IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle Plan Introduction - Travail collectif sur ce qu’évoque pour les étudiants le mot « culture » - Emergence des questions et amorce des débats - « culture » et travail social 1ere partie I/ Le concept de culture 1/ Culture, définitions 2/ Fonctions de la culture II/ La diversité des cultures au sein des sociétés occidentales 1/ La pluralité des phénomènes culturels 2/ Uniformisation et différenciation socioculturelle 2eme partie Ethnocentrisme et relativisme culturel III/ La rencontres des cultures 1/ le phénomène d’acculturation 2/ Ma Culture, les cultures : la reconnaissance des cultures 3/ Le relativisme culturel : de Montaigne à Lévi-Strauss 4/ Ethnocentrisme : définition, mécanismes et effets. Conclusion : Au-delà de la culture, l’identité Article du N°110 de Sciences Humaines, Novembre 2000 : Cultures, la construction des identités. 1 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle http://www.dolimpio.com/ 1ere partie CULTURES ET SOCIETES Toute société est un ensemble humain caractérisé par un ensemble de traits particuliers. La culture, à ce titre, est importante, car elle manifeste et constitue l’identité des groupes humains. I. LE CONCEPT DE CULTURE : 1. Des significations distinctes : La définition courante de la culture fait référence à la somme des connaissances « nobles » (dans le domaine des arts, des connaissances scientifiques, des arts, des lettres…) que détient un individu ou le patrimoine des œuvres intellectuelles et artistiques que possède une société. L’expression de culture savante est généralement employée en sciences sociales pour désigner cet ensemble de savoirs. Pour rendre compte de l’extraordinaire diversité des sociétés humaines, anthopologues ont pour leur part proposé une définition très large de culture. Elle comprend l’ensemble des productions concrètes et abstraites de l’homme en société et elle peut s’incorporer dans les objets les plus humbles. Le rapprochement entre anthropologues et sociologues dans l’observation des sociétés va ouvrir une nouvelle réflexion sur la culture. Ils désignent dès lors par là l'ensemble des manières d'agir, de sentir, des valeurs et des normes qui sont communes aux membres d'un groupe et qui les différencient des autres hommes. 2. Les fonctions de la culture : La culture est une composante primordiale des sociétés humaines ; elle a ainsi plusieurs fonctions. Tout d’abord, elle permet d'adapter les hommes à leur milieu ( les manières de faire manifestent une adaptation à l’environnement ). Ensuite, elle permet d'intégrer des individus à une collectivité ( on peut vivre ensemble parce qu’on conçoit les choses d’une façon commune). Enfin, elle permet la communication ( on ne peut vivre ensemble que parce que l’on parle la même langue, que parce que la signification des faits et gestes peut-être comprise par les uns et les autres…) Cette adaptation et cette intégration reposent sur la transmission des traits culturels des générations précédentes aux générations suivantes. La culture manifeste l’acquis (social) par rapport à l’inné. (biologique). Un moment primordial de la constitution des groupes passe ainsi par la socialisation, qui permet la transmission et l’intériorisation des normes, des valeurs d’une société. II. La culture : un processus de construction : S’il est évident qu’il existe des identités culturelles distinctes d’une société à l’autre, la culture ne doit pas être perçue comme l’ensemble des traits qui caractériserait une fois pour toute les membres d’un groupe et qui les différencierait de manière tranchée des non-membres. Il ne faut pas essentialiser la culture, c’est-à-dire faire d’elle une « seconde nature » qui enfermerait les individus dans une identité collective immuable. Loin d’être une « chose » qui s’imposerait aux individus, la culture est le processus par lequel ceux-ci construisent de façon continue leur identité collective. S’ils s’inscrivent à la naissance dans un univers culturel donné, les individus ont cependant la capacité de la redéfinir, au moins partiellement. La culture est en recomposition permanente. Elle est le produit de l’ensemble des intéractions individuelles et collectives. III. LA DIVERSITE DES CULTURES AU SEIN DES SOCIETES OCCIDENTALES : 1. LA PLURALITE DES PHENOMENES CULTURELS : La diversité culturelle existe aussi au sein d’une même culture ; l’approche sociologique de la culture étudie les phénomènes culturels à l’intérieur des sociétés et particulièrement des sociétés occidentales. Chaque groupe social se caractérise par des valeurs, des normes et des pratiques sociales spécifiques. La notion de culture peut concerner une société globale (par exemple, la culture française), mais aussi des collectivités plus vastes (par exemple, la culture occidentale) ou au contraire plus 2 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle restreintes (par exemple la culture ouvrière ou bretonne). Dans ce dernier cas, on parle de sousculture pour indiquer qu’il s’agit de sous-ensembles au sein d’un ensemble plus large. La sous-culture peut aussi désigner un ensemble culturel propre à un groupe particulier (culture bourgeoise, culture des jeunes, culture provençale, culture d’entreprise…) ou à un mouvement d’idées (culture catholique, culture communiste…) mais qui partage cependant des traits culturels dominants de la société dans laquelle il s’inscrit. Certains groupes restreints ou plus élargis peuvent toutefois exprimer leur différence en adoptant un système de valeur, une manière de vivre en opposition avec la culture dominante. C’est le cas de bandes qui rejettent la culture dominante et constituent une contre-culture. Notons toutefois que les contre-cultures peuvent jouer un rôle dans le changement social et dans l’évolution de la culture dominante : un élément contre-culturel aujourd’hui peut devenir demain un élément de la culture globale d’un groupe social ou d’une société. 2. UNIFORMISATION ET DIFFERENCIATION SOCIOCULTURELLE : La diversité culturelle se manifeste aussi dans les pratiques. La diffusion massive des produits culturels est facteur d’uniformisation : une culture de masse se développe. Cependant les pratiques culturelles demeurent fortement influencées par les déterminants sociaux tels que l’appartenance socioprofessionnelle, le sexe, l’âge, le lieu de résidence… Certaines pratiques culturelles sont considérées comme supérieures et relèvent de la culture dominante. Ainsi, existe-t-il une hiérarchie culturelle. La culture dominante est celle du groupe social dominant qui impose la légitimité de sa propre culture. Cependant, les rapports de domination culturelle ne sont jamais tels que les groupes dominés soient privés de toute capacité d’élaboration culturelle. S’ils sont largement contraints de se définir par rapport à la culture de référence, celle des élites, ils développent aussi des pratiques de réappropriation et de détournement des productions culturelles dominantes. En somme le débat entre sociologues oppose ceux qui soulignent des phénomènes d’uniformisation culturelle du fait de la diffusion massive de produits culturels et donc d’une culture de masse, et les sociologues qui mettent en évidence la permanence des effets de distinction et de domination culturelle. III) LA RENCONTRE DES CULTURES : A) LE PROCESSUS D’acculturation : Les anthropologues ont montré la complexité des processus d’acculturation, c’est-à-dire des phénomènes qui résultent des contacts généralement prolongé entre des groupes d’individus de cultures différentes. Les modifications qui se produisent alors dans l’une et / ou l’autre des cultures concernées s’effectuent selon des modalités et sous des formes extrêmement variables. Il peut toutefois arriver qu’une culture disparaisse ; on parle alors d’ethnocide. Même si des rapports généralement asymétriques prévalent lors de cette mise en contact (colonisation, immigration, minorités ethniques…) et si les phénomènes de domination culturelle sont fréquents, les échanges culturels ne sont jamais à sens unique. En outre, les membres de la culture dite « receveuse » ne subissent pas passivement les transformations culturelles et celles-ci ne sont pas seulement destructrices. On observe des mécanismes de syncrétisme. En général, des configurations culturelles nouvelles naissent de cette confrontation complexe, qui constitue l’une des sources majeure du changement culturel. Les processus acculturatifs sont facteurs de déculturation, mais ils engendrent aussi des phénomènes de résistance culturelle, de contre-acculturation (rejet de la culture « donneuse » avec tentatives de restauration de la culture originelle). Souvent, les phénomènes d’acculturation sont analysés chez les populations immigrées. Cette forme particulière de socialisation secondaire peut conduire à l’assimilation (quand les traits de la culture d’origine disparaissent et sont remplacés pas l’adoption des traits de la culture du pays d’accueil), ou à l’intégration ( processus long au cours duquel certains traits culturels de la culture du pays d’accueil sont acceptés tandis que d’autres traits résistent à l’acculturation ). B) INTEGRATION ET MULTICULTURALISME : 3 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle La diversité culturelle s’appréhende aussi à travers la cohabitation de différentes communautés sur le sol national. La France s’est structurée sur un modèle d’intégration républicaine qui affirme l’égale dignité de chaque individu comme citoyen et renvoie l’affirmation des singularités culturelles au registre de la vie privée. On lui oppose le modèle multiculturaliste qui repose sur l’affirmation et le respect des différences et promeut la reconnaissance des cultures particulières des différentes communautés. C) la difficile reconnaissance de certaines cultureS : 1. Darwinisme social et ethnocentrisme : La culture est un phénomène universel. Tous les peuples ont une culture. Considérer que certains sont « incultes » ou déconsidérer certains traits culturels relève d’une attitude ethnocentrique. L’ethnocentrisme consiste en effet à juger une autre culture en fonction de ses propres normes et valeurs. Selon la thèse évolutionniste qui lui est souvent sous-jacente, l’histoire culturelle de l’humanité aurait évolué des sociétés primitives à la société occidentale. Cette thèse est contestée car rien ne permet d’établir une hiérarchie ou une filiation entre les cultures. 2. Le paradoxe du relativisme culturel : La remise en cause de l’ethnocentrisme a permis de développer l’idée du relativisme culturel. Il convient selon ce principe de ne pas classer les cultures : aucune culture n’est supérieure à une autre. Etre différent n’est pas être inférieur. L’école anthropologique américaine des années 20 (M.Mead, R.Benedict, B.Malinovski…) a donné un élan aux études de terrain, s’orientant vers la recherche de cultures ignorées des occidentaux. Elle a donné naissance au culturalisme, théorie selon laquelle la culture constitue un système cohérent et structuré qui façonne profondément les individus et détermine leur personnalité sociale. Cette analyse a été ensuite jugée trop déterministe et statique. La culture est aussi une production sociale : elle est produite par les acteurs sociaux qui interprètent les traits culturels et contribuent ainsi à l’évolution et au dynamisme culturel. Par ailleurs, le paradoxe du relativisme culturel mis en évidence par Levy-Strauss, dans Race et histoire, permet de s’interroger : toutes les valeurs sont-elles équivalentes ? Y a-t-il des valeurs supérieures ? Des pratiques jugées inacceptables ? (excision ?) 3. Mondialisation ou guerre des cultures ? La mondialisation est ressentie par certains peuples comme la volonté des sociétés dominantes d’imposer leurs règles économiques, sociales et politiques. Ils peuvent utiliser et renforcer certains traits culturels pour signifier leur résistance mais aussi se réfugier dans un repli culturel (exemple des talibans) en refusant tout contact. 4 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle blog.crdp-versailles.fr/.../public/RelativismeCulturel.doc 2eme partie : ethnocentrisme et relativisme culturel L'ethnologie est une discipline relativement récente des sciences humaines qui a fortement contribué à la connaissance des cultures non occidentales. Ce savoir a d'autre part substitué à l'ancienne anthropologie évolutionniste une nouvelle manière d'appréhender la diversité des cultures : le relativisme culturel. Il découle de l'observation et de la connaissance des cultures étrangères. Il affirme comme un principe l'idée qu'il est impossible d'attribuer des valeurs comparatives aux cultures, de les distribuer selon l'ordre hiérarchique qui va de l'inférieur au supérieur. C o m m e d ' u n e p a r t c h a q u e c u l t u r e e s t u n s y s t è m e d e comportements et de valeurs, et comme d'autre part, on l'a vu, chacune se valorise aux dépens des autres, toute évaluation d'une culture est nécessairement jugement d'une culture par une autre et ne saurait correspondre à rien d'objectif ni à rien de vrai. Le relativisme culturel récuse aussi par conséquent la classification historique des civilisations selon leur place dans la prétendue évolution ou développement de l'humanité. C'est la grande leçon de Lévi-Strauss qui a beaucoup fait pour diffuser l'idée que même les peuples qui n'ont pas progressé au sens où on l'entend communément, c'est-à-dire surtout techniquement, ont quand même une histoire. Dès lors, il peut dire que l'« histoire cumulative» (le progrès) n'est pas le privilège d'une civilisation ou d'une période de l'histoire. Mais surtout, ce sont les cadres de notre perception qu'il faut changer. Quand bien même les sociétés occidentales cumule raient davantage de progrès et d'innovations que d'autres, ce que l'on peut difficilement nier à propos de l'histoire récente, encore faut-il résister à la tentation de penser l'histoire des civilisations en termes de progrès, comme s'il s'agissait de mesurer la distance qui sépare chacune d'une nature originaire. Au contraire, « Le développement des connaissances préhistoriques et archéologiques tend à étaler dans l'espace des .formes de civilisation que nous étions portés à imaginer comme échelonnées dans le temps. » (Race et histoire). Lévi-Strauss entend penser la diversité des civilisations en. tant que telle. Il en finit avec l'idée de hiérarchie, qui corres pond finalement à une philosophie historique selon laquelle il y aurait des peuples adultes et d'autres qui seraient restés dans l'enfance de l'humanité : « En vérité, il n'existe pas de peuples enfants ; tous sont adultes, même ceux qui n'ont pas tenu le journal de leur enfance et de leur adolescence. » Comme le disait déjà l'ethnologue américain Melville Hers kovits, « il n'y a aucune raison de regarder aucun des groupes encore vivants comme nos ancêtres contemporains ». Aucune raison, par conséquent, d'appeler « primitif» aucun peuple actuel. Sachons nous en souvenir lorsque la télévision diffuse u n re p o rt a ge su r le s A b o ri gè n e s d 'A u s t ra l ie o u u n e t rib u d'Amazonie ! Avant l'apparition de l'ethnologie moderne, il existait une manière de relativiser le jugement porté sur les autres civilisa tions, et d'atténuer sa déformation ethnocentrique. Cela consist a it à f a ire u n u sage crit i qu e d e la d ive rsit é cu lt u re lle . I l s'agissait, par le jeu de la com paraison, de jeter un regard cr it i qu e su r n o t re cu lt u re d 'a p p a r t e n a n ce . C 'e st a in si p a r exemple que Pierre de Montaigne (1533-1592). Dans le chapitre des Essais intitulé Les cannibales, et par un astucieux retournement, il tire profit de la pratique « barb are » de l'anthro p o p h a gi e p o u r 5 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle d é n o n ce r la b a rb a rie qu i se d é ch a în a it a u même moment sous ses yeux en France lors des guerres de religion « Nous les pouvons bien les appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. » Le barbare n'est pas celui qu'on croit ! On voit cependant les limites de l'argument. L'usage critique des différences, loin de déboucher sur l'affirmation du relativisme culturel, conforte la perception de l'autre comme barbare. A côté de la barbarie essentielle de l'anthropophagie, qui heurte la raison, la barbarie française fait figure de simple accident de la civilisation. Montesquieu (1689-1755) ira plus loin sur la voie du relativisme, en établissant que la barbarie est une notion qui se retourne toujours contre elle-même. Si l'autre est un barbare, j'en suis un aussi. Les Lettres persanes en sont la démonstration plaisante. En faisant s'exprimer un étranger, musulman de surcroît, l'auteur use d'un artifice littéraire qui lui permet de critiquer quelques-unes des moeurs françaises, mais aussi cer tains dogmes catholiques, comme celui de la Trinité. A ceux qui se demandent comment l'on peut être persan, il rétorque : comment peut-on être français? L'étranger est d'abord plein de préjugés ethnocentriques à l'encontre de la vie parisienne; mais peu à peu, son point de vue d'étranger devient une position privilégiée pour prendre conscience que chaque individu interprète l'expérience dans les limites de sa propre culture. Le choc imaginaire des civilisa tions que Montesquieu met en scène dans son récit épistolaire est le moyen de s'élever au -dessus de l'ethnocentrisme. La critique des différences aboutit à une véritable leçon de relati visme culturel. Pour autant, il ne fait pas de l'ethnocentrisme à l'envers ; il ne juge pas supérieure la civilisation de l'autre, la civilisation persane ; la critique de la civilisation française n'est pas une fin en soi. Par exemple, tout ce qui se passe dans le harem constitue une critique d'un aspect de l'Islam : la manière d'y considérer la femme. L'ethnologie aura elle aussi à faire face à cette difficulté. Le relativisme culturel ne serait-il pas de l'e thnocentrisme à l'envers? Méfions-nous de ce travers qui consiste à renverser la hiérarchie pour mieux la conserver. Michel Leiris, poète et ethnologue contemporain, met en ga rde certain s ethnologues contre la tendance à préférer, à la culture occidentale jugée artificielle, la culture « intacte », « authentique », des tribus primitives. Ce goût, dit-il, équivaut à la pensée que le paysan breton est plus authentiquement français que l'habitant des grandes villes. La philosophie de l'authentique ne vaut pas toujours mieux que celle du progrès. Le relativisme cohérent insiste au contr aire sur le brassage des civilisations, leurs emprunts mutuels, sur les bienfaits de l'acculturation. S'il n'y a pas de civilisation supérieure à une au t re , c'e st p o u r la ra iso n qu 'e lle s so nt t ou t e s en con t a ct, qu'elles se fécondent mutuellement. Il n'y a pas de culture pure. La grandeur d'une civilisation tient au contraire à la richesse de ses échanges, à l'accueil qu'elle fait à l'autre en elle. 6 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle http://fr.wikipedia.org/wiki/Relativisme_culturel Relativisme culturel Le relativisme culturel est la thèse selon laquelle les croyances et activités mentales d'un individu sont relatives à la culture à laquelle appartient l'individu en question. Dans sa version radicale, le relativisme culturel considère que la diversité culturelle impose que les actions et croyances d'un individu ne doivent être comprises et analysées que du point de vue de sa culture. Bien qu'il n'ait jamais lui-même employé le terme, Franz Boas et à travers lui l'école américaine d'anthropologie au tout début du XXe siècle, fut un ardent défenseur d'une forme forte de relativisme culturel, s'opposant en cela aux tenants de l'universalisme. Le relativisme culturel est parfois ramené à sa composante de relativisme moral dit aussi relativisme éthique, thèse selon laquelle il n'est pas possible de déterminer une morale absolue ou universelle mais que les valeurs morales ne valent qu'à l'intérieur de frontières culturelles, où le code moral est le produit des coutumes et des institutions du groupe humain considéré. Le relativisme linguistique est une forme de relativisme culturel qui considère que le langage influence notre vision du monde et, que par conséquent, les représentations mentales d'individus parlant des langues distinctes diffèrent aussi ; c'est l'hypothèse dite, de Sapir-Whorf. Histoire Le relativisme culturel est une thèse peu défendue avant le XIXe siècle. Il peut se retrouver, d'une certaine façon, chez Hérodote, en ce qu'il s'attacha à décrire les moeurs et coutumes des peuples qu'il a visités sans porter de jugement extérieur. On le retrouve aussi chez les sceptiques, qui remettaient en cause de façon plus générale l'accès à la vérité. Platon, dans le Théétète, décrit Protagoras de manière polémique comme l'un des défenseurs d'un relativisme individuel. L'idée de Protagoras est que « l'homme est la mesure de toutes choses ». Protagoras considère que chaque individu croit ce qui est vrai pour lui. En ce sens il peut être considéré comme un précurseur philosophique du relativisme culturel, pour qui chaque individu tient pour vrai ce que sa culture tient pour vrai. La pensée relativiste nie en effet la possibilité de partager une moralité, excepté par convention culturelle. Ce point de vue peut se traduire par : « Chacun crée sa propre morale à partir de la même histoire ». L'individu se comporte donc en accord avec son sentiment, acceptation ou rejet de tout ou partie de cette histoire. Mais le relativisme culturel et par suite, le relativisme moral, s'est développé en Occident surtout à partir de la rencontre avec d'autres civilisations (cf. Montaigne). La domination européenne s'est accompagnée dans un premier temps d'une prétention à la supériorité de ses valeurs morales. Elle revendique plus volontiers aujourd'hui sa capacité à absorber les points de vue des autres cultures qui lui semblent opportuns, comme la liberté sexuelle des mers du Sud popularisée en dix générations par les relations de voyage de Cook et de Bougainville, qui achève une évolution amorcée dans la société victorienne. Le développement de l'anthropologie a réduit progressivement cette prétention, notamment à partir de la fin du XIXe siècle, grâce à des études de terrain qui nécessitent une véritable immersion dans des cultures différentes, laissant de côté ses propres valeurs afin d'être capable de comprendre ces cultures. Par cette voie, l'Occident a découvert des points de vue extérieurs sur lui-même, ce que Montesquieu illustrait déjà dans les Lettres Persanes et Voltaire dans ses contes. La pensée relativiste s'oppose à l'existence d'une morale absolue. En ce sens elle s'oppose aux thèses de certaines religions révélées, qui proposent une morale absolue dont l'origine et la garante est la divinité. Selon le pape Benoît XVI, le relativisme consiste à « laisser entraîner “à tout vent de la doctrine” » 1 et a comme « mesure ultime uniquement son propre ego et ses désirs ». Dès la fin du XXe siècle, des simulations sur ordinateur utilisant la théorie des jeux pour simuler les résultats de conduites arbitraires distinctes dans une population suggèrent l'émergence dans certains cas de stratégies morales stables (voir article L'Animal moral). Relativisme moral et morale absolue L'expression relativisme moral peut prendre plusieurs sens : dans un sens descriptif, c'est le constat empirique qu'il y a des différences morales entre les sociétés, à travers les âges et à travers l'espace ; 7 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle du point de vue de la réflexion éthique (ou méta-éthique), le relativisme concerne la justification des valeurs et des jugements moraux : il y a des divergences importantes entre les différentes manières de rendre compte de la morale et ces différences justifieraient l'idée que l'on ne peut logiquement résoudre le problème de savoir si une morale peut faire autorité (et laquelle) et servir de norme. En conséquence, la normativité d'une morale est relative à son origine sociale, qu'elle soit imposée par l'ensemble de la société ou par un groupe. Elle ne peut se comprendre que dans le contexte de croyances, de traditions et de pratiques collectives. dans le cas précédent, le relativisme ne nie pas toute justification morale parce qu'il est raisonnable pour un individu de suivre la morale imposée par sa culture, sa société ou son groupe. Cependant, on remarque que ces justifications ne sont ni vraies ni fausses et cet aspect peut conduire au refus d'attribuer une valeur de vérité, un sens et un statut ontologique (anti-réalisme) aux jugements moraux et aux valeurs morales. Ce relativisme peut être appelé nihilisme. Le relativisme moral s'oppose à la morale absolue. Pour celle-ci la morale est fixée par une nature humaine absolue (John Rawls), par une source externe comme des déités pour la plupart des religions ou par la nature même de l'univers (objectivisme). Les disciples d'une morale absolue sont souvent très critiques envers le relativisme ; certains le considèrent même comme de l'immoralité ou de l'amoralité. La morale universelle est un néologisme humaniste qui prône l'utilisation de la logique et de normes éthiques communément acceptées pour former une alternative philosophique à la morale relativiste et absolue. conception objectiviste, qui affirme que les lois morales ne dépendent pas de l'homme, mais : o sont des lois de la nature (philosophie grecque en général); o sont des commandements divins ; o sont des lois de la raison, en tant que tout être raisonnable (donc l'homme) doit leur obéir. Dans la conception objectiviste (ou réaliste), les valeurs morales sont éternelles et universelles ou au moins, absolues ; on ne peut donc ni les changer ni les détruire. Au contraire, dans la seconde conception, les valeurs morales sont variables d'une société, d'un groupe ou d'un individu à l'autre. Pour cette conception, souvent présentée de manière descriptive, il est difficile de condamner des pratiques qui appartiennent à d'autres sociétés (peine de mort, soumission des femmes, etc.), alors que la morale normative du premier type prétend s'imposer à tout être raisonnable, de tous temps et en tous lieux. Ethno-centrisme et relativisme culturel. Le relativisme culturel est parfois placé en contraste avec l'ethnocentrisme : juger la norme morale d'une société par les membres d'une autre est une forme d'ethnocentrisme ; certains relativistes culturels pensent que les gens ne peuvent être jugés qu'à l'aune du code moral de leur propre société, d'autres considèrent qu'étant donné que les codes moraux diffèrent entre les diverses sociétés seules les parties communes de ces codes peuvent être utilisées pour émettre de tels jugements.Une conséquence de ce point de vue est que tout jugement d'une société basée sur le code moral de l'observateur est invalide ; les individus doivent être jugés en fonction des normes de leur société et il n'y a pas de contexte plus large dans lequel ces jugements sont corrects. Ceci est une source de conflit entre morale relativiste et absolue car, pour cette dernière, une société dans son ensemble peut être jugée pour son acception de pratiques immorales tels l'esclavage, le maintien des femmes dans une position d'infériorité ou la peine de mort. De tels jugements peuvent être considérés comme arbitraires, bien que certains relativistes condamnent l'esclavage. Le philosophe David Hume suggère des principes similaires à ceux du relativisme moral dans Enquiry Concerning the Principles of Morals (1751). Avant lui, Montaigne utilisa le relativisme culturel sans tenter de le définir précisément. Ces arguments sont avancés dans quelques pays (Afghanistan, Arabie Séoudite, par exemple) pour contester la valeur universelle des droits de l'homme, perçus comme tentative d'ingérence occidentale. A l'opposé, Bernard Kouchner a avancé le concept de devoir d'ingérence dans le contexte précis des missions humanitaires. 8 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle Article de la rubrique « La philosophie en quatre questions » N° Spécial N° 16 - mai-juin 2012 La philosophie en quatre questions La culture est une seconde nature La coutume est chez l’homme, une seconde nature » écrivait Pascal. Par « coutume », le philosophe entendait ce que l’on nomme aujourd’hui la « culture », c’est-à-dire l’éducation, les habitudes acquises, les normes, les lois, mais aussi les croyances de toutes sortes. Si l’être humain est un être de culture, alors celle-ci façonne la personnalité et explique les comportements humains. C’est un des postulats de base de l’approche dite « culturaliste » en anthropologie, une approche qui va irriguer les sciences humaines et une partie de la philosophie contemporaine. La culture forge la personnalité L’approche culturaliste a été fondée Franz Boas (1858-1942), un physicien allemand, immigré aux États-Unis et converti à l’anthropologie après qu’il eut étudié les Indiens du grand nord Américain. Boas a formé toute une génération d’anthropologues américains (dont Alfred Kroeber, Edward Sapir, Ralf Linton, Margaret Mead, Ruth Benedict). Une des idées centrales de son école « culturaliste » est que la culture, l’éducation et la socialisation façonnent la personnalité dès le plus jeune âge. Ainsi, quand la jeune Margaret Mead se rend en Océanie pour étudier les sociétés dites primitives, c’est pour montrer comment la culture peut changer les hommes du tout au tout. Comparant trois populations voisines de Nouvelle-Guinée, elle trouve effectivement que la personnalité de la tribu des Arapesh, calme et paisible, est bien différente de celle des Mundugumors, brutale et belliqueuse ; quant aux Chambulis, les hommes y ont un caractère doux et émotif, mais sont dominés par des femmes dominatrices. R. Benedict, une autre élève de Boas, danseuse et poète reconvertie à l’anthropologie, a montré aussi dans ses Patterns of culture (Échantillons de civilisation) combien les différences culturelles peuvent être grandes entre deux peuples voisins : les bouillants Indiens Pimas, et les pacifiques Pueblos d’Arizona. Selon la culture transmise, on peut donc forger une personnalité aimable ou agressive, individualiste ou sociable, heureuse ou névrosée… En résumé, les instincts sont finalement négligeables au regard du poids de la culture. Les différences entre hommes et femmes, la violence, l’individualisme, la sexualité, tout est affaire de culture. « Nous sommes forcés de conclure que la nature humaine est presque incroyablement malléable, répondant précisément de façon contrastée aux contraintes culturelles », écrit M. Mead. Cette vision culturaliste va se traduire dans les sciences humaines, à partir des années 1980, à travers le paradigme de la « construction sociale ». La culture est-elle autonome ? Que la culture soit un fait humain fondamental est un fait incontestable. Sans apprentissage, aucun humain ne pourrait survivre dans une communauté donnée, ni dans aucun milieu (ni la forêt amazonienne ni le centre d’une ville). La culture socialise et transforme en partie les individus mais elle respecte aussi les contraintes naturelles. Prenons le cas des pratiques culinaires. Les types de cuisines, varient beaucoup selon la région du monde (il y a la civilisation du blé en Europe, la civilisation du riz en Asie, la civilisation du maïs en Amérique), mais ces cuisines, bien que différentes, restent ancrées dans des contraintes physiologiques de l’espèce. Les humains ne peuvent pas se nourrir d’herbe crue 9 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle comme les vaches ou de glands comme les écureuils. L’homme est un omnivore dont l’estomac s’est adapté à une cuisine diversifiée, mais les cuisines ont dû s’adapter elles aussi à l’organisme humain. Les exigences de l’organisme (en protéines, lipides, vitamines) sont impérieuses : c’est d’ailleurs à partir de celles-ci qu’on cherche aujourd’hui à promouvoir des régimes « équilibrés ». Et les carences ou surcharge de tel ou tel nutriment se paient très cher : une grave carence en vitamine A rend aveugle, une carence en vitamine C peut provoquer le scorbut. La suralimentation génère des maladies cardiovasculaires qui sont des fléaux de la santé publique. À vouloir nier la biologie, celle-ci reprend vite ses droits. La cuisine (une culture) doit donc composer avec les contraintes de l’organisme (la nature). Il existe donc une concordance entre la culture et les fonctions vitales. La culture explique-t-elle tout ? À partir des années 1970, une révision de la notion de culture s’est opérée au sein de l’anthropologie. Pour les culturalistes, une culture représente une sorte de bain invisible – fait de valeurs et de croyances – dans lequel les individus sont plongés depuis leur enfance. Or, une approche « constructiviste » et « interprétative », promue notamment par du courant des Cultural Studies a défendu une vision plus dynamique et réflexive de la culture depuis les années 1980. Ainsi, lorsqu’on observe les formes d’adhésion aux croyances religieuses, on s’aperçoit que les croyants n’adhèrent pas tous de la même façon : il y a des bigots et des mystiques, des croyants et des pratiquants, des gens qui n’adhèrent qu’à une partie de leur religion. Entre un individu et sa religion d’appartenance s’opère sans cesse des réinterprétations, une distance critique, une reconstruction personnelle. Il en va de même pour l’adhésion à un camp politique, ou à une culture d’entreprise ou familiale. Ce phénomène de distanciation est particulièrement prononcé dans les sociétés actuelles. Vue sous cet angle, la culture n’est pas un milieu qui se distillerait dans l’esprit des individus et à leur insu. La culture est plutôt vue comme un « discours » qui se prête à d’incessantes transformations et reconstructions, réinterprétations et réinventions de la part de sujets qui sont autant producteurs que produits par leur culture d’appartenance. De son côté l’anthropologie cognitive (qui s’inscrit dans le cadre de la théorie de l’évolution), insiste sur l’existence d’invariants culturels (comme la distinction universelle en l’âme et le corps) qui correspondrait à des schèmes universels d’organisation de l’esprit humain : ce que Kant nommait déjà les « formes a priori de l’entendement ». La Culture, de quoi parle-t-on ? « Le mot culture » (tout comme le mot « nature ») a de nombreuses acceptions différentes. La « culture » au sens du ministère de la Culture, ce sont les arts… Au sens anthropologique, la culture est un phénomène beaucoup plus large : les mythes, les croyances, les religions…Ce qui rend extrêmement difficiles les débats nature/culture tient aux nombreux glissements de sens que permet le mot « culture » : pour les uns, il s’identifie parfois à « tout ce qui n’est pas inné », pour d’autres, il renvoie aux seules représentations symboliques transmises par les voies du langage. Mais peut-on dire qu’un chien qui répond à son nom ou a été dressé à exécuter des ordres possède un embryon de culture ? • Culture matérielle et symbolique Mais ne faut-il pas y intégrer aussi les techniques, les pratiques culinaires, l’architecture ? Les anthropologues ont pris l’habitude de distinguer les « cultures symboliques » et « matérielles ». Les cultures symboliques recouvrent généralement : le langage, les croyances mythologiques et religieuses, les savoirs populaires et scientifiques, les arts cérémonies, rites, lois, normes et coutumes de toutes sortes. Les « cultures matérielles » désignent plutôt les 10 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle techniques, les pratiques culinaires, médicales, les objets fabriqués et outils, l’habitat et les modes de production. • Protoculture Les éthologistes, qui ont découvert que nombre d’animaux (singes, oiseaux, mammifères marins) se transmettaient des expériences (techniques de chasse par exemple) par l’observation et sans recours au langage, emploient le terme de « protoculture » pour désigner ces traditions acquises. La culture est-elle opposée à la nature ? Il existe trois façons très différentes d’envisager les relations entre nature et culture. Dans un cas la culture se substitue à une nature défaillante, dans l’autre elle la réprime, dans la troisième elle la cultive. • La culture remplace la nature. L’homme ayant perdu tout instinct, ses comportements seraient entièrement façonnés par une culture qu’il aurait incorporée. Il doit apprendre à chasser ou cuisiner pour se nourrir sans quoi il ne pourrait survivre. C’est l’idée que l’on retrouve chez les théoriciens de « l’être inachevé ». • La culture refoule la nature. La nature est du côté des pulsions ou des passions « animales ». Ces passions étant potentiellement dangereuses et destructrices, il s’agit de les dompter. Idée que l’on retrouve chez Descartes (l’esprit doit apprendre à dominer le corps) ou Freud (les pulsions sexuelles ou agressives sont refoulées par la culture). • La culture prolonge la nature. La nature fournit un tremplin, une impulsion première que l’éducation doit prolonger et encourager. Ainsi, le sport, encourage, canalise et cultive les dispositions naturelles innées (à la course, à la compétition). C’est l’idée de Rousseau (l’éducation ne réprime pas : elle encourage la curiosité naturelle) ou chez Nietzsche (la culture comme exercice athlétique qui permet de déployer les capacités naturelles). 11 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle http://www.philophil.com/ Race et histoire, De Claude Lévi-Strauss En 1952 quand Lévi- Strauss rédige Race et histoire, le tourisme n’est pas encore une industrie. Claude Lévi-Strauss définit l’ethnocentrisme et étudie ses différentes manifestations Nous nous intéresserons à trois axes essentiels - La définition de l’ethnocentrisme ; La dénonciation de la partialité des critères d’évaluation des sociétés ; La remise en cause de l’image rassurante du progrès ; L’ethnocentrisme C’est la tendance à répudier toutes les manifestations culturelles et les comportements éloignés de ceux auxquels nous nous identifions. Claude Lévi-Strauss précise que cette attitude de rejet est ancrée au plus profond de nous et réapparaît chaque fois que nous sommes placés dans des situations dérangeantes de perte de repères. Cette attitude individuelle est de tout temps et Lévi- Strauss souligne qu’elle a eu des traductions historiques dramatiques : Pour l’antiquité grecque, tout ce qui n’est pas grec est barbare Des siècles plus tard, tout ce qui n’était pas européen est sauvage et donc, dans la mesure du possible, à civiliser…Lévi-Strauss revient sur ces termes de « barbare » et « sauvage » et rappelle comme ils sont lourds de connotations péjoratives. Dans l’oreille d’un Grec « barbare » évoquait le chant inarticulé des oiseaux (caquetage et croassement). En latin, le radical « silva » dans « sauvage » - de la forêt- renvoie clairement à un genre de vie animal, contraire aux valeurs de la civilisation. L’ethnocentrisme est un préjugé qui consiste à rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui est étranger à une culture privilégiée. Lévi-Strauss remarque ainsi que l’idée de nature humaine englobant sans distinction d’apparence physique ou de civilisation toutes les formes de l’espèce humaine est d’apparition tardive dans l’Histoire, d’expansion toujours limitée ; c’ est surtout une idée dont l’influence est sujette à des régressions périodiques lors des poussées de fièvre raciste. C’est donc une idée fragile, une idée à défendre d’où ce petit texte qu’il rédige pour l’Unesco en 1952. Dans le chapitre consacré à l’ethnocentrisme, C. Lévi- Strauss tient à souligner qu’il n’y a rien qui marque plus l’inculture d’un homme que d’en qualifier un autre de « barbare », Tout homme est homme dans la culture puisque sans le contact des autres, il n’aurait développé aucune des facultés caractéristiques de l’humanité ( parole, station droite, habileté à la manipulation technique ; cf les enfants sauvages) « Le barbare, c’est d’abord celui qui croit à la barbarie » et il risque d’être d’autant plus cruel avec l’autre, qu’il ne le reconnaîtra pas comme un homme à part entière, un semblable au -delà de la variété des systèmes culturels. C.Lévi- Strauss cite un cas patent de discrimination en miroir : « Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la réplique. Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l'Amérique, pendant 12 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle que les Espagnols envoyaient des commissions d'enquête pour rechercher si les indigènes possédaient ou non une âme, ces derniers s'employaient à immerger des blancs prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur cadavre était ou non, sujet à la putréfaction ( ce qui devaient prouver qu’ils étaient bien des hommes et non des démons). Cette anecdote à la fois baroque et tragique illustre bien le paradoxe du relativisme culturel : c'est dans la mesure même où l'on prétend établir une discrimination entre les cultures et les coutumes que l'on s'identifie le plus complètement avec celles qu'on essaye de nier. En refusant l'humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie. » Le Technocentrisme Il existe une autre traduction de l’ethnocentrisme : ce que nous appellerons le « technocentrisme » Il consiste à privilégier comme critère de comparaison des différentes sociétés (et critère d’évaluation du progrès) des paramètres comme « la quantité d’énergie disponible par habitant » Selon cet angle d’approche et d’évaluation, les sociétés industrialisées occuperont la première place du tableau d’honneur, mais toute une masse de sociétés indiennes et africaines seront alors arbitrairement confondues en fin de liste, sous les appellations de « populations insuffisamment développées ». La culture occidentale voue un culte à la technique et juge toutes les autres formes culturelles d‘après ce critère d‘expertise. Polémique sur les critères du progrès : Pour Lévi-Strauss, si le critère retenu était le degré d'aptitude à triompher des milieux géographiques les plus hostiles à moindre coût, les Esquimaux et les Bédouins emporteraient la palme. Mais si le critère était le degré de spiritualité irradiant toute une société, l'Inde aurait ses chances en tête du classement. De plus, l’Occident, maître des machines, témoigne de connaissances très élémentaires sur l'utilisation des ressources de cette suprême machine qu'est le corps humain. » L'Occident aurait beaucoup de leçons à prendre, dans ce domaine, de 1'Orient et de l'Extrême-Orient. La Polynésie, outre le fait qu'elle savait déjà depuis des siècles pratiquer une culture sans terre, en vogue actuellement, a révélé aux premiers voyageurs occidentaux « un type de vie sociale et morale plus libre et plus généreux que tout ce que l'on soupçonnait ». Même les sociétés primitives australiennes (si nous acceptons de les observer selon les critères propres à leur développement, et non selon les nôtres) nous étonneront par la subtilité et la sophistication des règles de mariage qu'elles ont su constituer afin d'assurer l'unité de tout l'édifice social. « Ce sont eux qui ont vraiment découvert que les liens du mariage (qu'il y ait ou non polygamie) fournissent le canevas sur lequel les autres institutions sociales ne sont que des broderies ; avec une admirable lucidité, les Australiens ont fait la théorie de ce mécanisme » d'équilibrage social et de dynamique unificatrice. Ils ont inventorié les principales méthodes permettant de réaliser cet équilibre avec les avantages et les inconvénients qui s'attachent à chacune. 0n pourrait aussi parler de la mémoire généalogique et du culte des ancêtres, délaissés par nos cultures au point que plus personne (sauf recherche volontaire) ne sait décliner le nom du grand-père de son grand-père, alors qu'ailleurs, c'est un rapport au sacré qui se joue dans le souvenir de cette filiation. 13 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle La relativité culturelle nous apprend que le développement et l'épanouissement n'ont pas qu'une seule figure, celle de la croissance énergétique et de la consommation ; Le capitalisme a généralisé une idéologie techniciste du progrès qui occulte que le progrès peut prendre d'autres formes. La mondialisation du modèle culturel occidental n'est pas, aux yeux de Lévi-Strauss, le résultat d'un authentique plébiscite, mais seulement l’effet pervers du déséquilibrage des systèmes traditionnels. L'évolutionnisme social: Une des conséquences de la survalorisation de la technique par l’occident : le préjugé de L'évolutionnisme social. Dans sa formulation il est antérieur, à l'évolutionnisme biologique de Darwin, et consiste à penser que les sociétés se sont succédées dans le temps historique selon un ordre rigoureux de perfectionnement croissant. Cette théorie envisage les différents états culturels comme des étapes plus ou moins avancées dans un processus de développement linéaire qui conduit fatalement toutes les sociétés à un même point : le point d'excellence, celui justement qu'aurait atteint la société occidentale avec la révolution industrielle. Cette représentation de l'histoire prétend asseoir sa légitimité sur une classification objective : celle des techniques et de leurs complexifications croissantes. Ainsi sait-on ou croit-on savoir que : « L'Europe actuelle fut d'abord habitée par des espèces variées du genre Homo se servant d'outils de silex grossièrement taillés ; à ces premières cultures en ont succédé d'autres, où la taille de la pierre s'affine, puis s'accompagne du polissage et du travail de l'os et de l'ivoire ; la poterie, le tissage, l'agriculture, l'élevage font ensuite leur apparition associés progressivement à la métallurgie dont nous pouvons aussi distinguer les étapes. » : « L'âge de pierre », « l'âge de feu », « l'âge de fer » : si les formes successives de techniques s'ordonnent dans le sens d'une évolution et d'un progrès, on peut bien établir une hiérarchie et penser que certaines sont supérieures en complexité et en efficacité à d'autres, moins savantes, moins astucieuses. C'est sur ce constat apparemment objectif que s'établit par analogie une classification culturelle des sociétés humaines qui reproduit donc la discrimination hiérarchique en prenant comme critère le développement technique. Le travail de Lévi-Strauss dans Race et Histoire (1952) a justement consisté à démystifier ce faux évolutionnisme. D'abord, il dénonce les simplifications qui font croire à une succession chronologique rigoureuse alors que ces différentes techniques ont largement coexisté dans le temps et l'espace et constituent non pas des étapes d'un progrès à sens unique mais des « faciès » d'une réalité technique hétérogène dans ses formes. « Le progrès n'est ni nécessaire, ni continu » : il procède par sauts, par bonds, ou comme diraient les biologistes, par « mutations » et s'accompagne de changements d'orientation. L'humanité en progrès ne ressemble guère à un personnage gravissant un escalier, ajoutant par chacun de ses mouvements une marche nouvelle à toutes celles dont la conquête lui est déjà acquise ; elle évoque plutôt le joueur dont la chance est répartie sur plusieurs dés et qui, à chaque fois qu'il les jette, les voit s'éparpiller sur le tapis, amenant autant de comptes différents. Ce que l'on gagne sur un, on est toujours exposé à le perdre sur l'autre, et c'est seulement de temps à autre que l'histoire est cumulative, c'est-à-dire que les comptes s'additionnent pour former une combinaison favorable. » 14 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle Certes, la révolution industrielle en Occident est l'exemple d'une telle combinaison heureuse, et l'on pourrait même croire que depuis, le cours historique des inventions n'a cessé d'être cumulatif tant les savoirs s’interpénètrent et multiplient leur efficacité technique par synergie. Mais Lévi-Strauss entend relativiser le privilège de l'Occident : à l'échelle de l'histoire de l’humanité, les Mayas avaient réussi une synthèse tout aussi impressionnante. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler que nous leur devons ces « piliers de la culture occidentale » que sont la pomme de terre, le caoutchouc, le tabac et la coca (base de l'anesthésie moderne), mais aussi « le maïs et l'arachide (qui devaient révolutionner l'économie africaine), le cacao, la vanille, la tomate, l’ananas, le piment, plusieurs espèces d'haricots, de coton, de cucurbitacées ». Les Mayas avaient exploré de fond en comble les ressources du milieu naturel ;ils avaient domestiqué les animaux et sélectionné les espèces les plus variées afin de satisfaire leurs besoins alimentaires et médicaux. Ils avaient poussé très loin la sophistication de certaines industries comme le tissage, la céramique, le travail des métaux ; ils connaissaient la roue qu’ils utilisaient pour fabriquer des animaux à roulettes pour leurs enfants quoiqu’ils n'aient pas eu l'idée du chariot. Les Mayas connaissaient le zéro (base de l’arithmétique) au moins un demi millénaire avant sa découverte par les savants indiens puis sa transmission à l'Europe par le biais des Arabes. Quant au régime politique maya (qu'on le qualifie de socialiste ou de totalitaire) il relevait déjà des formes les plus complexes d'organisation sociale. Lévi-Strauss exhibe cet exemple pour souligner clairement que l'histoire cumulative n'est le privilège ni d'une seule région du globe (l'Occident), ni d'une seule période de l'histoire humaine (la modernité). Le croire serait d'ailleurs négliger les contributions des cultures passées à l'essor technologique occidental. 15 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle Culture particulière et culture universelle Que nous suivions les analyses de Kant, de Freud ou même de Rousseau, nous devons, dans chaque cas, reconnaître qu’un certain progrès culturel se déploie au cours de l’histoire humaine. Cette idée vous apparaît sans doute comme une évidence absolue : comment nier que le monde dans lequel nous vivons est mille fois supérieur au monde préhistorique, antique ou médiéval ? Nos moyens techniques sont bien plus développés, notre productivité est supérieure, nous sommes plus savants, nous vivons plus longtemps, etc. Pourtant, à y regarder de plus près, la question n’est peutêtre pas si évidente, surtout si on distingue la culture de la simple technique : le progrès technique est indéniable, mais les choses sont soudain beaucoup moins claires si on considère la culture en tant que telle. Par exemple, il semble tout à fait douteux que l’homme moderne ait atteint une moralité plus élevée que ces prédécesseurs – le triste exemple de la banalisation du mal au cours de la seconde guerre mondiale1 plaiderait plutôt pour le contraire. Et à vrai dire, on pourrait étendre cette critique jusqu’au domaine purement technique lui-même : les problèmes de pollution soulevés par la technique moderne remettent très sérieusement en cause l’idée d’une supériorité absolue de cette technique sur les manières de vivre précédentes, moins efficaces mais davantage en symbiose et en équilibre avec les écosystèmes. A. Le relativisme culturel 1. Le relativisme de Montaigne Cette critique de notre tendance spontanée à croire que notre culture est supérieure aux autres a été initiée par Montaigne, qui vivait à une époque où, suite aux grandes découvertes, les Européens prirent soudain conscience de l’incroyable diversité des hommes et des cultures à travers le monde. Montaigne retire de cette confrontation avec les « sauvages » une grande humilité et une distance critique par rapport à notre propre culture. Non que les indigènes soient des êtres parfaits : ils ont au contraire de nombreux rites atroces ; mais la confrontation à leur altérité2 nous fait comprendre que nous ne sommes pas meilleurs qu’eux, au contraire, nous nous sommes davantage écartés de la nature : « Je ne suis pas marri que nous remarquons l’horreur barbaresque qu’il y a en une telle action, mais oui bien de quoi jugeant à point de leurs fautes, nous soyons si aveugles aux nôtres. »3 Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté : sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage. Comme de vrai nous n’avons autre mire de la vérité, et de la raison, que l’exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages de même que nous appelons sauvages les fruits, que nature de soi et de son progrès ordinaire a produits : là où à la vérité ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice, et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là sont vives et vigoureuses, les vraies, et plus utiles et naturelles, vertus et propriétés ; lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, les accommodant au plaisir de notre goût corrompu. Et si pourtant la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût même excellente à l’envi des nôtres, en divers fruits de ces contrées-là, sans culture : ce n’est pas raison que l’art gagne le point d’honneur sur notre grande et puissante mère nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l’avons du tout étouffée. Si est-ce que partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises. (…) Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver à représenter le nid du moindre oiselet, sa contexture, sa beauté, et l’utilité de son usage : non pas la tissure de la chétive araignée. Toutes choses, dit Platon, sont produites ou par la nature, ou par la 1 Cf. le cas Eichmann, cours sur le devoir, annexe. A leur différence. L’altérité désigne le caractère de ce qui est autre. 3 Montaigne, Essais, livre I, chap. 31. 2 16 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle fortune, ou par l’art. Les plus grandes et plus belles par l’une ou l’autre des deux premières : les moindres et imparfaites par la dernière. Ces nations me semblent donc aussi barbares, pour avoir reçu fort peu de façon de l’esprit humain, et être encore fort voisines de leur naïveté originelle. Les lois naturelles leur commandent encore, fort peu abâtardies par les nôtres. Montaigne, Essais, livre II, chap. 31 : « Des cannibales » En vérité, on pourrait sans doute critiquer cette idée de Montaigne selon laquelle les sauvages sont plus proches de la nature que nous. Montaigne voit dans la nature la règle et le modèle que nous devrions suivre. Or nous avons critiqué, d’un point de vue purement logique, cette idée de prendre la nature pour modèle. Mais certains arguments mis en avant par Montaigne pour relativiser notre présomption à l’égard des cannibales sont à retenir, comme cette anecdote qui révèle l’esprit du cannibalisme : Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. Leur guerre est toute noble et généreuse, et a autant de beauté que cette maladie humaine en peut recevoir : elle n’a autre fondement parmi eux, que la seule jalousie de la vertu. Ils ne sont pas en débat de la conquête de nouvelles terres : car ils jouissent encre de cette puberté naturelle, qui les fournit sans travail et sans peine, de toutes choses nécessaires, en telle abondance, qu’ils n’ont que faire d’agrandir leurs limites. (…) Si leurs voisins passent les montagnes pour les venir assaillir, et qu’ils emportent la victoire sur eux, l’acquêt du victorieux, c’est la gloire, et l’avantage d’être demeuré maître en valeur et en vertu : car autrement ils n’ont que faire des biens des vaincus, et s’en retournent à leurs pays, où ils n’ont faute d’aucune chose nécessaire ; ni faute encore de cette grande partie, de savoir heureusement jouir de leur condition, et s’en contenter. Autant en font ceux-ci à leur tour. Ils ne demandent à leurs prisonniers, autre rançon que la confession et reconnaissance d’être vaincus : Mais il ne s’en trouve pas un en tout un siècle, qui n’aime mieux la mort, que de relâcher, ni par contenance, ni de parole, un seul point d’une grandeur de courage invincible. Il ne s’en voit aucun, qui n’aime mieux être tué et mangé, que de requérir seulement de ne l’être pas. Ils les traitent en toute liberté, afin que la vie leur soit d’autant plus chère : et les entretiennent communément des menaces de leur mort future, des tourments qu’ils y auront à souffrir, des apprêts qu’on dresse pour cet effet, du détranchement de leurs membres, et du festin qui se fera à leurs dépens. Tout cela se fait pour cette seule fin, d’arracher de leur bouche quelque parole molle ou rabaissée, ou de leur donner envie de s’enfuir ; pour gagner cet avantage de les avoir épouvantés, et d’avoir fait force à leur constance. (…) Pour en revenir à notre histoire, il s’en faut tant que ces prisonniers se rendent, pour tout ce qu’on leur fait, qu’au rebours pendant ces deux ou trois mois qu’on les garde, ils portent une contenance gaie, ils pressent leurs maîtres de se hâter de les mettre en cette épreuve, ils les défient, les injurient, leur reprochent leur lâcheté, et le nombre des batailles perdues contre les leurs. J’ai une chanson faite par un prisonnier, où il y a ce trait : Qu’ils viennent hardiment trétous, et s’assemblent pour dîner de lui, car ils mangeront quant et quant leurs pères et leurs aïeux, qui ont servi d’aliment et de nourriture à son corps : ces muscles, dit-ils, cette chair et ces vaines, ce sont les vôtres, pauvres fols que vous êtes : vous ne reconnaissez pas que la substance de vos ancêtres s’y tient encore : savourez-les bien, vous y trouverez le goût de votre propre chair : invention, qui ne sent aucunement la barbarie. Montaigne, Essais, livre II, chap. 31 : « Des cannibales » 2. La critique de Lévi-Strauss Lévi-Strauss, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, a remis au premier plan ces idées relativistes, afin de réfuter une fois pour toutes l’ethnocentrisme, cette attitude de celui 17 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle qui pense que sa culture est supérieure aux autres, et qui avait culminé dans le nazisme. Dans Race et histoire, Lévi-Strauss montre qu’aucune culture ne peut être dite supérieure à une autre : chaque culture répond, par des moyens différents, à des problèmes différents. L’attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n’est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l’Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. Or derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l’inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animale, par opposition à la culture humaine. Dans les deux cas, on refuse d’admettre le fait même de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit. (…) Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les « sauvages » (ou tous ceux qu’on choisit de considérer comme tels) hors de l’humanité, est justement l’attitude la plus marquante et la plus distinctive de ces sauvages mêmes. (…) Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l’Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour rechercher si les indigènes possédaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à immerger des blancs prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur cadavre était, ou non, sujet à la putréfaction. Cette anecdote à la fois baroque et tragique illustre bien le paradoxe du relativisme culturel (que nous retrouverons ailleurs sous d’autres formes) : c’est dans la mesure même où l’on prétend établir une discrimination entre les cultures et les coutumes que l’on s’identifie le plus complètement avec celles qu’on essaye de nier. En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie. Lévi-Strauss, Race et histoire (1952), chap. 3 B. La critique du relativisme : la tartine et les mathématiques 1. L’idée de progrès et de supériorité Toutefois, ce relativisme culturel peut être nuancé et critiqué. D’abord, dans la mesure où la culture vise à atteindre certains buts, on peut évaluer objectivement sa capacité à y parvenir, et à moindre coût. Dans cette optique on peut évaluer objectivement la manière dont répondent les différentes techniques à des problèmes donnés. Même Lévi-Strauss reconnaît que l’histoire humaine est marquée par un certain progrès : Les progrès accomplis par l’humanité depuis ses origines sont si manifestes et si éclatants que toute tentative pour les discuter se réduirait à un exercice de rhétorique. Et pourtant, il n’est pas si facile qu’on le croit de les ordonner en une série régulière et continue. (…) Encore une fois, tout cela ne vise pas à nier la réalité d’un progrès de l’humanité, mais nous invite à le concevoir avec plus de prudence. Le développement des connaissances préhistoriques et archéologiques tend à étaler dans l’espace des 18 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle formes de civilisation que nous étions portés à imaginer comme échelonnées dans le temps. Cela signifie deux choses : d’abord que le « progrès » (si ce terme convient encore pour désigner une réalité très différente de celle à laquelle on l’avait d’abord appliqué) n’est ni nécessaire, ni continu ; il procède par sauts, par bonds, ou, comme diraient les biologistes, par mutations. Lévi-Strauss, Race et histoire, chap. 5. De plus, l’idée d’un progrès « en soi » et surtout d’une supériorité « en soi » n’a pas de sens. Ces idées supposent un certain critère, qui reste souvent implicite, à l’aune duquel on juge les formes culturelles en présence. Il y a donc des hiérarchies et des supériorités objectives entre les cultures, mais elles dépendent directement du critère retenu : La civilisation occidentale s’est entièrement tournée, depuis deux ou trois siècles, vers la mise à disposition de l’homme de moyens mécaniques de plus en plus puissants. Si l’on adopte ce critère, on fera de la quantité d’énergie disponible par tête d’habitant l’expression du plus ou moins haut degré de développement des sociétés humaines. La civilisation occidentale, sous sa forme nord-américaine, occupera la place de tête, les sociétés européennes venant ensuite, avec, à la traîne, une masse de sociétés asiatiques et africaines qui deviendront vite indistinctes. Or ces centaines ou même ces milliers de sociétés qu’on appelle « insuffisamment développées » et « primitives », qui se fondent dans un ensemble confus quand on les envisage sous le rapport que nous venons de citer (et qui n’est guère propre à les qualifier, puisque cette ligne de développement leur manque ou occupe chez elles une place très secondaire), elles se placent aux antipodes les unes des autres ; selon le point de vue choisi, on aboutirait donc à des classements différents. Si le critère retenu avait été le degré d’aptitude à triompher des milieux géographiques les plus hostiles, il n’y a guère de doute que les Eskimos d’une part, les Bédouins de l’autre, emporteraient la palme. L’Inde a su, mieux qu’aucune autre civilisation, élaborer un système philosophico-religieux, et la Chine, un genre de vie, capables de réduire les conséquences psychologiques d’un déséquilibre démographique. Il y a déjà treize siècles, l’Islam a formulé une théorie de la solidarité de toutes les formes de la vie humaine : technique, économique, sociale, spirituelle, que l’Occident ne devait retrouver que tout récemment, avec certains aspects de la pensée marxiste et la naissance de l’ethnologie moderne. Lévi-Strauss, Race et histoire, chap. 6 Retenons-en cette évidence : le concept de supériorité n’a aucun sens indépendamment d’un critère particulier donné. Il n’existe pas de supériorité en soi. On peut parler de la supériorité d’une technique, d’une culture ou d’un être humain sur un autre, mais il s’agit toujours d’une supériorité à un certain égard, donc d’une supériorité locale et partielle, et jamais d’une supériorité absolue. 19 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle Sciences Humaines :Article de la rubrique « Cultures: la construction des identités » Mensuel N° 110 - Novembre 2000 Cultures : la construction des identités Penser la culture NICOLAS JOURNET La notion de culture est une création anthropologique du xxe siècle. Si elle occupe aujourd'hui une place de choix dans les sciences humaines, c'est qu'elle est le lieu d'un interminable débat sur la place de l'universel et du particulier dans l'action et la pensée humaines. La définition de la culture donnée en 1871 par le juriste Edward B. Tylor passe aujourd'hui pour fondatrice. A priori, elle est simplement descriptive : E.B. Tylor définissait le contenu de toute « culture » ou « civilisation » comme l'ensemble des connaissances, croyances, arts, lois et coutumes acquis par l'homme en tant que membre d'une société. Pourtant, l'initiative était lourde de sens : elle supposait que tout homme capable de vivre en collectivité, même le plus primitif, avait une culture. Ensuite, elle soulignait le caractère acquis de la culture, rejetant ainsi explicitement l'attribution des moeurs à la nature physique des peuples, une idée encore largement en vigueur parmi les anthropologues de l'époque. La notion moderne de culture s'est formée aux dépens de deux théories concurrentes. D'abord celle défendue, dès le début du xixe siècle, par les anthropologues polygénistes, selon laquelle l'humanité provenait de plusieurs souches différentes. Pour beaucoup de ces penseurs racialistes, les caractères moraux des peuples étaient liés à leur caractères physiques et déterminaient leur plus ou moins grande aptitude à la civilisation artistique et industrielle. Certains peuples, étant restés proches de la nature, étaient appelés « naturels ». L'autre thèse, monogéniste, affirmait qu'il n'existait qu'une seule espèce humaine, et que ses différences étaient le reflet de positions sur l'échelle du progrès. Ce modèle, issu de la philosophie des Lumières, une fois érigé en théorie, allait forger les cadres du puissant courant évolutionniste en sociologie et en anthropologie, dominant à la fin du xixe siècle. Dans ce schéma, il n'y avait que peu de place pour l'idée de variation culturelle. L'histoire de la civilisation étant une et indivisible, chaque peuple avait sa place sur une échelle allant de la sauvagerie à la modernité, en passant par la barbarie. Les peuples les moins évolués étaient appelés « primitifs ». Le mot culture, quant à lui, avait déjà une longue histoire derrière lui. Il apparaît au xvie siècle pour qualifier la pratique du paysan ou du jardinier qui cultive son champ. Au xviiie siècle, il acquiert un sens figuré : on peut désormais « cultiver » les lettres, les arts ou les sciences. La culture désigne alors exclusivement la démarche de celui qui acquiert des connaissances livresques, qui s'élève dans les progrès de l'esprit. Il n'est pas question alors de « culture populaire », ni même de « culture française » : on lui préfère, en France, le mot « civilisation », indiquant l'idée d'un processus universel tourné vers l'avenir, et non le rappel d'une tradition ou la célébration d'un héritage. La notion de culture particulière à un groupe humain est d'origine allemande. Elle naît de l'idée, affirmée en 1774 par le philosophe Johann G. Herder, que chaque peuple possède un Volksgeist (génie populaire), une inspiration qui lui est propre. Dans le cas allemand, ce « génie » est incarné par la Kultur folklorique, littéraire et artistique des classes populaires et bourgeoises, opposées aux sciences et aux philosophies cosmopolites prisées par l'aristocratie. Ainsi, la Kultur allemande inaugure un nouvel usage du terme, qui désigne avant tout les oeuvres de l'esprit, la langue, la religion et la morale (par opposition à la technique) qui constituent le bien particulier d'un peuple et le différencient des autres. Cette histoire mouvementée justifie la multiplicité des significations que peut prendre le mot aujourd'hui, selon le contexte où il est employé : forme de développement intellectuel (homme cultivé), aptitude créative (loisir culturel), ensemble de manières de penser et de faire propres à un groupe social (culture ouvrière), tradition artistique et littéraire propre à un lieu, un pays, une époque (culture arabo-andalouse), ensemble de valeurs propres à une civilisation (culture judéo-chrétienne), une étape dans l'histoire des techniques (culture aurignacienne)... Toutefois, lorsque, au tournant du siècle, les sciences humaines ont entrepris de constituer leur objet, elles ont eu principalement affaire à deux acceptions de ce terme : celle qui découlait de 20 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle l'universelle aptitude de l'homme à s'arracher aux contraintes de la nature, et celle qui se dégageait de la contemplation de la diversité des moeurs, des langues et des formes de vie sociale. Civilisations ou cultures En France, l'idée de constituer les cultures en objets singuliers se heurta, jusque dans les années 30, à la conception unitaire de la civilisation comme processus de développement : un sociologue comme Emile Durkheim, un anthropologue comme Marcel Mauss ne faisaient pratiquement pas usage de la notion de culture, mais de celles de tribus, d'ethnies, de sociétés ou de civilisations pour désigner des entités distinctes. Pourtant, sur un plan plus théorique, leur oeuvre a contribué à la formation du concept moderne de culture. Durkheim, Mauss et d'autres anthropologues comme Lewis H. Morgan, avaient pour souci de constituer une histoire culturelle de l'humanité dégagée de tout fondement naturel, de toute explication raciale : pour eux, il n'existait pas de peuple sans civilisation. D'autre part, leur intérêt pour les sociétés exotiques les confrontait à une diversité de croyances et de pratiques. Bien que ces différences fussent plus ou moins renvoyées aux étapes d'une évolution, ils n'en tiraient pas de jugement de valeur. Enfin, la théorie sociologique de Durkheim fournissait les cadres d'une conception communautariste de la culture : chaque société, formant un tout, était surmontée d'une « conscience collective », notion qui semble préparer la place à celle de culture. Toutefois, comme le montre leur opposition à la notion de « mentalité primitive » de Lucien Lévy-Bruhl, le relativisme de Durkheim et Mauss avait des limites. En fait, ni l'un ni l'autre ne pouvaient concevoir la culture indépendamment des institutions qui la portent, et tendaient naturellement à démembrer les cultures en une collection de rubriques (religion, rites, mythes, croyances, techniques du corps...). Le développement du concept différentialiste de culture est principalement l'oeuvre de sociologues et d'anthropologues anglo-saxons, directement ou indirectement influencés par la tradition allemande. Bronislav Malinowski, en inaugurant le fonctionnalisme, applique et développe à partir de 1922 l'idée que les arts, les croyances, les rites, les usages sociaux et les techniques d'une communauté forment un tout intégré, tendant à se reproduire à l'identique. Le souci de situer les civilisations dans l'histoire, jugé spéculatif, est remplacé par celui de rendre compte de leur cohérence interne : il s'agit de montrer par exemple que les relations de famille des Trobriandais, leurs idées sur la reproduction et leurs croyances relatives aux morts se correspondent. Ainsi, la société explique la culture et la culture explique la société : pour Malinowski, il n'y a pas vraiment de hiérarchie, même si au bout du compte, sa théorie de la culture, en 1944, est une tentative de fonder le tout sur des besoins universels. Vers le culturalisme Toutefois, le développement du culturalisme proprement dit est l'oeuvre, qui se développe en parallèle, d'un certain nombre d'anthropologues directement confrontés au problème de la diversité des sociétés. En 1917 déjà, Alfred Kroeber, disciple de Franz Boas, influencé par Durkheim et par la psychanalyse, envisageait la culture comme une sorte de « superorganisme » obéissant à des contraintes propres. La consécration de l'importance des différences culturelles est atteinte dans les années 30, lorsque des linguistes comme Edward Sapir et des anthropologues comme Ruth Benedict et Margaret Mead entreprennent de vérifier ce qui n'était encore qu'une hypothèse générale. Il semblait logique de penser que si la culture était capable de reproduire la singularité des systèmes sociaux, ce devait être par le biais de l'éducation donnée aux individus. Benedict et Mead furent les premières à enquêter systématiquement sur les effets de l'éducation sur les manières d'agir, les attitudes, les moeurs des enfants dans différentes sociétés exotiques, inaugurant le courant que l'on appellera plus tard « culture et personnalité ». Leur approche est, comme celle de Boas, différentialiste, et elles retiennent de Parsons l'idée que la culture, dans une société donnée, est bien ce qui assure l'intégration des différentes sphères d'activités (économique, sociale, religieuse). Mais ce qui les intéresse est de montrer que la culture s'incarne dans les individus : ce n'est pas le patrimoine (de textes, de principes, de techniques) qu'elles observent, mais la manière dont celui-ci s'incarne dans les individus, et s'exprime dans leurs actions. Pour Ruth Benedict, par exemple, les cultures véhiculent des modèles (patterns) de pensée et d'action, qui forgent à la fois une vision du monde et un style de comportement particulier : ainsi, les Indiens Zuñi du désert sont-ils réservés, paisibles, conformistes et solidaires, tandis que les Kwakiutl 21 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle du Nord-Ouest sont ambitieux, agressifs, bruyants et individualistes. Margaret Mead, elle, est plus psychologue. Elle observe la manière dont les enfants sont éduqués par différents peuples d'Océanie. Selon elle, le style plus ou moins brutal, affectueux ou sexiste de l'éducation induit certains comportements adultes : les Arapesh sont doux, sensibles et serviables, les Mundugomor sont agressifs, violents et brutaux, et les Chambuli sont « sexistes », en ce sens que le caractère est très différencié chez les hommes et les femmes (femmes entreprenantes et extraverties, hommes méfiants et jaloux). Ralph Linton, Abraham Kardiner, Irving Hallowell, chacun à sa manière, poursuivront dans ce sens ce programme comparatif en affinant ses concepts : la notion de « personnalité de base », amenée par R. Linton, permet de compliquer un peu le déterminisme culturel trop simple supposé par R. Benedict. Selon A. Kardiner, chaque société possède un type « normal », mais aussi des réactions contre ce type normal, qui peuvent être prises en compte par la culture. D'autre part, au lieu d'attribuer à chaque société un modèle unique de personnalité, R. Linton entreprend de le différencier selon les statuts des individus : hommes, femmes, aînés, cadets, nobles, roturiers... Le renouveau contemporain Aujourd'hui, la notion de culture connaît un renouveau dans le discours public, comme dans les sciences sociales. L'actualité, telle que vue par les analystes politiques et les médias, attribue de plus en plus souvent des soubassements ethniques aux conflits et revendications qui éclatent dans le monde : les notions de « conflit ethnique » ou de « choc des cultures » sont devenues courantes. En conséquence, la question de la différence culturelle revêt une importance renouvelée. D'autre part, l'objectif de l'émancipation de l'individu ne mobilise plus les philosophes comme il le faisait il y a encore un demi-siècle. Des penseurs aussi écoutés que John Rawls ou Charles Taylor redonnent une importance à des formes de dépendance que l'on croyait destinées à décliner : la famille, la communauté de vie proche. L'appartenance à une communauté culturelle est de nouveau considérée comme un facteur positif de la vie sociale, avec lequel il faut compter. Dans l'univers plutôt abstrait des lois et de l'éthique moderne, la « différence culturelle » apparaît de nouveau comme une exigence avec laquelle la démocratie et les droits de l'homme doivent composer. Toutefois, il ne s'agit pas d'une pure et simple reprise du culturalisme de l'avant-Seconde Guerre mondiale. On peut avoir aujourd'hui recours à la notion de culture pour en critiquer, voire en déconstruire le contenu. Peuvent être qualifiées de « culturalistes » toutes les approches qui font de la culture une entité résistante au changement et autonome dans ses déterminations et, par conséquent, indécomposable et irréductible à autre chose qu'elle-même. Le politologue Samuel Huntington en est un bon exemple : dans la lignée de Max Weber et d'Alexis de Tocqueville, il attribue à la culture chrétienne des dispositions à la démocratie qui, en retour, rendent cette dernière difficilement compatible avec les autres civilisations (confucianistes, musulmanes). Cette thèse, qui n'est pas franchement nouvelle, prend un relief particulier dans la mesure où elle s'oppose aux prédictions de modernisation du monde. La démarche de l'anthropologue Clifford Geertz, par exemple, représente une forme plus moderne de culturalisme. C. Geertz défend une conception « primordialiste » de la culture, qui en fait le fondement de toute appartenance sociale. Une culture, selon lui, se vit de l'intérieur et consiste en sentiments autant qu'en énoncés articulés. Une culture est une entité autonome, qui ne dépend pas des autres cultures pour se définir. Cependant, C. Geertz va au-delà du culturalisme classique. Il conteste l'idée qu'il existe une «science des cultures». La démarche scientifique étant elle-même le produit d'une culture particulière, l'ethnologie, la sociologie, ne sont rien d'autre que des exercices de traduction d'une culture dans une autre. Bref, pour Geertz, la notion de culture n'exige pas d'élaboration théorique : c'est une sorte de limite de la compréhension, qu'on peut tenter de décrire, mais non d'expliquer. Les conséquences du relativisme Le relativisme culturel est un aspect de la pensée de Geertz qui est aujourd'hui largement partagé dans le champ du culturalisme : les cultural studies américaines se sont édifiées sur l'idée que chaque culture constitue une « vision du monde » propre, qu'il convient d'acquérir auprès de ceux qui l'ont héritée. Cependant, poussé dans ses ultimes retranchements, le relativisme peut aussi mener à la déconstruction de la notion même de culture. En 1988, James Clifford et George Marcus, deux 22 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle auteurs de la mouvance postmoderniste, partaient en guerre contre l'implicite véhiculé par la vision ethnographique des cultures : loin d'être des traditions résistantes au temps, celles-ci leur apparaissaient plutôt comme des bricolages en remaniement constant, liées aux circonstances et aux interactions du moment. Reprenant des éléments de sociologie critique à Pierre Bourdieu et à Michel Foucault, ils soulignaient la fonction politique de la notion de tradition : ainsi, les Indiens Mashpee (Massachussetts), pour récupérer leurs terres au cours d'un procès célèbre, avaient-ils dû reconstruire les preuves de leur autochtonie. Bref, plutôt qu'un héritage intime, la culture apparaissait comme une ressource au cours d'une lutte politique. Depuis ce livre de Marcus et Clifford (The Predicament of Culture), un véritable courant s'est édifié autour de cette idée, retrouvant les accents des pensées critiques (marxisme, interactionnisme), tendant à déconstruire la notion de culture en autant de ressources investies dans des démarches identitaires, sociales, esthétiques... Ainsi a-t-on vu apparaître la notion d'« imaginaire national » (B. Anderson, 1989) qui présente les cultures (nationales, ethniques, régionales, intellectuelles) comme des réservoirs d'images dans lesquels, en un moment de l'histoire, des groupes humains puisent les ressources nécessaires à la fabrication de références collectives. Cette manière de déconstruire les cultures n'aboutit pas à la remise en cause de leur pouvoir sur les hommes, mais au dévoilement de leur artificialité : ainsi, le fétichisme de la culture authentiquement traditionnelle, qui a pu habiter l'anthropologie culturaliste, est-il ramené au niveau de la simple illusion. Pour cette raison, on voit apparaître dans les sciences sociales, américaines comme européennes, un assez large mouvement contre l'usage naïf de la notion de culture. La déconstruction opérée par les postmodernistes a certainement compté, mais on retrouve aussi au sein de ce mouvement des critiques plus rationalistes, pour lesquels le relativisme inhérent à la mise en valeur de la singularité des cultures a toujours été vécu comme un obstacle au développement des sciences de l'homme. ce qui est visé dans la critique actuelle de la notion de culture peut donc varier : soit on critique son caractère mystificateur, soit on lui reproche d'exagérer l'importance des différences entre les sociétés humaines. L'une des issues possibles à ce débat autour du culturalisme consiste à opérer, comme le proposait déjà Fredrik Barth en 1969, une distinction nette entre ce qui, dans la culture, relève de l'usage différentiel de la culture (l'identité), et l'ensemble des compétences humaines rassemblées dans le patrimoine d'une société, qui ne relèvent pas toutes de la stratégie. Les raisons du sacrifice Vouloir expliquer la diversité des cultures est une chose. Leur attribuer une valeur causale en est une autre. L'analyse du sacrifice humain chez les anciens Aztèques a été l'objet, depuis les années 70, de controverses mémorables entre deux camps d'anthropologues, connus aux Etats-Unis sous l'étiquette de « culturalistes » pour les uns, « matérialistes » pour les autres. Ce débat illustre bien le fait que toute science des cultures n'est pas culturaliste. On peut chercher à expliquer la diversité de contenu des cultures à partir de raisons pratiques universelles et de causes naturelles variables : c'est ce que font toutes les écoles matérialistes, béhavioristes, évolutionnistes, ou encore la sociobiologie. Le culturalisme, lui, considère les cultures comme des systèmes pourvus de sens, dont les normes et les pratiques ne peuvent être comprises en dehors de la signification que leur confèrent les acteurs. Au prix, éventuellement, d'un certain relativisme. Posé dans ces termes, le débat est aujourd'hui un peu dépassé. Mais il ressurgit sans cesse sous d'autres formes. 23 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle Article de la rubrique « Cultures: la construction des identités » Mensuel N° 110 - Novembre 2000 Cultures : la construction des identités :Les déclinaisons d'une notion Adoptée au départ pour désigner le « génie » propre d'une nation aspirant à l'unité, la notion de culture est venue, au fil du développement des sciences sociales, s'appliquer à toutes les formes de groupements humains tendant à persévérer dans leur être, ou à changer dans une même direction. CULTURE PRIMITIVE La notion de culture primitive s'est imposée au xixe siècle, pour désigner ceux que l'on appelait auparavant les sauvages. Elle convient à l'idée évolutionniste selon laquelle les sauvages (Australiens, certains Africains, Indiens de l'Amazonie) représentent la survivance d'un stade premier de civilisation. Son usage s'est maintenu au-delà de l'effacement de cette théorie, car il satisfait, en réalité, à un aspect permanent de la démarche anthropologique, qui est d'étudier la différence entre « eux » et « nous ». Au couple civilisé/ primitif, on a donc proposé de substituer d'autres termes comme moderne/ traditionnel, avec écriture/sans écriture, avec histoire/sans histoire, avec Etat/ sans Etat. Ces qualificatifs, il est vrai, sont apposés de préférence au substantif « société », mais désignent bien leur culture. Ces tentatives de classification ont montré chacune leurs limites et aujourd'hui, on n'en fait qu'un usage ponctuel et souvent guillemeté. Acculturation Bien que les effets de la colonisation aient été observés depuis longtemps, le concept d'acculturation n'apparaît sur la scène scientifique qu'en 1936 : les trois anthropologues Robert Redfield, Ralph Linton et Melville Herskovitz nomment acculturation les changements qui sont induits dans une culture par le contact avec une autre culture, et lancent un programme de recherche sur le sujet. Il s'agit en particulier d'étudier la manière dont une culture en situation de domination sélectionne néanmoins les emprunts qu'elle fait à la culture dominante. Cette approche interactionniste est à la fois un prolongement et une complication du culturalisme : les cultures sont traitées comme des entités qui entrent en contact et échangent des éléments. Bien qu'elle ait ouvert un champ d'étude toujours actif de nos jours, la notion d'acculturation a été âprement discutée, notamment sur la question de savoir si elle s'appliquait adéquatement aux situations coloniales, où les changements peuvent être induits par la force, et aboutir à une « déculturation ». Roger Bastide et Robert Balandier ont, chacun à leur manière, introduit les études d'acculturation dans l'espace de l'anthropologie française. Aujourd'hui, on ne fait pratiquement plus usage de cette notion : on parle de « contact de cultures », de « changement culturel », « d'hybridation », de « métissage », voire de « créolisation » des cultures, afin de souligner, lorsque c'est le cas, le caractère créatif de ces processus. Culture et sous-culture La notion de sous-culture apparaît sous la plume de sociologues américains dans les années 30. Elle répond à leur souci d'approcher les groupes urbains, à la manière des ethnologues culturalistes, à partir de leur spécificité culturelle, tout en tenant compte de leur existence au sein d'une culture nationale commune. Le concept s'applique aussi bien à des communautés locales (quartiers), à des minorités immigrées, à des groupes raciaux, à des catégories sociales (les pauvres) ou d'âge (les jeunes), voire à des groupes encore plus spécifiques (homosexuels, délinquants, musiciens). Dans les années 60, la notion de contre-culture s'applique aux mouvements de jeunes (beatniks, hippies) pour souligner leur posture de révolte contre la culture majoritaire. Depuis les années 80, ces expressions sont tombées en désuétude en raison de leur caractère perçu comme péjoratif : on parlera de culture quelle que soit la nature du groupe social concerné. D'où la prolifération du concept. Culture de classe La notion de culture de classe est une variante de celle de sous-culture, qui prend en compte les variations liées à la stratification économique et sociale au sein des sociétés modernes. Ses applications considèrent un petit nombre de classes : les paysans, les ouvriers (Maurice Halbwachs, 1913, Richard Hoggart, 1957, Michel Verret, 1988, Olivier Schwartz, 1990), les bourgeois (Pierre Bourdieu, 1979, Beatrix Le Wita, 1988, Monique et Michel Pinçon-Charlot), les aristocrates (Eric Mension-Rigaud, 1987). L'analyse des cultures de classes s'est développée sur plusieurs bases, 24 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle dont celle du marxisme, qui établit un lien entre rapports de production et choix culturels : selon Hoggart, la condition de salarié pauvre entretient une barrière culturelle et induit des modes de consommation solidaires. Mais, plus récemment, les approches ethnographiques ont insisté sur la relative autonomie des cultures de classes : on s'intéresse aux goûts alimentaires des ouvriers, aux vêtements des bourgeois, aux pratiques résidentielles des aristocrates, pour tenter de dégager des configurations de valeurs propres à ces catégories sociales. Enfin, la sociologie de Bourdieu, fondée sur une théorie de la domination culturelle, porte en bonne partie sur l'analyse des « habitus de classe » (voir ci-dessous). Habitus L'habitus est, dans la sociologie de Pierre Bourdieu, l'« atome » de culture : un « habitus » est une disposition intérieure culturellement acquise à reproduire certaines pratiques et à accorder foi à certaines représentations. Les habitus forment des ensembles propres à un groupe ethnique ou, dans le cadre des sociétés modernes, à une classe ou une catégorie sociale particulière (ouvrier, petit bourgeois, intellectuel). Ces « styles de vie » permettent aux individus de se reconnaître et au groupe de « persévérer dans son être ». Les habitus sont largement inconscients, et donc difficilement manipulables par l'individu qui cherche à changer d'appartenance sociale : la gestuelle, les postures sont des signes difficilement contrôlables d'une origine sociale. Mais à coeur vaillant rien d'impossible. Culture d'entreprise Concept apparu à la fin des années 70 pour caractériser la variabilité des styles de direction et de travail au sein de l'entreprise industrielle. Cette variation peut être rapportée à l'existence de traditions propres à l'entreprise, ou bien attribuée à l'incidence de traditions nationales ou régionales sur les manières de travail. Par la suite, l'expression a pris d'autres sens : une fois son importance soulignée, la « culture d'entreprise » est devenue un objet consciemment construit par les managers pour obtenir l'implication du personnel. Par exemple, la reconstitution du passé de l'entreprise, l'instauration de styles vestimentaires et de comportements relèvent de la culture d'entreprise. La culture d'entreprise est donc à la fois un objet d'étude pour le sociologue et l'historien, et un outil de gestion des relations humaines. Culture de masse Apparue dans les années 60, l'expression « culture de masse » signalait la montée en puissance des médias (presse et télévision) et des industries culturelles (cinéma) dans le champ de la culture. C'est le secteur culturel de la consommation de masse. Décrite comme concurrente de la culture scolaire et de la culture familiale, la culture de masse est appréciée différemment dans ses conséquences : facteur d'uniformisation culturelle et sociale, instrument de domination capitaliste, vecteur de communication entre les classes et les peuples. Selon les cas, l'expression prend une valeur plus ou moins critique. Pour Marshall McLuhan, le sociologue du « village global », c'est un facteur de nivellement social et aussi de communication. Pour les sociologues de Francfort (Theodor Adorno, Max Horkheimer), l'industrie de la culture est un instrument d'aliénation populaire, reflétant les intérêts de la classe dominante. L'expression est tombée quelque peu en désuétude au fur et à mesure que les sociologues montraient que les effets des médias n'étaient pas aussi mécaniques que prévu. 25 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle Article de la rubrique « Cultures: la construction des identités » Mensuel N° 110 - Novembre 2000 Cultures : la construction des identités Socialisation et identité GENEVIÈVE VINSONNEAU La psychologie culturelle s'interroge sur les rapports entre la construction du sujet et la culture. Elle montre que l'identité de chacun dépend de son environnement social, mais aussi de la position qu'il se donne dans une société aux références culturelles multiples. C'est le débat sur l'inné et l'acquis qui fit naître le questionnement à propos des incidences de la culture sur les modes de production et d'expression des comportements humains. Au début du xixe siècle, diverses observations, réalisées sur des petits d'hommes dépourvus de parents et d'éducation humaine (par exemple, « l'enfant sauvage de l'Aveyron », que décrivit Jean Itard, ou les jeunes Indiens qu'avaient adoptés des meutes de loups), révélèrent combien la situation de l'homme est originale : privé de vie sociale, il s'avère en effet incapable d'accéder à la condition humaine. Le culturel n'est pas seulement quelque chose qui s'ajoute à la nature de l'homme ; il s'agit d'une dimension essentielle, qui en est constitutive. C'est en effet par sa médiation que l'individu, au cours de son développement, devient humain. Les modes du devenir humain ne sont pas uniformes ; ils varient d'un groupe social à l'autre, d'une culture à une autre. L'appropriation des significations culturelles Au cours de son développement, l'individu rencontre nécessairement autrui, tisse avec lui des liens, au gré des groupes sociaux et des situations traversées. On appelle socialisation les modifications qui se produisent à cette occasion dans les rapports de chacun avec son environnement et avec soimême. Chaque groupe social possède des significations culturelles propres, auxquelles est confronté le sujet. D'origine collective, ces significations culturelles sont reliées à des logiques partagées et elles se transmettent, en perdurant dans le temps, au point d'être confondues avec un patrimoine consensuel et durable. Le sujet se les approprie donc, les incorpore, en quelque sorte, sous l'effet du processus d'« enculturation », dynamique procédant de la socialisation et qui varie largement selon le type de société dans laquelle elle opère . On peut par exemple naître dans une société rurale où l'autorité paternelle et masculine constitue une valeur essentielle et sera transmise par l'ensemble des membres de la communauté - femmes comprises - au jeune enfant. Cela s'opérera à la fois par les tâches à accomplir, par les mythes et croyances qu'il intégrera, par les espaces et les temporalités de la société, etc. On peut aussi naître dans une société urbaine et postmoderne du nord de l'Europe. La négociation familiale, la tolérance aux différences individuelles et la démocratie participative y constituent autant de valeurs et de pratiques généralisées que la socialisation, familiale et scolaire, permettra à chacun d'intégrer progressivement. Les structures sous-jacentes aux développements culturels sont loin d'être uniformes. Il s'avère qu'une fracture sépare, d'un côté les sociétés dites modernes, qui se sont industrialisées depuis la fin du xviiie siècle, et de l'autre celles qui résistent à ce processus ou en demeurent plus ou moins à l'abri, et que l'on qualifie de traditionnelles. Ici, nous nommerons traditionnelle toute collectivité anciennement constituée, préservée des changements rapides et discontinus qui, depuis deux siècles, secouent les sociétés en proie aux révolutions techniques. De sorte que ce qui caractérise ces collectivités est l'incessante répétition de pratiques maintenues identiques à elles-mêmes. Mises au point par le passé, ces pratiques permettent de faire face à des problèmes inchangés, ou tout au moins qui évoluent très lentement, ce qui autorise la cristallisation d'un vaste réseau de traditions. On observe de tels fonctionnements aussi bien parmi des sociétés à faible degré de stratification sociale - sociétés « simples », dites primitives par les premiers ethnologues - que dans certains sousgroupes d'anciennes sociétés asiatiques, arabo-musulmanes ou européennes. Plus le caractère traditionnel des sociétés est important ou s'accroît, plus ses membres sont enserrés dans un système culturel cherchant à lui prescrire à la fois ses pratiques et ses croyances. La culture est alors hégémonique - ses prescriptions tendent à concerner toutes les situations de l'existence - et elle vise le détail de chacune des situations. La culture peut être ici considérée comme un ensemble, cohérent et précis, qui forme un système, c'est-à-dire une philosophie ordonnée de l'existence, à forme habituellement 26 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle religieuse. Les communautés rurales chrétiennes médiévales, certaines minorités ethniques de Chine contemporaine, quelques communautés rurales d'Asie centrale ou du Moyen-Orient peuvent par exemple relever d'une telle compréhension. Sociétés industrialisées et subcultures Dans les sociétés industrialisées modernes, l'accélération du changement induit des transformations structurelles, rendant délicate, voire impossible, la cristallisation en traditions des représentations, valeurs, savoirs, savoirs-faire... Simultanément à la diversification des activités et à l'accroissement de la complexité sociale, les sous-groupes sociaux se multiplient et tendent à exister pour euxmêmes. Les modèles qui les gouvernent suscitent alors une diversification sous forme de subcultures. Disparates et conflictuelles, ces subcultures introduisent une problématique dans la culture d'ensemble, au sein de laquelle elles se distinguent. Si dans les contextes traditionnels, la socialisation prescrit les comportements et les valeurs dans le détail, dans les sociétés industrielles modernes, elle tend en revanche à proposer des principes de conduites généraux et des valeurs morales globales. Les difficultés qu'a connues l'Eglise catholique en matière de prescription d'une morale sexuelle, et son retrait pratiquement complet de la prescription politique ou sociale dans les sociétés européennes actuelles, illustre par exemple ce fait. L'Eglise a dû s'adapter aux modifications de la culture et suivre des pratiques sociales réelles. On peut ainsi parler, pour nos sociétés, de « socialisation-cadre ». Par ailleurs, en société complexe, l'individu peut être soumis tout au long de sa vie à des opérations de désocialisations et resocialisations successives, qui ne sont pas totalement différentes de ce que vivent les membres des minorités étrangères à l'épreuve de l'immigration. Dans les sociétés contemporaines, l'existence de sub-cultures disparates offre aux acteurs sociaux la possibilité de développer des comparaisons et, par voie de conséquence, de prendre des distances par rapport à leur propre culture d'origine. Ainsi ne sont-ils plus en situation d'immersion socioculturelle ; les individus acquièrent la possibilité de se poser comme sujets « émergés », face à des éléments culturels qu'ils peuvent traiter comme des objets de conscience, en les manipulant à leur convenance personnelle. Il est de fait que la connaissance de la diversification socioculturelle est renforcée par les médias : ceux-ci installent désormais les individus dans des réseaux planétaires, où circule un corpus d'informations mondialisées. De sorte que les acteurs sociaux peuvent être amenés à juger les propositions de la collectivité, à les évaluer, pour choisir finalement parmi différentes « socialités divergentes ». Autrement dit, les acteurs sociaux peuvent, dans une certaine mesure, édifier eux-mêmes leurs projets de socialisation. Dans ce contexte, le maintien de l'unité de l'être ne se réalise qu'au prix de gros efforts. La problématique identitaire s'inscrit précisément à ce niveau. On appelle identité la dynamique évolutive par laquelle l'acteur social donne sens à son être : en reliant le passé, le présent et l'avenir, ce qui procède des faits et des prescriptions sociales, ou ses propres projets. Elle en constitue une totalisation, adaptée au monde, tout en procurant à l'acteur social un sentiment d'unité et de constance. La psychologie fournit aujourd'hui d'abondantes études qui nous éclairent sur la question de l'identité. Les recherches sur le Soi, en particulier, analysent la façon dont chacun se définit (concept de soi), s'estime (estime de soi) et se présente tant à autrui qu'à soi-même (présentation de soi). Les facteurs culturels peuvent infléchir à la fois les conceptions possibles de soi, les manières de se porter estime et les divers modes de présentation de soi qui sont également liés aux processus cognitifs. Le sujet n'est pas le créateur exclusif du sens de son être, dont l'existence se déploierait en toute liberté dans un vide social. La culture interagit avec le développement cognitif du sujet et donne elle aussi forme à l'esprit. Si la psychologie a coutume d'éclairer des procédés individuels, susceptibles de présenter des régularités, la psychologie culturelle s'efforce d'expliquer la spécificité des productions des acteurs sociaux dans des contextes culturels particuliers. Dans ces circonstances, elle cherche à comprendre la manière dont opèrent les cadres de référence, les grilles d'interprétation du réel, les positions que l'on se donne dans le monde. Geneviève Vinsonneau 27 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle http://www.cnrtl.fr/definition/ethnocentrisme ethnocentrisme, subst. masc. « Comportement social et attitude inconsciemment motivée qui conduisent à privilégier et à surestimer le groupe racial, géographique ou national auquel on appartient, aboutissant parfois à des préjugés en ce qui concerne les autres peuples ». ex :l'expression « pays sous développés » continue, comme les précédentes, à impliquer des jugements de valeur et à relever des « traditions d'ethnocentrisme des occidentaux ». http://www.psychologie-et-societe.org/ethnocentrisme.aspx Ethnocentrisme Ce terme a été créé par un sociologue américain pour désigner une attitude qui consiste à se prendre pour le centre du monde en considérant en particulier son propre groupe d'appartenances comme le centre de l'univers et à partir de là à évaluer et à juger tous les autres groupes en fonction du sien. L'ethnocentrisme est une valorisation du sentiment d'appartenance basée sur la croyance que ses propres valeurs sont supérieures à celles des autres ; ainsi un groupe ou une communauté qui estime que seules ces coutumes et ses traditions sont valables temps à se traduire par des attitudes négatives à l'égard des groupes extérieures et la conviction que ces groupes sont inférieurs au nôtre. L'ethnocentrisme intervient donc comme un principe d'organisation et de fonctionnement des relations sociales fondées sur la discrimination. ETHNIE, subst. fém. Groupe d'êtres humains qui possède, en plus ou moins grande part, un héritage socio-culturel commun, en particulier la langue. La plus répandue des confusions est celle qui substitue la race à l'ethnie et réciproquement. (...) L'ethnie étant le groupement naturel pour la détermination duquel entrent en ligne de compte surtout la culture et la langue. Tandis que la race est un groupement déterminé par les savants. http://fr.wikipedia.org/wiki/Ethnocentrisme Ethnocentrisme L’ethnocentrisme est un concept ethnologique ou anthropologique qui a été introduit par W.G. Sumner en 1907. Il signifie la « tendance, plus ou moins consciente, à privilégier les valeurs et les formes culturelles du groupe ethnique auquel on appartient »1. Une autre définition restreint l'ethnocentrisme à un « Comportement social et [une] attitude inconsciemment motivée »2 qui amènent en particulier à « surestimer le groupe racial, géographique ou national auquel on appartient, aboutissant parfois à des préjugés en ce qui concerne les autres peuples »2. L'ethnocentrisme peut se trouver aggravé par la pensée raciale. Dans le domaine des sciences humaines : L'ethnocentrisme : trait universel de l'humanité ? L'anthropologie a constaté à maintes reprises dans les sociétés et civilisations premières que la notion d'humanité est presque toujours restreinte au groupe d'êtres humains auquel l'individu appartient. Le plus souvent, le mot qui définit le concept d'être humain (ou hommes) dans la langue du groupe considéré ne concerne que les membres dudit groupe 3. Claude Lévi-Strauss estime même que « la notion d’humanité, englobant, sans distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l’espèce humaine, est d’apparition fort tardive »4 ; d'une part, et que le rejet hors de l'humanité de tous ceux trop différents pour en faire partie 5est, paradoxalement, un trait de comportement universel6, d'autre part. L'ethnocentrisme : le propre de l'ethnologue ? En ce qui concerne les sciences humaines, en général, et l'anthropologie, en particulier, un auteur comme C. Geertz considère que, n'étant justement pas des sciences expérimentales à la recherche de lois, mais des sciences interprétatives à la recherche de sens, toute description implique un ethnocentrisme relatif mais inévitable. Pour Geertz, l'observateur (l'ethnographe) ne peut qu'essayer « de lire par-dessus l'épaule »7 de la population étudiée. Les linguistes « témoignant de leur lien d'étude à l'ethnocentrisme : "si les groupes ethniques établissent les limites de leur identité aux frontières, et aux frontières du langage, transformant l'altérité en étrangeté, la plupart d'entre eux ont aussi cette capacité cognitive inverse de "faire éclater cette fermeture du groupe sur lui-même, et de promouvoir la notion approchée d'une humanité sans frontières" (Lévi-Strauss, 1962, p201). », quant à eux, ont pu démontrer que la langue même, en ce qu'elle est un construit culturel, participe à cette tendance8. 28 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle Article de la rubrique « Enjeux » Mensuel N° 151 - Juillet 2004 Aux origines des civilisations La France face aux identités culturelles Entretien avec Michel Wieviorka Selon Michel Wieviorka, la montée des identités culturelles est liée à la sortie de l'ère industrielle, qui entraîne l'apparition de nouveaux mouvements sociaux. Sciences Humaines : Quand les questions d'identité culturelle sont-elles apparues au coeur du débat politique français ? Michel Wieviorka : Ces questions ont pris de l'importance tout au long des années 80, avec deux dates importantes : 1981, avec l'arrivée de la gauche au pouvoir, et 1989, date de la chute du mur de Berlin. Nous sommes alors entrés dans une période où les débats sur les questions culturelles semblaient l'emporter de plus en plus sur les débats sociaux. Dès l'élection de François Mitterrand, la France a découvert que l'islam était inscrit dans ses banlieues, pour parler comme Gilles Kepel . La montée du Front national a traduit des inquiétudes sur ce thème, accompagnée d'un certain mélange de hantise de l'islam, de racisme antiarabe et de crise sociale pour des pans entiers de la société française. La chute du mur a accentué ce phénomène jusqu'en 1995, où les grèves de novembre et décembre ont signé le retour de la question sociale dans le débat public. Comment expliquer cette montée en puissance ? Dans un premier temps, il a fallu accepter - certes très difficilement - l'idée que nous sortions (mal) de l'ère industrielle classique, avec la montée du chômage et l'apparition d'une société « à deux vitesses », comme on disait à l'époque. A la fin des années 70 ont également commencé à s'affirmer, dans l'espace public, différentes approches qui insistaient sur la fin du mouvement ouvrier comme mouvement social, sur la « fin des grands récits », pour parler comme Jean-François Lyotard et les postmodernes, ceci dans un contexte de crise des institutions (services publics, école, justice...). Par ailleurs, on a assisté dès la fin des années 60 à la poussée d'affirmations identitaires dans l'espace public. Les mouvements régionalistes (mouvements breton, occitan, corse au milieu des années 70) mettent en cause le monopole de la nation comme horizon identitaire général. Les Juifs de France, eux, accroissent leur visibilité avec notamment l'arrivée de coreligionnaires d'Afrique du Nord plus actifs dans l'espace public. C'est aussi l'époque où se redéploient des mouvements de femmes, où apparaît un mouvement homosexuel, qui mettent eux aussi en cause la séparation du privé et du public. Plus frappant, un mouvement de sourds-muets se bat pour la reconnaissance de la langue des signes dans la vie de la cité. Dans les années 80 prend forme une deuxième vague de mouvements identitaires, beaucoup plus chargés socialement, autour de deux phénomènes majeurs. D'abord, le « retour de Dieu », avec la montée de l'islam et la transformation de la figure de l'immigré. Alors que le « travailleur immigré » des années 1950-1960 était défini d'abord par son inclusion sociale (via le travail) et son extériorité vis-à-vis de la nation et de la vie politique, ses enfants et petits-enfants deviennent de plus en plus définis par l'exclusion sociale (ils sont victimes du chômage bien plus que d'autres), en même temps qu'ils sont inclus culturellement et institutionnellement - ils sont français et veulent participer à la vie politique française. Les nouvelles identités issues de l'immigration prennent chez beaucoup un caractère religieux ou ethnique. Ensuite, la crispation nationaliste. Le Front national, que l'on découvre en 1983, tend à monopoliser le discours sur la nation. Le nationalisme devient une force politique qui capitalise toutes sortes de peur et d'égoïsme, de racisme et de colonialisme rentré pour constituer une version sombre de la nation. Comment abordez-vous aujourd'hui la question des identités culturelles ? Les identités culturelles relèvent bien plus de logiques de production que de reproduction, y compris lorsqu'elles ont l'allure de la tradition la plus immuable. Par exemple, l'identité bretonne, comme l'a montré Ronan le Coadic , est réinventée en permanence, ce qui ne l'empêche absolument pas d'être bretonne. De même, l'islam de France se transforme, nous le voyons chaque jour, en fonction du débat public, des interventions des acteurs politiques, des intellectuels, des transformations sociales... Il n'empêche, c'est toujours l'islam. Au lieu d'opposer les analyses en termes de « montée de l'individualisme » ou de « résurgence des appartenances culturelles », il faut articuler ces deux modes de pensée. La poussée de l'individu et sa volonté de subjectivation, le désir de chacun de se constituer en acteur de sa propre existence 29 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle non seulement ne sont pas incompatibles avec l'essor des identités collectives, mais même l'alimentent. Si l'on veut comprendre aujourd'hui ce qu'est l'islam pour un grand nombre de jeunes en France, il suffit de leur poser la question, ils vous répondront d'une manière ou d'une autre : « C'est mon choix, ma décision. » Autrement dit : je ne suis pas musulman pour reproduire l'identité de mes parents, mais parce que je fais ce choix, par fidélité ou bien en me convertissant. La subjectivité personnelle alimente les identités collectives, elle active considérablement leur production. Et sauf sectarisation ou fermeture complète du groupe sur lui-même, le désir de subjectivation ne s'éteint pas du jour où l'on rentre dans une identité collective ou une autre : les gens s'engagent, mais aussi se dégagent des identités. Michel Wieviorka Directeur d'études à l'EHESS et au Centre d'analyse et d'intervention sociologique (Cadis). Il a publié notamment La Différence, Balland, 2000; et dirigé L'Avenir de l'islam en France et en Europe. Entretiens d'Auxerre, Balland, 2003. 30 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle Intérêt et limites des approches en terme de « relativisme culturel » Louis Wirth, dans un article intitulé « Le phénomène urbain comme mode de vie », définit la ville comme une « mosaïque de mondes sociaux entre lesquels le passage se fait brutalement. Le juxtaposition de personnalités et de modes de vie divergents tend à produire une version relativiste et un sens de la tolérance des différences … » Louis Wirth était un des représentants de l’Ecole de Chicago et a décrit en particulier le « ghetto » comme un lieu de transition entre deux mondes. Les immigrants qui venaient d’Europe, restaient quelques mois dans le « ghetto » qui assurait le passage entre le pays d’origine et le pays d’accueil. Sa vision de la ville est une juxtaposition de communautés où les modes de vie, liés au pays quitté, sont différents. Son approche introduit la notion de relativisme et l’étude des « différences » pour comprendre et expliquer les caractéristiques de la vie urbaine et de ses communautés. D’autres écoles de sociologie ont analysé avec des paradigmes différents, l’installation des immigrés et les problèmes de cohabitation des différentes communautés. Chaque pays produit sa propre culture et « exporte » en partie celle-ci quand des migrations se produisent. Mais la culture qui est à la base d’une analyse en termes de « relativisme culturel » est difficilement et pluriellement définissable. Dans L'Encyclopédie de Diderot, celui-ci définissait la culture comme le moyen d’accéder à la civilisation. Mais c’est dans le domaine de l’anthropologie que la recherche fut la plus prolixe. En effet, Edward Tylor définit le premier la culture comme un ensemble d’habitudes. Quelques années plus tard, Emile Durkheim et son neveu Marcel Mauss ont une approche de la culture comme un fait social. Les différences culturelles sont le reflet des différences institutionnelles. Mais c’est Franz Boas qui définit le mieux le relativisme cultures ; pour lui, chaque culture a sa propre originalité. Les travaux de Margaret Mead chez les Arapesh ou ceux de Ruth Benedict montrent bien que la culture d’un peuple n’est pas liée à des principes universels mais est relative aux différentes sociétés. Cette pluralité des formes culturelles rejette les approches en termes d’unicité de la culture. Nous pouvons retenir la définition d’Abram Kardiner de la culture. En effet, celui-ci la définit comme « l’ensemble des institutions qui assurent la cohérence d’une société ». La société peut-elle ou doit-elle accepter d’être composée de communautés ? Comment prendre en compte les différences culturelles ? Nous verrons, tout d’abord, que le relativisme culturel permet une analyse différentielle, pour nous intéresser ensuite à la gestion des différences par le pouvoir et terminer sur les questions posées par le relativisme culturel sur la reconnaissance de l’identité sociale. Le relativisme culturel permet une analyse en termes de différence et non de hiérarchie. Mais il faut aussi tenir compte des valeurs propres à chaque société. En effet, une société se caractérise par ses valeurs dominantes, souvent celles qui ont été à l’origine de sa fondation. C’est, en effet, le cas de la société américaine qui fut basée sur les valeurs relatives à l’individualisme. La conception américaine, dès la naissance d’un pays, a adopté des valeurs libérales où la primauté était accordée à l’individu considéré comme un être responsable. Les libertés individuelles sont importantes dans ce pays, même si sa composition démographique s’est faite d’une juste position de communautés immigrées provenant de nombreux pays, dont notamment des pays européens. David Goldberg, dans son livre Multiculturalism, en 1904, distingue trois modèles d’intégration des immigrés. Son modèle « assimilationniste » correspond au modèle où les immigrés sont contraints d’adopter la culture dominante. En revanche, la société française s’est construite autour de valeurs universelles. En effet, depuis la Révolution de 1789 avec la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, la société française a mis en avant des valeurs universelles. L’individu doit adhérer à ces valeurs que le pays souhaite universelle. La France ne reconnaît pas le groupe ou la communauté mais un individu-citoyen qui participe à la construction de la République. La tradition française, contrairement au Royaume-Uni qui accepte les identités communautaires ne reconnaît qu’un individu qui possède des droits et des devoirs. Ces deux approches, l’une américaine prônant l’individualisme, l’autre française, mettant en avant des valeurs universelles imposent aux migrants des modèles de société. C’est particulièrement le cas, aux Etats-Unis, où l’ American way of life est basé sur la volonté de nombreux Américains d’accéder à la classe moyenne. 31 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle L’influence de la middle class américaine a été très forte sur les immigrants en termes d’acculturation. La société américaine s’est développée en privilégiant le couple : production de masse et consommation de masse. Ces images et cette réalité fortes, comme la volonté pour exister, de posséder une voiture et d’avoir une vie pavillonnaire ont marqué les immigrés et créent une interrogation chez les migrants sur la nécessité ou non de garder sa culture d’origine. L’exemple des Etats-Unis montre la force des symboles qui s’imposent à tous et en particulier aux immigrés. Le style de vie, le passé, les valeurs fondatrices d’une nation peuvent être des obstacles à l’intégration ou le moyen pour certaines de faire table rase du passé. La culture d’origine doit-elle être prise en compte par les gouvernements ? L’évolution de la société américaine l’oblige à tenir compte du caractère multi-ethnique et multiculturel de sa population et de réfléchir en termes de relativisme culturel. Les dimensions identitaires et ethniques sont devenues des critères importants dans la façon de gouverner, notamment aux Etats-Unis. La réussite économique du pays, le haut niveau de vie, l’échec de l’idéologie communiste attirent aux Etats-Unis une masse importante de migrants. La communauté asiatique se développe, notamment sur la Côte Ouest du pays. L’offre d’emplois non qualifiés dans le sud du pays par des entrepreneurs peu scrupuleux séduit de nombreux travailleurs comme le rappelle Aristide Zolberg dans le livre sous la direction de J. Costa-Lascoux et P. Weil : Logiques d’Etats et immigrations. Tous ces changements, souvent brutaux, dans la composition démographique du pays amènent les pouvoirs à tenir compte du caractère multi-ethnique et multiculturel de la population L’analyse de Charles Taylor dans son livre : Multiculturalisme, Différences et démocraties, permet de comprendre la nécessité d’une approche en termes de relativisme culturel. Pour Charles Taylor, l’individu a besoin des autres pour construire sa propre identité. C’est dans ce dialogue, ce qui appelle la « relation dialogique » que l’être humain prend conscience de lui-même. Pour lui, les relations entre individus sont nécessaires et permettent de prendre conscience de soi et c’est surtout dans la sphère publique que la reconnaissance d’identités différentes doit se faire. Les valeurs universelles ne peuvent être comprises qu’en prenant en compte les différences individuelles. L ‘approche, selon C. Taylor, en termes de relativisme multiculturel devient une nécessité, notamment pour le gouvernement américain. De surcroît, l’analyse de David Goldberg dans Multiculturalisme met en avant un modèle qui conforte la vision de Charles Taylor. En effet, dans les modèles « intégrationniste » et « Corporate multiculturalism », les différences culturelles sont prises en compte. Un exemple souvent mentionné, fut la reconnaissance de la communauté noire aux Etats-Unis pendant les années soixante. Le mouvement des droits civiques a donné plus d’autonomie et de liberté aux Noirs. Cette reconnaissance dans la sphère publique d’une différence et la volonté d’égaliser les droits des communautés ont montré que le modèle pouvait inclure d’autres cultures. Les analyses de C. Taylor et D. Goldberg sur le multiculturalisme montrent la nécessité de reconnaître les différences pour promouvoir des valeurs universelles. Ces auteurs raisonnent en termes de relativisme culturel, en montrant les intérêts d’une prise en compte des différences. Comment cela se traduit-il dans certains pays en termes concrets ? Le pouvoir gère les minorités en tenant compte de certaines particularités. C’est notamment le cas au niveau local, dans certains pays, où des mesures sont liées à la volonté de prendre en compte des différences culturelles. L’analyse faite sous la direction de Didier Lapeyronnie et parue dans l’ouvrage : Immigrés en Europe, Politiques locales d’intégration, montre bien la gestion locale des différences. Didier Lapeyronnie remarque la « double ambiguïté de l’intégration ». Certains pays comme la GrandeBretagne refusent d’assimiler les minorités et préfèrent le maintien et la juxtaposition des différences culturelles. En Suède, par exemple « on est turc et Suédois ». L’intégration ne signifie pas « mélange de population ». Certains pays souhaitent préserver la culture d’origine des minorités. En GrandeBretagne et en Suède, les autorités locales favorisent le multiculturalisme par l’enseignement de la langue d’origine. Le relativisme culturel, dans ces pays, n’est pas nié mais accepté, et même valorisé. On ne cherche pas à le fondre dans un « moule » national. Il n’y a pas de « creuset », mais une juxtaposition des communautés. 32 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle D’autres pays ont une vision opposée et on ne raisonne pas, du moins localement, en termes de différences culturelles, mais en termes de valeurs propres à tous. C’est le cas de la France où les lois de la République qui fondent l’enseignement du français pour tous. En France, l’intégration est conçue comme une démarche individuelle et un certain ressourcement à sa culture d’origine. Dans le domaine des droits civiques, en France et en Belgique, le droit de vote n’existe pas pour les immigrés non européens. Diverses associations ou conseils consultatifs peuvent représenter les communautés mais l’approche en termes de relativisme culturel est très limitée. En Europe, deux courants d’approche en termes de relativisme culturel se distinguent. Les politiques locales d’intégration sont tiraillées entre une politique de forte intégration au détriment d’une perte culturelle et une volonté de représentation nationale multiculturelle avec les oppositions qu’elle peut soulever. Certains pays raisonnent en termes de relativisme culturel, d’autres ne reconnaissent pas de valeur aux différences culturelles. Néanmoins, la totalité des pays rencontrent des difficultés qu’ils essaient de résoudre par des mesures différentes. Comment s’organisent de telles mesures ? Les politiques de discrimination positive ou Affirmative Action aux Etats-Unis, sont des politiques qui raisonnent en termes de relativisme culturel. L’exemple des Etats-Unis permet de bien comprendre l’intérêt d’un tel raisonnement. La politique américaine de discrimination positive montre la prise en compte des différences culturelles. Les communautés noires aux Etats-Unis ont souvent été l’objet de discrimination raciale. Ce furent les événements de Little Rock, petite ville de l’Arkansas, où la communauté noire demanda les mêmes droits que les Blancs et notamment en ce qui concerne l’accès aux mêmes écoles. Cette mise à l’écart d’une minorité de l’université par une politique de discrimination a nécessité une compensation. Celle-ci est passée par la mise en place de quotas de Noirs, Hispaniques, Asiatiques, dans les universités américaines en proportion du poids démographique de ces minorités dans la population totale. C’est une approche en termes de relativisme culturel qui tient compte des différences culturelles des communautés. Son intérêt est de favoriser la mobilité sociale de personnes qui ont un accès plus difficile à l’enseignement en général. Les limites peuvent négliger les mérites personnels, les effectifs peuvent comprendre des individus qui ne « méritent » pas, par leur travail personnel, l’accès à l’université. De telles pratiques n’existent pas en France mais certaines mesures peuvent d’une façon médiates, favoriser certaines communautés. En France, les communautés, qu’elles soient religieuses, ethniques ou culturelles peuvent se former mais elles doivent rester dans la sphère privée. Cependant certaines zones géographiques regroupent des populations défavorisées qui forment des communautés de fait. Pour pallier à ces désavantages, l’Etat français a créé les ZEP (zones d’éducation prioritaires) qui dans une certaine mesure, sont une approche en termes de relativisme culturel. On tient compte des déficiences culturelles, d’une partie de la population, pour mettre en œuvre des moyens supplémentaires. Agir de cette façon, c’est tenir compte des différences, donc les relativiser, c’est avoir sans l’exprimer, une approche en termes de relativisme culturel. Par la pratique de mesures en terme de discrimination positive, les Etats-Unis affirment une volonté de tenir compte des différences entre les communautés. L’intérêt est de combler les déficits de certains groupes mais ces approches ne créent-elles pas d’autres problèmes ? Suffit-il de faire des quotas pour satisfaire les aspirations à la reconnaissance des communautés ? Nous verrons dans cette dernière partie que les points de vue peuvent diverger quand on raisonne en termes de relativisme culturel. Les approches en termes de relativisme culturel posent la question de l’identité sociale et de sa reconnaissance. Derrière les différences culturelles, c’est le statut de l’autre qui est en question. Certains auteurs sont pour un multiculturalisme. Michel Wieviorka dans le livre qu’il a dirigé : Une société fragmentée ? Le multiculturalisme en débat, en 1996, prend position pour le multiculturalisme. En effet, même s’il s’oppose aux pôles extrêmes du « communautarisme » et de l’assimilationnisme, Michel Wieviorka est pour un multilculturalisme. Il est favorable à ce que l’Etat français ait une approche en termes de relativisme culturel. « Vivre ensemble dans la différence, une différence reconnue et gérée démocratiquement » et souligne, 33 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle dans le cas de la France, que les groupes structurés comme des communautés, font peu parler d’eux et posent peu de problèmes comme les communautés portugaises vivant en France. Ce point de vue est partagé par Pierre-André Taguieff dans son livre sous sa direction : Face au racisme ; Rita Kastotyano qui participe à cet ouvrage souligne que depuis la loi de 1981 sur les associations, les immigrés en profitent pour se rassembler au sein de celles-ci. La possibilité de s’associer crée une identité collective qui peut-être reconnue par les pouvoirs publics. L’exemple d’une communauté qui souhaite la création d’un lieu de culte peut s’exprimer au sein de revendications collectives. L’Etat serait contraint de ne pas reconnaître uniquement des identités individuelles mais aussi collectives et par ce moyen de tenir compte des différences culturelles. Certains auteurs sont pour le multiculturalisme, c’est pour eux un moyen de reconnaître des identités collectives et d’accepter les différences. Ce relativisme culturel a des limites, ne marque-t-il pas la fin d’une intégration uniforme à la nation ? C’est ce que croient certains auteurs, le relativisme culturel peut témoigner d’un défaut d’intégration. Joël Roman souligne dans la revue Hommes et migrations, en 1996, son refus du multiculturalisme extrême, en opposant deux images : celle du saladier (salad bowl) et celle de la mosaïque. Le « creuset » français a permis d’intégrer plusieurs vagues d’immigrés tout en maintenant la cohésion sociale. Le multiculturalisme est pour lui, l’éclatement du système d’intégration nationale. Ce raisonnement en termes de relativisme culturel ne permet pas la constitution d’une citoyenneté commune. Les valeurs républicaines doivent s’émanciper du communautarisme. Par ailleurs, le Conseil de l’Europe ne reconnaît pas de droits aux communautés. En effet, il ne reconnaît que des droits individuels, des droits aux personnes. L’affaire des sans-papiers en mars 1996 à Saint Ambroise et en août 1996 à Saint Bernard, montre que l’Etat peut traiter chaque personne au cas par cas sans reconnaître une « communauté de sans-papiers ». L’approche en termes de relativisme culturel, dans une période de crise, est difficile et montre ses limites. La création en France, en 1989, du Haut Conseil à l’Intégration ne montre-t-il pas le souci du gouvernement de continuer dans une politique d’intégration, donc sans tenir compte des différences culturelles ? Même dans le cas de ZEP, les enfants étrangers ne doivent pas être traités à part mais en tant qu’élèves en difficulté. A l’opposé, en Grande-Bretagne, dans le domaine de l’éducation, l’enseignement passe par la reconnaissance de différentes cultures. Deux groupes de pays se distinguent dans les approches en termes de relativisme culturel. D’une part, ceux qui prônent le respect des identités communautaires et acceptent une certaine liberté de vie communautaire. D’autre part, ceux, comme la France, riches d’un passé, mettent en avant des valeurs universelles et favorisent l’intégration des immigrés en ne tolérant les différences culturelles que privatives. L’approche que les chercheurs peuvent faire, en termes de relativisme culturel est intéressante pour montrer comment chaque Etat et communauté immigrée prennent en compte les différences culturelles. Des politiques locales ou nationales peuvent s’ensuivre où l’on essaie de compenser ces inégalités. Cette reconnaissance de différences ne peut passer que par une volonté politique de reconnaître des identités plurielles et métissées. Les identités peuvent remettre en cause les fondements d’un Etat-nation sur lequel est bâti les valeurs de la société. 34 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle http://www.scienceshumaines.com/articleprint2.php?lg=fr&id_article=618 Article de la rubrique « Le point sur... »Mensuel N° 107 - Juillet 2000 Souvenirs et mémoire NICOLAS JOURNET Le multiculturalisme : D'où vient le mot ? Quels débats soulève-t-il ? Quelle est son influence dans le monde?... Et en France ? D'où vient le mot ? Même si la pratique et le phénomène visés par ce mot ne sont pas nouveaux, on peut faire remonter l'apparition de la formule « société multiculturelle » au milieu des années 60, sur le continent nordaméricain. A cette époque, dans le but d'apporter une solution aux conflits linguistiques francoanglais, les autorités fédérales d'Ottawa rendirent publique leur intention de « reconnaître la nature multiculturelle de la société canadienne ». Ce programme allait être engagé dans les années 70 par Pierre-Elliot Trudeau, prenant finalement une dimension constitutionnelle en 1982. Dans le même temps, aux Etats-Unis, dans le prolongement des luttes des Noirs pour les droits civiques, l'idée s'est développée, dans les milieux intellectuels et militants, que les minorités linguistiques, ethniques, religieuses, voire sexuelles étaient victimes d'une injustice, dans la mesure où leur culture n'accédait pas au même degré de reconnaissance que celle de la majorité « blanche, anglophone et protestante ». Obtenir cette reconnaissance, corriger les injustices et définir les moyens de faire coexister ces cultures différentes, le tout au sein d'une société démocratique, libérale et pacifique : tels sont les principaux idéaux qui animent le multiculturalisme, entendu au sens d'une doctrine dépassant aujourd'hui le cas particulier de l'Amérique du Nord. Bien que les sociétés pluriculturelles n'aient jamais cessé d'exister - moins de 10 % des pays du monde peuvent être considérés comme culturellement homogènes -, l'idée multiculturelle représente un changement d'orientation pour les politiques des Etats-nations : depuis le xixe siècle, en effet, leurs efforts ont été tournés vers la réduction des différences culturelles et l'assimilation des populations allogènes. Pourquoi un tel changement ? Les raisons tiennent d'abord à un constat : depuis les années 70, les questions d'identité raciale, ethnique et linguistique, aussi bien dans les démocraties occidentales que dans l'ex-bloc soviétique, sont des sources croissantes de conflits et de revendication. Partout dans le monde, des populations autochtones, des minorités religieuses ou linguistiques, des groupes d'immigrés manifestent plus ou moins radicalement leur désir de voir leur culture reconnue. D'autre part, l'existence de minorités culturelles pose un problème de justice sociale : dans un pays démocratique, la pratique d'une religion ou d'une langue est en principe libre. Mais est-il juste de ne pas offrir un soutien égal à chacune d'entre elles à travers l'école et les aides publiques ? De favoriser la culture majoritaire ? Le multiculturalisme désigne l'ensemble des doctrines politiques et philosophiques qui soutiennent que, dans un esprit de justice sociale et de tolérance, les cultures particulières à un groupe social doivent accéder à une reconnaissance publique. Le multiculturalisme se pose donc comme une alternative à l'idée que la cohésion nationale ne peut être obtenue que par l'adhésion de tous à une culture dominante ou officielle. Ce courant de réflexions et de pratiques politiques affirme que la diversité culturelle est une bonne chose, que toutes les cultures sont égales en dignité, qu'une minorité n'a pas à renoncer à l'expression publique de sa langue et de ses coutumes, enfin que conserver sa culture est un droit de l'individu, au même titre que sa liberté d'opinion. Quels débats soulève-t-il ? Depuis le début des années 80, la recherche d'une solution multiculturelle a fait l'objet d'abondantes réflexions et de débats parmi les philosophes, sociologues et politologues anglo-saxons. La question du pluralisme culturel y a reçu une acception très large : aux Etats-Unis, les minorités concernées par ces débats ne sont pas seulement issues de traditions, mais peuvent être des minorités sexuelles ou porteuses d'une quelconque autre différence (sourds, aveugles, etc.). Les questions centrales sont celles de la compatibilité d'une société multiculturelle avec les idéaux de liberté individuelle, d'égalité et de tolérance qui fondent la démocratie. Le débat autour du multiculturalisme y a pris la forme d'un affrontement entre « libéraux » et « communautariens ». Pour les premiers (Allan Bloom, Benjamin Barber, Dinesh D'Souza), les différences culturelles doivent être confinées à la sphère privée, et l'accent doit être mis sur 35 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle l'accession à des valeurs communes de civilité. Aucune règle particulière à une minorité ne doit être mise au-dessus de ces valeurs communes. Pour les seconds (Michael Sandel, Alasdair McIntyre, Amitai Etzioni), l'échec de la conception individualiste libérale doit être constaté : c'est l'appartenance à une culture qui construit l'individu. Les communautés à contenu culturel (famille, groupe religieux ou ethnique) doivent donc voir leurs droits mieux reconnus, et la société globale être construite sur la reconnaissance des différences et le dialogue entre cultures. Les penseurs les plus influents du multiculturalisme occupent, par rapport à ces deux extrêmes, une posture médiane, quoique souvent proche de celle des communautariens. Pour Charles Taylor, Michael Walzer et Will Kymlicka, le multiculturalisme est une réponse au « malaise de la modernité » et aux insuffisances du libéralisme : à côté de la liberté et de l'égalité, il existe d'autres valeurs comme l'authenticité. La reconnaître implique d'accorder une valeur égale aux vérités propres à chaque culture. Pour C. Taylor, par exemple, l'égalité, qui implique le traitement identique de tous les individus, devrait laisser la place à l'équité, qui tient compte des situations particulières : il est parfaitement concevable que l'on aide une communauté à promouvoir sa culture, dans la mesure où sa position minoritaire la met en danger. Mais l'équité suppose tout de même qu'un bien accordé à l'un ne nuise pas à l'autre : ainsi, on peut difficilement accorder le droit à la polygamie à un groupe d'immigrés dont c'est la tradition, si cette pratique va à l'encontre des droits d'un des deux sexes. Selon M. Walzer, le multiculturalisme représente en fait un accomplissement des idéaux démocratiques : les revendications identitaires visent à corriger le traitement inégal réservé aux minorités. On doit leur faire place et admettre que ces groupes ont un rôle à jouer dans la communauté nationale. En Europe, le multiculturalisme est souvent accusé de mener à la décomposition des Etatsnations. Il est vrai que l'affirmation d'une différence culturelle présente des risques politiques : elle peut être la base d'une revendication d'autonomie de la part d'une communauté. Elle peut aussi être exploitée à des fins criminelles, comme lors des massacres intercommunautaires au Rwanda. Selon certains commentateurs, la politique des nationalités pratiquée dans le bloc communiste serait impliquée dans les guerres de sécession yougoslaves. La récente création d'un Etat inuit (le Nunavut) au Canada ne marque pas un séparatisme aussi net, mais montre que le multiculturalisme, en particulier lorsqu'il s'agit de communautés autochtones, ne peut faire l'économie de la question de l'autonomie territoriale. Pourtant, le séparatisme, comme le rappelle Alain Touraine, est le contraire de l'objectif recherché, car le multiculturalisme « n'a de sens que s'il est défini comme la combinaison d'une unité sociale et d'une pluralité culturelle sur un territoire donné ». Quelle est son influence dans le monde?... Le principe multiculturel a été accueilli en Europe dans les années 80 comme une spécificité nordaméricaine, liée au mode de peuplement de ce continent et aux tendances communautaires de sa société. En réalité, les politiques de discrimination positives des minorités, et surtout de reconnaissance culturelle, étaient aussi nouvelles par rapport à l'idée de melting-pot qu'elles peuvent l'être pour un Français attaché à l'assimilationnisme républicain. L'influence du multiculturalisme sur le monde des idées politiques est indéniable aujourd'hui. Elle s'est traduite par l'adoption dans plusieurs pays de constitutions multiculturelles : le Canada, l'Australie, l'Afrique du Sud, la Colombie, le Paraguay. Elle est aussi sensible à l'échelon international, à travers notamment l'idée que la culture peut constituer un bien protégé par le droit : la Charte des droits de l'enfant stipule que tout enfant a le droit d'être éduqué dans « sa culture ». La construction européenne est elle-même l'occasion d'envisager la formation d'une communauté politique multiculturelle. Mais, plus souvent encore, le principe multiculturel est invoqué à propos des minorités nationales et se heurte, selon le cas, à plus ou moins forte résistance. Il est à noter que le multiculturalisme ne doit pas aujourd'hui être considéré comme un mouvement inéluctable : certaines politiques ont été expérimentées et évaluées, et n'ont pas toujours été reconduites. Ainsi, en 1997, l'Etat de Californie a renoncé aux règles de « recrutement ethnique », en 1997 à l'enseignement systématique des langues d'origine. Les Pays-Bas ont fait de même pour leurs immigrés dès 1990. Le problème souvent posé est celui des effets pervers des politiques culturelles : aider une minorité à conserver sa langue et ses pratiques culturelles n'améliore pas forcément sa condition économique, ni sa capacité de dialoguer avec la majorité. Tirant parti d'expériences négatives, il existe aujourd'hui aux Etats-Unis un courant anti-multiculturaliste, 36 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle d'inspiration ultralibérale, qui conteste l'efficacité et la correction morale des programmes positifs d'action en faveur des minorités culturelles. ... et en France ? En France, on note une évolution lente de la prise en compte de la « différence » culturelle des immigrés : depuis 1981, les associations culturelles et religieuses de préservation de l'identité ont reçu un statut légal. L'enseignement de certaines langues d'origine est offert au compte-gouttes. Mais l'idée même de discrimination positive reste exclue : le discours dominant reste celui de la fonction « intégrative » de l'Etat. Les mêmes tensions existent au plan des identités régionales : la reconnaissance des langues régionales, pourtant imposée par l'adhésion à l'Europe, se heurte à l'existence de textes constitutionnels interdisant leur accession à un statut officiel. Du côté des experts (sociologues, politologues et philosophes), les débats qui apparaissent à propos des affaires comme celle du voile islamique font apparaître que, malgré la reconnaissance croissante du fait multiculturel, toute tradition spécifique est susceptible de se heurter aux notions de laïcité et de citoyenneté. La perspective d'une politique activement multiculturelle est souvent jugée dangereuse, parce que débouchant sur la fragmentation de la société en communautés séparées. La discrimination positive, appliquée à des communautés linguistiques, régionales ou ethniques, n'est généralement pas admise, pas plus que l'idée d'une reconnaissance des communautés culturelles comme sujets de droit. Les discussions portent essentiellement sur le degré de reconnaissance publique que les différences culturelles, religieuses, linguistiques pourraient recevoir : certains auteurs, comme Dominique Schnapper, restent partisans de la confiner à la société civile, alors que d'autres, comme Michel Wieviorka, appellent les gouvernants à jouer un rôle actif dans cette reconnaissance. 37 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle http://www.scienceshumaines.com/articleprint2.php?lg=fr&id_article=12710 Hors-série N° 38 - Septembre/Octobre/Novembre 2002 L'abécédaire des sciences humaines Multiculturalisme Jérôme Souty Faut-il araser ou exalter les différences ? D'abord, un constat : les sociétés contemporaines sont pour la plupart hétérogènes et bien peu d'Etats sont culturellement homogènes. Les différences peuvent être linguistiques, ethniques, religieuses, idéologiques, générationnelles. Dans les démocraties, on assiste à une poussée des revendications identitaires. Les sociétés pluriculturelles doivent donc trouver les moyens de faire coexister ces groupes distincts. Mais comment être citoyen à part entière sans renier sa spécificité ? Le traitement politique de la diversité culturelle soulève des enjeux importants, notamment en ce qui concerne la citoyenneté. Pour la doctrine multiculturaliste, les cultures minoritaires sont discriminées et doivent accéder à la reconnaissance publique. Les premières politiques multiculturelles furent mises en oeuvre en Amérique du Nord il y a une trentaine d'années. Dès 1971, le Canada, suivi par d'autres pays, inscrit le multiculturalisme dans sa constitution. Aux Etats-Unis, les communautés sont désormais représentées à tous les niveaux pour ne pas être lésées dans leurs intérêts face à la culture dominante Wasp (White Anglo-Saxon Protestant). Des lois protègent les spécificités culturelles : politique de redressement des torts, mesures administratives de l'affirmative action (ou discrimination positive) instaurant des quotas de femmes ou de minorités, etc. L'apprentissage de la citoyenneté Si cette « ethnicisation » des minorités s'accorde avec l'idéologie du politiquement correct, le risque est celui du ghetto culturel, d'une accentuation des rivalités interethniques, d'une institutionnalisation des différences. L'individu existe surtout en fonction de son groupe d'appartenance, groupe qu'il ne s'est d'ailleurs souvent pas choisi. La société devient alors le terrain de confrontations d'intérêts particuliers. Des théoriciens estiment néanmoins que les droits minoritaires peuvent, pour les membres de ces groupes, promouvoir les conditions culturelles de la liberté individuelle ou de la socialisation. Pour Michael Walzer (Pluralisme et démocratie, Esprit, 1997), la communauté peut ainsi être le lieu d'apprentissage de la citoyenneté. En France, au contraire, les particularismes culturels sont rejetés dans l'espace privé et le multiculturalisme est perçu comme un ferment de décomposition de l'Etat-nation. Le modèle jacobin est celui d'une république universaliste et individualiste. Les identités religieuses ne peuvent se constituer politiquement (séparation de l'Eglise et de l'Etat) et il en va de même pour les identités ethniques, sexuelles ou liées à un mode de vie. Mais ce modèle abstrait d'intégration tend à étouffer les spécificités culturelles. La conception du citoyen oubliant sa condition particulière pour incarner un prétendu universalisme s'accorde mal avec les réalités de la modernité. L'individu peut ainsi se sentir exclu et refuser la citoyenneté. Alors, patriotisme constitutionnel ou reconnaissance d'une justice ethnoculturelle ? Les tendances centripètes de la société française sont-elles préférables au tropisme centrifuge de la société américaine ? Bien des auteurs s'engagent sur une voie médiane entre universalisme et communautarisme et considèrent qu'ils ne faut pas institutionnaliser les différences culturelles comme aux Etats-Unis, mais s'attacher à les rendre visibles dans la vie sociale. Ces différences ne devraient pas être cantonnées dans l'espace privé, sans pour autant occuper le devant de la sphère politique. Plutôt que de faire du multiculturalisme une proposition par défaut (empêcher les discriminations culturelles), l'idée est désormais d'instaurer un nouvel apprentissage démocratique rendant possible la communication interculturelle. Promouvoir les groupes culturels impliquerait ainsi une reconnaissance mutuelle des identités, l'Etat favorisant la mobilité et l'échange entre groupes. Charles Taylor (Multiculturalisme. Différence et démocratie, Aubier, 1994) définit ainsi la démocratie comme la politique de la reconnaissance de l'autre, donc de la diversité. 38 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle http://www.scienceshumaines.com/index.php?lg=fr&id_article=12414 Article de la rubrique « Questions de notre temps » Hors-série N° 34 Septembre/Octobre/Novembre 2000 Questions de notre temps Multiculturalisme. Comment vivre ensemble ? Jérôme Souty Dans les démocraties pluralistes, on assiste à un mouvement général de poussée des identités particulières. Des minorités, des populations autochtones, des groupes d'immigrés manifestent leur désir de reconnaissance culturelle. La question du vivre ensemble se pose avec toujours plus d'acuité. Le terme « multiculturalisme » désigne aussi bien un fait (les sociétés sont composées de groupes culturellement distincts) qu'une politique (mise en oeuvre selon des modalités et des degrés divers) visant au final à la coexistence pacifique entre des groupes ethniquement et culturellement différents. De tout temps, des sociétés pluriculturelles ont existé et aujourd'hui moins de 10 % des pays peuvent être considérés comme culturellement homogènes. En revanche, le traitement politique de la diversité culturelle est un phénomène relativement récent. Il y a moins d'une trentaine d'années, les premières mesures politiques d'inspiration multiculturaliste furent mises en oeuvre en Amérique du Nord (Canada, Etats-Unis). Le débat sur le multiculturalisme y est récemment monté en intensité (années 1990) et s'est diffusé en Europe notamment. La doctrine multiculturaliste avance l'idée que les cultures minoritaires sont discriminées et doivent accéder à la reconnaissance publique. Pour ce faire, les spécificités culturelles doivent être protégées par des lois. C'est le droit qui va permettre de mettre en oeuvre les conditions d'une société multiculturelle. Entre universalisme et différencialisme Mais de quelles différences culturelles parle-t-on ? Souvent réduites à l'ethnicité (minorités ethniques autochtones ou minorités issues de l'immigration), voire à la « racialité », les différences culturelles ne concernent plus seulement les particularismes d'origine ou de tradition (religieuses, linguistiques). Les revendications se fondent de plus en plus sur des particularismes de moeurs (préférences sexuelles...), d'âge, de traits ou de handicaps physiques (obèses, aveugles, handicapés...), etc. Le multiculturalisme combat ce qu'il considère comme une forme d'ethnocentrisme (celui de la société blanche dominante). La politique monoculturaliste vise en effet à l'homogénéité culturelle par l'imposition d'une culture officielle (en premier lieu une langue nationale) s'affirmant comme la seule légitime : les autres cultures sont alors réduites dans le particularisme et la dépendance. Mais la conception du citoyen « oubliant » sa condition particulière pour incarner un prétendu universalisme s'accorde difficilement avec les conditions de la modernité. Avec la libération des moeurs et l'émancipation sexuelle, le privé a été massivement réhabilité, il revêt désormais un sens potentiellement politique. Cela peut paraître paradoxal, mais la revendication culturelle semble associée à l'individualisme moderne, à la primauté du « sujet singulier » (Alain Touraine). Elle émane de la subjectivité personnelle de ceux qui se reconnaissent dans tel ou tel particularisme et décident de s'engager collectivement dans des revendications identitaires. Le débat d'idées entre universalisme et différencialisme, entre monoculturalisme et multiculturalisme fonctionne un peu comme un dualisme de la pensée. Il s'est d'abord organisé autour d'une querelle de philosophie politique nord-américaine : les libéraux (ou individualistes) soutiennent que l'individu est premier par rapport à sa communauté. Ils refusent les droits minoritaires qui risquent d'atteindre à la prééminence légitime de l'individu. Au contraire, les communautariens (ou collectivistes) estiment que les individus sont le produit des pratiques sociales et qu'il faut protéger les valeurs communautaires menacées par l'autonomie individuelle, et re- connaître les différences culturelles. Ce débat est désormais dépassé. Des penseurs comme Charles Taylor, Michael Walzer et Will Kymlicka ont des positions plus nuancées. De nombreux théoriciens estiment désormais que les droits minoritaires peuvent promouvoir les conditions culturelles de la liberté individuelle des membres des groupes minoritaires. Outre-Atlantique, ce « multiculturalisme libéral » semble s'être imposé par défaut, faute d'alternative (W. Kymlicka), tandis que le modèle ancien de la citoyenneté unifiée a été délaissé. Les politiques multiculturalistes 39 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle Outre le Canada (dès 1982), plusieurs pays ont désormais des constitutions multiculturelles : Australie, Afrique du Sud, Colombie, Paraguay. Mais ce sont les Etats-Unis qui, les premiers, ont placé la lutte contre les discriminations au centre de leurs préoccupations sociales. Dans le prolongement de la lutte des Noirs pour les droits civiques, militants et intellectuels ont considéré comme une injustice le fait que les cultures des minorités n'accédaient pas à un même degré de reconnaissance que la culture dominante Wasp (White Anglo-Saxon protestant). En réaction à cette « ethnicisation majoritaire », en fait une assimilation dissimulée (mythe du melting-pot), s'est opérée une « ethnicisation des minorités ». La reconnaissance publique des identités collectives est aussi le résultat de réseaux ethniques de lobbying. Elle s'est développée de concert avec l'émergence de l'idéologie du politiquement correct. Les pratiques multiculturalistes sont encore peu développées en Europe. Le modèle de l'Etat-nation s'y est affirmé au xixe siècle en pratiquant une politique de réduction des différences culturelles et d'assimilation des populations allogènes. Dans les pays européens, malgré d'importantes différences nationales (la Grande-Bretagne, par exemple, est en avance dans la lutte contre les discriminations ethniques), le particularisme est encore perçu comme une division et une régression culturelle. Le multiculturalisme est un enjeu au coeur de la construction de l'Union européenne : l'Europe va-t-elle opter pour une culture commune ou pour un régime multiculturel avec une mosaïque de nations ? En France, le thème de la citoyenneté culturelle est entré tardivement dans le débat car les intellectuels furent longtemps réticents à « ethniciser » les enjeux liés à la citoyenneté. Plusieurs sociologues plaident pour la reconnaissance identitaire (Michel Wieviorka). D'autres prennent acte de l'existence de particularismes mais sont partisans d'une conception plus républicaine de la citoyenneté (Dominique Schnapper). L'Etat, qui se pose en garant des libertés individuelles, ne reconnaît que des individus, et considère en gros que l'affirmation des identités culturelles et ethniques est contradictoire avec la citoyenneté et la laïcité : refus de toute assignation identitaire par le droit, absence d'enseignement pluriculturel ou de soutien public aux demandes de droits collectif pour les minorités. Même si les intentions jacobines sont tempérées par les faits, pour la République une et indivisible prônant un universalisme abstrait, le multiculturalisme est encore perçu comme un ferment de décomposition de l'Etat-nation. Le discours dominant en France reste celui de la fonction « intégrative » de l'Etat et de l'assimilationnisme républicain. Les limites du multiculturalisme Le multiculturalisme apparaît pour de nombreux auteurs comme un pis-aller, un « mal nécessaire ». Le système étant perfectible, les effets pervers à limiter et les améliorations à apporter font l'objet de discussions. Le multiculturalisme a souvent pour rançon, comme au Canada avec les anglophones et les francophones, l'indifférence voire le mépris que manifestent les communautés les unes envers les autres. Aux Etats-Unis, l'affirmative action a accentué les rivalités interethniques (jalousie, ressentiment). Ces politiques, dénoncent leurs adversaires, ont un aspect stigmatisant : elles participent à une ethnicisation des rapports sociaux. Est-ce que la fin justifie les moyens ? Le principe de discrimination positive se heurte aussi aux exigences d'égalité des droits et d'impartialité de l'Etat. Va-t-on dans le sens de la justice sociale ? La recherche d'une égalité réelle peut-elle faire les frais de l'abandon du principe d'égalité formelle ? Les objectifs sont-ils d'ailleurs atteints, alors que le conteste un mouvement américain antimulticulturaliste d'inspiration ultralibérale ? Tous les membres des minorités ne sont pas défavorisés et ceux qui savent profiter des avantages sont rarement les plus défavorisés. Inversement, il existe des groupes de population réellement défavorisés qui n'appartiennent pas à des minorités ethniques. Toutes les différences sont-elles d'autre part bonnes à défendre ? Si certaines appellent le respect, d'autres sont, du point de vue de leur reconnaissance, plus problématiques, comme par exemple l'excision de jeunes femmes d'origine africaine. Il y a enfin un risque d'oppression du groupe culturel sur ses membres : comment protéger la minorité de la minorité, les exploités des exclus ? C'est en évoquant la notion de droits minoritaires que les Afrikaner défendirent un système d'apartheid. Toute politique identitaire devrait s'arrêter où commence la liberté individuelle : les individus sont uniques et ne sauraient être catégorisés (C. Taylor, Anthony Appia). A qui revient la légitimité d'attribuer une identité ? N'est-ce pas à l'individu luimême de choisir son ou ses identités d'appartenance ? D'autant plus que l'identité individuelle se 40 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle construit aussi en opposition au groupe d'appartenance. Les théoriciens s'accordent sur le principe que les différences culturelles ne doivent pas remettre en cause les droits de l'homme et du citoyen. De nouvelles perspectives - Egalité et différence. Le besoin de hiérarchiser les différences serait-il un invariant de l'esprit humain ? Les hommes, constatent plusieurs auteurs, ne peuvent penser la différence sans immédiatement la connoter en termes hiérarchiques. Il n'y aurait pas de différences sans inégalités. Si l'on suit ce raisonnement, d'un côté, les politiques différencialistes renforceraient l'inégalité ; de l'autre, la recherche de la seule égalité abolirait les différences. A cet égard, le débat autour de la parité est instructif : hommes et femmes sont à la fois égaux et différents et leur égalité repose sur leur différence. L'idée de combiner égalité et différence entre les deux sexes est aujourd'hui acceptée dans de nombreux pays. Sera-t-elle étendue, dans la pratique, aux différences culturelles ? - Reconnaissance et redistribution. On ne peut pas tout analyser en termes de cultures. La dénonciation des discriminations et les revendications pour la reconnaissance culturelle ont pris le pas sur la lutte des classes et la dénonciation de l'exploitation socio-économique, qui avaient caractérisé les deux premiers tiers du siècle (surtout en Europe). Mais dans la lutte contre les discriminations, le schéma dominants/dominés n'est plus possible. Les conflits sociaux sont moins lisibles, moins manichéens aussi. Chacun peut être tour à tour discriminé ou discriminant : un ouvrier peut être discriminé socialement, mais discriminant comme homme et comme Blanc. Une opposition s'est créée entre les politiques sociales et les politiques multiculturelles. Or ces deux problématiques sont souvent intimement liées. Ceux qui sont l'objet de discriminations culturelles sont aussi en général ceux qui subissent les inégalités socio-économiques. Derrière l'affrontement des Blancs et des Noirs, il y a d'abord un affrontement entre des riches et des pauvres. De plus, la reconnaissance de la culture d'une minorité n'implique pas la fin de son aliénation socio-économique. L'enjeu à venir consiste à concilier les politiques de la reconnaissance et de (re)distribution. - Vers une nouvelle démocratie culturelle ? Les politiques multiculturalistes résultent d'une proposition par défaut : empêcher les formes de discrimination culturelle. On notera aussi que, avec l'application d'une politique systématique de redressement des torts, le ressentiment de la victime devient une part intégrante de son identité. Est-ce l'émergence d'une « culture gémissante », où tous se proclament porteurs d'une discrimination quelconque et où chacun, finalement, a quelque raison de porter plainte ? L'idée qui semble émerger désormais est de ne plus seulement proposer une définition du multiculturalisme par la négative, mais aussi de l'inscrire dans le registre de la positivité : initier une démarche positive par laquelle l'acteur restaure sa propre estime ; provoquer la reconnaissance et la valorisation de l'autre. Les chercheurs insistent sur la nécessité de construire une véritable « éducation interculturelle ». L'occasion se présente d'un nouvel apprentissage démocratique. C'est l'idée d'une « démocratie des moeurs » (Farhad Khosrokhavar) dans laquelle la communication interculturelle est possible : respect de l'altérité culturelle, tolérance. L'idée aussi d'une « démocratie inclusive », dans laquelle les communautés ne se définissent plus par l'exclusion. Car c'est aussi la volonté de vivre ensemble qui fonde une culture et permet une (relative) homogénéité sociale. C. Taylor par exemple définit la démocratie comme la politique de la reconnaissance de l'autre, donc de la diversité. Plus en amont, le débat sur le multiculturalisme oblige aussi à (re)définir la notion de culture, tout au moins à l'élargir pour y inclure tout un ensemble de différences comportementales. Les cultures sont moins des traditions que des représentations construites par l'histoire, susceptibles d'évoluer et, on le voit ici, d'être convoquées à tout moment dans un but de reconnaissance ou de revendication partisane. Le caractère labile, l'hybridité et la malléabilité des cultures sont aussi des facteurs positifs d'innovation (M. Wieviorka, Serge Gruzinski). Considérer la culture comme un invariant, statuer sur les différences culturelles, c'est aussi marquer ces cultures du sceau d'une authenticité qui n'existe pas et les figer dans un moule. Comment alors considérer le métissage culturel, ce puissant facteur de changement, de créativité et d'invention, qui ne fait l'objet d'aucune revendication ? et « discrimination positive » L'affirmative action désigne, aux Etats-Unis, une politique visant à aider les minorités défavorisées (Noirs, handicapés...) en instaurant un système de préférence ethnique (ainsi qu'un système de préférence lié à des handicaps sociaux). 41 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle Aux Etats-Unis, au Canada, en Australie, on est passé du principe decolor-blindness (indifférence à la couleur de peau) au principe de color-consciousness (prise en compte de la couleur de peau), qui justifie l'utilisation des mesures telles que les quotas pour corriger des discriminations avérées. L'égalité formelle (traitement indifférencié des individus et des groupes) est donc abandonnée au profit de l'égalité réelle, c'est-à-dire d'une égalité de résultat qui exige de traiter différemment des personnes et des groupes dans leur accès au travail, au logement, à la santé, à l'éducation, à la reconnaissance culturelle ou à certains droits politiques. En France,des politiques de traitement préférentiel (« action positive », « mesures concrètes », « programme d'intégration prioritaire ») sont appliquées pour combattre les inégalités socioéconomiques ou les inégalités hommes-femmes. Mais le principe d'une « discrimination positive » des groupes ethniques reste exclu. En fait, l'ethnicité est de plus en plus reconnue dans la pratique (mais pas dans le droit) : subventions directes aux associations ethniques, politiques en faveur des ressortissants des Dom-Tom ou des harkis, subvention et aides aux personnes immigrés par l'intermédiaire du Fonds d'action sociale (Fas). L'approche spatialisée (classement en Zep, en zone urbaine sensible, en zone franche) des inégalités ressemble à une forme de discrimination positive déguisée, car ces espaces coïncident largement avec ceux qu'habitent les personnes issues de l'immigration. Une France black/blanc/beur ? Coupe du monde de football 1998, championnat d'Europe 2000 : les Français, devenus ardents supporters du ballon rond, défilent dans l'allégresse pour fêter la victoire des tricolores. Les tonalités bleu/blanc/rouge du drapeau français (symbole de l'unité de la nation) s'accordent pour la première fois peut-être aux variations black/blanc/beur, celles des visages des onze joueurs (plus les remplaçants) de l'équipe française, celles aussi des jeunes issus des diverses communautés de Paris ou de sa banlieue qui viennent faire la fête dans la capitale. On voit aussi s'agiter des drapeaux algériens ou du pays kabyle (en hommage à Zinedine Zidane). La presse célèbre cette victoire d'un nouveau genre, symbole d'une diversité rayonnante. Certains commentateurs attribuent précisément ce succès à la composante « ethnique » de l'équipe, qui a su conjuguer des talents et des apports différents. L'équipe nationale allemande par exemple compte très peu de joueurs « de couleur ». A l'image de son équipe nationale multiethnique, la France multiculturelle pourrait-elle devenir « une équipe qui gagne » ? La République s'oppose pourtant à une vision multiculturelle. Le modèle français d'intégration classique, laïc et républicain, ne favorise pas une organisation communautaire. L'idéal du creuset républicain est toujours de mise, au moins dans les principes et dans les discours. 42 IMF Monde Pluriel : ethnocentrisme et relativisme culturel S Volle 43