NOTE DU METTEUR EN SCENE
« Je regarde l’étrangeté en eux et ce naturel qu’ils ont malgré eux, pour trouver
quelque vertu dans la bête en moi.»
- Anne Sexton à propos de son Bestiaire, USA -
Le grand scénographe Ezio Frigerio dit: «On ne
donne pas au public ce qu’il attend, on lui don-
ne ce qu’il va reconnaître». Depuis toujours, c’est
mon credo de metteur en scène, ma façon d’es-
sayer de rencontrer les gens qui viennent voir mes
spectacles. La poésie d’Anne Sexton me fait le
même effet.
En tant que représentante rigoureuse du «Confes-
sionnalisme», elle nous livre tout ce qu’on attend
des poètes de ce mouvement: les faits, les senti-
ments, les actes, les relations les plus intimes de sa
propre vie, littéralement tout est passé en revue,
sans retenue, dans tous les détails. On devine le
scandale, en ces puritaines années 60 de l’Améri-
que d’avant la révolution sexuelle. Mais pour nous
et notre 21ème siècle un peu blasé, il n’y a là vrai-
ment rien de très nouveau, non ?
Sauf que dans la poésie d’Anne Sexton, tout
redevient surprenant, étonnant - du jamais vu
comme ça. Ses images sont de cette justesse, de
cette pureté innocente qu’on attribue normale-
ment au regard d’un enfant, sous-tendues par la
cruauté de quelqu’un de profondément blessé.
En lisant Anne Sexton, on découvre la parole et
l’imagination absolument libres d’une artiste qui
n’a pas peur de lâcher les brides et qui a en plus
une volonté un peu insolente d’étonner, d’épater
les gens avec sa virtuosité, son audace d’artisan
de la poésie. Ainsi, les dix-huit poèmes de Bestiai-
re, USA ne nous offrent pas seulement le portrait
succulent et précis de dix-huit animaux. Les mots,
les phrases, l’inventivité, la musique d’Anne Sex-
ton en font dix-huit voyages à travers le miroir. Des
événements imprévus, des surprises questionnan-
tes, des arrêts sur image perspicaces, des chan-
gements d’atmosphère abrupts nous entraînent
d’une main et d’une voix plutôt douces, plutôt
bienveillantes, vers des profondeurs de vision tan-
tôt légères et rafraîchissantes, tantôt carrément
estomaquantes. Et les poèmes ont beau prendre
leur envol vers l’ironie, la mélancolie, la rêverie ou
l’angoisse - cela se termine toujours les pieds fer-
mement sur terre.
C’est pourquoi j’ai eu envie, l’envie d’un met-
teur en scène, de «faire quelque chose» avec ces
poèmes. Et c’est pourquoi Bestiaire, USA ne peut
pas être pour moi une simple lecture poétique
(table, feuilles tranquillement tournées, public re-
ligieusement à l’écoute), ni un spectacle élaboré
(scénographie, bande son, jeu de lumières, public
religieusement assis dans le noir). Notre version de
Bestiaire, USA aura l’ambition de l’inattendu re-
connaissable. Oui, avec l’actrice, nous allons très
professionnellement étudier le texte, analyser les
vers, décortiquer les niveaux d’interprétation, éta-
blir le rythme adéquat, composer la juste tension
de la représentation... comme le public est en
droit de l’attendre de nous (et comme nous ado-
rons le faire de toute façon). Mais une fois devant
ce public, dans la salle d’exposition, la classe, la
bibliothèque municipale, le jardin de Madame X
ou le salon de Monsieur Y, rien ne sera plus calculé.
L’actrice deviendra la véritable co-créatrice de la
performance : en direct, elle se déplacera selon
les possibilités que lui offre le lieu, agira en réponse
aux réactions du public, s’adaptera à tout ce qui
arrive... Elle incarnera ainsi la tendre brutalité, la
contagieuse insolence d’Anne Sexton, et rendra
hommage à son indomptable sens du jeu.
Yves Bombay