Le grand
entretien
Mars 2012
« Ici c’est ailleurs »,
la revue de St-Gervais
Le Théâtre
Le grand
entretien
Mars 2012
« Ici c’est ailleurs »,
la revue de St-Gervais
Le Théâtre
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Trois semaines durant, Marie Fourquet est à
l’ache de St-Gervais avec deux spectacles.
Une reprise de Pour l’instant je doute, jouée
au 7
ème
, et une création articulée autour de
l’Europe, cee utopie politique, cee convic-
tion intime. Elle s’en explique.
Calais, ville du Nord de la France, pourrait être un condensé de l’Eu-
rope. Bombardée pendant la Seconde Guerre mondiale, ses bunkers
abritent aujourd’hui les migrants et leurs rêves d’Angleterre. Pour té-
moigner de cee réalité, hors les JT d’actualité, de nombreux artistes
se sont collés au sujet : l’écrivain Olivier Adam (A l’abri de rien, éd.
de l’Olivier), le cinéaste Philippe Lioret (Welcome) ou le photographe
genevois Jean Revillard (Jungles, éd. Labor & Fides).
A son tour, l’auteure et meeure en scène Marie Fourquet s’y inté-
resse et s’interroge : « L’Europe n’est-elle pas, et depuis Euripide, une
terre d’enfants en errance qui frappent aux portes des villes ? ». A tra-
vers cee ville marquée par l’histoire, dernièrement encore touchée
par la liquidation de la société SeaFrance, elle interroge l’utopie euro-
péenne après en avoir remonté le l de la construction, commençant
son voyage à Sarajevo, là où, comme souvent, l’histoire a basculé.
Deux précisions encore. Marie Fourquet vient d’obtenir la naturalisa-
tion suisse. Mais elle est originaire de Calais.
«Quand
j’étais enfant,
Europe,
je l’imaginais
blonde,
avec
une grande
robe bleue...»
Il y a un souvenir d’enfance, mais aussi une utopie qui est le l conduc-
teur de mon spectacle. La pièce est moins politique que personnelle.
C’est une pièce que je dédie à mes enfants, parce qu’ils ne sont pas
européens. Ils sont franco-suisses, mais pas européens comme moi
j’ai pu l’être ou comme je pourrai l’être. Je leur dédie, car j’aimerai qu’ils
soient européens et qu’ils puissent encore y croire et se positionner
vis-à-vis d’elle. C’est la première fois que je m’expose de cee ma-
nière dans une pièce assez violente par rapport aux thèmes abordés
(la guerre, les migrants...), et où, en plus, j’expose même mes en-
fants.
Quel est le postulat de départ ?
C’est une soirée entre amis. Ils sont quatre, irresponsables et dégé-
nérés de par leurs propos et leurs positions. Ca commence simplement
par une jeune femme qui enlève sa culoe. On peut trouver ça super-
ciel, alors que pour moi ça évoque immédiatement le mythe de La
jeune lle et la Mort, ce rapport à la sexualité quand on peut se retrou-
ver dans une situation extrême.
Par rapport à vos précédents spectacles, il y a autant de mordant, d’ironie,
de légèreté, mais vous passez des relations homme-femme à l’Europe. Qu’est-
ce qui a déclenché l’envie de cee pièce ?
Le fait que j’ai acquis la nationalité suisse, tout simplement. C’est une
nationalité que j’ai voulue parce que j’élève mes enfants en Suisse et
que je voulais pouvoir voter dans le pays où j’élève mes enfants. Le
truc de base, quoi. Et puis, un jour, après avoir suivi un cours à l’Uni-
versité sur l’Europe et l’enjeu de la culture européenne, je me suis
rendu compte que nombre de Suisses autour de moi ne connaissaient
pas le fonctionnement de cee structure. Là, je me suis dit : « Waouh ».
Personnellement, je me che de ma nationalité française. Par contre,
acquérir une nationalité dans un pays qui n’est pas européen a provo-
qué un sentiment très fort en moi.
Pour quelles raisons ?
C’est un pays qui n’a pas connu la guerre, les ares de la reconstruction.
Moi, quelque part, j’ai hérité de mes grand-parents et parents cee
énergie-là. Pour moi qui ai joué dans les blockhaus à Calais, qui ai
baigné dans tout cet univers de guerre, où tu crains d’avoir un oncle
qui faisait le collabo parce que tu sais qu’il n’est pas possible que tout
le monde aie fait partie des résistants, tu sens qu’ici ce sont des cho-
ses qui sont très peu présentes. Ensuite, je suis devenue Suissesse.
J’élève mes gamins ici. Qu’est-ce qui se passe ? Parlons de l’Europe.
Dans la pièce, vous préférez parler d’Europe, telle une gure mythique gréco-
romaine, plutôt que de l’Europe ? Avec ce choix, il y avait l’idée de retrouver
une forme d’utopie originelle ?
Je voulais créer un personnage. Quand j’étais enfant, Europe, je l’ima-
ginais blonde, avec une grande robe bleue et les cheveux de la couleur
des étoiles. Europe, c’est cee gure de la jeune lle sur laquelle je
travaille beaucoup dans la pièce. Il y a la jeune lle vierge propre à la
tragédie grecque ; la jeune lle tuée à Sarajevo, première victime et
élément déclencheur de la guerre ; la jeune lle mourant sur une rou-
te de Calais renversée par un ami médecin...
Avec l’allégorie des jeunes lles, vous
cherchiez à montrer que l’Europe, na-
lement, n’en est encore qu’à ses balbu-
tiements et qu’il faut l’encadrer, l’ac-
compagner ?
Elle n’est plus vierge, peut-être
même qu’elle ne l’a jamais été, mais
c’est maintenant qu’il faut y aller et
qu’il faut y croire. Néanmoins, il y a
deux doutes qui subsistent en moi : le fait que la Bosnie n’y soit pas,
alors que dans mon Europe utopique idéale elle aurait dû y être ac-
cueillie à bras ouverts, an de justier le « plus jamais ça » et qu’on lui
demande pardon pour ce qui s’y est déroulé ; et cee jeune femme
tuée à Calais, à deux pas de là où a été construit le tunnel sous la
Manche, le symbole qui allait nous rendre tous européens, mais qui
fait que géographiquement parlant, ça crée une sorte de nœud gordien,
de boule au ventre.
Europe, la pièce, peut-elle se voir comme une sorte de cri, alors qu’on a
l’impression que cet état unionniste prend l’eau de toutes parts ?
J’ai commencé à travailler sur ce texte bien avant les dégradations
successives de la Grèce et la crise de l’euro. Tu te fais toujours rara-
per par l’actualité, mais mon approche se voulait plus intime, plus sin-
cère quelque part. Si, par exemple, la Grèce devait sortir de l’Europe,
pour moi, ce serait terrible, ma réaction serait très aective.
Vous-même, vous êtes allée à Sarajevo pour une forme de voyage initiatique,
pour comprendre l’Europe par ses racines ? Et vous y avez emmené vos en-
fants...
Mon gamin a très mal vécu ce voyage. Le climat est encore très post-
traumatique. Et il ne comprenait pourquoi tous ses copains partaient
au soleil et lui devait se trouver là. Par la suite, on devait aller à Sre-
benica, mais on a préféré annuler le déplacement, car je n’aurai pas
pu le justier devant lui.
Nous sommes la génération des loisirs, dit l’un de vos personnages. Comment
qualieriez-vous celle d’avant ?
La génération de mes grand-parents, c’est celle de la reconstruction.
Je l’ai vraiment compris quand je suis arrivée à Sarajevo. Quand on
sait qu’il y a eu près de 1’600 enfants tués dans les rues de la ville,
quand on comprend de quoi ils essaient de se relever, j’ai compris pour-
quoi on est heureux de l’arrivée d’un McDonald’s ou qu’on a envie d’un
jean’s Diesel, d’un iPhone.
Pour avoir grandi dans un tel environnement, il faut avouer à un moment
que j’en ai soupé de toutes ces histoires, des commémorations dans
les cimetières, des récits de vieux combaants, des histoires de Juifs
gazés. Franchement, en tant qu’enfant, à un moment, on n’en pouvait
plus, on avait envie d’autre chose.
Et puis, à Sarajevo, j’ai physiquement eu la nausée pendant trois jours,
car j’ai compris que j’avais vraiment envoyé « chier » mes grand-parents
pendant longtemps.
Quelle est la position de votre génération ?
On va y aller quand même. C’est une histoire d’amour impossible.
Vous venez de Calais, une ville qu’on peut voir comme un carrefour de l’Eu-
rope et qui se retrouve presque montrée du doigt comme une prison à ciel
ouvert. Pour quelles raisons ?
J’aurais pu appeler cee pièce Mon Europe, pour ne pas que ça de-
vienne cee chose immatérielle, faite de marchés économiques et de
tribunaux de justice. Mais celle à laquelle j’ai cru et à laquelle j’ai en-
core envie de croire.
maxime PégaToqueT
Marie Fourquet
europe l’échappée Belle
du 6 au 24 Mars 2012
TexTe eT mise en scène marie FourqueT - collaboraTion arTisTique PhiliPPe solTermann
avec Fanny bruneT, François Karlen, valérie liengme, PhiliPPe solTermann
PhoTo © marie FourqueT, PhoTo monTage © daniel Kunzi