Sélection d’ouvrages présentés en hommage lors des séances 2013 de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. J’ai l’honneur de déposer sur le Bureau de l’Académie, de la part de son auteur, M. Jean-Nicolas Corvisier, Professeur à l’Université d’Artois et Président de la Commission française d’Histoire Militaire, un ouvrage intitulé « Bataille de Chéronée, Printemps 338, Philippe II, roi de Macédoine et le futur Alexandre le Grand », publié en 2012 aux éditions Economica, dans la collection « Campagnes et stratégies ». Cet ouvrage de 146 pages s’adresse à un public intéressé par l’histoire militaire et l’auteur a le grand mérite d’exposer avec clarté et concision les moyens et les circonstances qui permirent à l’armée macédonienne de s’affirmer comme la meilleure du monde méditerranéen, face à l’armée thébaine, forgée par Pélopidas et Épaminondas, et à celle d’Athènes, heureusement réformée par Iphicrate après la guerre du Péloponnèse. « La bataille de Chéronée est une mal aimée de l’Histoire », écrit avec raison M. Corvisier. Que dire en effet d’un affrontement dont nous ne savons à peu près rien ? Les historiens grecs contemporains de l’événement, dont Théopompe, Éphore et Anaximène de Lampsaque, ont péri corps et biens. Diodore de Sicile, trois siècles après la bataille, la résume en un chapitre (Bibliothèque Historique, XVI, 86) qui occupe 29 lignes dans l’édition Teubner. Il ressort du récit que, du côté grec, les Béotiens occupaient une aile et les Athéniens l’autre, sans que le lecteur parvienne à savoir si Philippe était rangé en face des premiers ou des seconds. C’est une allusion de Plutarque qui autorise à affirmer qu’Alexandre fut vainqueur des Thébains, ce dont on déduit que Philippe commandait l’aile droite de l’armée macédonienne et mit de son côté les Athéniens en déroute. On parle par habitude de la « bataille de Chéronée ». Tout devient plus clair si l’on veut bien admettre que se déroulèrent côte à côte deux bataille, y compris le fait que les recueils de stratagèmes composés par Polyen (II, 2, 7 et IV, 2, 2) et Frontin (II, 1, 9) expliquent que Philippe fut vainqueur des Athéniens en opérant un repli stratégique, sans toutefois mentionner les Thébains, pour ainsi dire évanouis du champ de bataille. Ce repli n’est pas mentionné par Diodore mais, si l’on admet sa réalité, on doit aussi reconnaître en Philippe le précurseur d’Annibal, le vainqueur de Cannes. Tout serait plus clair si l’on avait la preuve que la cavalerie macédonienne avait été massée à l’aile gauche sous le commandement d’Alexandre, chargé de mener l’action offensive, alors que Philippe reculait délibérément de manière à déséquilibrer la ligne adverse. Il faut avouer que l’historien moderne, confronté à des sources maigres et incomplètes, pour ne pas dire inintelligentes, reste sur sa faim. On sait que Philippe fut vainqueur, qu’Alexandre mena à bien sa mission, et Diodore explique la défaite des Athéniens par la médiocrité de leurs généraux. Quant aux Thébains, ils n’existent qu’en tant que monceaux de cadavres ou si l’on préfère, comme figurants muets. Leur sort n’intéressait plus personne. Il restera toujours des zones d’ombre, mais M. Corvisier a parfaitement éclairé le chemin qui mène à Chéronée et les conséquences de cette bataille. On admettra volontiers qu’elle marque un rééquilibrage géopolitique en faveur de la Grèce du Nord et www.aibl.fr 1 Sélection d’ouvrages présentés en hommage lors des séances 2013 de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. qu’il est grand temps de remiser au musée des vieilles lunes les pleurnicheries humanistes relatives au triomphe de la « barbarie » macédonienne sur la « civilisation » incarnée par Athènes. Même si la coalition d’Athènes et de Thèbes avait vaincu Philippe à Chéronée, quel eût été l’avenir d’une alliance entre has been inventée par Démosthène dans un éclair de son génie fumeux? Les historiens modernes, qui ont l’avantage de lire l’avenir dans la boule de cristal du passé, savent que seules de grandes coalitions, comme la Ligue étolienne et la Ligue achaienne, furent capables de contenir la Macédoine durant la période hellénistique. Thèbes en revanche, rasée par Alexandre, ne fut plus que l’ombre d’elle-même après sa refondation par Cassandros. On ne saurait dire qu’Athènes tira la leçon de Chéronée, puisqu’elle se lança, après la mort d’Alexandre, dans l’absurde guerre Lamiaque. Les rivalités entre Diadoques, puis le poids de l’influence romaine lui permirent de louvoyer entre les grandes puissances et de préserver son autonomie jusqu’au jour où elle choisit le camp de Mithridate. Après Chéronée, Philippe se garda bien d’écraser Athènes, son objectif étant de réunir le plus possible de cités grecques, dont Athènes, au sein de la Ligue panhellénique qu’il s’apprêtait à fonder. En revanche, après le siège du Pirée et d’Athènes par Sylla, les murailles et les arsenaux, symboles d’indépendance, n’étaient plus que ruines et c’est en obéissant aux ordres des Romains que ce qui restait du peuple retrouva une prospérité matérielle et un rayonnement qui s’affirment dans la « Nouvelle Athènes » d’Hadrien. Chéronée n’est sans doute pas une « grande bataille », mais il faut reconnaître que, pour la première fois, Philippe se trouva confronté, en rase campagne, à des adversaires à sa mesure : il lui fut possible de tester l’efficacité de la machine de guerre qu’il avait construite, une machine qui, durant deux siècles, resta un modèle au prix d’aménagements imposés par les temps et les lieux. Cet aspect des choses est mis en valeur par M. Corvisier et l’on comprend, en le lisant, que les enjeux de la guerre sont en train de changer dans le monde grec : on se bat désormais pour conquérir des royaumes ou des empires, et on le fait avec des moyens d’une tout autre ampleur. Paul GOUKOWSKY 8 mars 2013 www.aibl.fr 2