'y posa, une délicate brise de sensations. Il traversa ensuite la
pièce avec précaution et sortit par la porte, en symbiose avec le petit être perché
sur son doigt. Une fois dehors, le colibri caressa plusieurs fois son doigt avec son
bec avant de s'envoler.
UNE DIGNITÉ TRANQUILLE
Quelle que soit la situation dans laquelle nous nous trouvons, la dignité est
l’unique trésor qui ne peut pas nous être enlevé. Avec elle, nous pouvons bien
être dépouillé de tout, mais nous sentir comme une montagne. Sans elle, nous
pouvons tout avoir, mais nous sentir comme un vulgaire caillou. On peut
s’imaginer la dignité du philosophe romain, Boèce, lors de son incarcération
comme prisonnier politique en l'an 524. Au cours de la dernière année de sa vie,
en attendant d'être torturé et exécuté pour trahison, il écrivit l'une des grandes
œuvres philosophiques de l'histoire, La Consolation de la philosophie. Il y dit : "La
seule façon dont un homme peut exercer un pouvoir sur un autre, c’est sur son
corps et sur ce qui lui est inférieur, ses possessions. Vous ne pouvez rien imposer
à un esprit libre, et vous ne pouvez pas soustraire à son état de tranquillité
intérieure un esprit qui est en paix avec lui-même."
On pourrait également imaginer Gandhi, quelque 1400 ans plus tard, vêtu d'un
simple pagne et assis dans sa cellule de prison indienne austère, incarnant la
vraie noblesse. La sienne n'était pas la dignité que l'on confond parfois avec de
l'orgueil, mais la volonté d'incarner à la fois l'équité et la bonté sans aucun
compromis. Par son exemple, nous voyons également que la volonté de voir la
dignité chez les autres peut parfois inspirer un comportement plus digne de leur
part. Au bout d’un séjour de trois mois en Angleterre pour discuter de
l'indépendance de l'Inde (qui ne se produira que seize ans plus tard), Gandhi
déclara : "J'ai été convaincu plus que jamais que la nature humaine est à peu près
la même, quel que soit le climat dans lequel elle se développe, et que si vous
approchez les gens avec de la confiance et de l'affection, on vous rendra dix fois
plus de confiance et mille fois plus d'affection".
La dignité vient du respect de soi-même et de l'habitude d'accorder du respect
aux autres. Le plus souvent, elle demeure anonyme, car elle n'a pas besoin
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d'attirer l'attention sur elle. Il y a de nombreuses années, je nouai une amitié avec
Tom Conlan, le père d'un de nos amis irlandais des Dialogues du Dharma. Comme
c'était un homme taciturne, il fallut un certain temps avant que je ne commence à
apprécier ses idées admirables concernant à peu près tous les sujets que nous
abordions. Je remarquai également l’attention avec laquelle il écoutait celui qui
parlait, qu’il s’agisse d’un enfant ou d’un adulte. Quand je l'ai connu, il était âgé
d'environ 95 ans et il vivait là où il avait vécu toute sa vie durant, à un ou deux
kilomètres de la rivière Shannon, dans la campagne irlandaise. Durant les
presque cent ans de sa vie, il quitta rarement la région, mais il connut une vie
riche de tout ce que la vie peut offrir de bon - la famille, la communauté et une
relation étroite avec la terre qu'il cultiva pendant sept décennies. Jusqu'à ce qu'il
soit presque centenaire, il allait encore danser le samedi soir à la salle des fêtes
du village, et il lui arrivait de ne rentrer qu'après minuit.
Chaque fois que Tom se trouvait dans la salle, je ressentais quelque chose que
j'associe aux valeurs de l'ancien monde, lorsque les gens n'étaient pas jugés par la
quantité de leurs biens, mais par la bonté et par la dignité de leur vie au sein de
la communauté. L'exemple de Tom me rappelle un poème du philosophe chinois,
Tchouang Tseu, "Quand la vie est comblée, il n'y a pas d'histoire". Il paraît
probable que la plupart des êtres à la grandeur réelle, qui ont vécu sur cette
Terre, n'ont guère fait d'histoire. Leurs vies paisibles n'ont pas été documentées.
La dignité se manifeste également dans des circonstances qui, à première vue,
pourraient être considérées comme humiliantes. Nous voyons parfois une dignité
inhabituelle incarnée, par exemple, par une personne très âgée ou malade qui,
ayant perdu toute indépendance de mouvement, dépend de l'aide d'autrui, de la
même manière qu'un nourrisson, mais qui fait preuve d'une force de caractère qui
transcende l'infirmité du corps.
Nous voyons même de la dignité dans des circonstances qui pourraient, à
première vue, sembler vraiment pitoyables. Il y a de nombreuses années, deux
amis et moi, nous passâmes une après-midi à visiter une communauté de lépreux
en Inde, qui se consacrait à de l'artisanat. Ce qui me frappa le plus, c'est à quel
point la communauté semblait normale. Les gens vaquaient simplement à leurs
occupations, travaillaient sur différents projets dans plusieurs endroits du site, et
les conversations et les rires étaient omniprésents. Je fus intriguée par une jeune
femme d'une vingtaine d'années - belle comme une star de cinéma - et qui, même
privée de tous ses doigts, rayonnait d'une présence joyeuse. À la fin de la journée,
nous demandâmes à la communauté, si nous pouvions la prendre en photo. Le
groupe se mobilisa avec beaucoup d'enthousiasme, chacun se pressant et
troquant ses vêtements de travail pour des tenues plus raffinées. Je gardais un œil
sur la belle fille, qui passait habilement une brosse dans ses longs cheveux noirs,
en utilisant les deux paumes de ses mains. Au moment de prendre la photo, elle
plaça ses mains derrière son dos avec circonspection, et elle rayonnait d’un
sourire qui illuminait le ciel.
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UN LIEU SAINT
"Cette terre où nous nous tenons est la terre du pur lotus, et ce corps même est le
corps du Bouddha."
-
‘’Zazen Wasan (le Chant du Zazen)’’, d’Hakuin
Les gens parlent souvent de lieux saints ou de lieux sacrés. Certains sont des
montagnes, comme le mont Kailash au Tibet, ou comme Arunachala dans le sud
de l'Inde. Certains sont les sites de sanctuaires ou de temples, et d'autres sont
des déserts. Mais qu'est-ce qui rend réellement un lieu saint ? Est-ce parce que
des personnes d'une autre ère l'ont déclaré, et que des fidèles y pratiquent un
culte depuis des lustres, parce que la lumière du soleil joue sur une colline d'une
manière inhabituelle, ou encore parce que quelqu'un y a jadis été guéri ? Ou bien
est-ce notre propre Présence pure et notre volonté de voir cette Présence
rayonner partout qui rend tout endroit sacré ?
En 1977, je me rendis à Calcutta pour rendre visite à Dipa Ma, ma première
enseignante. J'étudiais le bouddhisme à l’époque et j'avais entendu de
nombreuses histoires sur Dipa Ma et sur les difficultés qu'elle avait connues et
surmontées dans la vie. Plusieurs années auparavant, elle avait perdu deux de ses
trois enfants ainsi que son mari bien-aimé dans un court laps de temps. Elle
encourut une grave maladie cardiaque et, craignant qu'elle ne meure "d'un cœur
brisé", son médecin lui suggéra d'apprendre à méditer dans l'un des nombreux
centres bouddhistes de Birmanie. En proie au chagrin, elle se rendit au monastère
et, après avoir pratiqué la méditation pendant tout un temps, elle en sortit,
radieuse. Ses pertes s'étaient alchimisées en compassion, et elle comprit que sa
conscience pouvait reposer dans la pure Présence, le seul vrai sanctuaire. Elle
retourna à Calcutta, sa ville natale, où elle vécut jusqu'à sa mort, en passant du
temps auprès de sa fille et de ses petits-enfants, et en voyant occasionnellement
des étudiants de passage.
L'appartement de Dipa Ma situé au deuxième étage se trouvait dans une ruelle
étroite sujette aux inondations. Pour s'y rendre, il fallait parfois marcher dans la
ruelle avec de l'eau jusqu'aux chevilles, tout en faisant attention aux gros rats qui
font la réputation de Calcutta. Le bâtiment lui-même fait de béton brut, dans sa
décrépitude délabrée, n'avait que l'apparence de l'ancien, sans le charme. En
montant les escaliers, des odeurs de toutes sortes assaillaient les narines, et le
bruit qui provenait du complexe d'appartements et de la rue en contrebas
conférait à l’atmosphère un sentiment de chaos aux allures de carnaval.
L'appartement de Dipa Ma ne comptait qu'une seule pièce, peinte en blanc, de la
taille d'une grande salle de bain occidentale. Il comprenait un bureau, quelques
chaises, un lit et une petite table de cuisine. Dipa Ma portait toujours un sari
blanc uni, et elle faisait plus que son âge. C'était une femme très calme, dont la
présence aimante laissait peu de choses à dire. Nous plongions souvent dans le
Silence, ensemble, dans son modeste logement. Dans ces moments-là, le vacarme
extérieur semblait le plus plaisant et un sentiment de bien-être m'envahissait. Au
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bout d'un moment, elle offrait du thé et des sucreries, et nous discutions de points
du dharma.
Voilà maintenant plus de trente ans que je me suis assise en compagnie de Dipa
Ma à Calcutta. Le souvenir de nos conversations s'est estompé depuis longtemps,
mais ce qui s'est renforcé dans ma mémoire avec le passage du temps, c'est la
qualité de lumière de sa compagnie, bien qu'il ne s'agisse pas d'une expérience
visuelle. C'est la luminosité de l'Être. Son incarnation de la pure Présence et la
compassion qui émanait d'elle produisaient un sentiment de sacralité inégalé par
n'importe quelle cathédrale, selon mon expérience. En quittant Dipa Ma alors, je
retournais à mon hôtel en marchant dans les ruelles de Calcutta, chaque pas
étant effectué en terre sainte.
LA GÉNÉROSITÉ
Je me rendis en Birmanie pour la première fois au milieu des années 70, quand on
pouvait obtenir un visa pour sept jours seulement. À cette époque, la Birmanie
était un pays mystérieux et isolé, comme il l'est encore aujourd'hui. Cependant,
contrairement à aujourd'hui, elle était très paisible, alors, un pays de conte de
fées avec d'anciens temples blancs dans une campagne verdoyante. La ville de
Rangoon était un mélange entre antiquité et délabrement contemporain. Des
pagodes dorées, vieilles de milliers d'années, étincelaient au milieu de rues
paisibles, avec des échoppes, des chars à bœufs et des véhicules des années 50.
Le seul hôtel décent pour les Occidentaux était le Strand, un bâtiment délabré de
style colonial, qui datait de l'époque de l'empire britannique.
Notre groupe de douze amis s'était rendu à Rangoon pour rencontrer Mahasi
Sayadaw, le chef de la tradition sattipathana vipassana du bouddhisme, au sein de
laquelle nous étudiions. Cependant, nous découvrîmes à notre arrivée que Mahasi
était parti dans son monastère forestier, dans les hautes terres sauvages de
Birmanie. Déterminé à le rencontrer, notre groupe prit l'avion, le lendemain, pour
Mandalay et loua un camion pour nous conduire jusqu'au village éloigné où nous
avions entendu dire qu'il se trouvait. Le voyage prit environ vingt heures à l'aller
et au retour, un temps précieux par rapport au visa d'une semaine.
Le monastère de campagne de Mahasi Sayadaw était un endroit pratiquement
vierge de toute trace du vingtième siècle. Pendant les deux jours passés là-bas,
nous logeâmes dans des huttes au toit de chaume d'une extrême simplicité, les
moustiquaires étant la seule concession au confort moderne. Nous participâmes à
plusieurs séances d'enseignement avec Mahasi Sayadaw et nous savourâmes par
ailleurs la tranquillité du centre de retraite. Toutefois, je fus davantage charmée
par les jeunes filles qui se pressaient tout autour de nous dans le quartier des
femmes du monastère. Elles n'avaient jamais vu d'Occidentales auparavant et
elles étaient fascinées par notre peau blanche et par les cheveux blonds de
certaines membres du groupe. Partout où nous allions dans l'enceinte du
monastère, des petites mains effleuraient notre peau et nos cheveux.
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Même si j'avais parcouru cette longue distance pour suivre les enseignements
d'un maître de méditation réputé, le véritable enseignement de ce voyage devait
venir d'une source inattendue, car c'est de ces jeunes filles que je reçus une leçon
que je n'ai jamais oubliée. Alors que nous nous entassions dans le camion au
moment du départ, certaines des filles qui étaient aux petits soins pour nous dans
les quartiers des femmes accoururent avec un petit paquet pour chacune des
femmes du groupe. Ces paquets contenaient des boules de coton imbibées d'un
parfum occidental coûteux.
À cette époque, il était difficile et onéreux de se procurer du parfum, même à
Rangoon, un lieu qu'aucune de ces filles n'avait jamais visité. Je ne pouvais
qu'imaginer à quel point il était rare ici, dans ce petit village reculé. Le parfum
pouvait tout aussi bien être une substance extraterrestre. Ces jeunes filles
birmanes nous avaient offert ce qui était très probablement ce qu’elles
possédaient de plus cher.
Le camion démarra et elles souriaient, tandis que nous leur faisions signe en
humant nos boules de coton parfumées. Et dans leurs yeux brillants, je perçus une
sorte de sainteté. Jamais dans ma vie un cadeau n'avait eu une telle valeur. Car la
valeur intrinsèque de tout cadeau ne réside pas dans le cadeau lui-même mais
dans le cœur du donneur.
Le Bouddha a mentionné trois types de dons : les dons misérables, les dons
amicaux et les dons royaux. Le don misérable, c'est quand nous donnons le moins
possible de ce que nous possédons. Nous donnons ce dont nous n'avons pas
réellement besoin, ce qui ne nous manquera jamais, ce que nous aurions pu jeter
autrement. Le don amical consiste à donner ce que nous utilisons et que nous
aimons - pas ce que nous avons de mieux - mais ce que nous pouvons nous
permettre et ce que nous pourrions nous-mêmes apprécier comme cadeau. Le don
royal est d'un tout autre ordre. C'est lorsque nous donnons le meilleur de ce que
nous avons, lorsque nous donnons plus que ce que nous gardons pour nous,
lorsque nous donnons plus que ce que nous semblons pouvoir nous permettre,
lorsque nous donnons sans attente de réciprocité. Dans la Conscience éveillée,
nous donnons, parce que la joie de la générosité dépasse de loin la satisfaction
dérisoire de la thésaurisation ou de l'étalage des richesses. Nous donnons parce
que cette vie est elle-même un cadeau et qu'elle veut être pleinement utilisée,
qu'elle veut répandre son parfum autour de tous ceux qu'elle rencontre.
LE RELATIONNEL ÉVEILLÉ
"L'unité et l'altérité. Il est impossible de parler ou de penser sans les embrasser
toutes les deux."
-
Ralph Waldo Emerson
Un mythe puissant dans notre culture raconte que le bonheur réside dans l'amour
romantique. Nous grandissons en écoutant des chansons à la radio, en regardant
53
des films et en lisant des romans qui parlent de trouver l'amour, de le préserver,
puis de le perdre. Nous rêvons qu'il existe quelque part une personne - notre âme
sœur - qui nous comblera et qui nous apportera un bonheur durable.
Pendant de nombreuses années, le domaine de l'amour romantique occupa
continuellement mon esprit. Depuis mes dix ans, je faisais une fixation sur les
pensées d'amour et de sexe dans un royaume imaginaire et secret, ce que je
reconnais maintenant comme une quête d'appartenance. J'essayais de satisfaire
ce désir dans des relations le plus souvent tragiques, qui se rapprochaient très
fort de la souffrance de mon enfance. J'étais toujours attirée par ceux qui
reconstituaient le type d'abus émotionnel que j'avais subi durant mon enfance.
Peut-être s'agissait-il d'une tentative pour surmonter toute cette peine, la rejouer
pour enfin y voir plus clair. Ou peut-être était-ce la force qui nous pousse vers le
familier dans nos relations, même si elles sont malsaines. Bien que beaucoup de
ces relations aient été intensément passionnées, je finis par apprendre que le
"magnétisme animal" n'était pas tout à fait ce à quoi on aspirait.
Si l'espoir d'apaiser les peines de l'enfance peut nous propulser dans une relation,
il arrive aussi que nous recherchions un partenaire parce que nous ne nous
sentons pas entiers en nous-mêmes. Nous ressentons un vide à l'intérieur que
nous voulons désespérément combler. Il nous manque quelque chose, et ce doit
être notre autre moitié. Par conséquent, de nombreuses relations sont fondées sur
l'idée que deux moitiés constituent un tout. Les partenaires deviennent tellement
mutuellement dépendants qu'il est très fréquent qu'un conjoint en deuil meure
dans les six mois qui suit le décès de son "autre moitié". On pourrait dire qu'il y a
une beauté dans ce type de lien. Au fil des ans, j'ai été profondément touchée par
de nombreuses histoires de conjoints en deuil "qui mouraient d'un cœur brisé",
non seulement chez les humains, mais également chez les baleines, les chiens et
d'autres créatures. Si nous pouvons apprécier ce type de lien, nous pouvons aussi
en voir les limites. Il s'apparente à deux arbres effondrés l'un sur l'autre dans une
forêt, chacun soutenant l'autre, aucun d'eux ne tenant debout tout seul. Quand
l'un des deux tombe, les deux tombent. Mikhaïl Naimy, qui était un ami et le
biographe de Kahlil Gibran, a écrit : "L'amour qui privilégie une partie du tout se
condamne lui-même au chagrin".
Ce genre de dépendance peut également favoriser l’étroitesse de l'esprit et du
cœur. La jalousie, le ressentiment et la manipulation prolifèrent dans les relations
de dépendance. C'est comme un contrat d'affaires qui stipule : "Je t'aimerai si j'y
trouve mon compte", ou "Je t'aimerai, si nous pouvons organiser nos vies
ensemble d'une manière qui me convient". Plus insidieux pour de nombreux
couples est l'ennui quotidien de vivre avec leurs conjoints comme des étrangers
polis, une condition qui n’est rendue possible que par la peur de la solitude et par
le fait de ne pas réaliser combien un tel mode de vie est effectivement très
solitaire. Ces personnes vivent comme étant l’ombre d'elles-mêmes, en
s'accommodant du plus petit dénominateur commun de détente avec leur
partenaire, ni l'un ni l'autre n'étant capable de s'exprimer de manière créative ou
de ressentir une quelconque passion pour la vie.
54
Les relations inspirées par la Conscience éveillée sont tout à fait différentes, car
elles ne résultent pas de la douleur, de la dépendance ou de la peur de la solitude,
mais de la célébration. Dans la Conscience éveillée, il est entendu que nous
sommes tous parfaitement seuls, tout en étant des expressions uniques d'une
Source unique. C'est le paradoxe de l'existence : il n'y a pas deux personnes
identiques, même si elles ne sont pas deux du tout. Ce que nous avons pu
ressentir auparavant comme un vide qui demandait à être comblé, nous
l'expérimentons maintenant comme une ouverture qui accueille tout ce qui vient,
mais qui jouit par ailleurs d'un vaste sentiment d'espace. Parvenir à cette
compréhension signifie vivre dans la pleine autonomie de la plénitude. Nos
relations sont alors principalement imprégnées d'appréciation. Nous nous sentons
en phase avec un partenaire ou avec un ami particulier, et nous avons
l'impression d'être deux courants qui se rejoignent et se séparent. Parfois, les
courants se mêlent, parfois ils se séparent et partent dans des directions
différentes. Aucun des deux courants n'a besoin de l'existence de l'autre pour être
un courant en soi, mais lorsque les deux courants se rejoignent, il y a une
heureuse effervescence de bulles qui peut durer un moment ou toute une vie.
La sexualité au sein d'un partenariat authentique et confiant est un moyen
d'accéder au primaire, un lieu où la nature sauvage peut se manifester et
s'exprimer. C'est aussi un havre de paix pour nos moments les plus tendres et les
plus délicats. Dans une sexualité éveillée, les partenaires jouent avec les forces
archétypales de l'univers - les principes masculins et féminins. De même que le
symbole du yin et du yang contient un zeste de yin dans le yang et un zeste de
yang dans le yin, les partenaires peuvent évoluer dans les rôles classiques de
l'homme et de la femme et les intervertir, occasionnellement. C'est une façon de
comprendre "l'altérité", une compréhension qui dépasse le cadre de la chambre à
coucher en nous offrant un aperçu de la masculinité ou de la féminité qui
imprègne la vie quotidienne. Nous remarquons souvent comment deux personnes
qui ont vécu ensemble pendant longtemps peuvent être adoucies ou renforcées
l'une par l'autre d’une manière merveilleuse. Dans un partenariat éveillé, cette
influence est accueillie et n'est pas une cause de bataille dans la relation. Femme,
elle incorpore en elle une partie de sa masculinité ; homme, il assimile et il est
influencé par sa féminité. Les principes du yin et du yang peuvent également
s'appliquer à l'amour homosexuel. Néanmoins, même si l'intimité atteint son
comble entre deux personnes, il reste toujours le mystère de l'autre.
Au final, cependant, nous devons reconnaître que ce que nous qualifions d'autre
existe en tant que partie du tout. Globalement, nous sommes capables de
considérer ce qui est le mieux pour ceux que nous aimons sans nous inquiéter de
la question "Comment cela va-t-il m'affecter, moi ? Comme nous apprécions ce qui
vient et comme nous sommes capables de laisser partir ce qui s'en va, notre
besoin que les choses se passent d'une manière particulière diminue
considérablement. Nous nous réjouissons du bonheur de l'autre et nous
défendons son droit de suivre son propre chemin où qu'il mène, avec ou sans moi.
De même qu'un parent affectueux voit, les larmes aux yeux, son fils partir pour
l'université, lorsqu'il quitte le nid, il célèbre également son vol en solo, et son
cœur déborde de rêves et de possibilités pour lui. Pareillement, nous pouvons
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nous épanouir dans nos relations, et peu importe comment elles se déroulent,
quand nous aimons en toute liberté.
LA MORT ORGANIQUE
"De la terre à la terre, des cendres aux cendres, de la poussière à la poussière... "
-
Le Livre de la Prière Commune
Je suis allée en Inde pour la première fois en 1976, en voyageant par voie
terrestre depuis l'Europe avec deux amis, un voyage de plusieurs mois qui a
impliqué des séjours dans des endroits comme la Turquie, l'Iran, l'Afghanistan et
le Pakistan. Ce fut un voyage ardu. Quand nous sommes arrivés en Inde, nous
étions prêts pour la douceur relative de la culture majoritairement hindoue et
désireux d'en apprendre davantage sur ses coutumes.
Nous nous rendîmes à Bénarès, la ville sainte hindoue, célèbre pour ses ghats
brûlants. Depuis cinq mille ans, les hindous considèrent Bénarès comme l'endroit
le plus propice pour faire incinérer son corps et jeter ses cendres dans le Gange.
Le premier soir, nous nous frayâmes un chemin jusqu'au ghat principal, tout en
écoutant les chants mélodieux et lancinants des porteurs de cercueils qui
transportaient les corps jusqu’aux bûchers funéraires.
À notre arrivée, huit corps brûlaient sur le ghat principal. Plusieurs autres étaient
étendus sur des planches à proximité, certains enveloppés dans de beaux saris,
d'autres dans un simple tissu de coton. Tous les spectateurs étaient silencieux, et
on n'entendait que les chants, le crépitement des feux et le bruit du fleuve. En
regardant la scène qui se déroulait sous mes yeux, je savais que quelque chose en
moi était en train de se modifier de manière irréversible pour s'adapter à cette
vision, mais ma contemplation fut interrompue, lorsqu'un Indien vêtu d'un
costume miteux me tapa sur le bras et me demanda : "Êtes-vous venue ici pour
regarder les corps brûler ?"
Comme c'était précisément ce que j'étais en train de faire quand il est intervenu,
la question me sembla inepte et je regrettai cette intrusion. J'avais aussi
commencé à perdre patience avec tous ces divers stratagèmes pour engager la
conversation que j'avais expérimentés en tant que femme occidentale, après
plusieurs mois sur la route de l'Inde. "Oui’’, répondis-je sèchement. L'homme
hocha poliment la tête et se tût.
Au moment où je me retournai vers les bûchers funéraires, je sentis la pique de
mon impolitesse me transpercer. Ici, en présence même de la mort, les petites
irritations semblaient particulièrement absurdes. Je me retournai vers l'homme au
costume miteux dans un souci de réconciliation, et incapable de trouver quelque
chose de plus original à lui dire, je lui posai la même question : "Êtes-vous venu
ici pour regarder les corps brûler ?"
56
"Eh bien, celui-là, au milieu, c'est ma mère", dit-il sur un ton amical et factuel.
Elle est décédée ce matin dans notre village et ses derniers mots, murmurés à
mon oreille, furent : "Transporte mon corps à Bénarès". J'ai emprunté une voiture
à mon cousin et j'ai conduit toute la journée pour l'amener ici."
Je fus abasourdie par la nouvelle et réussis à échanger quelques mots de plus,
consciente que notre conversation ne devrait pas durer trop longtemps vu les
circonstances, mais voulant aussi offrir à l'homme le réconfort d'un peu de
compagnie, ne serait-ce que de la part d'une étrangère. Au bout d’un court
moment, nous nous retournâmes tous les deux vers le feu, et mon attention fut
maintenant attirée par le corps du milieu, la mère de l'homme. Les grandes
réflexions que j'avais pu entretenir sur la mort, l'impermanence de tous les
phénomènes et la préciosité de la vie prirent un caractère plus personnel. La
femme, dont le corps brûlait devant moi avait été une épouse, une mère et une
fille. Ses rêves et ses histoires auraient peut-être pu remplir une bibliothèque,
aussi simple que sa vie ait pu sembler. Mais au bout du compte, la terre et le vent
la réclameraient - des cendres aux cendres, de la poussière à la poussière. Et
avant longtemps, personne ne se souviendrait plus de son nom.
En quittant les ghats, ce soir-là, je ressentis, pour la première fois de ma vie, un
sentiment organique de la mort. Je réalisai que la nature avait besoin que la vie
passe par la naissance, le devenir et la mort pour laisser la place à d'autres vies,
qui parcourraient également le cycle de l'existence. La naissance et la mort ne
sont que des ponctuations momentanées de ce cycle, deux extrémités d'un
spectre d'existence, qui se déroule au sein d’un ensemble plus vaste. Et pourtant,
comme l'expression de chaque vie est singulièrement unique, une histoire
cosmique chuchotée une seule fois. Tout ce qui nous reste à faire, c'est de la vivre
pleinement.
57
L’AUTHENTICITÉ
Le soleil était directement à la verticale. Elle aperçut un bassin en amont de la
rivière, un endroit où l'eau était calme. Ayant à nouveau soif, elle s'en approcha
pour boire et se rafraîchir le visage. En se penchant, les mains en coupe, elle
remarqua la clarté de l'eau. Elle pouvait voir des fougères, qui poussaient dans le
lit de la rivière en contrebas et des petits poissons qui nageaient autour. L'eau
magnifiait leurs formes et leurs couleurs et les sublimait. À la surface, elle vit le
reflet de son visage.
Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas réellement vu son propre visage. Elle
avait vu des miroirs et des surfaces réfléchissantes d'innombrables fois, mais il y
avait toujours une histoire accompagnant la vision de son visage. Issue
entièrement de l’imagination, l'histoire avait peu à voir avec la réalité actuelle.
Néanmoins, son attention s'était surtout portée sur le côté dramatique de
l'histoire, son visage servant de reflet mobile dans le miroir devant elle,
prodiguant une dimension à l'histoire et reflétant ses différents aspects : tristesse,
regret et nostalgie.
Elle comprenait maintenant comment son histoire intérieure avait créé un
masque, un visage qu'elle avait présenté au monde, comme si elle était le
personnage principal d'une pièce de théâtre. Le monde, pour sa part, lui avait
fourni continuellement des situations dans lesquelles elle pouvait jouer son rôle.
Mais le personnage s'assumait solitairement et il était compliqué de l'aimer.
Et voilà qu'après un long périple, elle aperçoit dans l'eau un visage qui lui
rappelle une époque antérieure à la quête, un visage semblable à celui d'un
enfant. Sans masque, ni histoire envoûtante. Pas de regard lointain, déterminé ou
hanté dans les yeux de ce visage. Elle réalisa qu'il serait bien de vivre
pratiquement sans aucun scénario et sans l'idée d'un personnage principal.
Étrangement, elle se sentait plus que jamais elle-même. Elle sourit au reflet dans
l'eau.
TRANSFORMÉE EN OR PAR LA FLAMME
‘’Ce qui doit produire de la lumière doit supporter d’être consumé.’’
-
Viktor Frankl
Si nous sommes authentiques, nos succès sont perçus comme des cadeaux de
l'existence et nous laissent un sentiment d'humilité. Nous savons que nous ne
pouvons pas nous approprier le mérite des dons dont nous avons été dotés, même
si d’autres aimeraient nous en attribuer le mérite. L'un sera peut-être un grand
chanteur, un autre un grand surfeur, et un autre un grand bijoutier. Vu de
l'extérieur, il peut sembler que nous avons choisi et cultivé nos talents, mais nous
savons tous au fond de nous-mêmes que nous semblons doués simplement parce
que nous sommes les bénéficiaires d'un don. Un don qui vient d'une source
inconnue. Le fait de savoir que nos talents sont simplement des dons que nous
58
avons reçus confère de l'authenticité et de l'humilité dans nos expressions. Cela
nous permet aussi d'apprécier les talents de ceux qui nous entourent, comme des
expressions de la même source universelle, et nous ne pouvons que nous
émerveiller de sa créativité infinie. Nous voyons les nombreuses expressions du
talent qui affluent par l'entremise de chacun, et nous partageons le plaisir de ces
expressions. Par le biais de nos propres talents et l'expérience réjouissante de
l'appréciation des talents et des dons des autres, nous sommes continuellement
rappelés à notre nature authentique, via laquelle circule la force créatrice
universelle. Plus la créativité est grande, plus nous pouvons ressentir
l'authenticité tranquille de la simplicité d'être, la sérénité dans le courant
artistique. Nous voyons parfois chez les personnes talentueuses une humilité
profonde et tranquille. Leur conscience est à l'aise et elle vit dans la gratitude
pour les dons dont elles bénéficient. Elles constituent des voies d’accès
charmantes et heureuses qui ouvrent sur une authenticité qui découle de la
générosité, de la reconnaissance et de l'appréciation de son talent et de ses dons.
Or, les feux de la souffrance et de la perte sont particulièrement efficaces pour
faire ressortir ce qu'il y a de plus authentique en nous. Lorsque nos stratégies ne
fonctionnent pas et que nos pertes s'accumulent, nous pouvons être forcés de
nous réfugier au plus profond de nous-mêmes, là où il n'y a que le silence de
l'Être. Dans la Conscience éveillée, cette profondeur intérieure devient l'ultime
refuge. C'est un peu comme le processus de fonte du minerai d'or. Toutes les
impuretés sont brûlées jusqu'à ce qu'il ne reste que de l'or pur. De même, la
Conscience éveillée permet à la souffrance de brûler tout ce qui s'accroche, tout
ce qui n'est pas authentique et vrai, jusqu'à ce qu'il ne reste que notre Essence
pure et radieuse.
Il y a quelques années, je subis la fin douloureuse et la perte d'une relation, ce qui
déclencha une cascade d'autres pertes dans ma vie, si bien que je me retrouvai
presque sans abri, sans emploi et pratiquement sans le sou. En outre, cette phase
de perte raviva des souvenirs de toutes les autres grandes peines que j'avais
encourues depuis ma petite enfance. Chaque pensée du passé était teintée de
regret et s'accompagnait de visions d'occasions manquées, d'un sentiment de
temps perdu et mal utilisé et de l'impression d'avoir été malchanceuse dans la vie.
Même les pensées des moments heureux du passé n'apportaient que de la
tristesse, car ils avaient été éphémères, et je ne les avais pas appréciés à leur
juste valeur. D'autre part, les pensées concernant l'avenir suscitaient de la peur
et un sentiment de pesanteur, comme si j'avançais à marche forcée à la guerre. Il
devint évident qu'aucune progression ou démarche mentale dans les pensées du
passé ou du futur ne serait sûre. Dans tous les cas, il y avait des histoires
angoissantes autour de ce qui m'était arrivé dans le passé ou sur ce que je
pourrais devenir dans le futur.
En raison de son extrême désagrément et non d'un quelconque effort héroïque de
ma part, l'habitude de penser à moi en référence au passé et à l’avenir a
lentement commencé à diminuer. Je ne pouvais trouver du soulagement que dans
la conscience du présent, où tout allait fondamentalement bien. La souffrance liée
à ces images mentales se consuma d'elle-même via le processus même de la
souffrance. Celle-ci devint comme un charbon ardent que l'on ne pouvait plus
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tenir dans sa main. La conscience avait fait tout le travail. Elle avait vu à travers
la peur, les lamentations et les regrets, puisqu’elle était tombée amoureuse de la
paix à la place, elle ne pouvait plus entretenir la folie.
Dans les Dialogues du Dharma, je compare ceci à se baigner dans un lac de
glacier limpide. La température est parfaite, le lac est clair, bleu, la visibilité est
bonne jusqu'au fond, et l'odeur de l'eau est fraîche et oxygénée. Les arbres qui
entourent le lac bruissent et oscillent et ils parfument l'air d'une fraîcheur
végétale. Supposons maintenant que vous ayez grandi en vous baignant dans un
marais du voisinage et que vous ne sachiez rien du lac glaciaire. Le marais est
pollué et sombre, rempli de bestioles suspectes et de détritus, et il dégage une
odeur désagréable. Cependant, la plupart des habitants du voisinage s'y baignent
et vous vous y êtes habitué.
Un jour, quelqu'un vous montre le lac glaciaire. Vous êtes stupéfait qu'une telle
beauté existe et qu'elle ait été là pendant tout ce temps. Vous vous y baignez
pendant des heures et vous en ressortez tout revigoré et grisé.
Maintenant, quand vous retournez au marais, il vous semble particulièrement
horrible. Il n'a pas changé, mais vous oui. Vous avez trouvé un plus bel amour : le
lac glaciaire. Le marais ne vous semble pire qu'en comparaison avec le
magnifique lac. Et le lac commence à vous hanter. Vous ne pouvez plus le chasser
de votre esprit, et vous ne pouvez plus supporter le marais. Plus vous passez du
temps au lac glaciaire, moins il est possible de fréquenter le marais. De même,
lorsque nous sommes habitués à vivre dans notre Soi authentique, le lac glaciaire
de l'Être, il devient impossible de passer beaucoup de temps dans le marais des
habitudes morbides du mental.
J'ai toujours apprécié le fait que les personnes âgées paraissent, dans l'ensemble,
plus détendues, plus à l'aise avec elles-mêmes. Elles ne s'embarrassent
généralement pas de stratégies, ni de faux-semblants (sauf si leurs tendances
égoïstes ont été particulièrement fortes). Elles ne semblent plus être en
compétition avec qui que ce soit et elles ne ressentent plus la nécessité de faire
leurs preuves. Par conséquent, elles sont souvent plus gentilles et plus
compréhensives avec les autres. Les plus jeunes peuvent considérer cet état
comme quelque chose à éviter, comme un genre de monde funèbre pour demimorts. Mais dans l'expérience vécue d'un Soi détendu et authentique, le
contentement est tel que les montagnes russes du faux moi, avec ses peurs, ses
ambitions et ses luttes, ne sont plus qu'un lointain souvenir d'une période difficile.
Il est inutile d'attendre la vieillesse pour parvenir à ce sentiment authentique de
soi. Nous pouvons tomber amoureux de ce sentiment dès maintenant et en
profiter jusqu'à la fin de nos jours. Nous pouvons sauter la partie où nous passons
plusieurs décennies à courir partout au service des exigences interminables de
pensées obsessionnelles jusqu'à ce que nous soyons trop épuisés pour continuer.
La vie est trop riche pour la passer, égaré dans de telles pensées. Certes, nous
pouvons bien connaître les dix mille joies et les dix mille peines, comme disent les
Chinois. À un moment, nous sommes à genoux et à un autre, nous grimpons au
septième ciel, mais dans la Conscience éveillée, tout cela ne fera que mettre
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davantage en lumière la Présence permanente, notre Soi authentique, qui éclaire
tout cela.
LE PRIX DU COMPROMIS
‘’Quel est l’intérêt pour un homme de gagner le monde et de perdre son âme ?’’
-
Jésus
Un soir, dans le cadre d'une retraite résidentielle dans la nature sauvage de
l'Oregon, je parlais de l'importance de l'honnêteté dans les relations, lorsqu'une
femme leva la main au premier rang. Je ne connaissais cette femme que depuis
peu de temps et, même si je sentais qu'elle aimait profondément le dharma, je
sentais aussi qu'elle était tourmentée par des démons privés. Son visage avait l'air
troublé et elle marchait comme si un poids invisible pesait sur elle. Je ne fus donc
pas surprise, lorsqu’elle dit : "Depuis deux ans, je trompe quelqu'un que j'aime
beaucoup."
Je devinai alors ce qui semblait être le scénario le plus probable et je lui
demandai : "Avez-vous une liaison ?"
"Oui", murmura-t-elle, la tête basse. "Et je crains de perdre tout ce que j'aime, si
mon mari le découvre."
La foule de près d’une centaine de participants observait un silence total,
semblant même ne pas exister, tandis que la femme et moi, nous continuâmes la
conversation.
"Eh bien’’, lui dis-je en regardant son visage anxieux, ‘’que possédez-vous,
maintenant ? Qu'est-ce que le mensonge vous coûte ? Comme vous le savez sans
doute, le stress ne réside pas seulement dans le gros mensonge de la liaison ellemême, car le gros mensonge nécessite aussi mille petits mensonges, chaque jour.
Et chacun de ces petits mensonges ronge votre âme. Quoi que vous retiriez de
cette situation, le coût est supérieur au bénéfice."
La femme acquiesça positivement. ‘’Que dois-je faire ?’’, demanda-t-elle.
Même si je donne rarement des conseils précis aux gens sur les changements à
apporter dans leur vie et si je ne réagirais pas nécessairement de cette manière
dans toutes les circonstances, les mots fusèrent dans son cas particulier. "La
première chose que vous devez faire, c'est dire la vérité."
La femme demeura silencieuse pendant un moment interminable, puis dit
simplement : "Oui, c'est ce que je dois faire." Et alors, une chose merveilleuse se
produisit. La tension due à son compromis disparut de son visage pour être
remplacée par la paix de l'intégrité. Je sus alors qu'elle était redevenue ellemême. Versant des larmes de soulagement, elle demanda si elle pouvait quitter la
salle immédiatement pour aller voir son mari et lui dire la vérité. Quand bien
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même cela signifiait qu'elle devrait quitter une région sauvage en voiture tard
dans la nuit, cela paraissait être la chose parfaite à faire pour elle. Tandis qu'elle
m'embrassait pour me dire au revoir devant la foule médusée, je lui soufflai à
l'oreille : "Quoi qu'il advienne, vous avancerez dans la liberté." Et elle sortit de la
salle pratiquement en bondissant comme un cabri.
Deux jours plus tard, elle était de retour à la retraite, tout sourire. Au cours de
notre réunion du soir, je lui demandai de nous raconter ce qui s'était passé, car
nous mourions tous d'envie de le savoir, bien sûr. Après nous avoir quittés
quelques jours auparavant, elle était rentrée chez elle à la surprise de son mari
pour lui raconter toute l'histoire de sa liaison. Il était tellement blessé et en colère
qu'ils repoussèrent toute conversation sur le sujet jusqu'au lendemain matin. Mais
le lendemain, son mari se leva et partit en moto pendant plusieurs heures. Et
pendant tout ce temps-là, la femme crut que le monde qu'elle avait connu, avec
son mari affectueux, ses enfants, ses beaux-parents et sa famille, allait
disparaître. Bien qu’elle ressentait un immense chagrin à cette perspective, elle
ressentait aussi un calme profond. Mais lorsque son mari rentra, il lui dit qu'il
voulait que leur mariage reste uni et qu'il l'aimait beaucoup. Il ajouta qu'il
faudrait du temps pour que cette blessure guérisse, mais qu'ils surmonteraient
cette épreuve. À son tour, elle lui promit de mettre un terme à la liaison. Au bout
d'une journée environ, son mari lui proposa de revenir pour terminer la retraite.
Le fait que le mari et que la femme soient restés ensemble constitue une fin
heureuse pour cette histoire. Mais pour moi, la fin heureuse, ce fut l’instant où la
femme sut qu'elle allait dire la vérité. À ce moment-là, elle était délivrée. Même si
son mari l'avait jetée à la rue, elle aurait été mieux lotie qu'en continuant à vivre
une vie où elle trompait les gens qu'elle aimait.
Pour quiconque doté d’un minimum d'empathie ou de bonté, il est souvent plus
pénible de mentir que d'être la victime d'un mensonge. Même quand vous pensez
vous en tirer avec un mensonge, c'est vous qui vivez avec cette tromperie. Comme
dans le jeu de cartes pour enfants, c'est le fameux valet qui pue avec lequel vous
êtes coincé. Et même si c'est là votre petit secret, chaque fois que vous regardez
vos cartes, la tête du valet qui pue semble éclipser toutes les autres. Voilà
comment toute malhonnêteté dans notre cœur commence à se faire sentir à notre
conscience. Tout projet qui implique de manipuler, mentir ou déformer la vérité,
même de manière subtile, perturbe l'essence même de notre Être.
Si nous sommes fidèles à nous-mêmes, nous vivons dans la paix, dans un état de
grâce qui ne dépend pas des circonstances. Dans la Conscience éveillée, nous
savons qu'il n'y a rien qui puisse nous inciter à faire des compromis, car il n'y a
rien qui vaille plus que la paix. Je continue à être surprise par ce que les gens
sont prêts à échanger contre la paix de l'esprit. Les gens trahissent leurs proches,
trompent leurs amis ou leurs relations d'affaires, s'ingénient à détruire la
réputation d'autrui ou enjolivent leur histoire personnelle pour impressionner les
autres - tout cela pour essayer de combler un vide en eux, mais peu importe la
magnitude apparente des richesses ou des expériences qu'ils tirent de ces
violations de l'intégrité, elles doivent passer pour des bagatelles sans intérêt et
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des souvenirs dérisoires dans les moments de calme où l'on ne peut plus nier le
prix du compromis.
Certains d'entre nous doivent faire ce constat bien des fois, quand la cupidité, la
concupiscence, l'ambition ou la peur prennent le dessus et que nous tentons une
fois encore de "nous en tirer". Nous mentons, nous dissimulons, nous induisons en
erreur. Mais l'intelligence lucide grésille et se tortille à l'arrière-plan jusqu'à ce
que nous rectifiions ce qui n'est pas conforme à la vérité. Nous repensons
fréquemment aux dommages provoqués par nos mensonges et nous nous
demandons ce qui nous a pris. Après coup, nous pouvons voir que ce que nous
avons obtenu en mentant - la liaison, le crédit pour le travail de quelqu'un d'autre,
l'argent supplémentaire…- n'en valait pas la peine. Nous l'avons nous-mêmes
découvert.
Il y a ceux qui, de tous temps et encore aujourd'hui, sont prêts à tout sacrifier
pour la vérité et pour la liberté. Prenons l'exemple de Rembrandt. Alors qu’il était
âgé d’une bonne vingtaine d’années, il était l'un des portraitistes les plus réputés
de Hollande, mais il mit fin à son travail lucratif, ne pouvant plus supporter de
peindre des portraits doux et flatteurs des riches. Il vécut dans la pauvreté et
l'obscurité d’un ghetto d'Amsterdam, en y peignant ses plus grands chefsd'œuvre.
Ou considérez Martin Luther King, Jr. Bien qu'habitué à recevoir des menaces de
mort pendant des années en tant que grand défenseur des droits civiques, il
savait que ses jours étaient véritablement comptés, quand il commença à
s'exprimer contre l'engagement des États-Unis au Vietnam. Malgré les
avertissements de tous ses proches, il continua d'exprimer son opinion sur le
Vietnam, et il semblait savoir qu'il devrait mourir pour cela. Au cours des derniers
mois de sa vie, il fit de nombreuses fois allusion à la possibilité de sa mort
imminente. La veille même de son assassinat, il prononça un sermon passionné
devant une congrégation de Memphis dans le Tennessee, dans lequel il déclarait
avoir été au sommet de la montagne et avoir vu la terre promise. "Je n'y
parviendrai peut-être pas avec vous", annonça-t-il de manière prophétique, ‘’mais
je veux que vous sachiez ce soir, que nous, en tant que peuple, nous atteindrons la
terre promise."
Vivre dans l'intégrité — dans une plénitude intègre — risque de vous coûter vos
amitiés, vos biens matériels, votre situation ou votre nom. Cela peut même vous
coûter votre vie. Mais il s’agit là de sacrifices moindres que de perdre son âme.
LA SIMPLICITÉ D’INTENTION
‘’Dans la complication réside la fausseté.’’
-
63
H. W. L. Poonjaji
Un autre aspect de l'authenticité, c’est qu'elle n'a pas d'agenda compliqué.
L'authenticité de la Conscience éveillée procède d'une motivation pure et simple,
celle-ci étant de donner plutôt que d'obtenir. Elle permet de parler et d'agir dans
la sérénité du cœur plutôt que dans le brouhaha interne qui accompagne
généralement les motivations égoïstes. A vrai dire, c’est un bon test de noter le
niveau de bruit dans l'esprit, quand on s’engage dans une activité quelconque.
Plus on rumine la situation (avec souvent comme sous-entendu : "Comment cela
va-t-il m'affecter, moi ?" ou "Que va-t-on penser de moi ?"), plus on s'éloigne de
l'intention pure. Prenons l'exemple d'une mère, lorsque son bébé pleure. Sans
trop de remous mentaux, la mère nourrit son bébé. Son intention de servir n'est
pas compliquée. De même, nous pouvons poser nos actes dans le monde et dans
nos relations sans manipulation.
Ne pas avoir d'agenda met les autres à l'aise en notre présence. À l'inverse,
lorsque nous voulons secrètement obtenir quelque chose d'un autre, il existe une
tension sous-jacente. Ce désir vient du fait que nous pensons que quelque chose
nous manque et que soutirer à l'autre cette chose manquante peut apaiser ce
sentiment. Cela implique d'objectiver les autres, comme si c’était des machines à
sous qui distribueront le pactole, si on actionne le bon levier. En voyant les autres
ainsi, nos cœurs sont inévitablement fermés, puisque nous ne pouvons pas
ressentir de l'empathie pour autrui tout en cherchant simultanément à l’exploiter.
Avoir un agenda comporte également une fixation sur l'avenir. Cela interdit d'être
présent avec l’autre et de laisser les choses se dérouler de façon naturelle, car
quelqu'un qui a un agenda cherche à influencer le déroulement des événements
vers son objectif futur. Dans la simple présence à l'autre, il n'y a ni but, ni avenir.
Il n'y a que ce parcours toujours surprenant dans le présent, qui vous emmène,
vous et votre compagnon, là où il veut. C'est un peu comme écouter de la
musique. Apprécier un morceau de musique ne dépend pas du fait d'arriver au
bout de la chanson.
Une intention pure et simple découle de la sincérité du cœur. Au fur et à mesure
que nous nous harmonisons avec le sentiment de pure Présence, nous
rencontrons une joie qui se satisfait de la simplicité sous toutes ses formes. Nous
devenons plus réfractaires aux motivations compliquées, puisqu'elles perturbent
notre paix essentielle. Cela ne signifie pas nécessairement que nous devons partir
vivre dans une grotte ou vendre tous nos biens pour nous simplifier la vie.
D'autres personnes conservent une attitude paisible, alors qu'elles sont en
mouvement et qu’elles s'occupent de moult détails. Il peut y avoir un calme ou
une tranquillité au cœur de l'Être, même lorsqu'on est occupé par de nombreuses
activités et de nombreux détails. Leurs motivations peuvent être simples et leurs
actions complexes.
La tranquillité du cœur et une intention pure favorisent aussi les éclairs
d'inspiration. Quand nous sommes sincères et vrais dans nos motivations,
l'intuition est aiguisée et nous sommes plus réceptifs aux impulsions géniales et
fulgurantes. Prenez par exemple le Mahatma Gandhi. Sa motivation déclarée, tout
au long de sa vie, était de servir Dieu, et à cette fin, il mit en œuvre des stratégies
brillamment simples.
64
L'idée du Satyagraha du sel, ou marche du sel, vint à Gandhi dans un rêve. C'était
à un moment de l'histoire du mouvement d'indépendance indien où les tensions
avec les Britanniques étaient à leur paroxysme. Parmi leurs nombreuses
restrictions, les Britanniques avaient interdit aux Indiens de produire leur propre
sel. Au lieu de cela, les Indiens devaient acheter ce produit de base et abondant
aux Britanniques qui en détenaient le monopole. Contestant cette injustice,
Gandhi organisa une marche de quelque 350 km jusqu'à la ville côtière de Dandi,
où des tas de sel s'accumulaient librement sur la plage. Il entreprit sa marche
avec soixante-dix-huit membres de son ashram, et quand ils atteignirent la côte,
plusieurs milliers d'autres personnes les avaient rejoints. Lorsqu’ils arrivèrent sur
le littoral, Gandhi se dirigea directement vers les tas de sel et en ramassa une
pincée qu'il tint au-dessus de sa tête. Par ce simple geste, le colonialisme de
plusieurs centaines d'années commença à se dissoudre. Malgré les représailles
exercées au cours des mois suivants, les habitants de toute l'Inde se mirent à
acheter du sel de contrebande à un prix supérieur à celui vendu par les
Britanniques.
Dans la Conscience éveillée, notre motivation à servir devient simple. Il n'y a pas
grand-chose à faire ici, à part s'aimer les uns les autres et être utile. Les gens
savent généralement lorsqu'ils sont en présence d'une personne qui est
simplement motivée par l'amour, et ils répondent avec de la confiance et du
soutien. On raconte que Gandhi faisait ressortir le meilleur des gens qui
travaillaient avec lui. Peut-être que sa propre simplicité de cœur lui permettait de
voir ce qui était simple et vrai chez les autres. Si nous vivons dans ce genre de
simplicité franche, notre perception de ceux qui nous entourent s'en trouve
transformée. Nous sommes capables de voir leur bonté foncière, même si euxmêmes s’égarent dans des névroses ou des drames compliqués. Et notre volonté
de simplement voir cette bonté peut également transformer ce qu'ils voient d'euxmêmes.
LA VÉRITABLE HUMILITÉ
‘’Mon obligation est celle-ci : c’est d’être transparent.’’
-
Pablo Neruda
Presque tous ceux qui connaissent ma nièce Alicia la considèrent comme une
sorte d'ange. C'est ainsi qu'elle est venue au monde. Sans prétention, gentille, elle
a, tout au long de sa vie, semblé ignorer l'effet qu'elle produit sur les gens. Un
soir, lors d'un dîner, alors qu'Alicia avait environ huit ans, sa sœur aînée Bridget
raconta à notre famille qu'au cours de la journée, une dispute avait éclaté dans la
cantine de l'école pour savoir à qui revenait le tour de s'asseoir à côté d'Alicia. Un
peu embarrassée, Alicia, qui était assise à côté de moi à la table du dîner, se
pencha vers moi et murmura : "J'ignore pourquoi. Je ne suis personne [sic]."
Bien sûr, et c'est exactement pour cela. Elle dégage l'humilité naturelle associée à
l'authenticité, et le fait de la côtoyer donne aux autres la permission d'être
authentiques eux aussi. Elle offre ce cadeau rare qu'est l'absence de peur, le
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sentiment qu'en compagnie de cette personne, vous ne devez pas avoir peur
d'être vous-même. En fait, la pure Conscience sait que nous ne devons jamais
craindre d'être nous-mêmes. C'est l'inauthenticité qui crée des problèmes.
Tout le monde connaît la gêne d'être avec une personne prétentieuse. Une
histoire raconte qu'un fameux général voulut rendre visite à un maître zen réputé.
Il arriva au temple du maître et présenta sa carte, en s'annonçant au secrétaire
comme étant Anzai-san, commandant suprême et général de l'armée impériale.
Après avoir consulté le maître zen, le secrétaire revint, puis dit avec une certaine
appréhension : "Le maître a dit qu'il n'avait rien à faire avec vous." Le général
acquiesça silencieusement et, en homme averti qu’il était, raya tous les titres de
sa carte, pour ne laisser que son prénom, Anzai-san. "Veuillez rapporter cette
carte au maître", demanda le général. "Ah, Anzai-san", s'exclama le maître zen en
voyant la carte amendée. "J'aimerais rencontrer cet homme !"
La prétention se décline sous toutes sortes de formes. Un domaine dangereux, par
exemple, est celui des enseignants spirituels ou des gourous qui dégagent ce
qu'on appelle dans le zen "les relents de l’Illumination". Il s'agit de personnes qui
prétendent à une sorte de perfection (ou qui prétendent à une Illumination qui
rationalise leurs imperfections apparentes), et elles sont souvent vénérées et
gâtées, à ce titre. Elles profitent généralement de grandes richesses et elles
disposent de serviteurs pour répondre à tous leurs besoins. Il semble que plus
leurs prétentions sont élevées, et plus elles sont suivies, car beaucoup de gens
veulent croire en quelque chose de plus grand qu'eux-mêmes.
Néanmoins, pour beaucoup d'entre nous, il y a quelque chose de révoltant dans
toute forme de religiosité, et on pourrait préférer le ''fou''. N'aimions-nous pas le
clown de la classe, le bouffon ? Ne disait-il pas la vérité plus que n'importe quel
prêcheur, à sa façon ? Lorsque nous nous examinons attentivement par la voie
d'une thérapie, de pratiques contemplatives ou de l'auto-investigation, nous
trouvons généralement toute prétention de religiosité particulièrement absurde.
Comme l’a dit Trungpa Rinpoché, "la méditation, c'est une insulte après l'autre".
Cependant, l'authenticité ne signifie pas qu'il faille céder aux désirs, aux peurs et
à la colère les plus basiques sous prétexte d'être vrai. Le comportement égoïste
repose sur les fixations de l'ego, l'histoire du moi, et il est parfois rationalisé
comme de l’authenticité.
On doit avoir le cœur bien accroché pour être vraiment authentique, accepter
d'être parfois incompris ou rejeté, ou de paraître insensé. En fait, le mot
"courage" vient du français, "cœur". Mais, même s'il y a des moments où notre
authenticité nue peut nous faire sentir vulnérables, nous connaissons le plus
souvent des moments où nous avons dit la pénible vérité ou exposé notre âme et
où nous nous sommes sentis plus forts pour cela.
Notre intelligence naturelle sait que nous ne devons pas craindre d'être nousmêmes et que les problèmes viennent plus souvent de l'inauthenticité. Mais
comment revenir à l'authenticité ? Nous perdons notre sens de l'authenticité à
cause de la peur et de la souffrance. En réponse à de la souffrance passée, nous
nous forgeons un faux moi comme une armure ou comme un masque pour tenter
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de protéger notre vrai et tendre moi qui a été blessé. Pourtant, entretenir ce faux
moi est en fait plus difficile et plus douloureux à long terme que de vivre dans la
vulnérabilité du Soi authentique. Et on se sent très isolé.
Quand l'intelligence s'éveille, elle voit clairement la difficulté et la solitude
associées à la prétention et à l'affectation. Se présenter au monde comme étant
''quelqu'un'' est éprouvant et, ironiquement, une marque d'insécurité. Nous ne
pouvons jamais être à l'aise s'il faut entretenir une façade. On doit se démarquer
par rapport aux autres ; d'abord, parce que le présomptueux veut paraître plus
grand qu'il n'est et, à l’instar d’un bon illusionniste, il a besoin de quelques
artifices ; ensuite, parce que si les gens s'approchent trop, ils verront le manque
d'assurance et d’estime de soi qui est à l'origine du simulacre. S'il est découvert,
le présomptueux, qui espère sincèrement être admiré, sera plutôt pris en pitié.
Lorsque nous nous sentons pleinement nous-mêmes, il n'y a nul besoin ou désir de
nous présenter comme autre chose que le seul Soi. Pas ceci ou cela. Juste le Soi.
Pour avoir interviewé le dalaï-lama à plusieurs reprises, on m'a souvent demandé
si je me sentais parfois nerveuse en sa compagnie. Je souris toujours à cette
question, car être en présence du dalaï-lama est l'une des expériences les plus
relaxantes qui soient. On pourrait la comparer au fait d'être assise avec sa grandmère au coin du feu. Le dalaï-lama met à l'aise tous ceux qui le rencontrent, parce
qu’il est parfaitement à l'aise avec lui-même. Il n'a pas l'air hypocritement saint, il
n'y a aucune formalité tendue, aucune humilité affectée ou pieuse. On fait
l'expérience d'un homme digne et d'une personnalité énergique, mais pleine de
gentillesse et d'enjouement, quelqu'un que l'on aimerait ramener chez soi pour le
présenter à sa famille. La personne vraiment grande n'est pas celle avec laquelle
les autres se sentent petits. La personne vraiment grande est celle avec qui
l'autre se sent grandir.
La véritable humilité ne signifie pas par ailleurs que l'on se déplace les yeux
baissés, en portant un cilice et en ne parlant qu'en chuchotant. L'humilité est
simplement l'expression naturelle de l'authenticité. En étant authentiques, nous
savons que nous luttons tous, à des degrés divers, contre certaines habitudes
conditionnées de colère, de jalousie et de confusion. En étant authentiques, nous
avons de la compassion pour nous-mêmes dans nos manquements, et nous
trouvons donc plus facilement de la compassion pour les autres également. Nous
savons que ces lacunes n'annulent pas notre bonté essentielle. Nous nous
acceptons donc et nous nous présentons intégralement, dans notre beauté et avec
nos défauts, comme les divins coquins que nous sommes.
L’ÉTHIQUE NATURELLE
‘’La moralité s’enracine dans la pureté de nos cœurs.’’
- Mohandas K. Gandhi
L’amour qui accompagne la Conscience éveillée réclame une plus grande
sensibilité en matière de comportement que n’importe quel code d’éthique qui
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existe. Si nos actions émanent de l’amour, nous n’avons besoin d’aucun code
moral, parce que nous savons naturellement ce qui blesse et ce qui aide. L’amour
est attentif à ne pas causer de peine, et il ne se réjouit pas de celle de quelqu’un.
Au contraire, l'amour souffre avec quelqu'un qui souffre, et il n'augmenterait donc
pas cette douleur de quelque manière que ce soit, puisque cela augmenterait sa
propre souffrance. L'amour n'a pas besoin d'un livre de règles, de récompenses,
ou de menaces de punition pour le savoir. Il le sait sans effort, dans le tréfond du
cœur. Pour être authentique, il faut y vivre - et être prêt à endurer la sensibilité
aiguë de cette demeure.
Dans la Conscience éveillée, notre sens de la communauté s'élargit naturellement,
car nous ressentons une familiarité accrue avec tous les êtres vivants. En
regardant dans les yeux d'un serpent, par exemple, quelque chose, dans notre
propre cerveau reptilien, pourrait se souvenir, même si des parties plus récentes
de notre cerveau se révulsent ! Toutefois, dans cet instant de légère
reconnaissance, nous devenons plus réticents à tuer le serpent. De même, en
faisant l'expérience de la familiarité avec tout être vivant - et ce sentiment se
manifeste plus systématiquement dans la Conscience éveillée - nous répugnons à
toute action qui pourrait lui nuire.
Dans notre authenticité, nous sommes disposés à être honnêtes par rapport à
l'impact de notre comportement sur les autres dans la trame / sur la toile 1 de la
vie. Il devient impossible d'être exclusivement préoccupé par une récompense ou
une perte pour soi-même ou de justifier son égocentrisme, en pensant qu'il est
socialement acceptable de viser à être le numéro un et à se distinguer à tout prix.
Au lieu de cela, dans la Conscience éveillée, nous sommes en phase avec les coûts
les plus subtils de notre existence dans le monde, et nous cherchons à réduire ces
dépenses partout où c’est possible. Nous sommes très consciencieux dans notre
comportement envers les autres, non pas en fonction de ce que l'on nous a
enseigné, mais en honorant notre propre bonté authentique, qui demande ce
genre de considération. Nous ne pouvons pas tromper les gens dans l’optique
d'obtenir ce que nous voulons, puisque l'inconfort de vivre avec la tromperie est
plus grand que le plaisir obtenu. Nous ne pouvons pas nous contenter de dire
techniquement la vérité, tout en présentant les situations d'une manière qui induit
en erreur...
Il devient également impossible d'ignorer le manque de produits de première
nécessité chez les autres, tout en prenant davantage pour nous-mêmes. De même
qu’il ne nous viendrait pas à l'idée de faire main basse sur tant de mets pour nousmêmes à une tablée comptant tous nos amis proches et nos parents, de sorte qu'il
ne reste plus rien à manger pour eux, nous partageons avec les autres, parce que
nous nous préoccupons d'eux. Notre sens du fair-play n'est pas seulement une
coutume sociétale, c'est une impulsion née d’une empathie universelle.
Pourtant, dans la Conscience éveillée, nous réalisons également que la vie se
nourrit de la vie. Nos vies humaines, par exemple, réclament fréquemment une
stimulation physique, émotionnelle, intellectuelle et spirituelle. Nous sommes des
1
Les deux traductions sont possibles et se complètent admirablement, surtout si on songe à tout ce qu’on
‘’partage’’ sur les réseaux sociaux…, NDT.
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animaux affamés à de nombreux niveaux - affamés d'expériences et affamés de
choses. Mais nous devenons plus attentifs à cet appétit, quand nous réalisons à
quel point il peut nuire aux autres êtres vivants. Le maître bouddhiste Thich Nhat
Hanh souligne, par exemple, qu'en lisant simplement le journal, nous participons
à une industrie qui utilise une forêt pour chaque grand quotidien dans le monde.
Quand nous pensons aux milliers de journaux quotidiens, nous pouvons être
estomaqués par la quantité d'arbres que cette seule industrie représente. Le livre
que vous tenez actuellement représente aussi un coût énorme en bois. Il est donc
important que l'écrivain et que l'éditeur gardent à l'esprit ce coût écologique et
honorent au mieux les arbres utilisés dans la production du livre.
Un membre de notre communauté de Los Angeles a travaillé jadis comme
directeur artistique dans la publicité, et ses plus gros contrats provenaient de
l'industrie du tabac. Parce qu'il gagnait beaucoup d'argent et parce qu'il utilisait
son propre argent pour des activités et des causes saines, il trouva légitime de
rester dans ce secteur pendant un certain temps, mais avec sa propre conscience
qui s'approfondissait, ou son intelligence innée qui s’éveillait, il lui est devenu
impossible de continuer à travailler dans ce secteur. Il a commencé à faire
intérieurement la grimace, en entendant parler de décès dus au cancer du
poumon aux informations ou en voyant des connaissances qui fumaient être
atteintes d'emphysème. Il ne pouvait plus séparer sa participation à la publicité
du résultat final, à savoir l'incitation à fumer. Il ne pouvait plus se détacher de la
souffrance et de la mort qu'engendre le tabagisme. Cette souffrance ne
concernait plus des inconnus, mais elle nous concernait, nous. En renonçant à ce
secteur, il a dû s'adapter à des revenus moindres, mais il est maintenant en paix.
L'authenticité de son cœur réclamait un alignement entre ce qu'il ressentait et ce
qu'il faisait.
Parfois, notre éthique naturelle réclame que nous allions à l'encontre des règles
de la société ou de la religion. J'ai toujours aimé l'histoire de ces deux moines zen
qui s'apprêtaient à traverser un ruisseau, lorsqu'ils remarquèrent une jolie jeune
fille qui ne pouvait pas traverser sans mouiller son kimono. Le plus âgé des deux
moines la prit dans ses bras, traversa le ruisseau et la déposa sur l’autre rive. Les
deux moines poursuivirent leur chemin, mais le plus jeune était visiblement
perturbé. Après avoir marché en silence pendant un certain temps, le jeune moine
dit au plus âgé : "Nous, les moines, nous ne sommes pas censés toucher des
femmes, et surtout pas les jeunes et jolies !" Le moine plus âgé répondit : "J'ai
déposé la fille là-bas. Et toi, tu la portes toujours ?"
Si nos motivations sont pures, il y a peu de remous dans l'esprit, même si nous
avons enfreint les règles. En fait, dans la Conscience éveillée, l'absence de
remous dans l'esprit est un bon baromètre indicateur de l’harmonie entre les
paroles et les actes. Si notre esprit est agité et plein de regrets, c'est
généralement parce que nous avons dit ou fait quelque chose de blessant pour
une autre personne, quelque chose de contraire aux principes de notre bonté
fondamentale ou qui est venu d'un moment de confusion. Dans la Conscience
éveillée, du regret n'apparaît pas nécessairement, quand on enfreint les règles de
moralité de la société. Le regret apparaît, lorsqu’il y a eu un manque de bonté. En
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fait, nous n'avons pas besoin de la moralité, si nous avons de la compassion à la
place.
Les sociétés auront toujours leurs règles et, pour la plupart, elles sont nécessaires
au bon fonctionnement de grandes populations de personnes. Il est nécessaire
que les règles soient étudiées et respectées par ceux qui n'ont pas encore une
grande ouverture du cœur. Autrement, ce monde serait dans un désordre encore
plus grand qu'il ne l'est actuellement. Mais pour ceux dont l'intelligence est
éveillée, il est possible de se reposer uniquement sur l'éthique naturelle. Il ne
s'agit pas d'une étude que l'on trouve dans des livres ou que l'on récite dans des
églises. L'éthique naturelle s’inscrit dans le cœur authentique de chacun, qui sait,
en toute simplicité, comment aimer.
L’AMITIÉ AUTHENTIQUE
‘’L’un pleure et l’autre goûte la salinité.’’
- Source inconnue
Il y a quelques années, je discutais avec une chanteuse de renommée
internationale qui approchait alors de la cinquantaine. Assises à la table de sa
cuisine, nous parlions de l'importance de l'amitié. Elle me dit que, parce qu'elle
était devenue célèbre à l'âge de dix-neuf ans, elle n'avait appris à être une amie
que plus tard dans sa vie. Elle me dit que même si elle se comportait de manière
inconsidérée au cours des premières années de sa célébrité fulgurante, il y avait
toujours une file d'attente pour devenir sa nouvelle meilleure amie. Elle s'habitua
à cette succession d'amis jusqu'au moment où sa carrière commença à piquer du
nez et où elle ne fut plus considérée comme une star. Elle regarda autour d'elle et
se rendit compte qu'en cours de route, elle s'était aliénée tous ceux qui l'avaient
aimée, ceux sur lesquels elle aurait pu compter, lorsque les choses commencèrent
à se gâter.
Ce fut un tournant dans sa vie. N'ayant jamais accordé de valeur à une amitié
durable auparavant, elle se rendit compte du trésor qu'elle représentait et à quel
point cela lui manquait. Parce qu'elle avait été une idole et le centre des
projections de tant de gens, elle s'était crue spéciale et au-dessus de toutes les
attentes normales en matière d'amitié. Mais cela se transforma en une existence
solitaire remplie uniquement de flagorneurs, jusqu'à ce que même eux s'en
aillent. Elle entama alors un lent et long voyage, comprenant des années de
thérapie et de méditation pour apprendre à être simplement une véritable amie.
Libérée de sa propre importance, elle apprit à écouter les problèmes des autres et
à partager leurs joies et leurs pertes. Elle s'ouvrit à la générosité nécessaire,
lorsque nous laissons les autres s'installer dans notre cœur.
Bien écouter et être présent pour l'autre constitue le fondement d'une véritable
amitié. Cela nourrit une loyauté qui naît quand on a traversé des moments
heureux et difficiles avec un autre être humain, quand on s'est réjoui et quand on
a souffert avec lui en cours de route. Une loyauté profonde nous donne aussi la
70
permission d'être honnête avec nos amis et d'accepter leur honnêteté, même
quand des choses difficiles doivent être dites. C’est d'autant plus facile que dans
une amitié authentique, née d'une Conscience éveillée, nous avons à cœur les
meilleurs intérêts de chacun. L'honnêteté, si délicat que soit le sujet, s'exprime
avec gentillesse.
En étant authentiques, nous sommes prêts à être vulnérables avec nos amis –
quitte à être fous, parfois - et nous comptons sur leur authenticité pour nous
accepter, tels que nous sommes. Nous comptons également sur la confiance, la
base la plus importante de toute relation, qu'il faut du temps pour construire et
un instant pour détruire. Conscients de son importance, nous veillons à ne pas
révéler les secrets de nos amis, à ne pas échanger des informations sur eux pour
alimenter des commérages, à ne pas les abandonner en cas de besoin.
Parfois, il peut y avoir un fond de jalousie entre amis. Tout en ne souhaitant pas
de tort à l'autre, il arrive qu'un ami ne célèbre pas les succès de l'autre,
particulièrement dans les domaines où son propre talent ou son propre succès
paraît moindre. Mais dans la Conscience éveillée, nous nous réjouissons des
succès de nos amis. Nous devenons celui vers qui ils se ruent pour annoncer de
bonnes nouvelles. Les succès de nos amis nous rendent simplement fiers de les
connaître et reconnaissants de pouvoir bénéficier de leurs talents dans nos vies.
Nous ressentons à leur égard ce que des parents pourraient ressentir face à la
réussite de leurs enfants. Leurs réussites augmentent notre propre sentiment
d'abondance.
Une amitié sincère peut également faire tomber les barrières des préjugés. L’un
de mes amis me raconta l'histoire de sa mère et de son amitié avec l'écrivain,
James Baldwin, lorsque celui-ci était un jeune garçon. La mère de mon ami, dont
le nom de jeune fille était Orilla Miller, travaillait dans le cadre d'un programme
éducatif du gouvernement pendant la dépression. Baldwin était un élève du
programme, et Mlle Miller réalisa rapidement à quel point il était doué. Elle se
sentit obligée de passer du temps avec lui, non seulement pour améliorer son
éducation par tous les moyens possibles, mais aussi parce qu'elle appréciait
sincèrement sa compagnie et son esprit brillant. Malgré les protestations du père
du jeune Baldwin, qui entretenait une profonde méfiance à l'égard des Blancs,
Mlle Miller commença à emmener le garçon à des concerts, des films, des musées
et des rassemblements politiques. Une amitié si merveilleuse se forgea entre eux
deux que les préjugés de Baldwin sur les Blancs hérités de son père disparurent
pour de bon. Il écrira plus tard que c'est "certainement grâce à elle, qui est
arrivée si tôt dans ma vie angoissante, que je n'ai jamais vraiment réussi à
détester les Blancs". La mère de mon ami, une jeune femme blanche du Midwest,
avait réagi en appréciant sincèrement une âme sœur sous la forme d'un jeune
garçon noir, et cette appréciation désamorça des préjugés qui auraient pu
autrement se durcir en haine.
Être un ami de cette manière découle du sentiment d'être à l'aise dans notre
propre nature véritable, qui reconnaît naturellement le caractère commun de
l'expérience humaine. Pendant nos retraites, nous nous prêtons parfois à un
exercice que j'appelle "voir Dieu, avec les yeux de Dieu". L'exercice est simple.
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Les participants choisissent un(e) partenaire dans la salle, de préférence
quelqu'un qu'ils ne connaissent pas encore personnellement. La cloche sonne,
chaque personne salue son partenaire, et ils s’assoient en silence et se regardent
dans les yeux pendant trois minutes. Au bout de trois minutes, la cloche sonne, les
partenaires se saluent, puis cherchent un(e) autre partenaire. Ils font cela avec
trois partenaires différents. Aucune parole n'est échangée, aucun contact
physique n'a lieu. On se contente de se regarder en silence, les yeux dans les
yeux.
Dans le silence de cette perception, on peut contempler un visage, souvent y voir
la souffrance que la personne a endurée, ressentir ses réalisations, les
attachements à ses enfants et à ses parents, ses regrets. Ce degré de conscience
éveillée peut même parfois être émotionnellement bouleversant, tant le pouvoir
de l'empathie est grand. J'ai souvent observé deux partenaires qui, bien que ne
s’étant jamais rencontrés auparavant, avaient les larmes aux yeux au bout d’une
transmission silencieuse de sentiments.
Pourtant, ce que les gens mentionnent le plus souvent à la suite de cet exercice,
c'est une communion indicible rayonnant à travers chaque être. Elle est parfois
décrite comme une lumière qui se reflète sur tous les visages, quelque chose de
comparable au rayonnement de l'existence. Dans la Conscience éveillée, nous
sommes connectés à cette lumière en nous-mêmes, à cette radiance de
l'existence, et nous la ressentons en toutes choses. C'est ce qu'il y a de plus
authentique en nous, après tout, et sa reconnaissance favorise la rencontre la plus
authentique avec l'autre.
Récemment, j'ai rendu visite à un ami à l'hôpital, qui est en fin de vie. Même en
étant émacié par le cancer qui a envahi son corps, ses yeux sont plus beaux que
jamais. Tout ce qui reste de lui, c'est l'amour. Nous nous asseyons ensemble dans
la chaleur d'une amitié de vingt ans et nous parlons à peine. Avec lui, j'ai le
sentiment que ces corps que nous confondons avec nous-mêmes ne font que
naître et se dissoudre dans la Présence, la Lumière, la Radiance. Ressentir la
Présence elle-même comme le goût le plus authentique de cette existence semble
être le plus grand de tous les privilèges. En étant avec mon ami mourant, j'assiste
au processus de désintégration d'un autre corps en des particules élémentaires
qui flotteront dans cette éternelle Présence. Néanmoins, je suis aussi consciente
de quelque chose d'intangible qui demeure, de l'amour qui reste lorsque nos
corps auront disparu.
NE PLUS FAIRE SEMBLANT OU SE VOILER LA FACE
Un jour, le soleil reconnut :
‘’Je ne suis qu’une ombre.
Comme je voudrais vous montrer la Lumière infinie !’’
- Hafiz, poète persan du 14ème siècle
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Il y a quelques années, un de mes jeunes amis, âgé de six ans à l'époque,
s'approcha de moi et me dit : "Suppose que tu sois cernée par un millier de tigres
affamés. Que ferais-tu ?"
Je me livrai à cette réflexion, en me représentant ce scénario effrayant et en me
sentant de plus en plus crispée. Prierais-je ? Probablement pas. M’encourrais-je ?
On ne peut pas battre des tigres à la course. L'angoisse commença à me gagner,
alors que je voyais dans mon esprit les tigres qui se rapprocheraient, et je dis à
mon jeune ami : " Hou là là, je ne sais pas ce que je ferais. Et toi, que ferais-tu ?"
Il répondit : "Moi, j’arrêterais de jouer à faire semblant."
Parfois, les histoires que nous racontons sur nos vies et nos problèmes
ressemblent à l'image d'être entouré de tigres affamés. Nous nous représentons
des images en imagination, et puis elles nous effraient. Nous prétendons que
quelque chose ne va pas, et nous justifions notre malheur par des images qui
existent en priorité dans notre esprit.
Parfois, il arrive qu'une menace réelle vienne nous sortir de notre malheur
imaginaire, et on nous envoie passer des tests médicaux. Au bout d'une attente
éprouvante, pendant laquelle l'éventualité d'un grave problème de santé éclipse
tous nos soucis mineurs, nous obtenons les résultats. Ils sont favorables, nous
jubilons et nous jurons de "ne plus nous faire de la bile pour rien". Nous sortons
de la clinique d'un pas allègre en remarquant le ciel bleu et l'air frais, et nous
nous surprenons à fredonner "What a Wonderful World".
Mais au fil des jours et des semaines, nous prenons pour acquis notre bonne santé
et nous nous mettons à penser combien la vie serait meilleure si nous avions cette
personne, cette expérience ou cette chose qui nous manque. Quand bien même il
semble que nos images de l'avenir soient heureuses, il y a un revers de la médaille
aux fantasmes heureux. Chaque fois que nous visualisons un avenir rose, il y a
généralement quelque part dans notre esprit une image de son contraire. C'est
cette image, l'image déprimante, qui exige une imagination intense de l'image
heureuse. Les deux images dépendent l'une de l'autre pour être soutenues dans
l'imagination.
La plupart des choses terribles qui nous inquiètent ne se produisent jamais et,
même si elles se produisent, elles ne sont en général pas aidées par notre
inquiétude. Nous inquiéter et nous raconter des histoires sur ce qui manque est
une manière de nier notre véritable bien-être dans le présent. Outre le
conditionnement mental habituel qui nous éloigne de la conscience du présent,
nous pouvons également ressentir une certaine timidité à vivre dans une Présence
vivante, comme si, si nous nous abandonnions vraiment à elle, l'existence serait
trop belle pour être supportée.
L'histoire raconte qu'un jeune homme passait un examen de sciences religieuses à
Oxford, il y a près de deux siècles. Lui et ses camarades de classe devaient
décrire la signification spirituelle du miracle de Jésus changeant l'eau en vin.
Pendant deux heures, tous les autres étudiants remplirent page après page de
73
leurs pensées. Le jeune homme, lui, préféra regarder par la fenêtre de la classe
pendant la majeure partie du temps imparti. Vers la fin de la session, le
surveillant se dirigea vers lui et insista pour qu'il commence à écrire, ou il
échouerait à l'examen. Le jeune homme, qui se trouvait être Lord Byron, prit son
stylo et ne rédigea qu'une seule ligne : "L'eau rencontra son maître et rougit."
Nous rougissons parfois de notre propre beauté et de notre propre bonté. Nous
faisons semblant d'être moins que ce que nous sommes et d'être troublés par des
choses qui ne se produisent pas maintenant, mais qui pourraient survenir dans le
futur ou qui sont arrivées dans le passé. Il se peut que nous ne nous sentions pas
tout à fait à l'aise dans la peau de quelqu'un qui va très bien. Ce malaise peut
provenir de nos propres habitudes internes d'insatisfaction ou encore être dû à
nos fréquentations.
Bien des fois, dans les Dialogues du Dharma, des personnes évoquèrent des
situations concernant de vieux amis avec lesquels elles ne souhaitaient plus
passer du temps. Leur amitié s'était fondée sur la confrontation de leurs
problèmes, et elles s'étaient réunies dans le passé pour se lamenter sur leurs
misères. Si l'une d'elles ne se focalise plus sur des problèmes imaginaires, il
devient compliqué pour celle qui se plaint de perpétuer l'histoire et fastidieux
pour l'autre de l'entendre. J'ai connu des personnes qui, s’étant éveillées à la
claire Présence, se sont surprises à ne plus faire partie de leur ancien entourage
et parfois à ne plus fréquenter leurs anciens meilleurs amis. Bien que nous
puissions ressentir de l'amour pour tous ceux avec qui nous avons partagé notre
périple, il est inutile de continuer à passer du temps avec ceux qui veulent à tout
prix s'imaginer des scénarios alarmants. Comme l’a dit le regretté Ken Keyes, il y
a de nombreuses années, "l'amour n'est pas nécessairement une base
d'engagement". Nous pouvons toujours être disponibles pour aider nos amis, mais
dans la Conscience éveillée, il n'est plus possible de nous complaire dans les
lamentations au nom de la camaraderie.
Dans l'authenticité, nous arrêtons de prétendre que nous sommes malheureux. Ce
n'est pas que nous soyons toujours extatiques (bien que certains d'entre nous
puissent l'être), mais nous ressentons un bien-être fondamental dans le simple fait
d'exister. Avec l'oubli, nous prétendons que la vie est dure et que vivre est un test
d'endurance. Nous oublions notre radiance intérieure, combien nous aimons et
nous sommes aimés. En dépit de cela, beaucoup d'entre nous feraient n'importe
quoi pour prolonger la vie. La vérité est que nous aimons exister. Lorsque nous
sommes menacés de ne plus exister, il devient très clair à quel point nous aimons
exister. Dans la Conscience éveillée, nous nous souvenons chaque jour de cet
amour de simplement être. Même si nous réalisons qu'il y a des problèmes dans la
vie et que le monde peut être un endroit dangereux, nous savons également
combien il nous ravit, combien il est fantastique de partager ses merveilles avec
tous ceux qui le célèbrent. Nous pouvons nous sentir timides face à tant de
beauté, mais nous ne la boudons pas. Nous ne prétendons pas ne pas la voir. Nous
ne faisons plus semblant de ne pas être cette beauté.
74
LE DISCERNEMENT
Plus tard dans l'après-midi, elle se reposa sous un grand arbre ombrageux,
consciente de la myriade d'ombres que les branches et les feuilles créaient sur le
sol autour d'elle, de leurs silhouettes oscillant platement sous l'effet du vent
soufflant dans les cimes. Fascinée, elle contemplait ce jeu d'ombre et de lumière,
tout en réfléchissant aux polarités des opposés. Elle n'ignorait pas que les
opposés ne sont que des points différents d'un spectre global. Elle savait que les
opposés sont le produit de l'unité. Néanmoins, en contemplant les formes
distinctes créées par la lumière et l'ombre, elle remarqua également que sa
propre aptitude à apprécier leur polarité avait augmenté. Toutes les distinctions
entre ceci et cela lui apparaissaient en grand relief, même si leur essence était
unique. Son discernement lui permettait désormais de distinguer clairement les
différences, tout en comprenant l'unité fondamentale.
Par le passé, cette forme de discernement avait été compromise par sa fascination
pour la pensée. Elle était tellement préoccupée par ses pensées qu'elle ne pouvait
pas voir ce qui se trouvait sous ses yeux, et elle interprétait tout ce qui arrivait en
relation avec sa quête. Les événements de sa vie - ses voyages, ses amitiés, son
travail et ses études - avaient été dans son esprit des décors / arrière-plans pour
le seul événement de première importance - sa quête. Voir le monde à travers sa
relation avec sa quête avait parfois affaibli son discernement.
Maintenant, sa quête s'était achevée et sa perception était radieusement claire.
Elle n'interprétait plus tout ce qu'elle voyait ou ressentait dans l'espoir de
quelque chose qui pourrait arriver dans le futur ou dans la crainte que cela
n'arrive pas. Parce qu'elle se sentait maintenant unifiée, elle n'avait plus besoin
que la réalité soit différente de ce qu'elle était et, par conséquent, elle était
capable de voir plus clairement.
Le vent se renforça subitement et les ombres se mirent à danser et à trembler,
leurs formes allongées signalant les dernières heures de la lumière du jour. Elle
se leva pour sentir le soleil et le vent sur son visage. Alors qu’elle se dirigeait vers
la rivière, le croassement d'un corbeau se mêla au bruit du vent tout en
demeurant sa propre musique perçante.
EN L’ÉTAT
"Si vous acceptez totalement cet instant, si vous ne discutez plus ce qui est, la
compulsion à penser diminue et elle est remplacée par un calme alerte."
- Eckhart Tolle, L’art du calme intérieur
Un de mes amis, qui est cadre supérieur dans l'industrie cinématographique et
qui est habitué à une semaine de travail de soixante heures, me raconta qu'il y a
quelques années, il se trouvait avec sa famille dans une station balnéaire tropicale
pour un repos bien nécessaire. Loin des téléphones, des ordinateurs, des fax et
des e-mails, mon ami entreprit de se détendre au rythme de l'île. Le cinquième
75
jour, environ, il poussait son fils endormi dans un landau sur un chemin ombragé,
lorsqu’il remarqua le chant des oiseaux dans les arbres. Il stoppa, et
tranquillement avec son petit garçon devant lui, il écouta attentivement,
percevant pour la première fois le chant des oiseaux au cours de sa visite. Il se
demanda brièvement si les oiseaux avaient chanté ainsi pendant les cinq jours
précédents, mais il reconnut vite que naturellement, ils étaient là depuis le début.
Ils n'étaient évidemment pas arrivés sur l'île, ce jour-là.
Quand nous sommes obsédés par nos pensées, nous sommes souvent incapables
de voir ou d'entendre clairement ce qui se trouve sous notre nez. Nous sommes
aveuglés par des images, étourdis par des voix dans notre esprit qui, bien qu'elles
ne correspondent pas à la réalité, nous semblent tout à fait réelles. Nous agissons
alors sur la base de notre seule imagination.
En vertu de sa qualité de discernement, la Conscience éveillée perçoit le contenu
réel de notre expérience. Le fait de pouvoir distinguer les types de pensées et
d'émotions qui surviennent nous permet de déterminer l'intérêt que nous leur
porterons. Le discernement nous permet en définitive de choisir entre la
souffrance et la paix.
Une telle clarté est le résultat naturel d'un cœur et d'un esprit tranquilles. Nous
n'avons pas besoin d'ajouter quoi que ce soit, intellectuellement, pour acquérir du
discernement. Nous n'avons pas besoin de nous efforcer de voir la réalité ; celle-ci
rayonne à travers nous. Ainsi que l'a dit le maître zen, Suzuki Roshi, "Si votre
esprit est clair, la connaissance véritable vous appartient déjà."
Le jeu de go comporte une grille sur laquelle des pierres noires et blanches sont
placées aux intersections, une pierre à la fois, pour contrôler un territoire. Le
claquement de chaque pierre sur le plateau constitue une contrepartie auditive
parfaite et nette à l'aspect visuel du plateau lui-même. Les pierres noires et les
pierres blanches se délimitent sans aucune ambiguïté et en toute transparence.
Cependant, un joueur de go non aguerri ne voit souvent que ce qu'il veut voir, à
savoir qu'il cerne son adversaire, alors qu'en fait, c'est son adversaire qui le
cerne. Tout est là, littéralement noir sur blanc, mais le désir obscurcit souvent la
réalité. Ainsi que le disait le philosophe chinois, Tchouang Tseu, au sujet d'un
archer trop attaché à sa cible, "Le besoin de gagner le saigne de sa puissance".
Un grand maître de go examine le tableau de manière réaliste et il sait
exactement qui encercle qui. Bien qu'il ait un objectif en tête, il ne fait pas une
fixation sur le résultat ; il est totalement présent à ce qui se passe dans l’instant
présent.
La Conscience éveillée voit clairement, parce qu'elle privilégie la vérité pardessus tout, même quand voir la vérité signifie affronter des difficultés. Nous
pouvons bien rencontrer des difficultés, et cela peut faire mal, mais il n'est pas
question de nier la vérité de la situation.
On peut songer à des personnes qui, répugnant à abandonner leurs terres ou
leurs biens, ont refusé de quitter une zone dangereuse, en considérant que la
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situation n'était pas aussi mauvaise qu'elle le semblait ou en espérant qu'elle
s'améliorerait. De telles décisions ont souvent coûté la vie à des gens. Mais avec
un discernement clair, on ne craint pas de voir la vérité. Nous devrons peut-être
abandonner notre foyer. Nous devrons peut-être renoncer à tout. Mais nous
voyons clairement les causes et les événements tout au long du processus. Nous
pouvons nous abandonner à la vérité de la situation, car la paix qui accompagne
l'abandon à ce qui se passe en réalité adoucit la douleur de la perte.
Le discernement est affaibli, lorsque nous percevons les choses en nourrissant
l'espoir d'un tout autre tableau ou en résistant au scénario actuel. En d'autres
termes, nous entretenons une histoire d'espoir ou de crainte que nous
superposons à la réalité, et nous interprétons tout en fonction de cette histoire.
Dans la confusion, nous ne pouvons pas nous permettre de voir la vérité, si elle
interfère avec notre histoire. La Conscience éveillée, par contre, observe la réalité
sans sourciller et ne raconte aucune histoire à son sujet. Elle compose
simplement avec la situation existante, telle qu'elle est.
Les soufis disent que si on peut perdre quelque chose dans un naufrage, c'est que
cela ne nous appartient pas. Puisque nous pouvons perdre à peu près tout dans un
naufrage, y compris notre corps, il semble qu'il n'y ait rien qui nous appartienne.
Pourtant, il y a bien une Présence dont nous faisons partie. Pas une présence
personnelle, mais la Présence de l'existence elle-même. Celle-ci ne peut se perdre
dans le naufrage et constitue notre seule véritable richesse. Si nous la
connaissons, nous ressentons les manifestations de la Totalité comme des
myriades d'expressions de nous-mêmes, et nous nous sentons privilégiés de
regarder toutes les évolutions de ce spectacle grandiose.
La clarté du discernement vient, lorsque nous nous sentons entiers de cette
manière, lorsque nous n'avons plus besoin que la réalité se conforme à nos
fantasmes pour être heureux. La réalité est suffisamment fantastique sans notre
aide. Et s'il est tout à fait humain et raisonnable d'avoir des préférences, la
conscience lucide sait que nous sommes parfois gagnants et parfois perdants, et
que notre paix inhérente ne doit pas pour autant en être perturbée. Nous pouvons
avoir une relation légère avec nos préférences, et plus celle-ci est légère, mieux
c'est, cela favorise la clarté dans l'évaluation de toute situation. Cela favorise
également la confiance. La confiance repose sur la certitude que, quelle que soit
la tournure des événements, tout ira bien ; nous serons en paix dans toutes les
tempêtes de la vie. Entretenir une relation légère avec les préférences nous
permet de suivre le cours des choses. Parfois, elles se déroulent de manière
inattendue, plus belle que ce que nous avions imaginé, plus belle que ce que nous
avions voulu. Parfois, sans crier gare, la difficulté se présente. Dans les deux cas,
nous pouvons faire confiance à la paix profonde de notre Être pour nous guider.
On raconte l'histoire d'un maître zen qui vivait seul aux abords d'une ville. Une
jeune femme célibataire de la ville était tombée enceinte et, ne voulant pas
nommer le vrai père par crainte de représailles, elle avait prétendu à tort que le
maître zen était le père de l'enfant. Scandalisés, les habitants de la ville
décidèrent d'amener le bébé au maître pour qu'il prenne la responsabilité d'élever
l'enfant. Le maître zen s'inclina, accepta le bébé, et il éduqua l'enfant avec tout
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l'amour qu'il avait. Dix ans plus tard, la femme se rétracta et vint réclamer
l'enfant. Le maître zen s'inclina silencieusement et remit l'enfant à sa mère.
Dans le ravissement de la beauté, dans la tristesse de la perte, il y a un abandon
continuel à la paix qui n'a jamais été touchée par quoi que ce soit, à la quiétude,
qui est toujours là au sein de toutes les circonstances sauvages de nos vies. Notre
expérience de la vie devient celle de l'acceptation de tout ce qui survient, plutôt
que de courir après les choses ou de rejeter ce qui se présente. En d'autres
termes, notre expérience de la vie devient celle d’un abandon à ce qui est. Dans
cet abandon, il n'y a pas d'opportunités perdues.
L’acceptation de ce qui est déjà ne signifie pas de la passivité, ni une incapacité à
s'engager dans la vie. Quand il est nécessaire d’agir, on agit. On peut envisager
de sauver une forêt tropicale, de se marier et d'avoir des enfants, ou de se retirer
dans un monastère. Tout ce qui arrive est perçu comme le déroulement des
événements, pendant que l'attention repose dans le calme qui n'est pas
dépendant d'un événement particulier pour le bonheur de la personne.
Lorsque nous nous abandonnons de cette manière, nous nous surprenons à nous
laisser porter par les circonstances de la vie. Le sentiment même de s'abandonner
est doux en soi, comme si l’on flottait au gré du courant. Que ce soit pour prendre
soin d'un nouveau bébé ou d'un parent mourant, notre expérience intérieure peut
être celle d'une force qui nous anime et qui gère tout avec une clarté cristalline.
Nos propres désirs se fondent alors dans ce flux et nous nous surprenons à dire
oui. Oui à tout ce qui est.
AU-DELÀ DE LA BIOLOGIE
Il y a quelques années, je survolais l'île de Molokai, une des îles hawaïennes les
moins peuplées, dans un avion de huit places. Dix minutes avant l’atterrissage,
nous essuyâmes une formidable tempête aux allures d'ouragan. Les jeunes pilotes
de la petite compagnie charter semblaient nerveux et à peine en mesure de
garantir la stabilité de l'avion en direction de notre destination. De temps en
temps, nous pouvions entrevoir Molokai sous une éclaircie. Des montagnes
encadraient la piste, ce qui ne permettait qu'une seule approche. Il n'y aura guère
de marge d'erreur, pensais-je, alors que les vents catapultaient l'avion au milieu
des éclairs et des coups de tonnerre. Nous loupâmes nos deux premières
tentatives d'atterrissage, en décrivant à chaque fois des cercles dans une visibilité
nulle, tout près de flèches rocheuses pointant vers le ciel. À tout moment, j'avais
l'impression que l'avion pouvait se fracasser sur l'une d'elles.
L'adrénaline gicla dans mon organisme, à tel point que j'en eus la nausée. Prévue
pour la lutte ou la fuite, cette hormone n'était pas du tout désirable dans une
situation où l'on était attaché à un siège. Je demeurai donc là, à ressentir
l'inconfort des molécules chimiques de la peur qui envahissaient mon corps, avec
la pensée brûlante : "Je ne veux pas mourir ainsi !"
78
Cependant, il y avait aussi un calme étrange, une Présence spectatrice tout au
long de cette épreuve. C'était comme si l'événement se déroulait sur deux
niveaux : le niveau biologique, où la peur et le désir de survivre dominaient toutes
les autres préoccupations, et un second niveau où une Conscience plus profonde
contemplait paisiblement tout le spectacle. C'est ce second niveau de la
Conscience témoin qui peut nous soutenir dans nos épreuves. Elle est toujours
présente. Il suffit de la remarquer. Le niveau biologique de la conscience réagit
comme bon lui semble, mais la Conscience éveillée veille à la lucidité par rapport
à la situation, et elle exerce une influence sereine sur l'intense réaction physique.
Redescendue sur terre et dans l'attente de mes bagages, je me sentais vidée et
aussi flasque qu'une poupée de chiffon. Mon corps émotionnel, lui aussi, se
sentait exténué par le flot des pensées sur la mort que nous venions de frôler. Ces
sentiments paraissaient normaux, voire sains. L'organisme avait réagi de manière
appropriée à une situation menaçante. Je n'entretenais aucune histoire
"spirituelle" prétendant qu'il n'était pas normal d'avoir éprouvé une peur intense
et une solide préférence pour la vie. La peur face à un danger physique est un
réflexe inné qui nous aide à rester en vie, et préférer vivre est naturel pour toute
créature. Parallèlement, il y avait une Conscience simultanée qui demeura
parfaitement en paix, en ne faisant qu'observer les réactions physiques et
émotionnelles relatives au vol.
La conscience éclairée reconnaît l'influence puissante de la biologie sur le
comportement humain. Dès la naissance, nous manifestons des réponses et des
réactions caractéristiques des gens du monde entier. Le nouveau domaine
fascinant de la psychologie évolutionniste, ou l'étude du conditionnement
génétique sur le comportement, relève nos impulsions instinctives les plus
profondément ancrées et les relie quasiment toutes à notre capacité à survivre et
à propager nos gènes. En fait, la propagation des gènes semble être la force
motrice qui sous-tend la plus grande partie de ce que nous disons, faisons et
pensons, d’après la psychologie évolutionniste. Elle considère le cerveau comme
un "ordinateur humide", dont les circuits sont conçus pour répondre aux
informations de l'environnement, l'objectif premier étant de rester en vie et de
transmettre ses gènes. En d'autres termes, la psychologie évolutionniste nous
considère comme un système complexe de transmission de gènes.
Aussi convaincant que soit ce point de vue (dont l'étude permet de combler
presque toutes les failles que l'on puisse imaginer), il reste encore beaucoup de
place et de latitude pour le mystère. Comme l'a déclaré Francis Collins,
responsable du projet du génome humain, "nous ne comprendrons pas des choses
importantes comme l'amour en connaissant la séquence d'ADN de l'homo
sapiens".
On pourrait se demander, par exemple, quelle est l'intelligence qui anime l'ADN ?
Et existe-t-il une conscience qui ne soit pas basée strictement sur des impératifs
biologiques ? On pourrait dire que la Conscience éveillée est une intelligence qui
coexiste avec le programme de l'ADN. Elle est donc en mesure de constater les
comportements induits par la biologie, mais elle n'en est pas l'esclave.
79
On reconnaît néanmoins que le programme biologique a une énorme influence sur
le comportement, et il est insensé de le sous-estimer. Nos pulsions de base, à
savoir la compétition, l'attirance pour la beauté ou pour le pouvoir, l'instinct de
conservation, la colère et la jalousie, sont d'origine génétique et se retrouvent de
manière étonnamment similaire chez d'autres primates avec lesquels nous
partageons un patrimoine génétique presque identique. (Par exemple, dans le cas
des chimpanzés, nous partageons plus de 98 % de nos gènes). J'ai pu souvent
observer des singes sauvages dans les rues de l'Inde qui exhibaient des
comportements humains familiers speedés, une minute, se chamaillant pour de la
nourriture ou pour une broutille, la minute suivante, copulant, et la minute
d'après, sautant sur une touriste choquée pour lui chiper une banane.
Observer des singes peut être troublant, car il est si facile de s'identifier à leurs
pulsions primaires égoïstes. Nous, les humains, nous avons des règles sociales et
des conséquences pénalisantes qui nous dissuadent d'agir sur la base de ces
mêmes pulsions primaires, mais comme nous le savons tous, ces moyens de
dissuasion ne fonctionnent pas toujours. Il nous arrive de prendre plus que notre
part, de mentir lorsque nous le jugeons nécessaire, de coucher avec le conjoint de
notre meilleur ami. Nous voyons des hommes qui réussissent, des mâles alpha (un
terme utilisé à l'origine pour décrire les gorilles mâles dominants), conquérir le
monde en prenant tout ce qu'ils veulent, et nous pouvons secrètement les admirer
pour leur capacité à le faire. Nous pouvons au moins reconnaître ces pulsions, qui
font également partie de notre propre conditionnement de survie et de
procréation. Il serait hypocrite de les nier. Faire semblant d'être pieux, alors que
nous savons que nos pulsions biologiques sont fondamentalement égoïstes et,
pendant une grande partie de notre vie, motivées par la luxure, est hypocrite. Les
motivations frénétiques et égoïstes du mental de singe sont assez familières à
chacun d'entre nous, et l'humilité, et non la piété, semble être la seule réponse
raisonnable face à elles.
Un discernement clair permet de reconnaître aisément les pulsions primaires
basées sur la biologie. Beaucoup de ces pulsions sont nécessaires à la survie de
l'organisme. Lorsque nous avons faim, nous mangeons ; lorsque nous avons soif,
nous buvons ; lorsque nous sommes fatigués, nous dormons, et ainsi de suite.
Rien de plus compliqué que cela. La Conscience éveillée laisse le programme
biologique s'occuper de ces besoins de survie sans trop d'interférence. Il n'y a pas
besoin de réfléchir beaucoup. En fait, elle nous laisse tout à fait être les animaux
que nous sommes dans nos besoins corporels et elle n'a aucun besoin d'embellir
ces besoins animaux avec des histoires ou avec de la philosophie. Elle laisse au
corps instinctif tout le loisir de prendre soin de lui-même, car les instincts sont les
plus aptes à agir en ce sens.
La conscience discriminante est également attentive au conditionnement
génétique qui peut transformer les tendances à l'autopréservation en pur
égoïsme. Elle est capable de voir au-delà des besoins de la biologie personnelle
tout en l'incluant pleinement dans un contexte plus large. Si le discernement sait
qu'il est important de prendre soin de l'organisme que l'on appelle moi, il se
soucie aussi profondément des autres créatures et de l'environnement dans lequel
nous vivons tous. Cette attention tend à servir le plus grand bien. Donc, si le
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sacrifice personnel offre quelque chose de plus grand pour l'ensemble, la
conscience clairvoyante le choisira. En fait, avec un discernement clair, cela ne
ressemble pas à un sacrifice. De même qu’une mère qui, en cas de pénurie de
nourriture, voudrait nourrir son enfant avant elle-même, la conscience éclairée
préfère naturellement servir le plus grand bien.
Parfois, la conscience peut se perdre, quand on prend trop peu soin de soi-même.
Il y a des exemples de maîtres spirituels qui faisaient tellement peu attention à
leur corps qu'ils ne se rendaient même pas compte qu'ils s’étaient coupés et qu’ils
saignaient. Il y a des personnes qui donnent et qui donnent jusqu'à ce qu'elles
s'effondrent. Dans ces cas-là, il faut souvent que d'autres leur viennent en aide.
Négliger de prendre soin de soi-même est tout autant un déséquilibre que la
vision purement égocentrique du "moi d'abord".
Dans beaucoup d’enseignements, ignorer les besoins corporels est considéré
comme un état exalté et comme un signe d'avancement spirituel, mais cette
perspective semble archaïque / antique. Elle provient principalement de cultures
qui avaient une vision fortement biaisée de la transcendance. Elles voulaient
échapper à ce monde en faveur de ce qu'elles imaginaient être des royaumes
supérieurs. En considérant toute la vie matérielle comme illusoire, elles se
désolidarisaient de leur propre corps. Dans d'autres traditions visant la
transcendance, les gens causaient du tort à leur corps dans un souci de "mortifier
la chair afin de libérer l'âme". Eux aussi espéraient se détacher du corps et de ses
désirs.
Dans la Conscience éveillée, nous honorons les besoins du corps et nous
apprécions ses plaisirs. En même temps, il existe une vision plus large en vertu de
laquelle nos motivations incluent le bien-être des autres. Ce discernement permet
un équilibre naturel entre le soin de soi et le soin des autres, et il sait quand un
déséquilibre se produit. Quand le moment est venu pour la personne aidante de se
reposer, elle se repose. Quand elle est rechargée, elle donne à nouveau tout.
ZÉRO CROYANCE
"Le grand ennemi de la vérité n'est très souvent pas le mensonge délibéré, calculé
et malhonnête, mais le mythe tenace, omniprésent et irréaliste."
- John F. Kennedy
En 1983, je rencontrai J. Krishnamurti à New York pour le compte du East/West
Journal. Alors que je commençais une question via les mots "Monsieur, croyezvous... ?", il m'arrêta au beau milieu de la phrase, la main levée, et il dit : "Je ne
crois en rien". En entendant ça, je fus momentanément décontenancée. Comment
était-ce possible ? La plupart de nos visions du monde se basent sur des
croyances. Mais la possibilité s'imposa immédiatement. Non seulement nous
pourrions vivre sans croyances, mais nous pourrions vivre avec beaucoup plus de
clarté, si nous nous appuyions uniquement sur l'expérience directe. Nous
n'interpréterions pas la réalité à travers la lumière blafarde des dogmes. Nous
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connaissons notre propre expérience pour l'avoir vécue. Connaître l'expérience
pure, sans croyances ni interprétations, est tout ce dont nous avons besoin pour
parvenir à la clarté.
Nous apprécions également ceux qui sont prêts à parler à partir de leur
expérience directe plutôt qu'à partir d'un système de croyances. Quelle différence
cela fait d'écouter quelqu'un décrire ce qu'il a vécu et ressenti plutôt que
d'entendre quelqu'un sermonner à partir de textes ! Une autorité palpable émane
de celui qui parle du parcours de sa vie. Comme le dirait Poonjaji, "Un véritable
Maître ne vous donne que son expérience ; tous les autres sont des prêcheurs".
La conscience discriminante nous aide à distinguer le vrai du faux. Nous
grandissons à une certaine époque, dans une certaine culture, nous héritons des
mythes de cette culture, et nous les acceptons souvent sans les remettre en
question. Mais un moyen simple pour tester notre adhésion à ces mythes est de
nous demander sincèrement : en ai-je fait l'expérience directe, ou l'ai-je
simplement entendu maintes fois ?
L'expression "relativisme culturel", actuellement à la mode, est souvent comprise
comme signifiant que la vérité est relative au conditionnement culturel de chacun.
Si votre culture pense que la Terre a été créée il y a dix mille ans par le dieu
Soleil, alors c’est aussi vrai que n'importe quel autre mythe, d’après les
relativistes culturels. Les personnes appartenant à ces systèmes de croyance
pensent que les découvertes de la science ne sont rien d'autre que les mythes de
certaines cultures. Même quand on leur présente des preuves ou des données
provenant de nombreuses sources diversifiées, elles ne peuvent ou elles ne
veulent pas se défaire de leurs croyances.
Le relativisme moral est une pente encore plus glissante. La coutume de la
circoncision masculine, encore pratiquée par des millions de personnes, est
souvent défendue sous le couvert du relativisme moral, tout comme de nombreux
actes de brutalité autorisés à l'encontre d'êtres humains et d'autres créatures.
Dans le cas de la circoncision féminine, cet acte barbare perpétré sur des jeunes
filles, principalement, exige que les victimes hurlantes soient maintenues de force
au sol, alors qu'elles luttent pour éviter la mutilation. Au pire, une infection grave
ou la mort peut en résulter, au moins une incapacité à vie d'éprouver du plaisir
sexuel.
Si nous ne nions pas le droit d'une culture à pratiquer ses croyances, il est
toujours important d'examiner si ses pratiques font du mal à quelqu'un. Le
bandage des pieds des Chinoises finit par être considéré comme la coutume
cruelle qu'elle était ; le sati, pratique culturelle séculaire consistant pour les
veuves indiennes à s'immoler sur le bûcher funéraire de leur mari, finit par être
interdit ; et l'esclavage dans le monde civilisé est désormais impensable. Ces
exemples et des centaines d'autres du même ordre montrent que la remise en
question des croyances qui génèrent de la misère, aussi coutumières soient-elles,
est le premier pas qui mène au changement.
82
A ceux qui disent que le bien et le mal sont des valeurs arbitraires, je rappelle les
paroles de Seung Sahn, un maître zen coréen : "Il n'y a ni bien ni mal, mais le bien
est bien et le mal est mal." Nous connaissons le bien et le mal dans notre propre
cœur. Une action conduit-elle à l'amour et à la bonté ou provoque-t-elle douleur et
souffrance ?
Alors que certaines croyances apparaissent clairement comme étant
conditionnées par la culture, d'autres sont plus subtiles. Dans la Conscience
éveillée, notre propre discernement sépare soigneusement ce qui est vrai de ce
que l'on croit être vrai. Sans aucun besoin de soutenir une idée préconçue, le
discernement applique volontiers des méthodes de test scientifiques à toute
hypothèse de travail. Les résultats sont-ils cohérents, lorsqu'ils sont testés par
différents expérimentateurs, en différents lieux et à différents moments, sans
préjuger du résultat ? Ou bien l'hypothèse repose-t-elle principalement sur des
interprétations d'expériences subjectives, comme, par exemple, une personne qui
affirme se souvenir avoir été Cléopâtre au cours d’une vie antérieure ?
L'expérience proprement dite pourrait avoir consisté en de vives pensées et une
identification à Cléopâtre. Il peut y avoir eu dans son imagination une scène
visuelle de pièces carrelées, d'urnes ou de statues. Mais interpréter cette
imagerie comme signifiant que l'on était réellement Cléopâtre relève de
l'imagination.
Les gens s'accrochent à des croyances pour se réconforter. Pour apaiser leur peur
de l'inconnu et tenter d'avoir un certain contrôle sur leur vie, ils font appel à des
médiums et à des tarologues, recourent à toutes sortes de pratiques douteuses
touchant au développement personnel et à la santé, courent après des gourous ou
se rendent à des conférences sur les ovnis pour entendre les récits de gens qui
communiquent avec des extraterrestres.
Dans la Conscience éveillée, il n'y a aucun désir de modifier les lois de la nature
(ni aucune croyance qu'il est possible de le faire). La vie, telle qu'elle est, est
suffisamment miraculeuse. Si nous sommes attentifs, les miracles se produisent
sous nos yeux. Le bébé fait ses premiers pas, en montrant que les instructions de
l'ADN copiées sur plusieurs centaines ou milliers de générations opèrent
parfaitement. Quelle merveilleuse intelligence est à l'œuvre dans ce prodige ? Si
nous nous arrêtions un instant pour considérer les merveilles de l'existence, notre
propre vie, un univers mystérieux même pour nous-mêmes, nous n'aurions pas
besoin d'être divertis par des tours de magie. Nous comprendrions ce que Walt
Whitman voulait dire, lorsqu’il disait : "Pour moi, chaque moment du jour et de la
nuit constitue un miracle indiciblement parfait."
Parmi toutes les croyances, celles dispensées par les religions sont peut-être les
plus irrésistibles en raison de leurs promesses de vie après la mort. En fait, la
promesse d'une vie après la mort semble être la préoccupation principale de la
plupart des religions, et nombre d'entre elles exigent d'énormes sacrifices et
répressions dans cette vie pour la récompense d'une vie agréable dans la
suivante. Toutefois, je me demande souvent pourquoi de nombreuses personnes
qui prétendent croire en un au-delà glorieux ne sont pas plus impatientes d'y
arriver. On pourrait penser qu'elles s'exileraient en masse pour échapper aux
83
vicissitudes de ce monde, si elles étaient certaines de rencontrer leur créateur, de
retrouver leurs chers disparus et de vivre dans un bonheur céleste. Peut-être,
comme c'était le cas pour moi, lorsque j'entretenais de telles pensées pleines
d'espoir, existe-t-il un doute insidieux. Ce doute est une graine de discernement. Il
sait qu'il ne sait tout simplement pas ce qui se passe après la mort.
Nous avons hérité de systèmes de croyances spéculatifs sur les origines et les
desseins du cosmos de sociétés primitives de personnes qui ne savaient pas que la
terre était ronde, ni que les microbes existaient. Leur vie était généralement
courte, elles n'étaient guère instruites et elles voyageaient très peu. Elles
croyaient aux fantômes, aux sortilèges et à des centaines d'autres superstitions.
Penser que de telles personnes auraient eu des connaissances spéciales
concernant ce qui se passe après la mort, des connaissances qui nous sont
aujourd'hui inaccessibles à l'époque moderne, défie la raison. Qu'un mythe soit
ancien ne le rend pas vrai.
L'espoir d’une existence après la mort du corps obscurcit notre conscience
discriminante. Pour beaucoup, il est plus réconfortant de s'accrocher à des
croyances concernant une vie après la mort au Paradis ou une meilleure
renaissance sur la Terre que d'accepter la vie et la mort comme un mystère. La
conscience éclairée, cependant, ne s'inquiète pas de la perte de confort associée à
la croyance ou au mythe. Le confort qui repose sur des conjectures sur l'avenir
est imaginaire.
Nous n'avons pas besoin d'un système de croyances pour ressentir la vitalité ou la
passion de l'existence en ce moment. Et cette existence devient d'autant plus
précieuse que nous n'entretenons aucune hypothèse quant à sa continuation.
Nous ne dilapidons plus la richesse du temps que nous avons réellement pour la
promesse d'une vie dans un autre temps. Nous préférons nous plonger dans le
merveilleux présent. Notre intelligence devient particulièrement vive dans sa
capacité à remettre en question toutes nos propres croyances qui pourraient
continuer à se manifester, et par conséquent, nous vivons dans un état
d'innocence perpétuelle.
LE CHANGEMENT
‘’Seul le changement est immuable.’’
- Héraclite
Vous retournez dans votre bonne vieille ville natale et vous ne parvenez plus à
vous y retrouver parce que les rues ont changé. Vous allez sur le terrain où,
enfant, vous jouiez à la balle, et il y a là maintenant un Wal-Mart. Vous consultez
votre carnet d'adresses et vous voyez les noms de plusieurs amis qui sont morts.
Vous vous entre-apercevez dans la vitrine d'un magasin et vous vous demandez
qui est ce vieux ou cette vieille qui vous ressemble tant.
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On retrouve parfois des fossiles de coquillages et d'animaux marins en altitude
dans les roches de l'Himalaya, un indice qu'elles étaient autrefois le fond de la
mer. Simplement contempler le ciel nocturne rappelle l'impermanence. Certaines
des étoiles que l’on pense voir n'existent plus, en réalité. Tout ce qu'il en reste,
c'est la lumière qui a jailli d'elles et qui voyage maintenant dans l'espace. D'une
certaine manière, on pourrait penser qu’on ne laisse pas beaucoup plus derrière
soi que la lumière qui jaillit de nous. Parfois, si nous sommes très sereins, nous
pourrions sentir qu'elle éclaire tout.
"Le temps est un avion à réaction, qui va trop vite ; quel dommage que tout ce
que nous avons partagé ne puisse pas durer." Ces paroles de Bob Dylan résument
le caractère poignant inhérent à la condition humaine. Nous serons séparés de
tout ce que nous aimons, de tout ce qui nous est cher. Cependant, même dans la
tristesse de la perte, la Conscience éveillée ne s'accroche pas trop fermement à ce
qu'elle aime, car elle sait qu'il est inutile de le faire. Bien que nous honorions et
ressentions profondément la tristesse, nous ne devons pas l'aggraver en résistant
à l'une des vérités les plus fondamentales : tout passe. Mon maître déclara un
jour : "Les sages sont attirés par l'éternel, et les insensés poursuivent l'éphémère
avant d’être aplatis par le temps."
Récemment, j'ai vu un magnat des affaires milliardaire interviewé à la télévision.
Au moment de l'entretien, l'homme était au milieu de la septantaine et décrivait
avec exubérance à l'intervieweur ses réalisations et ses plans à long terme pour
des projets qui s'étendaient sur le prochain quart de siècle. Avec pas mal
d’aplomb, l'intervieweur lui demanda s'il ne pensait pas rater la réalisation de
certains de ses rêves, compte tenu de son âge. L'homme le toisa avec incrédulité,
et avec dédain, il répondit qu'il comptait bien superviser ces projets et qu'il
n'avait pas l'intention de mourir de sitôt.
Je n’arrivais pas à imaginer comment une personne dotée d'une certaine
intelligence pouvait avoir son âge et ne pas avoir remarqué la trajectoire toute
tracée de la désintégration physique, de la fameuse "flèche du temps". Cela
témoigne du pouvoir du déni. Un tel déni avait peut-être contribué à aider le
milliardaire à construire son empire. Peut-être n'avait-il jamais été distrait de ses
entreprises de bâtisseur par des introspections sur la mortalité ou des questions
comme "Qui suis-je, qu'est-ce que cette chose que l'on appelle la vie ?’’ Peut-être
que l'envie de bâtir un empire est en elle-même une tentative de défier la loi de
l'impermanence. L'espoir de laisser quelque chose de "permanent" derrière soi
est une manière de sentir un prolongement de soi dans le temps, ne serait-ce que
par le nom. Mais avoir son nom, à titre posthume, sur quelques bâtiments, places,
musées, plaques de rue ou livres n'est pas une expérience d'immortalité. Et le
monde est de plus en plus jonché par les artefacts de ceux et celles qui veulent y
laisser leurs marques.
"L'activité parfaite ne laisse pas de traces." Ces paroles taoïstes me reviennent à
l'esprit, quand je pense à mon amie, Helen Nearing, dont le mari Scott venait tout
juste de mourir, lorsque je la rencontrai en 1983. Helen et Scott comptèrent
parmi les premiers pionniers du retour à la terre aux États-Unis, en s’installant
d'abord dans le Vermont, en 1932, et lorsque le Vermont devint trop développé
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pour eux, dans le Maine, en 1952. En vivant entièrement à l'écart du réseau
électrique, en construisant leur maison à la main à partir de pierres trouvées sur
leur terrain et en cultivant leur propre nourriture, ils étaient des modèles de ce
que signifie ménager la planète.
À partir des années cinquante, les Nearing écrivirent un certain nombre de livres,
dont leur classique, Living the Good Life. Ils y décrivent leur engagement envers
l'autosuffisance, le travail assidu, la simplicité et l'amour d'apprendre. Ils
défendirent également pendant toute leur vie les causes sociales et
environnementales. Quand à l'âge de cent ans, Scott tomba malade et ne put plus
travailler, il décida de jeûner jusqu'à la fin. Helen me confia que Scott mourut
comme il avait vécu, en pleine conscience et dans le respect de la terre, en
souhaitant une crémation des plus simples et en demandant que ses cendres
soient dispersées sur leur terre. Au bout de cinquante années de vie commune,
Helen me confia qu'être présente pour assister à sa mort était aussi doux que de
regarder une feuille tomber d'un arbre.
Le changement fait partie du rythme naturel de la vie, mais notre culture a
commencé à confondre le changement avec la vitesse. Nous ignorons les
changements plus profonds de la vie et nous nous adaptons continuellement à des
vitesses toujours plus élevées dans presque toutes les activités. En nous adaptant
à de nouvelles vitesses, nous augmentons nos attentes pour la vitesse actuelle ou
pour l’accélération. Si vous êtes assez âgé, vous vous rappellerez avoir composé
des numéros sur des téléphones à cadran ou vous être levé pour changer de
chaîne à la télévision, ce qui ne semblait pas être une difficulté, à l'époque. Dans
le monde d'aujourd'hui, rares sont ceux qui auraient la patience d’exécuter ces
simples tâches. Même ceux d'entre nous qui ont grandi avec ces technologies les
trouveraient presque insupportablement lentes et fastidieuses, car nos cerveaux
s'attendent désormais à ce que ces fonctions soient beaucoup plus rapides.
De nombreux programmes télévisés des années 50 et 60 diffusaient des scènes
qui duraient jusqu'à quinze minutes sans changement de caméra. Aujourd’hui,
nous sommes habitués à des images qui changent toutes les quelques secondes,
parfois si rapidement qu'elles ne s’enregistrent que subliminalement dans notre
esprit. L'accès instantané à l'information, la communication instantanée, la
commande instantanée de produits, le transfert de fonds instantané : nous
apprécions et nous exigeons la vitesse, et nous mesurons le temps en
nanosecondes.
Nous avons connu des changements importants au cours du siècle passé, plus
qu'à toute autre époque de l'histoire. Mais une grande partie de ce que nous
expérimentons comme changement dans nos vies fut, en fait, une adaptation à la
vitesse. Nous avons perdu le contact avec les rythmes naturels et plus lents de la
vie et, partant de là, nous résistons davantage aux changements réels de la vie.
Cette résistance n'est nulle part plus prononcée que dans notre rapport au
vieillissement. Il est apparemment devenu indécent de paraître ou d'être vieux.
L'une des raisons pour lesquelles nous résistons désespérément au vieillissement
est peut-être que notre culture ne valorise plus la sagesse qui vient avec l'âge.
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Nous vivons dans une société obsédée par la jeunesse, en partie parce que nous
apprécions la vitesse, et parce que les jeunes sont plus rapides. Nous avons des
publicités qui montrent des enfants qui aident leurs grands-parents à apprendre à
utiliser des programmes informatiques, avec des commentaires qui disent : "C'est
tellement facile que même une personne âgée peut l'apprendre". Bien sûr, que le
grand-père peut apprendre, mais cela prendra plus de temps. Le grand-père peut
aussi avoir une chose ou l’autre à enseigner - certaines leçons durement acquises
qui ne viennent qu'avec le temps. Il n'est peut-être plus très rapide, mais il est
susceptible d'en savoir beaucoup sur le changement. Malheureusement, les
personnes âgées ont souvent l'impression que personne ne s'intéresse vraiment à
elles, parce qu'elles sont vieilles. Il y a donc une pression sociétale pour paraître
ne pas vieillir, de peur d'être considéré comme inutile. Nos tentatives pour
paraître plus jeune ne sont pas nécessairement motivées par le plaisir de se
regarder dans le miroir ou d'éblouir de nouveaux prétendants, mais bien par le
souci de continuer à être pris en considération dans la vie.
Même si cela a du sens de prendre le plus grand soin possible de soi-même,
d'essayer de rester physiquement fort et mentalement alerte, il existe dans la
Conscience éveillée une reconnaissance gracieuse du processus de vieillissement.
C'est ainsi que j'ai aimé voir Helen Nearing, octogénaire la dernière fois que je
l'ai vue, environ sept ans avant sa mort. Avec son visage buriné et ridé, ses yeux
intelligents et son corps sec et robuste, elle était une source d'inspiration pour
vieillir avec dignité. Dans la Conscience éclairée, il y a un grand respect pour les
aînés de notre société et pour la sagesse qui vient avec l'âge. (J'ai toujours
secrètement pensé que ce sont des grands-mères, et non des hommes d'âge
moyen, qui devraient diriger le monde).
La Conscience éveillée n'oublie jamais le fait omniprésent de l'impermanence, et
elle savoure donc les tendres beautés de la vie. Que nous observions une pluie
d'étoiles filantes au cours d'une nuit d'été ou encore les veines des mains de nos
parents, nous sommes conscients du passage inéluctable de tous les phénomènes.
Il y a près de trente ans, au terme d'une retraite bouddhiste silencieuse, un jeune
homme déposa sur mon coussin de méditation un petit billet qui disait : "Voulezvous vous joindre à moi pour assister à un coucher de soleil absolument
original ?" Je réalisai en un éclair que sa question contenait une vérité douceamère. Un coucher de soleil est un événement unique, une première et une
dernière fois, tout comme chaque étincelle passagère de nos vies…
L’ATTENTE DU MIRACLE
‘’Chérie,
J’ai attendu jour et nuit,
Sans voir le temps passer,
Pendant la moitié de ma vie,
J’ai attendu.
Certes,
Il y a eu pas mal d’invitations,
Et je n’ignore pas que tu m’en as envoyé quelques-unes,
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Mais j’attendais un miracle,
J’attendais qu’un miracle survienne.’’
- Leonard Cohen, ‘’Waiting for a miracle’’, de l’album ‘’The future’’
Nous attendons et nous attendons. Nous attendons avec impatience le moment où
nous commencerons à vivre la vraie vie. Nous imaginons toutes sortes
d'événements prometteurs en ignorant le goût intense de l'instant présent au
profit de l'expérience édulcorée du fantasme. Nous pensons pouvoir être enfin
heureux, lorsque
• nous trouverons le conjoint ou l'amant idéal,
• nous nous débarrasserons enfin de celui que nous avons,
• nous entreprendrons une nouvelle carrière,
• nous gagnerons plus d'argent,
• nous aurons des enfants,
• les enfants quitteront enfin la maison,
• nous trouverons un maître spirituel,
• nous ferons ce voyage autour du monde…
Nous rêvons de ce qui pourrait être ou de ce qui aurait pu être, mais comme le
disait la vieille chanson des Everly Brothers, "Le seul problème est que je dilapide
ma vie à rêvasser".
De mille façons, nous remettons à plus tard la vie véritablement miraculeuse de
l'ici et maintenant. "C'est la réalité qui rend le présent aussi vital et différent du
passé et du futur, qui ne sont que mentaux", a déclaré le grand maître,
Nisargadatta Maharaj. La réalité, ici et maintenant, possède une vitalité avec
laquelle aucun fantasme ne peut rivaliser.
L'intelligence lucide sait que le bonheur conceptualisé se rapporte à l'avenir.
Pareillement, le malheur est une idée. Pour le vérifier, faites cette simple
expérience. Quand vous éprouvez de la souffrance - une souffrance mentale remarquez que votre attention se focalise sur une image ou sur une série de
pensées, sur une histoire. Remarquez comment les pensées et les images
dépendent d'une idée principale, celle de quelqu'un - c'est-à-dire moi et mon
problème. La souffrance existe dans l'histoire, pas dans la réalité. Qu'est-ce que la
souffrance, sans l'idée d'un moi et de son problème ?
Lorsque nous nous détachons de l'image du personnage principal dont dépendent
les problèmes, ils disparaissent naturellement. On raconte que le Bouddha aurait
fait cette remarque, lors de son Eveil : "Ô, architecte, je t'ai vu ! Ta poutre faîtière
est brisée." Voir à travers l'illusion du personnage principal brise la poutre
faîtière de toute la maison de la souffrance.
La Conscience éveillée voit simplement le déploiement de la totalité comme le
processus de la vie, plutôt que comme une dichotomie sujet/objet de moi et de
l'objet de mon désir ou de ma peur. Il est possible d'apprécier et d'aimer toute
beauté qui se manifeste dans ce processus sans espérer qu'elle continue de se
reproduire dans le futur. Il est très fréquent que nous nous empêchions de
profiter de la beauté présente, parce que nous avons peur qu'elle disparaisse.
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Nous résistons à l'envie de nous donner à elle, parce que nous ne voulons pas
souffrir, lorsqu’elle disparaîtra. Nous préférons nous contenter de fantasmer sur
des expériences heureuses. Même si c’est moins fun, nous pouvons au moins
contrôler nos fantasmes.
Pour sa part, la conscience éclairée n'utilise pas la vie fantasmatique comme un
substitut à la réalité. La vie réelle fournit tout l’émerveillement nécessaire. Même
s'il ne se passe pas grand-chose, il y a un courant de joie et d'appréciation qui
pétille. Pendant nos retraites, les gens deviennent tellement heureux et sensibles
aux sentiments tendres qui accompagnent ce bonheur que c'en est presque
insupportable. Des larmes peuvent jaillir à la simple vue d'une sauterelle, d'un
coucher de soleil ou d'une personne qui se penche pour nouer ses lacets.
Comment expliquer de tels changements de perception, alors que tout ce qui s'est
passé, c'est que les gens sont devenus silencieux et en phase avec leur propre
Présence ? Qu'est-ce qui fait que des circonstances qui pourraient sembler
ennuyeuses pour beaucoup sont tellement riches en bonheur pour certains ?
Fritz Perls, le fondateur de la Gestalt-thérapie, souligna un jour que "l'ennui était
un manque d'attention". Tel un parent éloigné capricieux qui n'est jamais satisfait,
l'ennui peut prétendre que la paix ne suffit pas, que nous serons plus heureux,
lorsqu'il y aura plus d'excitation. Alors, nous attendons dans un état de "si
seulement..." que le miracle se produise, et nous passons à côté du miracle de la
vie qui se produit en ce moment même. Dans la Conscience éveillée, chaque
instant que nous vivons est riche, même s'il est dépourvu d'activité ou de
divertissement. Par exemple, il peut y avoir des périodes dans notre vie qui
peuvent sembler en jachère. Apparemment, il peut sembler que rien ne se passe.
Mais si nous restons à l'écoute des profondeurs de notre existence, ces périodes
pourraient se vivre métaphoriquement comme un hiver. Bien qu'il semble que la
vie soit en sommeil en surface, une puissante force, une puissante énergie opère
en dessous. Nous pouvons ressentir cette Présence puissante de la vie - créatrice,
destructrice et merveilleuse - car nous en sommes sa propre expression. Il se peut
que nous émergions d'une telle période d'hiver de l'âme comme l'arrivée du
printemps, avec toutes sortes d'idées créatrices et d'intuitions. Même si cela ne
devait pas être le cas, nous pouvons baigner dans la paix profonde de l'expression
de la vie dans la quiétude. Tout moment où nous sommes conscients du don
d'être, tout simplement, avec ou sans activité, est bien vécu.
Ludwig Wittgenstein a dit : "Si l'on entend par éternité, non pas une durée
temporelle infinie, mais l'intemporalité, alors la vie éternelle appartient à ceux qui
vivent dans le présent." En réalité, nous vivons tous uniquement dans le présent.
Il s'agit simplement de reconnaître ce fait. C'est toujours maintenant. Il n'y a pas
d'expérience du temps autre que maintenant – jamais. Le futur ne vient jamais. Au
moment où j'écris ces mots, c'est maintenant. Au moment où vous les lisez, c'est
maintenant. Toutes les pensées concernant le passé et le futur ne se produisent
que dans le présent. Vous ne pouvez pas en sortir, quelles que soient vos pensées
les plus ferventes à propos de tout autre moment.
Quand nous vivons dans cette connaissance, dans la conscience du présent, nous
nous acclimatons à un courant de vie qui est de loin préférable aux fantasmes sur
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le futur ou aux souvenirs du passé. Nous cessons de penser au temps et notre vie
s'écoule dans une Présence éveillée. Mon maître avait l’habitude de dire que "la
mort est simplement le moment où le prochain souffle ne vient pas". Jusque-là,
nous vivons dans l'éternel présent. Toujours maintenant.
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LA JOIE
Elle suivait un sentier au bord de la rivière, lorsqu'elle entendit un "plouf". Se
tournant vers le bruit, qui provenait de la proximité de ses pieds, elle aperçut à
quelques centimètres d'elle une grenouille qui bondissait dans sa direction. Elles
firent alors quelques pas de concert, puis elle ralentit délibérément son allure. La
grenouille ralentit elle aussi. Elle accéléra et la grenouille bondit à son tour plus
vite. Elle se mit à rire si fort qu'elle dut bientôt s'asseoir. La grenouille s'assit elle
aussi.
Aussi amusante que soit la grenouille, elle savait que sa joie émanait d'une source
plus profonde, qu'il s'agissait d'une joie innée qui n'était pas associée à une
expérience particulière. C'était comme si elle avait toujours été là, comme un
courant de joie qui la parcourait et qui n’attendait qu’une excuse pour jaillir. Des
sentiments et des souvenirs d'enfance illuminèrent sa conscience, telle une
multitude de lucioles, tandis qu'elle s'amusait avec la grenouille, sa joie étant
spécialement forte. Elle ressentait à nouveau l'inexplicable excitation d'être en
vie, et les choses simples étaient étonnamment intéressantes, agréables et drôles.
Elle réfléchit également à la tristesse de l'existence pour voir si le courant de joie
pourrait la supporter. Mais il était là, un bonheur intérieur tranquille, malgré
tout. Elle était amoureuse de la vie, du fait même, de l'événement
incompréhensible qu'est l'existence. Elle avait l'impression de célébrer
tranquillement ce jour, sa joie étant la réponse naturelle au don de la vie. Elle
savait que rien n'était nécessaire pour cette célébration, pas même la grenouille.
En attendant, cette dernière s'était peut-être impatientée avec ses réflexions.
Comme elle restait assise, la grenouille se dirigea à son aise vers la rivière en
bondissant.
L’INNOCENCE
‘’Si vous ne devenez pas comme de petits enfants, vous n’entrerez pas dans le
Royaume des Cieux.’’
- Jésus
Le dernier jour de l'une de nos retraites silencieuses, un homme évoqua les
paroles d'au revoir qu'il avait entendues de la part de sa petite amie avant de la
quitter la semaine précédente. Cette dernière lui avait dit : "Maintenant, ne va
pas tomber amoureux de quelqu'un là-bas !" L'homme contempla le groupe d'une
soixantaine de personnes, puis dit : "Comment vais-je pouvoir expliquer que je
suis tombé amoureux de tout le monde ?" Je lui garantis que sa petite amie n'y
verrait probablement pas beaucoup d'inconvénients.
L'un des grands cadeaux de ma vie, c’est d'avoir été témoin de ce qui se passe
dans ces retraites silencieuses. Les participants, qui pour beaucoup ne se
connaissent pas, se réunissent et, à l'exception de deux séances de groupe d'une
heure par jour, ils gardent le silence pendant une semaine. Ils ne reçoivent
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aucune pratique ni aucune instruction spirituelle, mais ils sont plutôt encouragés
à se reposer autant que nécessaire et à remarquer, tout au long de la journée, la
Conscience claire à laquelle aucune pensée n'adhère jamais.
Au fil des jours, un sentiment de joie et d'étonnantes vagues d'énergie
envahissent les participants, qui ressentent le caractère naturel de l'éveil et du
partage, sans les histoires et les présentations égotiques qui caractérisent
généralement la société. Les participants décrivent souvent des sentiments qui
leur sont familiers depuis l'enfance, comme le fait de se réveiller dans la journée
et de se sentir excité sans aucune raison particulière. C'est ce qu'on appelle la
joie acausale ou la joie pure de l'existence. On la ressent parfois comme un
courant qui circule intérieurement, comme des bulles de champagne de bien-être.
Ce sentiment de bien-être émane de notre état naturel d'innocence. Dans la
Conscience éveillée, la perception claire grâce à laquelle nous contemplons le
monde se renouvelle à chaque instant. Nous ne traînons plus mentalement la
couche rigide de notre histoire et nous ne portons plus l'armure pesante de la
suffisance.
A l'occasion d'un passage de quelques jours sur l'île de Lanai, à Hawaï, je
séjournais dans un centre de villégiature très huppé, qui attire souvent des titans
de l'industrie. Un jour, en marchant sur un chemin conduisant à l'océan, un
homme d'un certain âge me dépassa. Je sentis immédiatement une attitude
impérieuse dans sa démarche décidée, dans son visage déterminé et sans gaieté
qui paraissait taillé dans le roc. Nous nous regardâmes dans les yeux et un vent
glacial balaya mon âme. Je me vis rappeler une fois de plus le fardeau que
représente le fait de se considérer comme quelqu'un dans le monde, quelqu'un
qui a du pouvoir sur les autres. Je ressentis de la compassion pour cet homme car,
en dépit de toutes les richesses qu'il avait pu accumuler, je ne sentais que son
indigence face à l’absence de ce que je considère comme le meilleur de la vie. Si
l'on n'est pas en contact avec son innocence, il n'y a pas de paradis à trouver,
même dans les plus beaux endroits de la Terre.
La caractéristique la plus constante des maîtres et des éveillés que j'ai
rencontrés, c'est une nature enfantine. Ils rient, pleurent, pétillent, plaisantent, le
tout avec une spontanéité qui est inspirée par la liberté. Leurs visages sont fluides
et ils reflètent une douceur intemporelle, même à un âge avancé. Poonjaji, qui
était un modèle de dignité, octogénaire, pouvait être parfois drôlement dingo - et
nous adorions. Il exprimait également toute une gamme d'émotions. Lors de ma
première visite, je remarquai que, presque tous les jours, il riait et il pleurait
souvent au cours des réunions avec ses étudiants. Parfois, ses larmes provenaient
du bonheur de voir une personne s’affranchir d'un fardeau qu'elle portait ;
parfois, il pleurait avec quelqu'un qui avait subi une perte. Comme chez un
enfant, les sentiments le traversaient, puis disparaissaient aussi vite qu'ils étaient
venus, sans laisser d'état d'âme résiduel.
Nous aimons l'innocence que nous voyons chez les enfants. Nous prenons plaisir à
les voir apprendre de nouvelles choses et s'amuser dans l'abandon le plus total.
Nous aimons entendre leurs questions et leurs réflexions sur le monde, car elles
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jaillissent de la Conscience originelle avec éclat. Nostalgiquement, nous
regardons les enfants dormir et nous nous souvenons de ce sentiment de paix
parfaite. Nous nous réjouissons de leur compagnie, car ils nous rappellent notre
propre innocence.
Mais dans la Conscience éveillée, l'innocence n'est plus l'apanage des enfants.
Nous aussi, nous nous délectons d'apprendre de nouvelles choses et de nous
amuser sans retenue ; notre Conscience originelle s'enquiert et réfléchit avec
brio ; et nous aussi, nous dormons dans une paix profonde. L'innocence est un
état qui ne dépend pas de l'âge, mais de l'attitude. Elle vit dans la surprise
permanente en ne sachant pas comment les choses sont censées se dérouler, en
n'ayant pas besoin qu'elles se déroulent d'une certaine façon.
Lorsque j'étais enfant et que je vivais en Virginie, mes parents nous disaient
régulièrement, à mon frère Bob et à moi, de monter dans la voiture. On nous
disait rarement où nous allions. Nous pouvions nous retrouver à l'épicerie ou en
Floride. Chaque tour en voiture était une merveilleuse aventure, car nous
pouvions nous retrouver à peu près n'importe où. Non seulement nous n'avions
aucune idée de l'endroit où nous allions, mais nous n'avions aucune idée que
notre destination était quelque chose dont nous devrions être informés. Nous
nous contentions de suivre le mouvement.
Dans la Conscience éveillée, nous retrouvons notre innocence. L'intelligence voit
que, malgré les souvenirs de nombreuses années, il y a toujours une Présence qui
ne s'inscrit jamais dans la mémoire et qui existe uniquement et toujours
maintenant. On se laisse à nouveau conduire, et la vie elle-même devient une
merveilleuse aventure, si nous lui permettons de nous emmener plutôt que de la
pourchasser. Cela ne veut pas dire que nous restons passifs jusqu'à ce que
quelqu'un nous dise : "Monte dans la voiture !" Cela signifie simplement que nous
apprécions le monde et que nous nous y déplaçons avec un cœur innocent. Où
que le destin nous mène - dans la passion ou dans le calme - un cœur innocent
rend le voyage sublime. La destination ou ce que nous voyons en cours de route
n'a que peu d'importance.
LA BEAUTÉ AMBIANTE
‘’Puissiez-vous cheminer dans la beauté.’’
- Bénédiction navajo
Dans la Conscience éveillée, la beauté résulte de la perception de l'individu, et
pas nécessairement de la chose perçue. Ce que nous décrivons souvent comme
beau n'est qu'une interprétation conditionnée, qui nous pousse à voir une chose
comme étant belle et une autre comme étant inesthétique. La Conscience éveillée,
cependant, dépasse ce conditionnement et elle est capable de voir la beauté dans
les endroits les plus improbables, parce qu'elle voit l'essence universelle des
choses.
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Il y a quelques années, je me trouvais en Inde pour rendre visite à Poonjaji,
lorsqu'un changement radical de ma perception se produisit. J'étais devenue de
plus en plus allergique à l'Inde, au fil des nombreux voyages effectués au cours
des vingt années précédentes. J'entends par là que j'avais développé un tel dégoût
vis-à-vis des scènes, des odeurs et des sons qui assaillaient mes sens
quotidiennement que je me déplaçais avec une légère sensation de nausée.
Néanmoins, l'Inde continuait de m'attirer en raison de son riche héritage spirituel
et des grands maîtres qui y vivaient. J'appréciais aussi me déconnecter
occasionnellement du rythme effréné de la vie occidentale et, du moins à cette
époque, l'Inde me donnait l'impression de plonger dans le passé colonial, dès que
je débarquais de l'avion sur le sous-continent. Mais il y a longtemps que j'avais
perdu toute notion romantique envers une bonne part de l'Inde et que je
remarquais plutôt la maladie, la pollution, la pauvreté et la superstition qui y
régnaient. Au bout d’un moment, il me semblait que mon regard tombait sur de la
laideur à tous les coins de rue.
La fréquentation de Poonjaji changea tout cela. Je commençai à sentir la présence
de la force vitale en moi-même et, bientôt, dans tout ce qui m'entourait. Un jour,
en prenant ma douche, le carrelage de la salle de bain prit vie : j'imagine que je
sentais presque les particules subatomiques qui tourbillonnaient à l'intérieur.
Lorsque je marchais, je ne me percevais plus comme un corps séparé, mais
comme un mouvement au sein d'un paysage englobant tout. A son tour, cette
perception engendrait des sentiments de chaleur et d'appréciation à l'égard de
chaque chose étrange, merveilleuse ou ordinaire sur laquelle je tombais par
hasard. Désormais, quel que soit l'endroit où mon regard se posait, mon cœur
était illuminé par la Présence inhérente qu'il reconnaissait là. Les porcs
verruqueux qui mangeaient les ordures sur le bord de la route me parurent
beaux, parce que je pouvais sentir ma propre Essence et percevoir cette même
Essence en eux. Eux et moi, sous des formes différentes, nous n'étions que des
composantes du panorama illimité de l'existence.
Le zen dit : "Quand vous vous éveillez, le monde entier s'éveille." La Conscience
éveillée reconnaît sa propre nature en toute chose, sa source étant la source de
tout. On perçoit alors dans l'amour et dans la plénitude en expérimentant la
beauté non seulement dans certains objets, certaines personnes ou certains lieux,
mais aussi comme une intelligence du cœur éveillé qui ne fait qu'un avec le
monde qui l'entoure.
Bien souvent, notre définition et notre appréciation de la beauté relèvent d'une
conscience limitée. Bien sûr, nous pouvons voir la beauté dans les joues rose
bonbon et les yeux brillants d'un enfant, dans les lueurs pourpre et rouge du lever
du soleil sur un champ enneigé, ou dans la grâce langoureuse d'une femme
éblouissante. Identifier ces éléments comme beaux ne requiert aucune
intelligence particulière. Nos gènes et notre conditionnement culturel font ce
travail à notre place. Nous réagissons facilement aux déclencheurs typiques de
l'instinct et à ce que l'on nous a appris à définir comme étant la beauté.
Mais dans la Conscience éveillée, l'expérience de la beauté n'est pas liée à
l'apparence d'une personne, d'un lieu ou d'une chose ; elle est liée à ce que
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ressent celui qui regarde. Nous sommes capables de voir la beauté même dans ce
que notre instinct ou notre conditionnement culturel qualifie d'horrible. Cette
approche n'a rien à voir avec un sentiment d'optimisme béat qui consisterait à
entrevoir une lueur d'espoir derrière chaque nuage noir, ni à raconter des
histoires qui nieraient l'horreur. L'horreur est également vue et constatée dans la
Conscience éveillée, mais elle est acceptée comme faisant partie de la totalité. En
tant qu'animal humain, nous pouvons nous éloigner d'une odeur désagréable,
mais nous n'avons pas besoin d'expérimenter l'odeur comme un facteur étranger,
séparé de la totalité. Rumi disait : "Imaginez l’enchantement de déambuler dans
une rue bruyante en étant le bruit." Dans la Conscience éveillée, nous ne
découpons pas mentalement le monde en fonction de ce qu’il devrait inclure ou
non. Nous percevons le monde comme une vaste extension de nous-mêmes. Nous
lui appartenons et il nous appartient. Imaginez l'enchantement.
La beauté dont nous faisons l'expérience dans la manifestation extérieure est un
reflet direct de la beauté de notre réalité intérieure. Avez-vous jamais remarqué
qu'une personne que vous aimez ou qui a simplement été gentille avec vous peut
soudain vous sembler belle, alors que vous considériez auparavant ce même
visage comme ordinaire ? Qu'est-ce qui a changé ? Dans la Conscience éveillée,
nous ne dépendons pas uniquement de la stimulation visuelle pour faire
l'expérience de la beauté, parce que nous reconnaissons que le plus grand canal
de l'expérience de la beauté, c'est l'amour. Si nous aimons, nous voyons la beauté,
nous nous exprimons en beauté, nous évoluons en beauté. Dans l'amour, nous
sommes la beauté même.
Le potier japonais, Hiroshi Eguchi, aujourd'hui décédé, rapporta qu'en 1948,
Helen Keller et sa professeure, Anne Sullivan, étaient venues visiter son magasin
de poterie à Nagasaki. Aveugle et sourde de naissance, Helen Keller avait alors
passé plus de soixante ans à apprendre sans relâche et découvrir la beauté. Le
potier Eguchi avait vu sa ville anéantie par la bombe atomique, trois ans
auparavant, et il se sentait aigri à l'égard des Américains. Il consentit toutefois à
faire visiter son magasin aux deux femmes et il fut intrigué, lorsque Keller saisit
un ancien pot Imari absolument unique. En l'examinant de ses mains, elle
s'exclama : "Oh, il est magnifique !’’ Eguchi se dit alors avec un soupçon
d’indignation : "Comment cette vieille Américaine aveugle pourrait-elle bien
comprendre la beauté et la valeur de ce pot !"
Sept ans plus tard, Helen Keller et Anne Sullivan firent un second voyage à
Nagasaki et elles visitèrent à nouveau le magasin de poterie. Imaginez la surprise
d'Eguchi, lorsqu’Helen Keller lui demanda de lui montrer le pot Imari qu'elle avait
"vu" des années auparavant. En entendant cela, Eguchi réalisa qu'il avait mal jugé
la capacité d'appréciation d'Helen Keller. Il écrira plus tard à propos de cet
épisode : "Ce n'est pas avec nos yeux que nous apprécions la poterie, mais c’est
notre cœur qui reconnaît la beauté de la poterie."
Peut-être Eguchi vécut-il assez longtemps pour comprendre que c’est notre cœur
qui reconnaît la beauté de toute chose.
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LA GRATITUDE
‘’ Si la seule prière que vous dites tout au long de votre vie est merci, cela
suffirait.’’
- Maître Eckhart
La gratitude est un prélude à la joie. Être vraiment heureux, c'est vivre dans la
gratitude. Dans la Conscience éveillée, nous nous sentons simplement
reconnaissants pour la vie elle-même. Le fait que nous existions, témoins des
merveilles de la vie pendant toute la durée de notre existence, est un cadeau
incommensurable et une raison suffisante pour vivre totalement dans la gratitude.
Plus notre conscience s'approfondit et s'élargit, plus nous éprouvons de la
gratitude pour toutes sortes de choses, grandes et petites, heureuses et tristes, au
sein de cette existence.
Dans les Dialogues du Dharma, on me demande fréquemment ce que signifie la
grâce. Je réponds que la grâce est la gratitude. En fait, les mots "grâce" et
"gratitude" partagent la même racine latine. Vivre dans la grâce, cela signifie
accepter tout ce qui se présente à nous avec gratitude. La grâce n'est pas, comme
on le croit souvent à tort, une situation où tout se passe comme on le souhaite.
Les gens pensent erronément avoir bénéficié d'une sorte de grâce, parce qu'ils
ont pu monter en première classe ou qu'ils ont eu la chance de rencontrer la
bonne personne au bon moment, ou tout autre événement chanceux de cet acabit.
Mais la vraie grâce, c’est une attitude d'acceptation et d'appréciation vis-à-vis de
tout ce qui se présente à nous, les difficultés comme les joies. La grâce, c'est
l'ouverture du cœur qui murmure "d'accord", alors même que tout s'écroule.
On raconte l'histoire d'une vieille femme sage nommée Suko qui vivait au Japon et
qui était connue pour sa grande joie de vivre. Un jour, un homme lui rendit visite
et lui dit : "Je suis très renfermé sur moi-même et malheureux, la plupart du
temps. S'il vous plaît, indiquez-moi comment devenir joyeux". Suko lui répondit :
"Quoi qu'il advienne, dites simplement à l'univers : "Merci, merci pour tout. Je ne
suis absolument pas à plaindre". Elle lui dit de revenir au bout d’un an et de lui
faire part de ses progrès.
L'homme prit congé et revint trouver Suko un an plus tard. Il déclara avoir fait
tout ce qu'elle lui avait dit. Il avait remercié pour tout. Mais, hélas, il était
toujours renfermé sur lui-même et malheureux. "Et maintenant ?’’, demanda-t-il.
Suko réitéra : "Continuez simplement à remercier. Merci pour tout. Je ne suis
absolument pas à plaindre". On raconte que l'homme réalisa à ce moment-là le
véritable pouvoir de la gratitude, qu'il n'y avait aucune exception en matière de
gratitude, et que même son malheur pouvait être envisagé positivement. Celle-ci
avait vaincu sa résistance, l'avait rendu humble et conduit auprès de cette femme
sage. Il accéda alors à un courant de joie éternelle, comme le raconte l'histoire.
Il y a quelques années, alors que je vivais à Portland, dans l'Oregon, l'écrivain
Andrew Harvey vint me rendre visite à l'occasion d'un atelier qu'il animait en
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ville. Après son arrivée, en cette journée d'été exceptionnellement chaude, nous
allâmes visiter les célèbres jardins japonais de Portland, avant d'aller faire
quelques courses en ville. Une fois les courses terminées, nous retournâmes à
l'endroit où je croyais avoir garé la voiture, mais elle était introuvable. En
parcourant les rues, l'idée me vint que la voiture avait peut-être été volée, car je
savais que ce quartier de la ville connaissait un taux élevé de vols de voitures.
Nous continuâmes à arpenter les rues dans la chaleur de la mi-journée. Au bout
d'une heure, je me rendis compte qu'Andrew, qui souffrait du dos, commençait à
se déplacer beaucoup plus lentement. Timidement, je lui demandai ce qu'il y avait
dans ses bagages laissés dans la voiture. "Eh bien... mon passeport, les notes de
mon nouveau manuscrit et sept cents dollars en liquide", dit-il. "Mais vous avez
perdu votre voiture et tout son contenu", ajouta-t-il avec sympathie.
En chemin, Andrew remarqua la beauté de l'architecture des bâtiments devant
lesquels nous passions. Il observa que, comme il pleut souvent à Portland, nous
avions de la chance d'être au sec dans cette aventure. Il s'arrêta pour admirer un
petit jardin potager dans une cour d'entrée. Chaque fois qu'il parlait, c'était pour
apprécier quelque chose de beau. Je ne tardai pas à voir s'estomper ma propre
résistance à l’égard de la perte de la voiture. Si celle-ci avait été volée, elle avait
déjà disparu. Nous remplirions les déclarations à la police et nous trouverions un
moyen pour rentrer chez moi. Il n'y avait aucune raison de ne pas admirer la
magnifique architecture et les jardins qui se trouvaient sur notre chemin. Au bout
d'un moment, je commençai moi aussi à remarquer quelques aspects de la
douceur de vivre qui m'apparaissaient en ce jour d'été : les fumets de la
restauration, une vieille dame qui souriait dans son fauteuil roulant, le visage
tourné vers le soleil, un garçon qui déballait un cerf-volant tout neuf. Nous
cheminions dans un état de grâce et de gratitude.
Nous finîmes par retrouver la voiture, où je l'avais manifestement garée et laissée
sans faire attention, quelques heures auparavant. Bien qu'avoir retrouvé la
voiture ait été un grand soulagement, le temps passé à sa recherche avait été
plutôt agréable. Là où l'appréciation est réelle, la joie n'est pas loin. Une attitude
reconnaissante est en soi l'une des composantes les plus précieuses de la joie.
Cette attitude ne dépend pas des objets pour lesquels nous sommes
reconnaissants ; elle est totalement subjective, c'est une façon de percevoir, une
optique à travers laquelle on voit le monde. L'optique de la gratitude.
En 1995, mon frère Glenn tomba gravement malade et découvrit qu'il était atteint
du sida. Comme il avait passé sa vie à chercher le bonheur à l'extérieur de luimême et dans l'avenir, il avait été malheureux durant les trente-deux années
précédentes. Le diagnostic du sida et la perspective d'une vie écourtée le
poussèrent à apprécier profondément le temps et l'expérience qui lui restaient.
Mon frère mourut en 2002. Ses dernières années, et même ses derniers mois,
furent les plus heureux de sa vie. Il n'aurait pas dit qu'il était reconnaissant
d'avoir le sida, mais le fait d'avoir le sida le rendit reconnaissant pour sa vie.
Si nous pouvions connaître le jour et l'heure de notre mort, peut-être pourrionsnous apprécier chaque respiration, chaque vision, chaque son ou chaque contact,
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et même si la plupart d'entre nous ne connaissent pas l'heure exacte de leur mort,
nous pouvons être sûrs que celle-ci arrivera bien assez tôt. Peut-être qu'à la limite
entre l'existence et sa fin, nous apprécierons le don de la vie, mais pourquoi
attendre la fin pour le faire ? Le don n'est pas moins précieux maintenant.
Pourquoi ne pas permettre à notre intelligence de s'éveiller à la gratitude et de se
réjouir ainsi de chaque jour de cette existence inestimable ?
UNE JOIE CONTAGIEUSE
‘’Laissez la joie être sans limites.’’
- Lord Byron
Pendant près d'un an, alors que je vivais dans la région de la baie de San
Francisco, je me rendis depuis ma maison située dans le comté de Marin jusqu'à
la ville de San Francisco en traversant le Golden Gate Bridge en fin d'après-midi.
Il y avait un péager à l’époque, un homme de couleur et d'un certain âge à la joie
contagieuse, qui me semblait être une personnification de la Conscience éveillée.
Pendant les quelques secondes qu'il fallait pour lui remettre le montant à payer
ou pour qu'il rende la monnaie, il avait toujours un mot gentil et un sourire. Je
veillais à me placer dans sa file, lorsque j'approchais du péage et, au bout d'un
temps, j'eus l'impression de rendre visite à un vieil ami. Quel que soit le temps ou
l’importance du trafic sur le pont, il était imperméable à la morosité. "Quelle belle
journée !", lançait-il. "Quel plaisir de vous voir !"
Je remarquai à plusieurs reprises que si la voiture qui me précédait contenait des
enfants, le péager leur donnait quelque chose à chacun. Un jour, alors que
personne n'attendait derrière moi, je lui demandai ce qu'il donnait aux enfants.
"Oh, ça vient de ma réserve de Tootsie Rolls", répondit-il en indiquant un gros sac
de bonbons. "J'aime faire plaisir aux tout petits, car certains d'entre eux font de
longs trajets en voiture".
Une fois, pendant que je patientais dans les embouteillages sur le pont, j'essayai
de calculer mentalement le nombre de personnes avec lesquelles le péager
pouvait entrer en contact au cours d'un service de huit heures. J'entrepris
d'imaginer le nombre de personnes que son amabilité pouvait toucher, si
seulement une petite fraction d'entre elles y était sensible. Je ne me souviens plus
du chiffre de mon estimation, mais il me parut très élevé. Je sais qu'en ce qui me
concerne, les quelques instants où je le rencontrais chaque jour étaient une
source de joie, et je m'émerveillais de voir à quel point ce seul homme, qui
occupait un poste peu enviable, pouvait potentiellement répandre de la joie
autour de lui. "Ce type devrait travailler aux Nations unies", pensai-je.
Notre bonheur est non seulement un cadeau pour nous-mêmes, mais aussi pour
tout notre entourage. Que nous soyons exubérants dans nos manifestations ou
que nous nous contentions de rayonner en silence, la joie peut être contagieuse et
toucher tous ceux qui nous entourent. La plupart d'entre nous connaissent
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l'expérience du fou rire qui éclate dans un contexte inapproprié et qu'il est
impossible de contenir. Bien vite, on ne se souvient plus ou on ne se soucie plus
de ce qui l'a déclenché, mais la situation devient souvent trop hilarante pour
qu’on s'arrête. Similairement, un courant de joie peut se propager à partir d'une
personne en particulier et, au bout d'un temps, les personnes qui l'entourent ne
se souviennent plus de son origine, mais seulement du fait qu'elles se sentent
irrésistiblement joyeuses.
Notre bonheur confère aussi à nos proches le privilège de ne pas s'inquiéter à
notre sujet. Ils peuvent nous barrer de leur liste de préoccupations. En fait, quand
nos proches pensent à nous dans leurs propres moments de difficulté, cela les
réconforte, cela évoque pour eux un sentiment de bien-être, comme un havre de
paix. C’est un rayon de lumière pénétrant dans une caverne plongée dans
l'obscurité.
Il y a de nombreuses années, en fondant une organisation de services qui
s'occupait de nombreuses tragédies internationales, j'étais en proie à l'agitation et
à la déprime. La vérité, c’était qu'aussi louable que fut l'organisation, je n'aimais
pas ce travail et que je n'y apportais que peu de joie. J'étais là, parce que je
pensais que je devais l'être, et au moins une partie de ma motivation concernait la
façon dont mon implication dans un projet aussi important était perçue par les
autres. Un jour, mon ami, Howie Cohn, vint déjeuner avec moi. Il revenait d'un
voyage en Inde au cours duquel il avait rencontré celui qui allait devenir mon
propre maître, Poonjaji. Sur le chemin du restaurant, je sentais la pesanteur de
chacun de mes pas par rapport à la légèreté dans la démarche et dans le cœur
d'Howie. Il parla très peu du temps qu'il avait passé avec Poonjaji, mais une joie
chaleureuse émanait de chacun de ses gestes et de chacune de ses paroles. Son
esprit était clair, rafraîchissant et enjoué, et je me surpris à rire à gorge déployée
pour la première fois depuis des semaines.
De retour au bureau, je sus que je devais quitter ce poste (ce que je fis peu de
temps après). Si on ne met aucune joie dans ce qui nous occupe, notre service est
problématique. Nous marchons peut-être comme de bons soldats, mais ce n'est
guère enthousiasmant. Si nous sommes éveillés et dans la joie, notre seule
présence est encourageante. Le simple fait de penser à nous peut aider une
personne en difficulté. Dans les moments pénibles, je visualise souvent le visage
du dalaï-lama et je me rappelle immédiatement que la joie est possible dans les
situations les plus éprouvantes. Le dalaï-lama rayonne constamment de bonheur,
tout en étant quotidiennement conscient de l'énorme souffrance qui règne au
Tibet et ailleurs. Il ne s'agit pas, bien sûr, de nier la tristesse. Il s'agit simplement
de connaître la source de joie qui prévaut dans la Conscience éveillée ; elle
prévaut aussi par rapport à la tristesse.
Il y a quelques années, un homme dont la petite amie venait d'être assassinée
participa à l'une de nos retraites. On comprendra aisément que cet homme était
plongé dans une immense tristesse et qu'il était globalement indifférent à ce qui
se passait autour de lui. Nous soutenions sa souffrance dans nos cœurs en
partageant délicatement cette perte horrible, en atténuant le poids de son
fardeau. Cependant, le pouvoir de la retraite en compagnie d'autres personnes
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était tellement fort qu'au bout de quelques jours, il put se sentir lui-même, pleurer
et commencer à apprécier la beauté qui l'entourait. Il en arriva même à se
réjouir ; plusieurs fois au cours des séances de groupe, je le vis rire de bon cœur,
alors que, jour après jour, il s'illuminait dans la contagion de l'amour et de la joie
qui I'entouraient. Et même s’il est possible qu'il ait replongé dans le chagrin après
avoir quitté le réconfort de cette communauté de retraite empathique, on lui avait
au moins rappelé que le bonheur était toujours possible, en dépit de la terrible
perte qu'il avait subie.
La joie est l'antidote naturel du malheur. Dans la Conscience éveillée, on laisse sa
joie rayonner davantage en compagnie d'autres personnes, au cas où la lanterne
de joie de l'une d'entre elles se serait éteinte. Et comme quand on allume une
lanterne à partir d'une autre, il n'y a qu'un éclat de lumière dans l'illumination
combinée sans aucune diminution de lumière pour la lanterne d'origine — un don
qui se renouvelle et qui s’intensifie par le simple partage.
LA LUNE EST TOUJOURS PLEINE
‘’Soyez amoureux de votre vie.’’
- Jack Kerouac (Liste des essentiels)
Tout au long du mois, nous faisons allusion aux différents stades de la lune, en
fonction de notre vision de celle-ci. Nous parlons d'un croissant de lune, d'un
quartier de lune, d'une demi-lune ou d'une pleine lune. Dans sa plénitude, la lune
pourrait être surprise par le nombre de milliards de personnes qui l'ont perçue
différemment, puisque la lune, en elle-même, est toujours pleine.
Pareillement, dans la Conscience éveillée, nous connaissons notre plénitude,
quelle que soit la perception que les autres ont de nous. Nos vies et nos
expériences sont uniquement les nôtres, des tapisseries dont chaque fil est à sa
place, alors même qu'elles continuent à se tramer. Personne d'autre ne peut
vraiment connaître les élans d'inspiration ou les observations délicates et
silencieuses qui composent notre paysage mental. Nous nous en délectons la
plupart du temps sans rien dire et sans avoir besoin d'être reconnus. C'est un
ravissement secret.
Durant une grande partie de ma vie d'adulte, j'ai cru qu'en m'entourant de
personnes intéressantes et qu'en vivant des aventures exotiques aux quatre coins
du monde, je me valoriserais. Il me semblait aussi qu'avoir ce style d'expériences
et de personnes dans ma vie susciterait l'admiration d’autrui. Je serais une
créature fascinante à ses yeux et, sans avoir pris de décision consciente à ce
sujet, je pensais que je deviendrais quelqu’un de plus profond, de plus heureux en
moi-même. La soif d'aventures et le désir de vivre des expériences qui me
semblaient audacieuses, radicales, voire même dangereuses, me poussaient à
rester en mouvement, à accrocher toujours de nouveaux lieux, de nouveaux
concepts, des personnages étonnants et toutes sortes d'expériences psychiques à
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mon tableau de chasse. De fait, je devins, à mes yeux, comme une collection de
récits d'aventures palpitantes et une plaque tournante menant à des personnalités
remarquables.
Dans cette quête, j'avais également l’impression que la vie des gens qui menaient
des existences plus simples, où ils restaient à la maison, était étriquée et
étouffante. Il y avait bien sûr des exceptions. Emily Dickinson restait chez elle,
dans le Massachusetts, et elle écrivit de grands poèmes. Shakespeare ne
voyageait sans doute pas beaucoup, mais il bouleversa intellectuellement le
monde. Ces personnes et d'autres personnes douées réussirent à mener une vie
intérieure extraordinaire sans beaucoup voyager, ni la compagnie d'une société
trépidante. Mais secrètement, je pensais que la plupart des gens qui menaient
une vie simple et tranquille, peut-être en élevant une famille, en travaillant
jusqu'à la retraite ou en cultivant la terre, étaient généralement ennuyeux et sans
doute étroits d'esprit.
Cependant, le temps a le don de nous rendre humbles et de nous forcer à
reconsidérer nos opinions de longue date. Il devint clair que, malgré mon
engouement pour la vie de bohème glamour, le cumul d'expériences n'induisait
pas nécessairement un approfondissement de la qualité, du discernement ou du
bonheur. Il devint par ailleurs évident que la vie dite ordinaire de la plupart des
gens n'était pas nécessairement limitée en termes de qualité, de perspective ou
de bonheur par le fait qu'ils ne voyageaient pas beaucoup ou qu'ils n'avaient pas
d'amis sophistiqués. En d'autres termes, les délices et la profondeur de toute vie
dépendent de la relation intérieure que nous entretenons avec notre propre
plénitude, et non de l'accumulation et de la multiplication extérieure
d'expériences et de personnes.
Léon Tolstoï a raconté l'histoire de trois ermites chrétiens qui vivaient depuis des
décennies sur une île au nord de la Russie. Ayant appris leur réputation de
sainteté et d'ascétisme, un évêque décida de leur rendre visite et de leur
enseigner ce qu'il pouvait. Arrivé sur l'île, l'évêque leur dit : "Dites-moi, comment
priez-vous Dieu ?"
"Nous prions comme ça", répondirent les ermites. "Tu es trois, nous sommes trois,
aie pitié de nous !"
Tout sourire, l'évêque reconnut leur tentative malencontreuse d'honorer la Sainte
Trinité, mais il expliqua patiemment aux ermites qu'ils ne priaient pas
correctement. Pendant plusieurs heures, il leur expliqua la foi et il enseigna aux
ermites les prières traditionnelles en leur faisant répéter des phrases une
centaine de fois. Ayant pris congé d'eux, l'évêque remercia Dieu de l'avoir envoyé
pour aider des hommes aussi dignes, mais confus. Cette nuit-là, de retour sur le
bateau, l'évêque n'arrivait pas à dormir, tant il était excité par ce qu'il avait
accompli avec les ermites. Toutefois, après plusieurs heures, il remarqua quelque
chose de vif et fulgurant qui se déplaçait sur la mer éclairée par la lune. Au fur et
à mesure que la vision se précisait, il vit clairement qu'il s'agissait des trois
ermites qui couraient sur la surface de l'eau à une vitesse fantastique.
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"Nous avons oublié votre enseignement, serviteur de Dieu !", dirent les ermites en
s'approchant du bateau. "Tant que nous le répétions, nous nous en souvenions,
mais lorsque nous nous sommes interrompus un moment, tout a été perdu.
Veuillez nous instruire encore une fois."
Sidéré par ce qu'il venait de voir, l'évêque s'inclina profondément devant eux et il
leur dit : "Votre propre prière parviendra au Seigneur, hommes de Dieu. Il ne
m'appartient pas de vous instruire."
Vivre dans la plénitude confère à chacune de nos vies force et dignité, peu
importent les limites apparentes de nos situations, de nos connaissances ou de
nos expériences de vie. Accepter la vie sans se demander comment elle aurait dû
être ou pourrait être nous permet d'apprécier véritablement la vie, telle qu'elle
est. Récemment, j’ai vu un documentaire sur des enfants hispaniques issus du
ghetto, dans une école de Los Angeles. Le film se focalisait en particulier sur une
petite fille en léger surpoids, Mayra, qui paraissait avoir neuf ou dix ans. Très
intelligente et parlant couramment l'anglais, Mayra dévoilait son intimité d'une
manière rarement vue chez les jeunes, et chaque mot qu'elle prononçait la rendait
plus attachante.
J'ai été particulièrement frappée par la joie de Mayra, alors qu'elle montrait
fièrement à la réalisatrice le logement d'une seule pièce, à East Los Angeles,
qu'elle partageait avec ses frères et sœurs, sa mère et son oncle. Tout étant
parfaitement à sa place, elle précisa où chaque membre de la famille dormait
dans les différentes couchettes, et elle passa méticuleusement en revue les
différents compartiments de la seule et unique armoire dont ils disposaient, en
indiquant quel ensemble de vêtements appartenait à tel ou tel membre de la
famille. Mayra passait la plupart de ses journées seule dans cette pièce après
l'école, pendant que sa mère et son oncle occupaient des emplois subalternes
pour subvenir aux besoins de la famille, et pourtant, en la voyant chausser les
talons hauts de sa mère et danser quelques pas devant la caméra, j'eus le
sentiment qu'elle aurait pu se trouver sur scène devant des milliers de personnes,
tant le plaisir qu'elle semblait y prendre était grand.
Dans la Conscience éveillée, nous ne réclamons plus que le contexte de notre vie
nous procure le bonheur, et nous n’espérons plus voir notre plénitude à travers
les yeux d’un(e) autre. Mayra n'avait pas encore appris à dévaloriser son
expérience, en se disant que les circonstances de sa vie laissaient fortement à
désirer ou que les autres pourraient la plaindre. Sa joie était celle de quelqu'un
qui se sentait tout simplement bien dans sa peau, et la pleine lune dansait dans
son HLM.
LE CONTENTEMENT
"Celui qui se lie à une joie
Détruit la vie ailée ;
Celui qui embrasse la joie au vol
Vit dans l’aurore d’un soleil éternel."
102
- William Blake
Le contentement est peut-être l'aspect le plus sous-estimé du bonheur dans notre
culture. La publicité et la société nous conditionnent habituellement à assimiler le
contentement à l'ennui. Dès notre plus jeune âge, on nous inocule le message
selon lequel le bonheur est synonyme de désir et d'obtention de choses. Environ
une semaine après la destruction du World Trade Center et la perte de près de
trois mille vies, notre gouvernement et nos médias sollicitaient l'aide de nos
concitoyens. La suggestion n'était pas de compter nos bénédictions, de prendre
conscience de l'incertitude de la vie, d'être plus bienveillants les uns envers les
autres, ou de réduire notre dépendance à l'égard des ressources étrangères. Non,
selon le gouvernement et les médias publicitaires, l'acte le plus important et le
plus patriotique que nous devions accomplir face à cette tragédie nationale
consistait à acheter plus de biens. Dépenser de l'argent. Se remettre à
consommer. Tels des sujets psychopathes programmés pour faire des achats,
nous sommes censés nous garder dans une transe d'achat quasi robotique, que
même une catastrophe de grande ampleur ne devrait guère contrarier.
Je ne vois pas de conspiration malveillante de la part du gouvernement et des
entreprises. Ces organisations sont simplement constituées de personnes, de gens
ordinaires. Mais beaucoup de personnes qui travaillent dans ces institutions sont
les victimes d'un certain nombre d'erreurs. Elles considèrent qu'en vouloir
toujours davantage et être toujours en quête de la prochaine affaire est un état
désirable. Elles s'engagent dans cette voie, non pas pour tromper un public qui ne
se doute de rien, mais parce qu'elles aussi veulent plus de choses et s'efforcent de
les obtenir. Il se trouve qu'elles occupent des positions de pouvoir qui leur
permettent d'y parvenir facilement en convainquant des tas de gens de faire de
même. Il s'agit d'un système pyramidal à grande échelle. Malheureusement, les
acteurs tardent à s'apercevoir que cela ne mène pas au bonheur et que
l'emballement de la consommation est en train de tuer une grande partie de la vie
sur Terre. Si nous étions tous plus satisfaits, nous consommerions moins. Le
contentement devient par conséquent l'un des actes les plus révolutionnaires pour
un Occidental. Mais le contentement va à l'encontre de toutes les normes et de
tous les conditionnements culturels, et c'est pourquoi il est si rare.
Mais dans la Conscience éveillée, le contentement s'infiltre dans l'être comme
l'odeur de l'océan dans une brise tropicale. N’étant plus distrait par des histoires
sur ce qui manquerait, l'appréciation de ce qui est ici présent devient plus subtile.
Un ancien avocat du monde du spectacle et scénariste pour la télévision qui
assiste aux Dialogues du Dharma me disait récemment qu'il avait du mal à croire
qu'il pouvait observer les oiseaux depuis la fenêtre de son appartement, tout en se
sentant pleinement satisfait. Il n’a plus le besoin d'être bombardé de stimuli
médiatiques pour se divertir. En fait, il a commencé à vivre ce bombardement
comme une agression sensorielle. Ses goûts ont évolué. Satisfait de la simplicité
et moins intéressé par une dramatisation complexe, il connaît aujourd'hui une
paix qu'il n'avait jamais connue durant de nombreuses années de recherche et
d'acquisitions.
103
Peut-être que le plus bel exemple de contentement que je connaisse est la vie de
Ramana Maharshi. L'un des sages indiens contemporains les plus vénérés,
Ramana connut un Eveil extraordinaire en 1896, alors qu'il n'avait que seize ans.
Un jour, après l'école, la pensée de la mort envahit le jeune Ramana. Pourquoi
tout le monde était-il destiné à mourir ? Mais surtout, pourquoi allait-il mourir, lui
aussi ? Tétanisé par la peur, il s'allongea et il laissa sa conscience examiner ce qui
exactement allait mourir et ce qui pourrait subsister. En l'espace de vingt
minutes, il réalisa ce qu'il appelait le Soi, le substrat de l'existence, qui imprègne
tout. Ayant reconnu sa nature fondamentale comme étant ce substrat, la peur de
la mort le quitta et ne revint plus jamais. Bien plus, il était rempli d'amour, d'une
appréciation du Soi sous toutes ses formes. Cette nouvelle joie l’absorbait
tellement qu'il ne pouvait plus supporter les activités banales de sa vie d'écolier.
Les études ordinaires lui apparaissaient comme une distraction par rapport à son
immersion dans le Soi. Six semaines après sa réalisation, il quitta sa maison pour
se rendre directement sur la montagne d'Arunachala, un lieu de pèlerinage sacré
qui avait toujours exercé sur lui un attrait mystérieux.
C'est là, sur et autour de la montagne, que Ramana passa le restant de sa vie. Si
grand était son contentement que, jusqu'à sa mort en 1950, il ne quitta jamais
Arunachala, ne serait-ce que pour une journée. Pendant plusieurs années de sa
vie là-bas, il vécut dans le silence le plus complet, en se retirant dans des grottes,
vêtu seulement d'un pagne. Au bout d'un certain temps, des fidèles
commencèrent à se rassembler autour de lui, attirés par l'amour silencieux qui
émanait de lui. Finalement, un ashram fut aménagé pour accueillir les fidèles et
les visiteurs. Des universitaires, des écrivains, des chefs d'État, des enseignants
spirituels et des chercheurs du monde entier vinrent également s'asseoir en sa
présence. Au fil des ans, Ramana répondit occasionnellement à des questions,
mais la plupart du temps, il demeurait silencieux en aidant aux tâches de
l'ashram, en s'occupant des animaux ou en se reposant sur son estrade. N'ayant
jamais recherché le monde, c'est le monde qui vint à lui.
J'étais une jeune femme, lorsque je vis pour la première fois une photo de Ramana
Maharshi, prise dans les dernières années de sa vie. Je me rappelle avoir regardé
la photo et m'être dit : "C'est à cela que je voudrais ressembler à son âge". Son
visage rayonnait de contentement ; son regard contemplait l'éternité. C'était peutêtre le plus beau visage que j'avais jamais vu. J'entrepris de lire quelques-uns de
ses enseignements, mais ceux-ci étaient trop simples et trop directs au vu de mes
besoins spirituels compliqués et de mes croyances de l'époque. La route fut
longue avant de revenir à eux. Qui aurait pu savoir qu'en rencontrant Poonjaji
près de vingt ans plus tard, je me retrouverais avec un Maître dont le propre
Maître vivant avait été Ramana Maharshi ?
Le contentement le plus profond découle de la reconnaissance de la force vitale
imprégnant toute chose. C'est l'expérience d'être témoin d'une intelligence
infiniment créative qui se manifeste infiniment. On qualifie de vie et de mort ses
allées et venues, mais d'un autre point de vue, tout n'est que la Conscience, qui
ne cesse de se réorganiser en formes et en absence de formes. Il n’est pas
nécessaire de réclamer que des créatures dotées d'une forme se prolongent audelà de la mort d'une façon ou d'une autre, alors que la réalité sous-jacente d’où
104
elles jaillissent est infinie. Sachant cela, nous sommes des témoins de l'éternité,
même si ce n’est que pour un très court instant.
105
L’ÉMERVEILLEMENT
Le soleil se couchait, alors que la lune se levait. Le soleil doré et la lune nacrée se
trouvaient réunis dans le ciel. Elle savait que tous deux rayonnaient de la même
lumière, et elle se demandait d'où provenait cette lumière. Qu'était au fond la
lumière ? Elle ne réfléchit que brièvement à la question de la lumière, puis son
esprit plongea dans le silence.
Ensuite vinrent des réflexions sur l'existence elle-même. Pourquoi y avait-il quoi
que ce soit ? Cette question fondit elle aussi dans l'espace. Des pensées similaires
sur l'origine et sur la destination des choses continuèrent à surgir et à disparaître
sans résultat, en la laissant dans un agréable sentiment d'émerveillement. Elle
savourait le peu qu'elle savait, toute la charge du désir de savoir ayant cédé avec
la fin de la quête.
Il était étrange qu'elle ait cru un jour qu'il était possible de percer les mystères de
la vie. Elle avait étudié plusieurs traditions de sagesse et de philosophie et s'était
ralliée à celles qui l'attiraient le plus. Elles représentaient de vastes et anciens
systèmes formateurs et dévotionnels, dont les textes remplissaient des milliers de
bibliothèques. Elle avait supposé qu'au moins l'une de ces traditions devait être la
bonne. Mais c'était à l'époque de la quête. Aujourd'hui, elle n'entretenait plus
aucune supposition de ce genre. Elle était passée de la conjecture du savoir à la
certitude de l'inconnaissance.
Elle se souvint de sentiments similaires durant son enfance. À l'époque, elle avait
vécu dans un grand mystère. Quoique enthousiasmée par les possibilités infinies
de l'existence, elle avait passé peu de temps à y réfléchir. Ses journées d'enfant
étaient trop riches et merveilleuses pour qu'elle les passe à réfléchir à des choses
qu'elle ne pouvait pas savoir.
Désormais, elle avait retrouvé le sens de l'émerveillement, et elle évoluait de
nouveau dans un univers mystérieux, comme une enfant. Elle ignorait les origines
de son existence et ce qui l'attendait. Elle n'avait plus de livres auxquels se
référer pour trouver des réponses, plus de traditions pour l'accompagner, plus de
croyances pour lui promettre autre chose que l'instant présent. Or, elle n'avait
jamais été aussi satisfaite. Elle adorait le mystère, après tout, et le mystère
l'enveloppait.
Le soleil s'était couché. Les couleurs du crépuscule et du clair de lune
embellissaient le ciel et touchaient la rivière sous la forme de grands rubans
pourpres et argentés. Elle observait en silence le jeu chatoyant des couleurs sur
l'eau, et ses yeux reflétaient leur mystérieuse lumière.
QU’EN EST-IL DE TOUT CECI ?
"Notre situation sur cette Terre paraît étrange, chacun d'entre nous apparaissant
ici involontairement et sans y être invité pour un court séjour, sans savoir
pourquoi. Pour moi, c'est suffisant pour s'émerveiller du secret".
106
- Albert Einstein
L'un de mes amis fit l’achat d’un télescope pour sa fille de huit ans et, par une
nuit de pleine lune, ils l'installèrent dans l'arrière-cour. Il régla l'objectif sur la
lune de façon à ce qu'elle occupe tout le champ de vision, puis il demanda à sa
fille d'y jeter un coup d'œil. Subjuguée par le spectacle, sa fille lui dit : "Regarde,
papa, la Lune bouge". Son père lui expliqua que la Lune se déplaçait
effectivement autour de la Terre, de même que la Terre se déplaçait autour du
Soleil. Sous le coup de cette révélation, la fillette s'exclama alors, les yeux
écarquillés : "Dieu du ciel, nous sommes dans l'espace !''
Quasiment tout le monde a connu, à un moment ou à un autre, ces moments
merveilleux où, soudain, plus aucune frontière ne vient limiter le sentiment
d'exister. Dans la Conscience éveillée, un tel sentiment se normalise. C'est
simplement la vérité toute nue. Comme l'a dit un jour mon Maître : "Peut-on
mesurer la largeur, la hauteur et la profondeur de cet instant même ?" La
question plonge l'esprit dans l'immensité.
La Conscience éveillée est émerveillée par le mystère de la vie. Nous pouvons
bien nous réjouir de nouvelles révélations sur notre monde, mais nous sommes
également heureux de savoir humblement que nous ne savons pas grand-chose. Il
faut un cœur et un esprit honnêtes pour reconnaître que nous ne connaissons pas
vraiment le but de l'existence, ou s'il y a un but tout court. Le concept de finalité
n'est peut-être que de la prétention humaine.
Se contenter du mystère est assez rare, semble-t-il, car la plupart des gens
veulent des réponses et se consolent avec des systèmes de croyance sur les
origines du cosmos. Ils veulent du connu, aussi irrationnel soit-il. Mais quiconque
est resté sans voix devant la beauté, le génie, l'amour, la naissance ou la mort,
quiconque observe simplement les aspects les plus banals de cette fantastique
existence et s'émerveille de l'intelligence stupéfiante qui l'anime, vit dans un
sentiment de plénitude qu'aucune religion ou croyance ne peut lui procurer.
Dans nos retraites, le sentiment d'émerveillement devient plus fort, de jour en
jour. C’est dû au pouvoir d'observation qui opère, lorsque nous sommes
tranquilles et que le libre flux de l'intelligence naturelle est autorisé à prévaloir.
Nous remettons en question ce que nous étions sûrs de savoir, et nous percevons
alors avec de la clairvoyance, comme si c'était la première fois. Un de nos
retraitants plaisanta un jour au cours d'une séance matinale : "Je me suis regardé
dans le miroir sans reconnaître le visage, mais je l'ai tout de même rasé !" Il ne
reconnut pas son propre visage, parce que les histoires associées à son visage, les
habitudes en rapport avec "qui je suis", étaient tout simplement absentes.
Depuis l'enfance, j'ai vécu des expériences similaires avec le visage du miroir.
Petite fille, je me rappelle être passée devant un miroir et m'être arrêtée,
soudainement interloquée et curieuse de découvrir la créature dont j'apercevais
le reflet. Je regardais mon image avec un intérêt intense, mais impersonnel,
comme si j'avais tourné au coin d’une rue pour tomber nez à nez avec mon clone.
De ces souvenirs, je me rappelle non seulement du sentiment de ce qu'il en était
107
par rapport à cela, mais également, du sentiment plus large de ce qu'il en était
par rapport à la totalité, la conscience sortant de son cadre habituel.
Compte tenu du caractère précieux de l'existence et de la brièveté de notre séjour
ici, comment notre conscience perd-elle son sentiment naturel de
l'émerveillement ? Comment nous abrutissons-nous avec une vie métronomique,
où nous nous bornons à aller de l'avant, à vérifier les listes des choses à faire, à
rivaliser suivant les besoins, et à consommer à tout va? Qu'est-ce qui empêche
notre intelligence naturelle d'apprécier pleinement la vie dans son grand
mystère ? Les deux principaux coupables sont la peur et le cynisme.
Bien entendu, la peur peut s'apprendre et être entretenue. Certains enfants
endoctrinés au sein de diverses croyances religieuses dès leur plus jeune âge
grandissent avec des images terrifiantes de ce qui se passera, s'ils ne croient pas
à la version de la réalité qui est défendue par leur religion particulière. Par
exemple, on leur dit qu'ils brûleront en enfer pour toujours. Non seulement est-il
cruellement facile d'endoctriner un enfant, mais avec en plus la menace d'une
damnation éternelle en cas de remise en question de la doctrine, il est surprenant
que quelqu'un ose un jour le faire. Les enfants qui n'osent pas poser de questions
grandissent dans l'acceptation de cette peur et s’efforcent de se conformer à la
version du bon comportement de leur religion, une tentative qui sera vouée à
l'échec pour beaucoup d'entre eux.
L'un de mes amis, qui a grandi dans la religion catholique, me raconta qu'il avait
embrassé une fille pour la première fois à l'âge de quatorze ans. Il dit qu'au
moment où leurs lèvres se sont touchées, il sut qu'il devrait se résigner à l'enfer
puisqu'il ne pourrait pas résister à l'envie d'embrasser à nouveau à chaque fois
qu'il en aurait l'occasion. Il vécut dans la culpabilité durant des années, mais il
finit par remettre en question tout le dogme sur lequel reposaient sa peur et la
répression de ses instincts naturels. Il faisait partie des plus courageux qui ont
brisé leurs chaînes, et il n'a cessé de s'élever depuis. Beaucoup n'ont pas cette
chance, et leur âme sombre dans l'apathie et dans la résignation. Cela me
rappelle les animaux dans les zoos, dont la nature voudrait qu'ils parcourent le
Serengeti, mais que les circonstances confinent dans une cage de deux mètres sur
trois. De la même manière, la nature de celui qui est confiné dans la peur au sein
d'un système de croyances, qui a perdu tout sentiment d’émerveillement,
s'assombrit et entraîne un repli sur soi. Il s’agit là d’un terreau fertile pour le
malheur et les actions déplorables, comme nous pouvons le constater avec les
règnes de la terreur récurrents des fondamentalistes religieux refoulés.
La peur peut également se développer sans le conditionnement de croyances
imposées par d'autres. De nombreuses personnes grandissent dans des foyers
libéraux et laïques et finissent malgré tout par souscrire ou se conformer à des
systèmes de croyance qui ne s'appuient sur aucune preuve. Cette attitude est due
à la puissante résistance humaine à l'inconnu. Cette résistance peut même être
génétiquement prédisposée, un aspect de l'évolution qui favorise la planification.
Les êtres humains veulent naturellement savoir ce qui les attend et craignent de
perdre le contrôle, s'ils ne le savent pas. Mais là encore, la dépendance à l'égard
108
de croyances par peur de l'inconnu limite le sentiment d'émerveillement et
diminue la qualité de notre vie.
Le cynisme repose également sur des croyances, bien qu'elles prennent une
forme différente de celles de la peur. Il a néanmoins le même effet d'obscurcir la
lumière de la vie. On dit parfois que l'ennui propre au cynisme n'est que la
déception liée à un ancien idéalisme. Après avoir embrassé des croyances
traditionnelles ou exotiques et les avoir trouvées insuffisantes, l'idéaliste
d'autrefois devient cynique, en passant malheureusement à côté du domaine de
l'émerveillement.
Le point de vue cynique affirme que les lois régissant la vie sont totalement
mécaniques et indifférentes dans le meilleur des cas, et aléatoirement cruelles
dans le pire des cas. Il s'agit de conclusions fondées sur des preuves partielles qui
ne tiennent pas compte des nombreuses manifestations d'amour, de miséricorde,
de beauté, d'intelligence et de bonté qui caractérisent également la vie. Les
conclusions cyniques supposent également des faits qui ne sont pas prouvés, et
laissent entendre que l'existence se limite à des éléments émergeant du gaz et de
la poussière et tournoyant maintenant absurdement dans l'espace. Certes, nous
sommes issus de gaz et de poussière, mais la conclusion cynique néglige de
prendre pleinement en compte l'intelligence qui informe l'existence, et dont notre
propre intelligence ne doit être qu'un minuscule microcosme. Nous n'avons même
pas compris cette intelligence ou conscience terrestre qui nous est si proche. Il
semble donc prématuré de présumer quoi que ce soit sur le but ou sur l'absence
de but de l'intelligence universelle.
Les religieux et les adeptes du New Age, forts de leurs convictions et de leurs
fantasmes, ne connaissent pas vraiment les secrets de l'existence, mais il en va de
même pour les cyniques, forts de leurs idées mécanistes d'absence de but. Les
deux groupes gagneraient à se défaire de leurs certitudes imaginaires et à ouvrir
alors les canaux de l'émerveillement. Dans la Conscience éveillée, il y a une
vigilance naturelle par rapport à l'espoir et au cynisme, une intelligence qui
reconnaît l'inconfort de s'appuyer sur une croyance qui ne peut être vérifiée ou,
dans un accès de malheur, de conclure que l'existence ne signifie rien du tout.
L'expérience que l’on préférera - et la plus pure - est celle du mystère.
Qu'en est-il de tout ceci ? Dans la Conscience éveillée, il n'est pas nécessaire
d'apporter des réponses aux questions de l'existence. Nous sommes satisfaits de
vivre avec ces questions, et nous constatons parfois qu'elles tombent aussi. Tout
ce qui reste, c'est l'émerveillement. C'est un retour à l'innocence et en même
temps une maturité d'esprit. Un regard complètement ouvert et sage. On est chez
soi, sans avoir à se fixer nulle part. Cette qualité conserve une fraîcheur à
l'intelligence que l'on ne trouve pas dans les sourcils froncés de celui qui pose des
questions et qui a besoin de savoir, mais dans le visage de l'enfant qui contemple
le ciel étoilé.
109
LA FASCINATION
Il y a quelques années, dans le cadre d'une soirée de Dialogues du Dharma, un
ingénieur aborda un sujet qui le préoccupait. Il disait qu'il passait son temps à
réfléchir à trop de choses, en particulier à la façon dont les choses fonctionnaient.
Il pensait que cette curiosité intense dénotait un esprit qui ne pouvait pas être
tranquille, un esprit qui cherchait à être distrait. À titre d'exemple, il décrivit son
intérêt par rapport à la manière dont les luminaires étaient suspendus dans la
pièce où nous nous trouvions, et ses yeux brillaient d'excitation. Pour autant, il se
sentait gêné d'être aussi fasciné par le monde matériel. Il pensait que sa
fascination pour le fonctionnement des choses signifiait qu'il n'était pas quelqu'un
de spirituel.
Les hypothèses de l'ingénieur concernant la curiosité ne sont pas aussi infondées
qu'il n’y paraît. De nombreuses écoles et traditions spirituelles rejettent l'intérêt
pour le monde. Elles voudraient nous faire croire que notre monde n'est qu'un
piège illusoire et que la fascination pour tout ce qui s'y rapporte est le signe d'un
esprit qui se fourvoie. Comme je l'ai mentionné dans un chapitre précédent, de
telles notions abondent dans les traditions de pure transcendance, qui imaginent
un royaume supérieur et qui considèrent les attraits de ce monde comme des
pièges à éviter.
Mais c'est se méprendre que de penser que la vie spirituelle exige un recul de la
curiosité à l'égard de notre monde. Bien qu'il y ait des exemples, comme celui de
Ramana Maharshi, où l'intérêt pour le monde manifeste diminue au profit d'une
absorption intense dans le silence, il n'en va pas nécessairement ainsi pour tous
ceux qui vivent dans la pleine conscience. Notre émerveillement et ce qui nous
fascine sont bel et bien uniques pour chacun d'entre nous, comme tout ce qui
nous concerne.
Et nos fascinations sont vraiment étranges. Avant de publier L'origine des
espèces, Charles Darwin passa près d'une décennie à étudier les bernacles. Sa
propriété se transforma en un vaste entrepôt de bernacles, car des
collectionneurs du monde entier lui en envoyaient des spécimens. La fascination
de Darwin faisait manifestement partie intégrante de sa vie familiale, à tel point
que son jeune fils demanda innocemment, après avoir visité la maison d'un
voisin : "Mais où s'occupe-t-il de ses bernacles ?" Ce fut peut-être là une
révélation pour l'enfant de découvrir que tous les hommes ne sont pas fascinés
par les bernacles.
Nous pouvons tout autant être fascinés par ce que nous pouvons connaître dans la
forme que par ce que nous pouvons appréhender dans l'absence de forme. Bien
qu'il se soit consacré toute sa vie à l'étude de la méditation et du dharma, le dalaïlama a toujours aimé connaître le fonctionnement des choses mécaniques. Bien
qu'il ait été reconnu comme le chef politique et spirituel du Tibet à l'âge de quatre
ans et qu'il ait donc été le jeune homme le plus privilégié de son pays, il n'aimait
rien de mieux que de réparer les choses. Au palais de Norbulingka, où le dalaïlama passait ses étés lorsqu'il était enfant, il y avait un vieux générateur peu
fiable qui servait à l'éclairage électrique. Cela donnait au jeune chef spirituel une
110
bonne raison de le démonter et d'apprendre ainsi le fonctionnement des moteurs
à combustion interne. Plus tard, il travaillera sur un projecteur de cinéma, puis
sur plusieurs automobiles, qui avaient été transportées en pièces détachées à
travers l'Himalaya jusqu'à son pays reculé. Sa fascination pour le fonctionnement
des choses dure depuis des décennies. Dans un documentaire intitulé Compassion
in Exile, on le voit démonter une montre pour la remonter en expliquant
joyeusement que c'est sa façon de se détendre.
Pour Einstein, la fascination tournait autour de quelque chose que nous tenons
pour acquis mais que nous ne comprenons pas vraiment. "Pendant le restant de
ma vie’’, dit-il, ‘’je veux réfléchir à ce qu'est la lumière.’’
Qui sait ce qui nous branchera ? Quoi qu'il en soit, lorsque nous nous
émerveillons, nous sommes connectés au divin. Dans la Conscience éveillée, nous
considérons notre fascination comme un aspect de l'existence qui veut se
connaître à travers un autre aspect de l'existence, comme les facettes d'un joyau,
chacune étant intriguée par la teinte de l'autre. Si notre attention n'est pas minée
par la névrose, elle est libre de s'attarder sur ce qui l'intéresse, qu'il s'agisse de
bernacles ou d'une immersion silencieuse au sein de l'Être. La conscience se mêle
à l'objet de son intérêt, et on a ce merveilleux sentiment de s'oublier, qui est en
réalité une vitalité restaurée. C'est ce que nous entendons, quand nous disons
nous perdre dans quelque chose que nous aimons. "Elle s'est perdue dans la
peinture, des heures durant." "Il s’est perdu dans la réalisation de son projet." "Ils
se sont perdus chacun dans les yeux de l’autre." L'expérience directe est en fait
que nous sommes entiers et complètement présents, non pas perdus, mais
retrouvés. Nous ne sommes plus obnubilés par notre petit moi, et donc, c'est
seulement le sentiment étriqué du "moi" qui est "perdu". Ce que l'on retrouve,
c'est un plus vaste sentiment d'être.
Un esprit débarrassé de l'obsession du moi et des croyances limitatives est libéré
pour la fascination, l'émerveillement, l'amour. En fait, dans la Conscience
éveillée, la fascination est une forme d'amour, un désir de s'expérimenter plus
pleinement dans l'exploration illimitée de "l'autre". Notre conscience est amenée
à s'élargir pour accueillir la nouveauté, et cet élargissement de la conscience est
jubilatoire, comme ôter un costume étroit pour se glisser dans son pyjama ou
dans les bras de son amant(e).
Je me suis souvent demandé pourquoi les gens du monde entier aimaient le
cinéma. Le cinéma et la télévision sont devenus les médias de divertissement les
plus attirants au monde. Le désir de films et de spectacles touche toutes les
cultures. Bien sûr, le théâtre et les mises en scène sous des formes variées
remontent à très loin dans l'histoire de l'humanité. Pourquoi sommes-nous si
captivés par la mise en scène d'histoires ? Pour ma part, c'est pour l'expérience
d'une vie condensée. Après avoir été emportée par un film, je sors de la salle en
ayant l'impression d'avoir vécu plusieurs vies complètement différentes de la
mienne. Ma conscience est entrée dans leur réalité et l'a assimilée. Regarder des
films et faire l'expérience de la vie condensée dans de courtes histoires visuelles
se mue en fusion progressive avec la manifestation, une éducation qui révèle l'Un
dans le multiple, et le multiple dans l'Un. Nous ressentons ce que c'est que d'être
111
l'un des autres, de se soucier de ses problèmes ou de célébrer ses joies. Nous
encourageons les bons à gagner (pour la plupart), mais dans les drames, nous
applaudissons également le méchant, surtout lorsqu'il est convaincant dans son
rôle. Lui aussi est inclus dans le champ élargi de ce que nous sommes, et il nous
force à ressentir ses tourments.
Finalement, c'est cet amour du sentiment qui est à l'origine de la fascination - se
sentir neuf, grandi par la compréhension et l'empathie, mu par la curiosité. Dans
la Conscience éveillée, on n'élude pas la fascination. Il s’agit d’un aspect bienvenu
de la passion, une façon de savoir que nous sommes pleinement vivants.
L’ESPRIT D’AVENTURE
"Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux
paysages, mais à voir avec de nouveaux yeux."
- Marcel Proust
On compare parfois l’éveil de la conscience au fait d'être emporté par une vague
d'intelligence universelle. On se tient sur la rive du mental conditionné et des
croyances, cramponné à la branche d'un dogme, en espérant se maintenir en
place, et brusquement, un torrent d'eau vive se précipite et vous emporte. Il n'y a
rien d'autre à faire que s'abandonner, puis profiter des rapides. C'est ainsi que le
mental conditionné est évincé et que l'intelligence de la force créatrice de
l'existence jaillit. Subitement, le processus devient intéressant. Passer du dogme
à l'inconnu, c'est encore passer de la monotonie au dynamisme, et la vie devient
une exploration, une célébration.
L'aventure est une impulsion qui jaillit de l'émerveillement. Bien que la plupart
des gens aient tendance à assimiler l'aventure au voyage, l'aventure peut en fait
survenir dans le mouvement, comme dans l'immobilité. Le corps d'une personne
peut être immobile et néanmoins, il peut y avoir tout un cheminement incroyable
dans une succession d'intuitions. Il n'est pas nécessaire de couvrir beaucoup de
terrain. Certaines de mes plus grandes aventures se sont déroulées dans un petit
espace, soit dans le silence, soit dans l'intimité avec quelqu'un d'autre.
Ce qui nous pousse à l'aventure, c'est en grande partie l'envie de faire de
nouvelles expériences. Nous voulons ressentir cette merveilleuse expansion qui se
produit, lorsque nous fusionnons avec quelque chose de nouveau et de différent.
Ce n'est pas la chose en soi - une nouvelle ville, un musée, une plage déserte, un
temple, une promenade en gondole, une montagne - mais bien ce que nous
sommes dans cette nouvelle expérience qui nous appelle au voyage. L'aventure
principale se déroule à l'intérieur de nous-mêmes : nous ne cessons de nous
surprendre, de découvrir à nouveau le mystère de ce que nous sommes au contact
de circonstances entièrement nouvelles.
En 1977, je visitai la région du Ladakh, en Inde, en compagnie de mon plus vieil
ami, Alan Clements. Nous fûmes bringuebalés deux jours durant au cours d'un
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voyage en car depuis Srinagar, au Cachemire, tout au long de la route la plus
effrayante du monde dans le haut désert de l'Himalaya, les roues du car frôlant
souvent le bord de précipices sans protection, sur des kilomètres de descente.
Parfois, tous les passagers devaient descendre du car pour déblayer la route des
rochers tombés lors d'une récente avalanche. Et de temps à autre, nous
apercevions les pierres d'un mémorial érigé pour les passagers d'un car qui avait
plongé dans le vide.
Le Ladakh, perché à l'extrémité du plateau tibétain, ressemblait alors
probablement plus à l'ancien Tibet qu'au Tibet contemporain, qui était (et qui est
encore aujourd'hui) sous l'emprise de la Chine. Le plateau du Ladakh évoque un
paysage lunaire composé essentiellement de désert et de rochers. À une altitude
moyenne de plus de 3 500 mètres, l'air se raréfie et les couleurs du ciel et des
montagnes sont particulièrement vives.
Pratiquement aucun touriste ne venait au Ladakh à cette époque et, par
conséquent, il y avait peu d'hébergements pour les visiteurs. Nous réussîmes à
dégoter une chambre à l'étage de la maison d'une famille ladakhi à Leh, la
capitale, et on nous attribua un seau contenant une quantité d'eau extrêmement
réduite par jour, juste assez pour nous brosser les dents et pour nous laver la
figure. Nous devions trouver de l'eau potable et de l'eau pour le bain au marché
et la payer très cher.
Vêtus de vêtements traditionnels colorés et portant des bijoux de turquoise et de
corail, ces montagnards déambulaient sur le marché en se consacrant à leurs
activités quotidiennes et à leurs prières, souriant presque tous, s'il arrivait que
l'on croise leur regard. À l'exception de quelques jeunes garçons, chacun se
proposant d'être notre "guide", presque personne ne parlait anglais. Il n'y avait ni
voiture, ni radio, ni télévision. De temps en temps, des sons lointains de cors
étranges et de flûtes en bois ponctuaient un calme relatif.
Visiter le Ladakh était pour nous un pèlerinage, une façon de rendre hommage à
une ancienne culture bouddhiste. Bouddhistes pratiquants à l'époque, nous
espérions visiter quelques temples et nous immerger dans la vie quotidienne des
habitants. Pendant plusieurs mois, nous avions planifié ce voyage, alors que nous
nous trouvions dans les plaines de l'Inde avant d'entreprendre le long voyage vers
le nord en rêvant de ce que pourrait être le Ladakh, à la manière d'un Kipling.
Bien que nous ayons tous les deux voyagé dans d'autres pays exotiques, nous
réalisâmes que nous n'avions probablement jamais rien vu de comparable au
Ladakh.
On nous avait prévenus que les seuls autres "étrangers" dans la région étaient
l'armée indienne et ses officiers, qui maintenaient une forte démonstration de
force au Ladakh de par sa proximité avec la frontière pakistanaise. Je me souviens
avoir pensé qu'il était dommage que cet endroit magnifique et préservé soit
souillé par une importante présence militaire.
Un jour, nous étions au marché, lorsqu'un officier de l'armée indienne
impeccablement vêtu et coiffé d'un turban sikh bleu foncé nous salua. Nous
113
répondîmes poliment et continuâmes notre chemin. Le lendemain, nous croisâmes
de nouveau le même officier. Cette fois-ci, nous échangeâmes quelques mots, et
j'eus le sentiment que l'officier avait un peu besoin d'une compagnie autre que
celle de ses collègues de l'armée. Il nous confia qu'aucune de leurs familles n'était
avec eux pour cette mission.
La troisième fois que nous le rencontrâmes, l'officier nous invita à dîner ce soir-là
au quartier général. N'ayant rien d'autre à faire le soir (et je dis bien rien !) et
considérant qu'il y avait là une bonne opportunité de pouvoir manger décemment,
nous acceptâmes. Ce fut le début d'un chapitre étrange de notre voyage. Pendant
les deux semaines suivantes, nous passâmes nos soirées avec l'élite de l'armée
indienne au Ladakh, et nous sympathisâmes avec le général et avec les officiers
supérieurs. Nous dégustâmes des mets importés, bûmes du vin, jouâmes aux
cartes, pour ne pas rentrer avant minuit, raccompagnés chez nous par des
chauffeurs de l'armée. En fait, quand il fut temps de repartir, le général nous fit
ramener au Cachemire dans sa jeep.
Plus nous en apprenions sur nos hôtes, plus ils nous semblaient fascinants. Le
Ladakh était considéré comme une région potentiellement dangereuse, et l'armée
indienne avait sélectionné quelques-uns de ses officiers les plus doués pour y être
détachés. La majorité d'entre eux avaient fait leurs études dans les meilleures
universités anglaises, parlaient couramment plusieurs langues et possédaient un
sens aigu des relations internationales. Nos soirées (dé)filèrent au rythme de
conversations géopolitiques stimulantes, mais également de discussions sur la
spiritualité, l'art et la science.
Au cours de nos premières visites aux militaires, je ressentis un profond
sentiment de culpabilité. Nous avions fait tout ce chemin pour découvrir la
culture fascinante du Ladakh. Que faisions-nous à nous complaire dans un certain
confort à l'occidentale (qui paraissait un peu obscène dans ce contexte) et à
fréquenter des soldats, pour l'amour du ciel ? Nous étions de sérieux pratiquants
du dharma, des chercheurs qui vivaient en dehors des normes conventionnelles et
qui s'opposaient par principe aux organisations militaires. Pourquoi perdions-nous
notre temps dans des conditions qui n'avaient manifestement rien à voir avec
notre voie véritable ? Chaque soir, en quittant les installations, je doutais que
nous reviendrions le lendemain soir, mais le lendemain soir, nous étions là. J'avais
l'impression de ne plus savoir qui j'étais et ce que je représentais, comme si je
basculais dans un autre monde.
Après quelques jours, ma conscience s'adapta et s'élargit pour intégrer les
nouvelles circonstances. Je dus me fier purement à l'instinct et à l'amour. Nous
nous étions liés d'amitié avec ces gens. Ils étaient gentils et généreux avec nous
et ils ne semblaient pas avoir une soif de sang particulière pour la guerre. C'était
des hommes qui faisaient leur travail dans un avant-poste lointain, qui
s'accommodaient au mieux de leur éloignement avec leurs familles, et qui se
consacraient à la protection de leur pays, un effort que j'ai appris à apprécier
avec le temps. En raison de notre langue commune, il s’agit des seules personnes
de la région avec lesquelles nous avions tissé des liens. Mon cœur s'est ouvert
pour les laisser entrer, et c'est là qu'ils vivent encore aujourd'hui. Si je repense à
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mon séjour au Ladakh, ce sont les visages de ces officiers de l'armée que je
revois. Oui, nous nous sommes rendus dans un pays éloigné presque arriéré, à la
fois dans l'espace et dans le temps, et nous avons vécu de nombreuses aventures
en cours de route, mais cette expérience m'a appris, une fois de plus, que la
véritable aventure prend place dans le cœur.
LE MIROIR DE LA CRÉATION
‘’C’est seulement l’Immaculé qui se contemple naturellement Lui-même.’’
- Nyoshul Khenpo Rinpoché
D’après l'astronomie moderne, notre système solaire se serait formé, il y a
environ quatre milliards et demi d'années, lorsqu'un nuage de gaz et de
poussières interstellaires se condensa pour former un immense disque plutôt plat.
En son centre dense le soleil se forma, boule flamboyante de feu thermonucléaire
autour de laquelle tourbillonnaient des millions de fragments rocheux, dont
certains allaient fusionner pour constituer des planètes. Ce processus se répète
apparemment dans tout l'univers. En 1994, le télescope spatial Hubble transmit
des images éblouissantes de nouvelles étoiles se formant similairement dans la
constellation d'Orion. Rien que dans l'univers observable, on estime qu'une
centaine de systèmes solaires analogues se forment à chaque seconde.
Aujourd'hui, des planètes, comme d'autres matériaux spatiaux de grande taille,
tournent autour du centre flamboyant de notre système solaire sur le même plan
qu'à l'époque de leur formation. Ce qui a changé spectaculairement, toutefois,
c'est la variété phénoménale de la vie qui s'est développée sur la troisième
planète à partir du soleil, la Terre. Apparemment riche en conditions propices à la
vie, la Terre se situe stratégiquement, ni trop loin ni trop près du soleil. Elle est
en grande partie protégée de collisions dévastatrices avec des débris spatiaux
intergalactiques par notre énorme voisine, Jupiter, qui jusqu'à présent a pris les
plus gros coups.
Au départ, de la matière organique fut engendrée par la lumière du soleil sur la
Terre ou tomba sur la Terre depuis l'espace, pour devenir les éléments
constitutifs de la vie primitive, il y a près de quatre milliards d'années. Les
premières formes de vie connues sont des stromatolites, de grands amas de
bactéries en couches, datant d'il y a trois milliards et demi d'années. On suppose
néanmoins que les stromatolites avaient des ancêtres beaucoup plus primitifs, des
organismes unicellulaires ou de petits systèmes moléculaires, mais les traces
fossiles ne remontent pas aussi loin, l'ancienne croûte terrestre ayant été
profondément enfouie dans le noyau.
À partir de ces débuts modestes, la vie se développa dans un fantastique élan de
créativité. Au cours des quelques milliards d'années qui suivirent, et en dépit de
plusieurs extinctions catastrophiques, des êtres vivants subsistèrent dans les
océans et, finalement, sur la terre ferme. Des adaptations d'une variété
époustouflante apparurent et remplacèrent les espèces précédentes. Les formes
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de vie se succédaient. L'estimation actuelle de trente millions d'espèces sur la
Terre ne représente probablement qu'un pour cent de toutes les espèces qui y ont
jamais vécu. Parmi les espèces vivantes, un nouveau venu relatif, l'Homo sapiens,
fit son apparition, il y a environ cent mille ans pour évoluer jusqu'à devenir la
forme de vie la plus dominante, capable de réflexion sur elle-même. À partir de
gaz et de poussières et au cours d’une évolution remarquable dans la mer et sur
terre, la vie déboucha finalement sur une créature qui put se demander : "Qui
suis-je, quelle est mon origine ?" Pour Carl Sagan, astronome aujourd'hui décédé,
un tel processus était le moyen pour une étoile de se contempler elle-même.
Cette réflexion sur soi, malgré tous ses avantages, a un coût élevé. En tant
qu'êtres humains, nous sommes toujours conscients de notre mortalité et de notre
vulnérabilité, d'une manière générale, pendant notre vie. Nous sommes des
créatures délicates, parmi les mammifères, et nous avons pu compenser par une
intelligence et une capacité extraordinaire à nous adapter à notre environnement
ou à le modifier. Néanmoins, l'ombre de la mort plane sur chacune de nos
activités et sur chacun de nos moments de tendresse.
Les dessins et les artéfacts des cavernes indiquent que lorsque la réflexion sur soi
et la conscience de la mortalité apparurent au cours de l'évolution, des hommes
du monde entier développèrent des mythes et des récits sur la vie après la mort.
Il est compréhensible que les mythes et les espoirs d'une vie après la mort aient
été nécessaires pour apaiser la peur et les angoisses de l'homme primitif. Il
s’agissait peut-être même d’une nécessité évolutive pour l'homme de nourrir de
telles croyances pour faire face à une vie courte et dangereuse qui comportait la
possibilité d'être dévoré vivant. Les mythes doivent avoir contribué à tempérer la
peur, à définir un but et un sentiment d'appartenance, à faire connaître la place
de chacun dans le monde. Cela fonctionna plutôt bien lorsque les hommes étaient
peu nombreux sur terre et qu'il était rare de rencontrer quelqu'un qui avait une
idée totalement différente à propos du sens de la vie ou de ce qui se passait après
la mort. Mais ensuite, les hommes commencèrent à se multiplier et devinrent
suffisamment mobiles pour se heurter à d'autres communautés. Les gens
commencèrent alors à s'entretuer en raison de leurs croyances, et ils n'ont jamais
cessé de le faire depuis.
Est-il possible que le processus de l'évolution nous conduise maintenant à un état
d'émerveillement qui remplacerait le mythe ? Notre acceptation de la mort
pourrait-elle se baser sur l'immédiateté de notre connexion avec la vie ? Dans la
Conscience éveillée, on fait l'expérience directe du souffle de l'existence, sans en
connaître l'origine ni la destination. Cela suffit à créer un sentiment
d'appartenance, car on sent qu'il infuse tout le reste. Cela permet également de
comprendre la continuité impersonnelle, non pas une continuation du moi
personnel, mais de l'essence fondamentale dont je suis issu et qui imprègne
chacune de mes cellules.
Beaucoup d'idées de la science moderne correspondent à ces sentiments, ce qui
explique pourquoi tant de scientifiques ont un penchant mystique.
Paradoxalement, plus on comprend la nature, plus le mystère de l'intelligence qui
la façonne est grand. La science ne s'éloigne donc pas de la mystique, mais
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l'embrasse, finalement. La science constitue une menace pour la religion, pas
pour le mysticisme. Les découvertes scientifiques réfutent régulièrement de
nombreuses croyances religieuses, tout en révélant l'existence d'une intelligence
qui imprègne toute chose et dont la reconnaissance coïncide exactement avec
l'expérience mystique.
Lorsque des scientifiques ou des mystiques examinent en profondeur ce qui
semble être du vide ou de l'espace, ils trouvent une sorte de Présence. La
physique quantique nous dit maintenant que les particules émergent d’un soidisant vide, de l'espace pur. On peut éliminer toutes les particules d'un espace
donné, si bien que cet espace est apparemment dépourvu de quoi que ce soit, et
soudain, des particules élémentaires en surgiront. Elles surgiront simplement du
vide. Elles sont en quelque sorte déjà là, potentiellement. Quel pourrait être le
système d'exploitation qui alimente cette émergence féconde ? Je demandai un
jour à Poonjaji s'il pensait que l'amour était le moteur de la création, et il me
répondit : "Je n'appelle même pas cela de l'amour. C'est une sorte de plénitude,
comme la plénitude de l'océan, lorsqu'il n'y a pas de vagues". Une plénitude
éclatante qui se fond en elle-même. Et au sein de cette totalité, de la poussière
d'étoile se contemple et se demande : "Qui suis-je ?"
Une nouvelle aube. De la brume enveloppait la rivière, tandis qu'un héron bleu
planait au-dessus de l'eau, pianotant avec ses pattes pour se poser. Les couleurs
de l'oiseau étaient pratiquement indiscernables des teintes bleuâtres de la brume
matinale, comme si le héron ne faisait qu'un mouvement de camouflage.
Elle scruta les premiers rayons de lumière qui apparaissaient à l'horizon à travers
la brume grise et le brouillard, promettant la chaleur du soleil. Elle s'était
habituée en très peu de temps à une intelligence en harmonie avec son monde.
Tout ce qui se présentait à elle était accueilli, puis libéré. Elle était alerte, mais
détendue. Éveillée, mais innocente. Elle se déplaçait dans l'espace, et l'espace se
déplaçait avec elle. Tout était à sa place.
Tout à coup, elle remarqua quelqu'un debout près de la rivière, le contour d'un
châle de femme devenant plus clair dans la lumière matinale. C'était la vieille
femme qui contemplait l'onde. Elle s'approcha d'elle et elles restèrent ensemble
en silence, tandis que le héron s'envolait dans une gerbe d'eau, d'abord au-dessus
de la rivière, puis de la forêt. Lorsqu'elles ne virent plus l'oiseau, elles se
tournèrent l'une vers l'autre puis, se saluant avant de prendre congé, elles s'en
allèrent, chacune de leur côté.
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À PROPOS DE L’AUTEURE
Catherine Ingram enseigne le dharma dans le monde entier et elle compte des
communautés aux États-Unis, en Europe et en Australie. Depuis 1992, elle dirige
les Dialogues du Dharma, qui sont des événements publics d'investigation sur la
nature de la Conscience éveillée et son application dans la vie. Elle dirige
également de nombreuses retraites silencieuses chaque année, et elle est la
fondatrice et la présidente de Living Dharma, une organisation éducative à but
non lucratif consacrée à la réflexion et au service.
Ancienne journaliste spécialisée dans les questions de conscience et d'activisme,
Catherine est l'auteure de, In the Footsteps of Gandhi (Parallax Press, 1990) et A
Crack in Everything (Diamond Books, 2006).
Pour plus d'informations sur Catherine et son programme, veuillez consulter son
site web à l'adresse suivante : www.DharmaDialogues.org.
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