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Herder, lecture critique

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https://www.letemps.ch/culture/johann-gottfried-herder-histoire-cultures-unephilosophie-lhistoire
Parce qu'elle n'a cessé d'apparaître comme une tentative de rupture avec les Lumières et,
notamment, avec la conception du progrès et de l'universalisme chère aux hommes du XVIIIe
siècle, l'œuvre de l'écrivain allemand Johann Gottfried Herder (1744-1803) provoque,
aujourd'hui encore, interrogations et commentaires passionnés. L'exaltation de la diversité des
cultures qui s'y trouve apparaît aux uns comme une introduction au différentialisme culturel,
aux autres comme une préfiguration du multiculturalisme contemporain. Alain Renaut, qui
présente l'œuvre, note que la philosophie de l'histoire construite par Herder à partir de la
monadologie leibnizienne rappelle que la victoire des idéaux issus des Lumières (les droits de
l'homme, notamment) «s'est accomplie sur un mode très étrange, ambigu», pour le moins,
abstrait. Le présent volume, regroupant Une Autre Philosophie de l'histoire (1774) et des
extraits des Idées pour la philosophie de l'histoire de l'humanité (1784-1791) peut, alors, être
lu comme une de ces tentatives de «modification plus chaleureuse des Lumières» qu'appelait
de ses vœux Jan Patocka.
https://www.cairn.info/revue-philosophique-2002-4-page-433.htm?contenu=resume, Pdf,
pp. 469-470
Sous ce titre sont publiés Une autre philosophie de l’histoire (1774) et les livres VIII et XV
des Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité (1784-1791). Dans sa présentation,
A. Renaut souligne que le titre du premier texte est une allusion parodique à la Philosophie de
l’histoire par feu l’abbé Bazin, ouvrage publié par Voltaire en 1765 qui avait contribué à
populariser la notion de « philosophie de l’histoire » en exposant les grandes conceptions
progressistes des Lumières. À cette « philosophie de Paris », Herder oppose une conception
visant à marquer l’irréductibilité de chaque culture et l’impossibilité de les mettre en
perspective. La notion de progrès ne saurait être univoque et aucune époque ne peut être
considérée comme radicalement supérieure aux autres. Kant a sans aucun doute sa part de
responsabilité dans la dépréciation d’une pensée qui, en remettant en cause l’universalisme,
s’efforçait de poser le problème du différentialisme culturel. C’est ainsi que des lectures
contemporaines, comme celles de J. Patoçka, I. Berlin, Ch. Taylor, ont pu réhabiliter une
pensée qui conçoit l’homme comme un être expressif et qui, loin de rompre avec le
rationalisme, essaie de lui intégrer une théorie de l’individualité et de la culture. A. Renaut
souligne excellemment la manière dont Herder retrouve Leibniz par-delà Kant en procédant à
une historicisation de la monadologie, à partir de laquelle sont concevables les philosophies
de l’histoire ultérieures. En effet, dans la mesure où Leibniz pense l’ordre à partir de
l’interaction des individualités monadiques et conçoit la substance comme dynamique et
génératrice de diversité, il est possible d’inclure dans cette démarche une logique de l’histoire.
Entre Leibniz et Hegel, la monadologie historique de Herder est ainsi la médiation par
laquelle l’histoire universelle peut être pensée comme autodéploiement d’une rationalité
immanente au jeu des individualités monadiques en interaction, finissant par devenir le
tribunal du monde. On ne peut que se féliciter de la publication de ces textes essentiels dans
une
collection
largement
accessible.
Jean-Marie VAYSSE.
Caisson M., 1991, « Lumière de Herder », Terrain, n° 17, pp. 17-28.
https://journals.openedition.org/terrain/3007
1
En cette période de montée des nationalismes – voire des « ethnicismes » – en Europe comme
ailleurs, les ethnologues, qui redoutaient naguère d'être considérés comme des suppôts du
colonialisme, éprouvent souvent aujourd'hui, à l'inverse, l'angoisse d'être, malgré eux, de par
la nature et l'objet même de leur discipline, des apôtres du tribalisme, des défenseurs
inconscients d'un romantisme contre-révolutionnaire exaltant les valeurs particularistes contre
l'universalisme des Droits de l'homme et du citoyen.
2Un penseur, qu'on a pris récemment, un peu rapidement, pour l'emblème même de ce
tribalisme1, semble, au contraire, être un de ceux dont l'œuvre peut aider à lever cette
angoisse, en ouvrant le chemin à un rationalisme rénové, apte à comprendre le lien qui, à l'est
de l'Europe en particulier, mais à l'ouest parfois aussi, unit nationalisme et recherche de la
démocratie. Ce penseur, c'est Johann Gottfried Herder.
Herder et l'Aufklärung
3Herder, honni par Joseph de Maistre2 et vénéré, au contraire, par Edgar Quinet, Thomas
Mazaryk et d'autres grandes figures de la démocratie européenne et américaine, est un héritier
éclatant de la pensée des Lumières, de l'Aufklärungdu XVIIe siècle, même s'il la critique
parfois. En fait cette critique est une critique « de gauche », dirait-on aujourd'hui, et non « de
droite », comme celle de Maistre ou Bonald. Comme l'a écrit Ernst Cassirer, en Herder, la
philosophie des Lumières se dépasse elle-même et atteint son « sommet spirituel » (Cassirer
1970 : 237).
4Effectivement, il n'est guère de thèmes fondamentaux de sa pensée, du relativisme à la
philosophie de l'histoire, du naturalisme au déisme, etc., dont on ne retrouve les antécédents,
au XVIIe et au XVIIIe siècle, chez les meilleurs représentants de la philosophie des Lumières,
qu'il s'agisse de Saint-Evremont ou de Voltaire, de l'abbé Du Bos ou de David Hume, d'Adam
Fergusson ou de D. Diderot. Y compris le thème du Nationalgeist. Y compris celui du
relativisme (je préférerais dire « perspectivisme »).
5Ce n'est pas Herder, mais Hume qui, dans ses Essais de morale, écrit : « Vous n'avez point
eu assez d'égard aux mœurs et aux usages de différents siècles. Voudriez-vous juger un Grec
ou un Romain d'après les lois d'Angleterre ? Écoutez-les se défendre par leurs propres
maximes, vous vous prononcerez ensuite. Il n'y a pas de mœurs, quelque innocentes et
quelque raisonnables qu'elles soient, que l'on ne puisse rendre odieuses ou ridicules lorsqu'on
les jugera d'après un modèle inconnu aux auteurs » (Hume 1947 : 192). Il est vrai que ce souci
d'équité ethnologique ne signifie pas, pour Hume, qu'il ne faut pas souhaiter l'effacement de
différences nationales. Mais, dans l'idéal, Herder le souhaite pareillement. S'il lui arrive de
faire l'éloge des « préjugés », c'est-à-dire des présupposés culturels attachés à telle ou telle
nation ou civilisation, c'est uniquement dans la mesure où cela peut donner aux pensées la
force et l'effectivité qui risquent de leur manquer lorsqu'elles s'efforcent d'atteindre l'humain
et l'universel seulement par un refus abstrait du particulier. L'idée est d'ailleurs dans
Rousseau. Elle n'empêche pas de poser que « l'amour de l'humanité est véritablement plus que
l'amour de la patrie et de la cité » (Herder 1964 : 327).
6Quant au Nationalgeist, Montesquieu le nomme « esprit du peuple », « caractère de la
nation ». Même chez Voltaire on trouve les notions de « génie d'une langue » et de « génie
national »3. Il est vrai que, chez eux, ce ne sont sans doute pas des principes originels, mais
qu'ils dépendent d'autres facteurs historiques. Cependant, il n'en est pas autrement chez
Herder. En fait, Herder voit dans le peuple ou la nation un effet statistique, produit par un
ensemble de particularités individuelles, modelées par un même milieu, un même climat, des
2
circonstances historiques communes, des emprunts similaires à d'autres peuples et la tradition
qui en résulte. La nation n'apparaît comme une entité substantielle qu'à un regard éloigné, qu'à
une vue d'ensemble. Herder est, au fond, sur le plan de la théorie sociale, comme il l'est
d'ailleurs sur le plan éthique, un individualiste4. La primauté de la société ne signifie rien
d'autre, chez Herder, que l'idée que l'histoire ne peut être que celle des peuples, celle du
peuple, et non celle des rois et de leurs ministres ; elle ne peut être que celle de la civilisation.
Et, de ce point de vue, Herder est un voltairien qui ne s'ignore pas...
Une anthropologie de la diversité
7Il y a cependant deux sources majeures de la pensée de Herder, sans lesquelles il n'est pas
facile de la comprendre, et toutes deux ont eu une énorme influence sur
l'Aufklärung allemande : ce sont l'œuvre de Leibniz et celle de Rousseau.
8Sans Rousseau, il n'est pas possible de comprendre la logique qui unit le rationalisme de
Herder à son anthropologie de la diversité. C'est Rousseau qui, le premier sans doute, nous a
fait comprendre que la raison et la liberté étaient une seule et même chose. Herder lui emboîte
le pas. Précurseur de Bolk et de Géza Roheim5, théoricien de l'immaturité essentielle de
l'homme ou, tout au moins, de son indétermination, qui fait sa liberté, mais qui est également
la raison même de sa raison, Herder montre clairement que la diversité des cultures est la
conséquence directe de l'existence de cette raison, qui n'est pas une faculté distincte, mais, en
quelque sorte, l'être même de l'homme. La différence entre l'homme et l'animal n'est pas une
différence de facultés, mais, comme il le dit dans le Traité sur l'origine de la langue, une
différence totale de direction et de développement de toutes ses facultés (1977 : 71).
9Mais si la raison n'est pas une faculté séparée et isolée, elle est présente dès l'enfance, dès
l'origine, dans le moindre effort de langage. La raison herderienne est une raison du sens, non
une raison du calcul, une raison vichienne, non une raison cartésienne, mais c'est une raison
tout de même. Et fort importante, puisque la seconde ne va pas sans la première ; et puis parce
que la raison cartésienne ne fonde ni morale ni droit.
10Herder, comme Vico, a pressenti à quoi conduisait un certain cartésianisme. S'il n'existe
pas un trésor de sens, où chacun puisse puiser ce qui le fait cet être unique et, en même temps,
de part en part dicible (donc, par là même, en qui subsiste toujours du non-dit), qu'est un être
humain, alors on parvient rapidement à l'humpty-dumptisme, qui est la pire des tyrannies.
Chacun va décréter le sens des mots dans la mesure du pouvoir dont il dispose. Il n'y aura plus
aucun contrat possible, aucune entente, sinon par le pouvoir despotique de quelque Léviathan.
La politique de Descartes, ce ne pourrait être, effectivement, dans ces conditions, que le
monstre froid que décrit Hobbes et où c'est, effectivement, le souverain qui décide du sens des
mots. C'est bien ce monstre que les grands hommes d'Etat du XVIIe siècle cherchent à réaliser,
à commencer par le cardinal de Richelieu. Cela aboutit finalement à la fameuse « langue de
bois », même si cela ne commence que par d'apparemment innocentes académies.
Un eudémonisme relativiste
11L'idée de l'essentielle variabilité humaine conduit à une éthique d'une grande souplesse,
puisque, pour Herder, la raison est d'abord inhérente à la sensibilité ; et donnant pour fin à
l'homme le bonheur, elle en modèle la figure idéale en fonction de la diversité des besoins et
des sentiments. L'infinie variété des circonstances produit aussi une infinie variété des
aspirations et le bonheur, qui est le but de notre existence, ne peut être atteint partout de la
même façon : « Même l'image de la félicité change avec chaque état de choses et chaque
3
climat – car qu'est-elle, sinon la somme de satisfactions de désirs, réalisations de buts et de
doux triomphes des besoins qui tous se modèlent d'après le pays, l'époque, le lieu ? » C'est
que « la nature humaine... n'est pas un vaisseau capable de contenir une félicité absolue..., elle
n'en absorbe pas moins partout autant de félicité qu'elle le peut : argile ductile, prenant selon
les situations, les besoins et les oppressions les plus diverses, des formes également diverses »
(Herder 1964 : 183).
12Il y a donc chez Herder une sorte d'eudémonisme relativiste que Kant ne pourra supporter,
et qui signifie que, pour Herder, l'individu n'est pas fait pour l'État ni, d'ailleurs, pour l'espèce.
Les générations antérieures ne sont pas faites pour les dernières venues, ni les dernières
venues pour les futures. Ainsi le sens de la vie humaine n'est pas dans le progrès de l'espèce,
mais dans la possibilité pour chacun, à toute époque, de réaliser son humanité, quelle que soit
la société dans laquelle il vit et la culture propre à cette société. Il y a là un humanisme qui
s'oppose à celui de Kant, pour qui nous devons accepter que les générations antérieures
sacrifient leur bonheur aux générations ultérieures ; celles-ci, seules, pourront en jouir.
Herder, au contraire, pense que chaque époque a son bonheur propre ; chaque époque, chaque
peuple et même chaque individu. Car chaque période, mais aussi chaque individu forme, pour
ainsi dire, un tout qui a sa fin en soi. C'est pourquoi Herder en vient même à récuser tout
finalisme dans l'explication historique, de peur d'avoir à subordonner le destin des individus
au cours de l'histoire globale. Dieu n'agit dans l'histoire que par des lois générales naturelles,
non téléologiques, et par l'effet de notre propre liberté.
Des monades dans l'histoire
13Mais Herder est aussi un leibnizien. C'est dire que son individualisme n'est pas atomistique,
mais monadique ; ce qui signifie qu'il a un caractère dynamique et que l'individu y intègre
l'universel qui est dans la totalité organique de l'histoire.
14Ce que dit Ernst Cassirer de la conception leibnizienne de l'individuel éclaire la conception
herderienne :
« Chaque substance individuelle, au sein du système leibnizien, est, non pas seulement une
partie, un fragment, un morceau de l'univers, mais cet univers même, vu d'un certain lieu et
dans une perspective particulière... toute substance, tout en conservant sa propre permanence
et en développant ses représentations selon sa propre loi, se rapporte cependant, dans le cours
même de cette création individuelle, à la totalité des autres et s'accorde en quelque façon avec
elle » (Cassirer 1970 : 65).
15Pourtant, il y a, dans Une autre philosophie de l'histoire (Auch eine Philosophie der
Geschichte), un passage où Herder semble nous dénier la possibilité d'être, comme il dit, « la
quintessence de tous les temps et de tous les peuples ». En fait, il admet que nous avons en
nous toutes les dispositions, toutes les aptitudes, toutes les potentialités qui se sont
manifestées comme réalités achevées dans les diverses civilisations du passé. De ce point de
vue, il y a, en chacun de nous une égale quantité de forces et un même dosage de ces forces.
Mais un leibnizien ne sépare pas l'individualité des circonstances qui modèlent son
développement. L'individualité est dans la continuité d'un développement qui intègre les
circonstances qui permettent à cette individualité de se manifester.
16Or chaque civilisation, chaque culture réalise un des possibles de l'humain et en occulte
d'autres6. Au cours de l'histoire, il se peut donc que l'ensemble des virtualités de la nature
humaine se trouvent réalisées, mais tour à tour, non simultanément. Chaque moment,
4
cependant, fruit d'une égale nécessité, possède un égal mérite. Cela ne contredit pas l'idée d'un
progrès d'ensemble, mais va contre un évolutionnisme pour lequel l'humain ne se réalise
pleinement qu'au terme de l'histoire (ou de la préhistoire, pour parler le langage d'un certain
marxisme).
17Herder utilise, au fond, le principe auquel Haeckel donnera son nom en le formulant en
termes biologiques, mais qui est aussi la maxime d'une vieille métaphore : la phylogénèse se
retrouve dans l'ontogénèse ; et on comprend à partir de là comment il peut concilier
progression – Fortgang – et égalité de valeur. L'enfance vaut par elle-même, elle a ses propres
valeurs, son propre bonheur ; l'adolescence, de même. Mais c'est quand même l'adulte qui est
l'homme achevé, l'homme dans sa maturité.
18Mais, mieux encore, l'égalité herderienne des cultures et des époques trouve sa justification
dans ce que Michel Serres (1968 : 265) appelle, chez Leibniz, « la notion d'altérité qualitative
dans une stabilité des degrés » : « En passant du plaisir de la musique à celui de la peinture,
dit Leibniz, le degré des plaisirs pourra être le même, sans que le dernier ait pour lui d'autre
avantage que celui de la nouveauté... Ainsi le meilleur peut être changé en un autre qui ne lui
cède point, et qui ne le surpasse point. » Il n'en reste pas moins qu'« il y aura toujours entre
eux un ordre, et le meilleur ordre qui soit possible ». S'il est vrai qu'« une partie de la suite
peut être égalée par une autre partie de la même suite », néanmoins « prenant toute la suite
des choses, le meilleur n'a point d'égal7 ». Mais on peut aller beaucoup plus loin, et dire que,
de même qu'il y a équipotence entre, non seulement la suite des nombres pairs et la suite des
carrés, mais la suite des carrés, par exemple, et la suite des entiers, le meilleur a même
puissance dans une partie de la suite et dans l'ordre du tout.
19Chez Herder, il se peut donc que chaque phase ou chaque époque soit la meilleure, que
chaque culture soit la meilleure, mais qu'il y ait, en plus, un meilleur dans l'ordre de
succession, c'est-à-dire un ordre progressif, où le meilleur n'est atteint que dans le progrès
même, en tant que succession bien ordonnée. Au-delà, on peut dire aussi que l'universel – un
universel dynamique, celui de l'histoire comme totalité non fermée – est présent dans la
singularité des cultures et des individus.
20Inversement, d'ailleurs, l'universel n'existe qu'incarné dans des singularités historiques.
C'est le cas, par exemple, du christianisme, religion universelle par excellence, mais qui
n'existe que sous telle ou telle forme, particulière à telle ou telle époque, à telle ou telle
civilisation : « Il était radicalement impossible que cette odeur délicate pût exister, être
appliquée, sans se mêler à des matières plus terrestres dont elle a besoin pour lui servir en
quelque sorte de véhicule. Tels furent naturellement la tournure d'esprit de chaque peuple, ses
mœurs et ses lois, ses penchants et ses facultés... plus le parfum est subtil, plus il tendrait par
lui-même à se volatiliser, plus aussi il faut le mélanger pour l'utiliser » (Herder 1964 : 209211).
Un patriotisme cosmopolite
21La présence de l'universel dans le singulier et le fait que le singulier et l'universel ne
puissent être séparés rend compte de la possibilité, pour Herder, d'être à la fois cosmopolite et
patriote, comme le furent ultérieurement quelques-uns de ses grands disciples. Le cosmopolite
selon Herder n'est donc pas l'adepte d'un cosmopolitisme abstrait qui s'étonne de ne pas
retrouver en chacun l'homme universel qu'il prétend lui-même incarner. Le cosmopolitisme de
Herder est un cosmopolitisme de la compréhension entre les peuples et entre les cultures, c'est
un cosmopolitisme « dialogique ».
5
22De 1765 (année où il prononce à Riga son discours, Avons-nous encore un public et une
patrie commune comme les Anciens ?) jusqu'à la fin de sa vie, Herder gardera cette position
humaniste, hostile au particularisme aveugle, favorable seulement à un patriotisme qui ouvre
sur l'universel. Herder récuse le patriotisme exclusif des anciens, qui regarde l'étranger
comme un ennemi. Il veut, quant à lui, voir et aimer tous les peuples en l'humanité, dont il dit
qu'elle est notre seule vraie patrie.
23Il est vrai que cette vertu d'humanité, il pensera finalement que le peuple allemand sera,
dans la période de l'histoire qui vient, celui qui l'incarnera probablement le mieux et que son
aptitude à la philosophie en fait un excellent porteur d'universalité ; ce qui n'est pas si mal vu,
si l'on pense à l'éclatante lignée de penseurs que l'Allemagne produira, de Kant à Marx et audelà. De Lessing, Herder et Kant, avec Schiller et Goethe, Herzen (1843) dira que leur but
commun fut de « développer les caractères nationaux pour leur donner un sens universel ».
24On pourrait en dire autant de la génération suivante, celle des romantiques, pour laquelle on
affiche quelquefois en France un bien curieux mépris. De Tieck, Novalis, Achim von Arnim,
Clemens Brentano, Lucien Lévy-Bruhl (1890 : 336) écrivait : « Ce n'est pas un sentiment de
patriotisme qui poussait ces écrivains à exhumer les trésors de l'Allemagne du Moyen Age. Le
contraire est plutôt vrai : ce fut l'Allemagne du Moyen Age, retrouvée et passionnément
aimée, qui réveilla en eux le patriotisme. Encore n'arrivèrent-ils à l'Allemagne que par un long
et capricieux circuit, en faisant le tour du monde. Ils se seraient reproché, sans nul doute, de
s'enfermer dans l'étude des antiquités germaniques. Elle eût offert à elle seule un champ de
travail assez vaste ; mais les Romantiques ne s'y attardèrent point. Ils le parcoururent un peu,
comme on l'a dit, en chevaliers errants. Leur humeur vagabonde, d'accord avec leur
cosmopolitisme, les emportait bientôt ailleurs. »
25Herder est préromantique dans la mesure où il y a, dans le romantisme, une sorte
d'universalisme du populaire, où l'universalisme se concilie fort bien avec le pluralisme. En
fait, ce qu'on retrouve dans le pluralisme littéraire de Goethe, de Herder et des romantiques
d'Allemagne et d'ailleurs, c'est la volonté de réhabiliter le sensible et de fonder une esthétique,
au sens large et au sens étroit. Peut-être même faut-il dire que le romantisme est là d'abord, et,
de ce point de vue, il est déjà chez le Kant de la Critique du jugement, voire même chez
Leibniz.
26Mais cette réhabilitation du sensible est, en même temps et du même coup, une
réhabilitation du sens, c'est-à-dire de la langue. Tout part de là chez Herder et tout y aboutit ;
chez Herder comme aussi, par exemple chez Schlegel. Il s'agit d'édifier une science où l'on
puisse vivre. Mais cette science est déjà présente dans la culture populaire, dans les cultures
populaires. Cette réhabilitation du sensible s'intéresse donc au « populaire » en général, à
l'« ethnique » si l'on veut, mais aussi à autrui, à l'autre en tant que tel, car autrui, c'est d'abord
du sensible et il n'y a pas de monde sensible sans autrui. Autrui n'est accessible que comme
sensible, et ce sensible ne peut être réduit. Feuerbach, de ce point de vue, est dans la postérité
du romantisme, et le romantisme est peut-être ce qui a rendu possible l'ethnologie.
Herder « gauchiste »
27Herder, cependant, reste un Aufklärer, mais, nous l'avons dit, un Aufklärer de gauche ; de
gauche, et même d'extrême gauche. Et c'est la raison pour laquelle certains croient voir en lui
un adversaire des Lumières, voire même un contre-révolutionnaire, ce qui constitue un assez
joli contresens.
6
28Il y a une autre raison de cette méprise, chez les auteurs français tout au moins : c'est que
Herder se réclame du christianisme. C'est même un homme d'Église, un pasteur ; à l'époque
(1784) où il écrit les Ideen (Herder 1962), il est évêque de Weimar. Or les Français pensent
généralement que les Lumières sont nécessairement antichrétiennes, ce qui est une grave
erreur historique, surtout en ce qui concerne l'Allemagne. Herder, en fait, est dans la tradition
allemande de la Guerre des paysans, au temps de la Réforme, guerre dont l'idéologie fut celle
d'un protestantisme populaire, millénariste et extrêmement avancé sur le plan social. C'est de
Herder que Goethe tire l'idée de Goetz von Berlichingen.Mais on retrouve la même attitude
chez le Herder tardif des Ideen, lorsqu'il fait l'éloge des hussites, de anabaptistes, des
mennonites, etc., après avoir fait celui des bogomiles et des cathares pour les mêmes raisons.
On le voit bien, dans ce chapitre des Ideen, où il se situe (Herder 1962 : 483-489). Cette
position « gauchiste » de Herder aboutit effectivement à une critique de la philosophie des
Lumières sur un certain nombre de points : théorie mystificatrice du contrat social, goût du
despotisme « éclairé », tolérance envers l'esclavagisme et l'exploitation coloniale, avec sa
brutalité destructrice, racisme, etc. Il s'agit bien d'une critique « de gauche », dont nous avons
déjà vu une manifestation dans le refus de soumettre les individus aux « fins de l'histoire ».
29En ce qui concerne la doctrine du contrat social, il ne faut pas oublier qu'elle a pris diverses
formes et que chez certains de ses plus illustres défenseurs, elle aboutit à une légitimation de
l'absolutisme. C'est le cas non seulement de la doctrine de Hobbes, mais de celles de Grotius
et de Pufendorf. On oublie généralement le côté par où la théorie du contrat prétend engendrer
la cité en engendrant le gouvernement de la cité. Hormis Rousseau, c'est le cas de nombre de
ses adeptes. Et, dans ces conditions, ils admettront souvent que le gouvernement de la cité,
quelles que soient sa nature et son origine de fait (y compris la conquête), existe par contrat
tacite, ce qui n'est en fait, la plupart du temps, qu'une légitimation a posteriori de la force.
C'est ce côté de la doctrine du contrat qu'attaque Herder, le côté par où, par une série de
confusions, entre gouvernement et État, puis entre État et société, elle risque d'aboutir à
l'absolutisme.
30Herder est, avant tout, un adversaire du « despotisme éclairé », à la manière de Frédéric II
et de quelques autres. Son soutien à ce que nous appellerions peut-être aujourd'hui des
« ethnies » a principalement ce fondement. A tort ou à raison, il pense que la diversité
ethnique, comme la multiplicité des corps intermédiaires (communautés diverses, villes-cités,
etc.) est un puissant contrepoids à la force niveleuse du despotisme.
31L'envers de cette haine du despotisme sous toutes ses formes, y compris le prétendu
despotisme éclairé, c'est l'esprit démocratique. En dénonçant le nationalisme de Herder, on
oublie que son nationalisme est lié à cet esprit démocratique. Les sujets d'un monarque n'ont
pas de patrie. Le despotisme a aussi pour effet de freiner le développement des sciences et des
arts. La culture, qui est créativité et non réception passive d'une tradition, est démocratique et
nationale, tout à la fois et indissolublement.
Un nationalisme anarchiste
32A vrai dire, Herder est non seulement antiabsolutiste, mais antiétatiste, contre l'État,
anarchiste en ce sens-là. Contrairement à beaucoup de penseurs des Lumières, il soutient que
l'État est, en lui-même, plutôt contraire au bonheur de l'individu que l'agent principal de ce
bonheur. C'est un point important parce qu'il est à rattaché à cette méprise qui fait dire à
Herder, par des citations isolées de leur contexte, qu'il est contre le mélange des nations et des
cultures. Il n'est pas contre le mélange8, il est contre l'État conquérant et impérialiste, qui
7
groupe sous sa domination une foule de peuples divers dont il étouffe la diversité. C'est ce
mélange-là que Herder repousse.
33Herder est pour les peuples parce qu'il est pour le peuple, et il est pour le peuple parce qu'il
est contre l'État, contre toute forme étatique, contre l'absurdité de la monarchie héréditaire (et
la tradition, pour lui, sur le plan politique en tout cas, ne légitime rien du tout), contre la
tyrannie des aristocraties, contre le Léviathan démocratique, dans la mesure où la démocratie
reste un État, dans la mesure où elle est toujours cratie, même si elle est démo. Herder est
aussi contre les classes sociales, qui vont contre la nature parce qu'elles ne sont établies que
par la tradition, encore une fois – ce qui montre que Herder n'a rien d'un traditionaliste !
34Pour Herder, tous les gouvernements éduquent les hommes pour les laisser dans l'état de
minorité, dans une détresse infantile qui permet de mieux les dominer. Et, de ce point de vue,
Herder retourne l'Aufklärung kantienne contre elle-même. Car c'est à Kant qu'il faut attribuer
le principe cité par Herder dans les Ideen : « L'homme est un animal qui a besoin d'un maître
et attend de ce maître ou d'un groupe de maîtres le bonheur de sa destination finale. » C'est un
résumé de la position kantienne telle qu'elle est exprimée dans l'Idée d'une histoire universelle
du point de vue cosmopolitique (Kant 1947 : 67 et sq.). Herder réplique : « L'homme qui a
besoin d'un maître est une bête ; dès qu'il devient homme, il n'a plus besoin d'un maître à
proprement parler... La notion d'être humain n'inclut pas celle d'un despote qui lui soit
nécessaire et qui serait lui aussi un homme » (Herder 1962 : 157). Kant le prendra assez mal,
mais c'est bien lui qui, dans sa philosophie de l'histoire prend position contre l'autonomie, et
c'est Herder qui la défend.
35L'antiétatisme de Herder est à relier à son antiartificialisme, à son antimécanicisme, et à cet
organicisme dont on ne voit pas que, loin de subordonner l'individu aux finalités du tout,
comme une pièce de la machine au fonctionnement de la mécanique entière, lui confère, au
contraire, l'activité d'un organe sans lequel le tout ne pourrait s'animer. Il y a du Herder chez
Stein, le ministre libéral de Frédéric-Guillaume IV, lorsqu'il soutient que l'Etat doit être non
une machine, mais un organisme. Cette idée, précisément, est au fondement du libéralisme de
Stein. Elle signifie que les sujets ne doivent pas être des instruments passifs aux mains de
l'État, mais des organes actifs, capables d'initiatives.
36L'antimilitarisme de Herder, sa polémique contre le principe de l'équilibre européen,
invoqué par les princes pour mener leurs sujets au combat, sont à rattacher au même état
d'esprit. La guerre est un instrument du totalitarisme de l'Etat monarchique, où personne « n'a
plus le droit de savoir... ce que c'est que la dignité personnelle et la libre disposition de soi »
(ibid. : 277), où le grain de sable qu'est l'individu ne pèse rien dans la machine (ibid. : 279).
Anticolonialisme
37Mais Herder va plus loin dans le refus de certaines conséquences de la philosophie des
Lumières, philosophie qui prône les vertus du commerce et de l'économie marchande. Dans
une des pages les plus saisissantes de Une autre philosophie de l'histoire, il dénonce, avec une
ironie voltairienne, les dévastations que fait subir à l'humanité la prédominance de cette
économie marchande. C'est là une des clés de la pensée de Herder, qui a fort bien vu le lien
étroit qu'il y a entre la colonisation « extérieure » et la colonisation « intérieure ».
38Encore une fois, le point de vue de Herder est celui de la révolution paysanne. Herder est
issu d'une famille de paysans pauvres et il a vécu à Riga, qui fut touchée par la révolte des
anabaptistes au XVIe siècle. On peut peut-être rendre compte de son attitude à partir de là.
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39Il écrit donc : « Où ne parviennent pas, et où ne parviendront pas à s'établir des colonies
européennes ! Partout les sauvages, plus ils prennent goût à notre eau-de-vie et à notre
opulence, deviennent mûrs pour nos efforts de conversion ! Se rapprochent partout, surtout à
l'aide de l'eau-de-vie et de l'opulence, de notre civilisation – seront bientôt, avec l'aide de
Dieu, tous des hommes comme nous ! Des hommes bons, forts, heureux.
40« Commerce et papauté, combien avez-vous déjà contribué à cette grande entreprise ! »
Plus loin, il poursuit : « Si cela marche dans les autres continents, pourquoi pas en Europe ?
C'est une honte pour l'Angleterre que l'Irlande soit si longtemps restée sauvage et barbare :
elle est policée et heureuse. ».
41Herder fait ensuite allusion au sort de l'Écosse. Mais il n'y en a pas que pour l'Angleterre ;
la France n'est pas oubliée : « Quel royaume en notre siècle n'est devenu grand et heureux par
la culture ! Il n'y en avait qu'un qui s'étalait au beau milieu, à la honte de l'humanité, sans
académies ni sociétés d'agriculture, portant des moustaches et nourrissant par suite des
régicides. Et vois tout ce que la France généreuse, à elle seule, a déjà fait de la Corse
sauvage ! Ce fut l'œuvre de trois... moustaches : en faire des hommes comme nous ! des
hommes bons, forts, heureux ! »
42« L'unique ressort de nos États : la crainte et l'argent ; sans avoir aucunement besoin de la
religion (ce ressort enfantin !), de l'honneur et de la liberté d'âme et de la félicité humaine.
Comme nous savons bien saisir par surprise, comme un second Protée, le dieu unique de tous
les dieux : Mammon ! et le métamorphoser ! et obtenir de lui par force tout ce que nous
voulons ! Suprême et bienheureuse politique ! » (Herder 1964 : 271-273).
43Plus loin encore, il récidivera, mettant cette fois en cause ce qu'il appelle le « système du
commerce », et qui embrasse, semble-t-il, à la fois l'idéologie sous-jacente à la science
économique et le capitalisme commercial, industriel et agraire : « Notre système commercial !
Peut-on rien imaginer qui surpasse le raffinement de cette science qui embrasse tout ? ... En
Europe, l'esclavage est aboli parce qu'on a calculé combien ces esclaves coûteraient davantage
et rapporteraient moins que des hommes libres ; il n'y a qu'une chose que nous nous soyons
permise : utiliser comme esclaves trois continents, en trafiquer, les exiler dans les mines
d'argent et les sucreries – mais ce ne sont pas des Européens, pas des chrétiens, et en retour
nous avons de l'argent et des pierres précieuses, des épices, du sucre, et... des maladies
intimes ! Cela à cause du commerce, et pour une aide fraternelle réciproque et la communauté
des nations ! "Système du commerce." Ce qu'il y a de grand et d'unique dans cette
organisation est manifeste : trois continents dévastés et policés par nous, et nous, par eux,
dépeuplés, émasculés, plongés dans l'opulence, l'exploitation honteuse de l'humanité et la
mort : voilà qui est s'enrichir et trouver son bonheur dans le commerce » (ibid. : 279-281).
44On a rarement dénoncé avec autant de véhémence les ravages qui ont rendu possible
l'édification de notre « économie-monde ». Herder a fort bien vu que l'entreprise, malgré
« l'humanisme » de ses hérauts et thuriféraires, prenait volontiers appui sur un racisme
ordinaire ou extraordinaire.
Antiracisme
45Herder a fort bien vu aussi ce que la notion même de race, appliquée au genre humain,
comporte de racisme implicite, dans la mesure où elle suppose, en fait, un polygénisme. Ceux
qui, comme Buffon ou Kant se veulent monogénistes, mais parlent néanmoins de races
humaines, sont donc, au moins, inconséquents. Herder est, lui, résolument monogéniste,
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contrairement à Voltaire, par exemple, qui pensait que « les Blancs et les Nègres, et les
Rouges, et les Lapons et les Samoyèdes et les Albinos ne viennent certainement pas du même
sol. La différence entre toutes ces espèces est aussi marquée qu'entre les chevaux et les
chameaux »... Le monogénisme chrétien est donc à rejeter : « Il n'y a... qu'un brahmane mal
instruit et entêté qui puisse prétendre que tous les hommes descendent de l'Indien Damo et de
sa femme9. »
46Herder croit à la profonde unité de l'espèce humaine parce qu'il croit à la profonde unité des
traditions. L'apparente diversité de ce qu'on appelle les races humaines n'est qu'un effet de la
diversité des climats qui ne peut, tout au plus, produire que des variétés, mais qui ne pourrait,
en aucun cas, engendrer des espèces. Cette diversité n'est donc pas un fait d'histoire naturelle,
mais plutôt, pourrait-on dire, de géographie historique ou d'histoire géographique ; histoire
qui témoigne, en tout cas, de la souplesse d'organisation de l'espèce humaine, c'est-à-dire de
sa raison. Chez Herder, l'universalité de la raison prend appui non seulement sur la diversité
des cultures, mais même sur la diversité d'apparence physique, de race, si l'on veut.
47Selon lui, on perd le fil de l'histoire quand on a une prédilection pour une race quelconque
et qu'on méprise tout ce qui n'est pas elle. L'historien de l'humanité doit être impartial et sans
passion, comme le naturaliste, qui donne une valeur égale à la rose et au chardon, au ver de
terre et à l'éléphant. La nature fait lever tous les genres possibles selon le lieu, le temps, la
force. Conformément à l'inspiration leibnizienne de la pensée de Herder, « les nations se
modifient selon le lieu, le temps et leur caractère interne », mais « chacune porte en elle
l'harmonie de sa perfection, non comparable à d'autres » (Herder 1962 : 275). On retrouve ici
ce que nous avons développé plus haut.
48Herder est donc opposé également au racisme d'un Buffon, chez qui le racisme ou, comme
dit Todorov, le « racialisme », entraîne la justification de l'esclavage et, bien entendu et a
fortiori, de la colonisation et de la conquête10. Mais il est probable qu'il ne pouvait non plus
approuver Kant, pour qui, certes, même chez les Lapons, les Groenlandais, les Samoyèdes,
même les « indigènes des mers du Sud » dont il est question dans les Fondements de la
métaphysique des mœurs(1957 : 141) ont droit à notre respect, mais qui n'en sont pas moins à
considérer comme moralement condamnables : en premier lieu parce qu'ils n'ont pas su
constituer d'État. Or l'État est la condition pour que nous ayons quelque chance d'atteindre à la
moralité. En second lieu, et surtout, parce qu'ils ne s'appliquent pas à développer leurs
aptitudes par le travail, bref, parce qu'ils n'ont pas notre culture. Plaçant le droit, le droit
« rationnel » moderne au-dessus du bonheur et, avec le droit, le travail, l'activité productive
qui éveille en l'homme l'idée de la supériorité de la raison sur les sens, Kant aboutit en fait à
un naïf européocentrisme, peu en accord avec la philosophie de Herder.
Un nouveau Vico
49En Europe même, la prétention à se faire l'éducateur du genre humain risque d'aboutir à une
dictature platonicienne des « spécialistes de l'universel ». L'anthropologie herderienne nous
propose une conception de la culture qui relativise par avance l'opposition : culture (au
singulier) / cultures (au pluriel) ou, plus clairement, l'opposition pensée / culture (au sens de
l'anthropologie). Que les cultures, au pluriel, ne contiennent aucune pensée active, aucune
créativité, n'est vrai que dans la mesure où « les cultures » ont été écrasées, tronçonnées,
émiettées, ôtées à leurs courants d'échange « naturels », mais cela se révèle faux partout où on
les laisse s'épanouir normalement.
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50Herder est un nouveau Vico, qui a compris qu'une éducation purement cartésienne, une
éducation de la « table rase », laisse l'homme désemparé, privé de tout repère moral et
politique, arraché aux dimensions sociales de son être. L'éducation de la pure pensée doit se
compléter d'une éducation des sens et des sentiments, d'une éducation « humaniste » qui fasse
place aux certitudes morales, c'est-à-dire au plus probable. Les arts du langage y doivent tenir
leur rang, trop souvent méconnu : l'art du discours et des lettres, l'art de la traduction
également, nécessaire à la connaissance morale d'autrui, et sans lequel on conçoit mal que
puisse se constituer une raison « dialogique ».
51Cette raison a besoin aussi de connaissances ethnologiques et historiques, elle a besoin de
ce décentrement de la pensée qu'elles procurent, et sans lequel il n'y a point de reconnaissance
d'autrui. L'histoire anthropologique, à la manière de Vico ou de Herder réunit ces deux types
de connaissances. Elle préfigure l'histoire telle qu'elle a été pratiquée de nos jours, depuis
Fustel de Coulanges jusqu'à Michel Foucault, en passant par l'école
des Annales. Conformément à l'esprit herderien, cette histoire est, non plus histoire des
gouvernants et des hommes de guerre, mais histoire des peuples, histoire des gens, histoire de
tous. L'histoire continuiste, dont certains ont la nostalgie, c'est la mythologie du pouvoir, de
ce pouvoir qui est, d'ailleurs, souvent responsable précisément des coupures, des cassures
dans l'histoire des simples gens et de leurs mentalités, comme il est responsable de
l'enfermement des ethnies en elles-mêmes, de leur emprisonnement dans des frontières
fermées, bloquant les échanges spontanés entre cultures.
52Ce que dit Giuseppe Cocchiara (1981 : 21) de Gian Battista Vico, à savoir qu'avec lui, les
traditions populaires entrent, de manière décisive, dans l'histoire, qu'avec lui aussi, les peuples
dits « primitifs » sont appelés à faire partie de l'histoire de l'humanité et qu'à ce titre, il est un
précurseur des méthodes de l'ethnologie, on pourrait le redire de Herder. Il n'y a pas de peuple
qui ne soit dans l'histoire. L'égalité des peuples, c'est aussi cela, c'est l'égale vocation à entrer
dans l'histoire et c'est l'égale sympathie que doit leur vouer l'historien. Les insuffisances de
l'Aufklärung sur ce point ont persisté souvent jusqu'à nos jours.
Conclusions
53Si nous ne perdons pas de vue que la culture allemande des XVIIIe et XIXe siècles a apporté
beaucoup à celle de l'Est européen, en Russie même et chez les nations qui connaissent
aujourd'hui un réveil démocratique, l'importance de Herder, qui y fut souvent lu et apprécié,
n'échappera à personne.
54Bien loin d'être un danger pour la démocratie, l'esprit herderien peut être un facteur qui
permette d'exorciser les fantômes d'un nationalisme rétrograde et agressif, et d'intégrer les
valeurs ethniques et nationales à un esprit démocratique rénové, où l'individualisme ne fasse
pas obstacle au sens de la communauté et la recherche du bien-être à la créativité culturelle.
55Mais pour que cela soit possible, il ne faut pas caricaturer la pensée de Herder et
dévaloriser systématiquement l'une des conquêtes les plus précieuses de l'esprit scientifique, à
savoir le perspectivisme, dans la mesure même où il nous permet de rendre justice à toutes les
formes d'humanité.
56En fait, il est paradoxal que l'on trouve aujourd'hui, du côté des philosophes et des
spécialistes des sciences humaines, une remise en cause du perspectivisme et du
particularisme linguistique et culturel, à un moment précisément où, à l'inverse, les
spécialistes des sciences « dures » et des techniques haut de gamme en viennent au
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perspectivisme eux aussi – consciemment, car ils l'ont toujours pratiqué en fait – et, dans le
travail même de la recherche et de l'invention technique et scientifique, vantent les mérites de
la tradition culturelle et son potentiel de créativité.
57L'utilisation de l'ordinateur va elle-même dans le sens du perspectivisme. Presque toujours
l'ordinateur calcule faux, et il faut trouver son chemin dans le brouillard des erreurs. Or il y a
plusieurs chemins possibles...
58Dans la physique moderne, l'absence d'ambiguïté et le caractère prédictible des
phénomènes a disparu, du fait, en particulier, de l'absence de simplicité du point de départ de
la ligne d'événements à prévoir. Comme l'écrit l'épistémologue italien Tito Arecchi (1989),
« l'existence d'un point de vue privilégié pour effectuer la mesure, sur laquelle tous les
physiciens étaient d'accord, est tombée en disgrâce ». C'est du sein même de la théorie et de la
pratique expérimentale physiciennes que surgit le perspectivisme.
59Mais il y a un point sur lequel des physiciens et des techniciens se retrouvent pour
rapprocher la science moderne des savoirs anciens : dans la recherche de la créativité, l'étude
de la dynamique de l'invention scientifique et technique fait ressortir l'importance de l'oral, de
l'expression parlée, dans la science et, par conséquent, l'importance de la langue et de
l'enracinement de cette langue dans un terreau culturel particulier. Ce sont les physiciens et
les technologues, aujourd'hui, qui deviennent herderiens. Je cite Jean-Marc Lévy-Leblond
(1990 : 25-26), physicien théoricien : « On peut... tranquillement affirmer que la science, en
France, est faite de beaucoup plus de mots français (parlés) qu'anglais (écrits). Qu'il soit
nécessaire de rappeler cette évidence montre à quel point le débat est faussé par une grave
erreur de conception sur la nature de la recherche scientifique, identifiée à son produit final
(les publications), plutôt qu'à son activité réelle. Or cette vitalité de la langue naturelle dans la
science est utile et féconde. La science se fait comme elle se parle. A s'énoncer, donc à se
penser, dans une langue autre que la langue ambiante, elle perdrait son enracinement dans le
terreau culturel commun et serait ipso facto privée d'une source essentielle, même si elle est
souvent invisible, de sa dynamique. Les mots ne sont pas des habits neutres pour les idées :
c'est souvent par leur jeu libre et inattendu que se fait l'émergence des idées neuves... Et cela
est encore plus vrai si l'on considère l'autre versant de la recherche scientifique, celui non de
la création novatrice, mais de la réflexion critique. »
60Et André-Yves Portnoff, directeur délégué de Science et technologie, va dans le même
sens. Avec David Landes, il regrette que beaucoup de responsables du tiers monde « cultivent
l'illusion de moderniser leur pays en faisant table rase de leur héritage historique », alors
qu'« aujourd'hui, la créativité technologique et industrielle, comme la créativité artistique, fait
appel à l'imaginaire », et que, de ce point de vue, « chaque langue, dans toute son épaisseur
historique, avec toutes ses strates de mémoire collective, constitue un instrument d'une
richesse indispensable » (1990 : 26).
61A entendre de tels propos, l'ombre de Herder frémirait d'aise dans l'au-delà. Mais à propos
de Herder faut-il parler d'ombre ? Ou de lumière ? Nous optons pour la lumière.
Bibliographie
Arecchi T., 1989. « Chaos et complexité », Le Monde/Liber, n° 1, oct.
Cassirer E., 1970. La philosophie des Lumières, Paris, Fayard (Die Philosophie der
Aufklärung, Tübingen, 1932).
12
Cocchiara G., 1981. Storia del folklore in Italia, Palerme, Sellerio.
Finkielkraut A., 1987. La défaite de la pensée, Paris, Gallimard.
Herder J. G., 1977. Traité sur l'origine de la langue, Paris, Aubier (Abhändlung über den
Ursprung der Sprache, 1770).
1964. Une autre philosophie de l'histoire, Paris, Aubier (Auch eine Philosophie der
Geschichte, 1774).
1962. Idées pour la philosophie de l'histoire de l'humanité, Paris, Aubier (Ideen zur
Philosophie der Geschichte der Menschheit, 1784).
Herzen A. I., 1843. « Le dilettantisme dans la science », Annales de la patrie.
Hume D., 1947 (1751). Essai de morale, in Enquête sur les principes de la morale, trad. de
A. Leroy, Paris, Aubier.
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1957 (1797). Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. de V. Delbos, Paris,
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Lévi-Bruhl L., 1890. L'Allemagne depuis Leibniz, Paris, Hachette.
Lévy-Leblond J.-M., 1990. « Une recherche qui se fait comme elle se parle... », Le Monde
diplomatique, janv.
Portnoff A.-Y., 1990. « La créativité victime des jargons », Le monde diplomatique, janv.
Roheim G., 1972. Origine et fonction de la culture, Paris, Gallimard.
Serres M., 1968. Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, I, Paris, PUF.
DOI : 10.3917/puf.serre.2002.01
Todorov T., 1989. Nous et les autres, Paris, Le Seuil.
Notes
1Cf. Finkielkraut (1987).
2J. de Maistre appelle Herder « l'honnête comédien qui enseignait l'Evangile en chaire et le
panthéisme dans ses écrits ». C'est dire la sympathie qu'il éprouvait pour lui...
3Cf. l'article « Français » dans l'Encyclopédie.
4En ce qui concerne l'éthique herderienne, voir, dans le présent article, le paragraphe intitulé
« Un eudémonisme relativiste. ».
5Voir notamment Roheim 1972.
6On pourrait, sur ce point, comparer la pensée de Herder avec certaines thèses de Cl. LéviStrauss.
7Leibniz, 1710. Essais de Théodicée : paragraphe 202.
8La preuve est que, pour lui, la prééminence actuelle de l'Europe est due, pour une part, à
l'extraordinaire mélange de populations et de cultures qui la caractérise : « En aucun continent
les peuples ne se sont autant mélangés qu'en Europe ; en aucun autre ils n'ont si radicalement
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et si souvent changé de résidences, et avec celles-ci de mode de vie et de mœurs... fusion sans
laquelle l'esprit général européen aurait difficilement pu s'éveiller » (Herder 1962 : 309).
9Voltaire, Essai sur l'histoire générale et l'esprit des nations depuis Charlemagne jusqu'à nos
jours, ch. III.
10Voir particulièrement le chapitre intitulé « Les voies du racialisme » dans l'ouvrage de
Todorov (1989 : 179 et sq.).
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