Cent ans d`un drame occulté

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Génocidedes Arméniens
Charnier d’Arméniens immolés par le feu, découvert par l’armée russe dans une grange du village d’Ali Zonan (province de Mouch, est de la Turquie), en 1915. FONDS ARAM
Cent ans d’un drame occulté
D’abord considéré comme un simple chapitre de la première guerre mondiale, nié par les autorités turques,
le génocide de 1,5 million d’Arméniens par l’Empire ottoman a été injustement passé sous silence
L
es arrestations ont commencé au soir du 24 avril
1915, à Constantinople. Sur
ordre de Talaat Pacha, le
tout-puissant ministre de
l’intérieur ottoman, 250 intellectuels arméniens sont faits prisonniers. Des ecclésiastiques, des avocats, des professeurs, des journalistes
et même quelques députés.
La capture de ces hommes faisait partie d’un plan établi, minutieusement
élaboré, un mois plus tôt, par plusieurs
responsables du Comité union et progrès, la branche politique des JeunesTurcs, et visant à décapiter une des plus
importantes minorités de l’empire
pour mieux entreprendre sa déportation, préalable à son extermination.
Deux mois plus tôt, les 120 000 soldats arméniens de l’armée impériale
avaient été éloignés du front, puis désarmés. Tout était en place. La mécanique du génocide était enclenchée, rien
ne pouvait plus l’arrêter. Longtemps, le
génocide des Arméniens de l’Empire
ottoman n’a été considéré que comme
un chapitre parmi d’autres de l’histoire de la première guerre mondiale. Il
faut dire que l’époque était riche en
événements tragiques. Sur le front de
l’Ouest, deux jours avant ce tragique
24 avril 1915, dans les tranchées
d’Ypres, en Belgique, les armes chimiques venaient de faire leur toute première apparition, semant la terreur et
la mort chez les poilus.
Un point de bascule
Et le lendemain, le 25, à un jet de
pierre de Constantinople, sur les détroits des Dardanelles et du Bosphore,
la sanglante bataille de Gallipoli entre
le corps expéditionnaire allié et les
troupes ottomanes battait son plein.
L’horreur était partout. Ce n’est que
plus tard, avec le recul, que le massacre
des Arméniens est apparu comme
Cahier du « Monde » No 21855 daté Jeudi 23 avril 2015 - Ne peut être vendu séparément
une tragédie en soi, un point de bascule annonciateur de toutes les grandes tragédies du siècle. Ainsi, la plupart des victimes n’étaient que des civils désarmés. Ils sont morts de privations ou ont été tués en plein désert,
loin du front et des regards. « Le but de
la déportation est le néant », affirmait
Talaat Pacha, le grand architecte de
l’extermination.
Ce crime de masse, qui a causé la
mort d’un million et demi de personnes, n’est pas venu de nulle part. Il a été
précédé de décennies de persécutions
et de préparation des esprits, et servi
par une propagande haineuse, à prétention scientifique, dans laquelle la
disparition des Arméniens devenait
une condition nécessaire à la survie
des Turcs. En cela, il est l’exemple parfait de ce crime absolu visant à la destruction d’un peuple entier, que le juriste Raphael Lemkin, un Américain
d’origine polonaise, décida d’appeler
« génocide » en 1944. Et il ouvre la voie
aux grands drames du XXe siècle, où la
mort n’est plus uniquement l’affaire
des seuls champs de bataille, mais
s’empare de sociétés entières.
Alors qu’on commémore les 100 ans
du drame, et tandis que les autorités
d’Ankara persistent à nier le caractère
génocidaire des massacres commis
par l’Empire ottoman, déployant tous
les ressorts de la propagande, de plus
en plus d’intellectuels turcs acceptent
de regarder en face les fantômes de
leur histoire nationale, pour rompre
enfin avec des décennies d’amnésie
collective. Leur combat pour la vérité
est fondamental. Ne serait-ce qu’à
cause de la fièvre exterminatrice qui
plane de nouveau dans cette région – là
même où eurent lieu les déportations
et les massacres de 1915-1916 –, désormais soumise au régime de terreur des
djihadistes de l’Etat islamique. p
jérôme gautheret
2 | génocide des arméniens
0123
JEUDI 23 AVRIL 2015
Constantinople (Istanbul)
Les 24 et 25 avril 1915, 600 notables
arméniens de Constantinople
sont arrêtés et déportés vers l’est
de l’Empire et seront pour
la plupart exécutés.
BULGARIE
Andrinople
(Edirne)
RUSSIE
Mer Noire
GÉORGIE
Samsun
Kastamonu
Trabzon
Artvin
(Trébizonde)
GRÈCE
Unye
Izmit
Ordu
Merzifon
Adapazari
Rodosto
(Tekirdag)
EMPIRE RUSSE
Rize
Giresun
Oltu
Bursa
Amasya
Chorum
Eskisehir
Kütahya
Afyon
Tokat
Yozgat
Sivas
Erzinjan
Kayseri
Karapinar
Eregli
La tragédie des Arméniens
Marash
Aïntab
Bozanti
Tarsus
Mersin
Une minorité perçue comme « l’ennemi de l’intérieur »
par le sultan de l’Empire ottoman...
Malatya
Zeïtoun
Adana
Kilis
POPULATION ARMÉNIENNE : 2 millions au début du XXe siècle
CHYPRE
Seghert
Urfa
Mardin
PERSE
Ras-Al-Aïn
Djarablus
Rakka
Alep, plaque tournante
Centre de tri des longs
convois de déportés
vers les déserts de Syrie
et vers Bassora
IRAK
Hama
Homs
EMPIRE
OTTOMAN
SYRIE
Tripoli
Mer Méditerranée
LIBAN
Damas
Haïfa
Bagdad
CISJORDANIE
JORDANIE
Jaffa
Amman
ph
Jérusalem
Eu
GÉNOCIDE (AVRIL 1915-1917) : 1, 5 million de victimes
te
ra
Lieux de massacres (chiffres exacts non connus)
Vers Bassora
Camps de concentration et de déportation
ÉGYP
ÉGYPTE
Routes de déportation
Kirkouk
Deir ez-Zor, destination finale
Lieu d'extermination des déportés
arméniens. La ville est devenue
un lieu de recueillement en mémoire
du génocide arménien, comme
Auschwitz l’est pour la Shoah.
Beyrouth
... exterminée par le mouvement nationaliste
et raciste des « Jeunes-Turcs »
NOUVEAU MASSACRE D’ARMÉNIENS : 20 000 - 30 000 victimes
Massacres d’Adana (1909)
un an après l’arrivée au pouvoir des Jeunes-Turcs
IRAN
Mossoul
T i g re
MASSACRES D’ARMÉNIENS : 250 000 victimes
Massacres hamidiens (1895-1896)
impulsés par le sultan Abdülhamid II
Diyarbakir
Adyaman
Alexandrette
(Iskenderun)
Musa Dagh
Van
Bitlis
Mus
Mezre
(Hadjin)
Nidge
majoritaire
relativement majoritaire
minoritaire
Empire ottoman (1915)
IRAN Pays actuels
AZERB.
Beyazit
Kangal
Saimbeyli
Konya
Erzurum
Khnus
EMPIRE
OTTOMAN
AZERBAÏD
ZERBAÏDJAN
ARMÉNIE
Chabin Karahissar
INFOGRAPHIE LE MONDE
Bandirma
Ankara
ISRAËL
ARABIE SAOUDITE
Lieux de résistance
Maan
Cartographie : Sylvie Gittus et Delphine Papin
100 km
Sources : Mémorial du génocide arménien, sous la direction H.Kevorkian, Seuil, 2015 ;
Arméniens-Le temps de la délivrance, G. Minassian, CNRS Editions, 2015 ;
Atlas historique de l’Arménie, C.Mutalian et E. Van Lauwe, collection Atlas, éd. Autrement 2001
La destruction en marche
Dès la fin du XIXe siècle, les massacres des Arméniens par l’Empire ottoman
témoignent déjà d’une logique d’extermination qui atteindra son paroxysme vingt ans plus tard
C’
est une séance ordinaire au
Palais-Bourbon. En ce soir
du 3 novembre 1896, quelques députés catholiques
ont porté à l’ordre du jour
une interpellation au gouvernement Méline (1896-1898) sur les persécutions des chrétiens de l’Empire ottoman. Les
débats vont se terminer quand un député socialiste du Tarn demande la parole et, d’une
voix tonitruante et implacable, dénonce le silence français face à la « guerre d’extermination » menée par Abdülhamid II contre les
Arméniens : « Pas un cri n’est sorti de vos bouches, pas une parole n’est sortie de vos consciences, et vous avez assisté, muets et par conséquent complices, à l’extermination complète. »
Pour l’orateur, peu suspect de sympathies envers l’Eglise, le drame des Arméniens engage
A la fin du XIXe siècle,
l’« homme malade de
l’Europe », l’Empire ottoman,
ressemble chaque jour un peu
plus à un mort en sursis
l’humanité tout entière, et la passivité de la
France face aux crimes commis depuis 1894
dans l’Empire ottoman vaut complicité.
Sans surprise, son interpellation est rejetée
par 444 voix contre 53. Mais, à compter du lendemain, dans la presse comme dans l’opinion,
le ton a changé. Par la force de son verbe, Jean
Jaurès, car c’est de lui qu’il s’agit, vient de porter
à la conscience de la France entière le calvaire
des Arméniens.
Ainsi donc, dès 1896, presque vingt ans avant
le déclenchement du génocide, certains perçoivent déjà qu’un drame singulier est en train
de se nouer en Orient. Les informations en
provenance de l’empire existaient, et elles
étaient relayées (non sans déformations) par
les missionnaires, les diplomates et la presse.
Mais elles n’étaient que le bruit étouffé d’un
drame lointain.
Il faut dire que l’Empire ottoman de la fin du
XIXe siècle n’est plus que l’ombre de la puissance arrogante qui avait fait trembler l’Europe,
anéantissant l’Empire byzantin avant de pousser ses armées jusque sous les murs de Vienne,
en 1529 et en 1683. Son recul territorial, entamé
à la fin du XVIIe siècle, a pris, au cours du
XIXe siècle, des allures de débâcle. La perte de la
Grèce, en 1829, n’a été que le prélude à celle de la
majeure partie des Balkans, au terme du traité
de San Stefano et du congrès de Berlin (1878).
Dans le même temps, la Russie avançait dans le
Caucase, la Grande-Bretagne mettait la main
sur Chypre, puis sur l’Egypte, tandis que la
France s’implantait en Algérie et en Tunisie…
En outre, la Sublime Porte a dû accorder aux
puissances occidentales d’importants privilèges économiques, qui restreignaient encore un
peu plus sa marge de manœuvre, ainsi qu’un
droit de regard sur les affaires du gouvernement dans de nombreuses régions chrétiennes, dont le Liban. L’« homme malade de l’Europe » ressemble chaque jour un peu plus à un
mort en sursis.
Le mouvement de réforme des Tanzimat
(« réorganisation »), impulsé au début du
XIXe siècle afin d’introduire des éléments de
modernité puisés dans l’exemple français, n’a
pas résisté aux défaites militaires des années
1870. Quant à son corollaire, l’ambition de
créer une véritable « citoyenneté ottomane »
impliquant une stricte égalité de droits entre
les musulmans et les autres communautés,
elle a vite tourné court. L’heure est désormais
au panturquisme. L’empire reste un enchevêtrement de communautés dominé par les musulmans, et les rapports entre ces communautés se tendent chaque jour un peu plus.
La place des Arméniens dans cette mosaïque
est très délicate. Avec une population de plus de
2 millions d’habitants, principalement répartie
dans trois espaces, le plateau anatolien, non
loin des frontières russes et iraniennes, la Cilicie (aussi appelée Petite-Arménie, dans le sud-
est de la Turquie actuelle) et les grands centres
urbains, ils sont au cœur des préoccupations
de Constantinople. Leur cas avait été évoqué au
congrès de Berlin, en 1878, et les puissances
européennes avaient appelé à des réformes,
suscitant chez les Arméniens un intense espoir
de libération, vite déçu.
Les communautés paysannes arméniennes
d’Anatolie étaient en butte aux razzias des
tribus kurdes, et bientôt à la concurrence de
populations de réfugiés musulmans, chassées
du Caucase ou des Balkans et avides de
revanche contre les chrétiens. Le sultan Abdülhamid II, arrivé au pouvoir en 1876, en pleine
déroute dans les Balkans, tourne vite le dos à
l’esprit des Tanzimat pour suivre la voie de
l’autocratie et du renforcement des composantes musulmanes, seule voie, à ses yeux, à
même de sauver l’empire. En 1891, il crée des
régiments kurdes de cavalerie légère sur le modèle des cosaques russes, les Hamidiyés. Son
calcul est simple : il sait que les Kurdes, qui
coexistent depuis des siècles avec les Arméniens, seraient les premiers perdants en cas
d’autonomie des provinces orientales. Ils
seront donc les adversaires les plus acharnés de
l’émancipation arménienne.
Lorsque, au printemps 1894, les habitants arméniens de la région de Sassoun (est) se révoltent contre la double taxation qu’ils subissent
– ils doivent payer l’impôt au sultan, mais aussi
un tribut aux communautés kurdes locales en
échange de leur « protection » –, les Hamidiyés
mènent une répression d’une violence inédite.
Les troubles s’étendent peu à peu et une manifestation de soutien, organisée par le parti arménien Hentchak le 30 septembre 1895, est réprimée dans le sang, sous les yeux des diplomates occidentaux. L’émotion internationale
est telle que le sultan se trouve contraint d’annoncer, le 17 octobre, des réformes d’ampleur
dans les régions arméniennes. C’est alors que
l’Anatolie entière se met à s’embraser.
Réaction « spontanée » d’une population musulmane humiliée et lasse des diktats de l’Occident, comme le prétend aussitôt le Palais ? Massacres planifiés ? Il reste très hasardeux de mesurer le degré d’implication de l’appareil d’Etat
dans ces massacres. A tout le moins, Abdülhamid était très bien informé, il ne s’y est pas
opposé et a même cherché à tirer profit des
massacres pour ramener les Arméniens sur le
chemin de l’obéissance. Le bilan de ces tueries
de masse est incertain mais effroyable : de
100 000 à 300 000 morts selon les historiens ;
500 000 autres personnes ont été chassées,
leurs biens spoliés, et les conversions forcées
sont innombrables.
S’il n’y a pas, cent vingt ans plus tard, de consensus sur le caractère génocidaire de ces massacres, il apparaît cependant évident que, dès
cette date, la logique de l’extermination à venir
est en germe. La prise de pouvoir par les JeunesTurcs, en 1908, suscite un vif espoir chez les
Arméniens, vite démenti : en 1909, dans le district d’Adana, en Cilicie, le nouveau gouvernement ordonne une répression sauvage des
manifestations arméniennes. Le bilan est effrayant : de 20 000 à 30 000 morts.
Ainsi donc, par-delà l’alternance politique, la
marche vers la destruction semble inexorable.
Les esprits y sont patiemment préparés. L’historien Hamit Bozarslan distingue quatre registres de discours constitutifs de la « logique »
de génocide à l’œuvre dans l’Empire ottoman :
le darwinisme social (les Turcs ont vocation à
dominer) ; la rhétorique inversée du dominant-dominé (les oppresseurs se disent victimes de discriminations et n’ont pas d’autre
choix que la violence pour ne pas disparaître) ;
la bataille démographique (il est indispensable de faire reculer le poids des minorités pour
garantir la prééminence aux musulmans en
Anatolie) ; et enfin, la dimension économique
(par les spoliations, il s’agit de reprendre le
contrôle de pans entiers de l’économie, aux
mains des chrétiens).
L’Arménien est assimilé de plus en plus
fréquemment, au début du XXe siècle, à un
« microbe » qu’il s’agit d’éradiquer. Le déclenchement de la première guerre mondiale fournira l’occasion de passer à la pratique. Tandis
que la presse jeune-turque se déchaîne contre
l’« ennemi intérieur », en mars 1915, le plan
d’extermination est élaboré. p
jérôme gautheret
génocide des arméniens | 3
0123
JEUDI 23 AVRIL 2015
Tout a commencé le 24 avril 1915
A Constantinople, 250 personnalités arméniennes sont arrêtées cette nuit-là. Suivra l’horreur des marches forcées et du carnage
Q
uand les policiers l’interpellent à son domicile, dans la
nuit du 24 au 25 avril 1915,
dans le quartier chrétien de
Pera, à Constantinople, capitale de l’Empire ottoman,
Khatchadour Maloumian,
alias Agnouni, est loin d’imaginer qu’il fait partie d’une liste d’intellectuels arméniens arrêtés
cette nuit-là pour les déporter vers Ankara. Dirigeant politique arménien proche des autorités
jeunes-turques, il a dîné la veille avec Talaat Pacha, le ministre de l’intérieur du gouvernement
du Comité union et progrès (CUP), le parti au
pouvoir depuis le putsch des Jeunes-Turcs, le
23 janvier 1913. Il croit à un malentendu. Il ne
sait pas encore que la rafle de 250 personnalités
arméniennes de la capitale fait partie d’un
vaste plan d’extermination des Arméniens de
l’Empire, décidé entre le 20 et le 25 mars 1915
lors de réunions du comité central du CUP.
Les nouvelles du front ne sont pas bonnes
pour l’Empire ottoman depuis son entrée en
35 500 Arméniens
sont déportés en avril 1915,
131 408 en mai, 225 499 en juin,
321 150 en juillet
et 276 800 en août
guerre, le 2 novembre 1914, aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie. Après la défaite de Sarikamich en janvier 1915 face à la Russie, pouvoir et médias turcs accusent les 2 millions d’Arméniens ottomans d’être au service
des Russes et les soupçonnent de « trahison » et
de « complot contre la sécurité de l’Etat ».
Les neuf membres de la direction du CUP,
dont Mehmet Talaat Pacha et les docteurs Mehmet Nazim et Bahaeddine Chakir, profitent du
contexte de guerre et de la débâcle de Sarikamich – imputable au mauvais commandement
du ministre de la guerre, Ismail Enver Pacha –
pour accélérer le processus d’extermination
des Arméniens et des Assyro-Chaldéo-Syriaques, un groupe ethnique chrétien originaire
de Mésopotamie.
Dès l’hiver 1914-1915, au sud de Van (dans l’est
de l’actuelle Turquie) et en Iran, où l’armée turque a lancé plusieurs incursions, les populations arméniennes et syriaques locales sont
massacrées par dizaines de milliers. En février
1915, sur ordre d’Enver Pacha, les 120 000 soldats arméniens de la IIIe armée, qui surveille le
front caucasien, sont désarmés et forment des
bataillons de travail. La plupart sont exécutés
sur place et, fin mai, il ne reste plus de soldats
arméniens dans l’armée d’Enver.
Le gouvernement compte sur l’Organisation
spéciale (OS) pour remplir ces sales besognes.
Créé en 1914, ce groupe paramilitaire dirigé par
le docteur Bahaeddine Chakir représente une
force de 12 000 hommes : ce sont des Kurdes,
des émigrés musulmans des Balkans et du Caucase et des criminels amnistiés (assassins, violeurs, psychopathes). Son quartier général se
trouve au sein du siège du CUP dans la capitale
et elle utilise 36 « abattoirs » répartis dans tout
l’Empire. Outre ces escadrons de la mort, le
gouvernement jeune-turc s’appuie sur la direction générale de l’installation des tribus et des
Carte postale datant de 1918. Inscrit au verso, « Soldats turcs
avec leurs victimes arméniennes ». FONDS ARAM
migrants (DITM), chargée, dans les provinces,
de la planification des déportations.
Ces deux organisations respectent à la lettre le
programme d’extermination en deux phases
des Arméniens concocté par la direction du
CUP. La première phase, d’avril à octobre 1915,
consiste à vider les six provinces orientales (Bitlis, Van, Sivas, Erzurum, Diyarbakir, Mamuret
ul-Aziz) de leur population arménienne. Il s’agit
des territoires historiques arméniens, objets,
depuis le traité de Berlin de 1878, d’un vague
projet de réformes visant à améliorer leur sécurité. Défendu par les puissances européennes, il
ne sera jamais appliqué par le sultan.
Sur le terrain, tout ne se passe pas comme
prévu. A Van, après les massacres de 58 000
d’entre eux entre janvier et avril 1915, les Arméniens organisent leur défense et comptent sur
l’avancée des troupes russes pour les sauver.
Malgré leur infériorité numérique, ils résistent
jusqu’à la libération de Van par l’armée du tsar,
en mai 1915. Les civils sont évacués vers le Caucase. A Constantinople, le gouvernement utilise le prétexte de cette rébellion qualifiée de
« trahison » pour décapiter l’élite arménienne.
Dès la fin avril, dans la capitale et toutes les
grandes villes de l’Empire, intellectuels et notables arméniens sont arrêtés puis déportés et
exécutés par petits groupes. A Constantinople
et à Smyrne (aujourd’hui Izmir, dans l’ouest de
la Turquie), les Arméniens sont toutefois épargnés, la Sublime Porte craignant une réaction
diplomatique des puissances européennes. Dès
le 24 mai 1915, la Triple Entente, alertée sur l’ampleur des massacres dans l’Empire, a mis en
garde les autorités turques dans une déclaration commune : « La France, la Grande-Bretagne
et la Russie tiendront pour personnellement
responsables ceux qui auront ordonné ces
crimes contre l’humanité et la civilisation. »
Mais trois jours après, le gouvernement jeune-turc leur répond par la provocation en légalisant la déportation des Arméniens. Alors que
35 500 Arméniens sont déportés en avril 1915,
les mois suivants, la cadence augmente fortement : 131 408 déportations en mai, 225 499 en
juin, 321 150 en juillet et 276 800 en août. Jusqu’à
la fin de cette première phase, en octobre, et en
tenant compte des convois en provenance de
Cilicie (sud) et de la Cappadoce (centre), ce sont
1,2 million d’Arméniens qui sont envoyés de
force vers les déserts de Syrie et de Mésopotamie, conformément aux ordres du DITM.
Certains déportés sont arrivés à Alep, dans le
nord de la Syrie, par chemin de fer, raconte l’historien britannique Arnold Toynbee dans son Livre bleu remis aux autorités britanniques
en 1916 : « Ils étaient entassés dans des wagons à
bestiaux, souvent répugnants et toujours bondés, et leur voyage était infiniment lent, car la ligne était congestionnée par leurs nombreux
convois et par le transport des troupes ottomanes. » Au point de départ des déportations, les
hommes, séparés de leur famille, sont liquidés
sur place, alors que les femmes et les enfants
sont voués à l’enfer des longues marches forcées vers les camps d’Alep, de Deir ez-Zor (est de
la Syrie) et de Mossoul (nord de l’Irak). Seuls
400 000 d’entre eux arrivent à destination.
La deuxième phase peut donc commencer.
Elle s’étend sur toute l’année 1916 et ne répond
qu’à une seule question : que faire des
700 000déportés massés dans la vingtaine de
camps de concentration ouverts en Syrie, en
proie aux épidémies et vivant dans des conditions d’hygiène effroyables ? Le 22 février 1916,
alors que les troupes russes ont pris la ville-garnison d’Erzurum, cette ancienne capitale arménienne (Garine) totalement vidée de sa population chrétienne, le gouvernement turc ordonne la liquidation de tous les déportés.
Les sites d’Alep, Rakka, Ras-Al-Aïn, Deir ez-Zor
et Mossoul se transforment en camps d’extermination, les fleuves Tigre et Euphrate sont les
témoins silencieux d’un crime sans précédent.
Les membres de l’OS redoublent de zèle et de
cruauté, les bourreaux procèdent essentiellement à l’arme blanche. En cinq mois, de juillet à
décembre 1916, le préfet Salih Zeki, qui a remplacé Ali Souad, jugé trop mou par la direction
du CUP, fait massacrer 192 750 déportés regroupés à Deir ez-Zor, qui deviendra le lieu symbolique de la destruction d’une nation. Le 24 octobre 1916, près de 2 000 orphelins rassemblés à
Deir ez-Zor par Ismail Hakki Bey, « inspecteur
général » des déportations, sont attachés deux
par deux puis jetés dans l’Euphrate.
En 1917, au moment où les armées turques
s’effondrent sur tous les fronts, les forces britanniques découvrent, lors de leur offensive
victorieuse en Syrie et en Palestine, près de
100 000 déportés arméniens vivant dans des
conditions répugnantes. Il s’agit d’individus
surtout originaires de Cilicie qui constitueront
le premier noyau des communautés arméniennes de Syrie et du Liban sous mandat français. A
la fin de la Grande Guerre, sur les 2 millions
d’Arméniens recensés en 1914 dans l’Empire ottoman, près de 1,5 million ont été massacrés,
auxquels il faut ajouter 250 000 chrétiens
d’Orient (Assyro-Chaldéens, Syriaques).
Les 500 000 Arméniens rescapés des camps
et des déportations ont connu différents destins. Certains se sont installés dans le Caucase
russe avant d’être intégrés dans l’Union soviétique. D’autres ont immigré en Europe et en
Amérique avant d’y devenir des citoyens à part
entière. Enfin, une petite partie est restée à Istanbul, protégée par les clauses du traité de Lausanne – signé en 1923 entre l’Empire ottoman
et les puissances alliées – sur le droit des minorités religieuses. Sans oublier ceux qui ont été
convertis de force à l’islam ou placés sous la
contrainte dans des familles musulmanes en
Turquie. p
gaïdz minassian
Dans l’ombre des victimes arméniennes
Les Assyro-Chaldéo-Syriaques et les Grecs pontiques furent eux aussi massacrés par l’Empire ottoman
D
ans son journal, Mary Schauffler Platt (1868-1954), une missionnaire presbytérienne américaine en poste à Ouroumieh
(nord-ouest de l’Iran), écrit, à la date du
14 janvier 1915 : « A Ada, on en tua une centaine peut-être, des jeunes pour la plupart.
On rapporte qu’ils furent mis par les Kurdes
en file indienne pour voir combien ils pouvaient en tuer en une seule balle. » Une
page d’horreur parmi tant d’autres : ce témoignage sera publié quelques années
plus tard aux Etats-Unis grâce au concours de l’American Board of Commissioners for Foreign Missions, organisation
missionnaire chrétienne des Etats-Unis.
Les victimes ne sont pas des Arméniens,
mais d’autres sujets appartenant à des mi-
norités chrétiennes de l’Empire ottoman :
les Assyro-Chaldéo-Syriaques.
Héritiers d’une vieille civilisation située entre les fleuves bibliques du Tigre
et de l’Euphrate, les Assyro-Chaldéo-Syriaques, descendants des Assyriens, Babyloniens, Chaldéens et Araméens, vivent principalement dans la région
d’Ouroumieh, dans la province de Mossoul (Irak) et en Anatolie orientale (notamment dans les villes de Van et de Mardin). C’est là, dans ces zones difficiles
d’accès du sud-est de l’Empire ottoman,
notamment à Hakkari, au sud de Van et
dans cette ancienne Mésopotamie historique, berceau de l’humanité, qu’en
marge du génocide des Arméniens, plus
de 250 000 Assyro-Chaldéens et Syria-
ques sont assassinés entre décembre 1914
et juillet 1918, sous les yeux de quelques
témoins comme Mary Schauffler Platt.
Au nord de l’Empire, le long de la mer
Noire, ce sont près de 350 000 Grecs pontiques – descendants des populations
hellénophones du pourtour de l’ancien
Pont Euxin – qui sont à leur tour massacrés entre 1916 et 1923. Dans les deux cas,
le mode opératoire est le même que pour
les Arméniens : le régime jeune-turc s’est
lancé dans un vaste programme de turquification forcée des populations de
l’Empire, réduisant par le fer et le feu tous
les groupes minoritaires chrétiens dans
le processus de construction d’un Etatnation. Les autorités turques n’agissent
pas seules. Pour accomplir leur entre-
prise génocidaire, elles s’appuient sur
des tribus kurdes, des groupes d’immigrés musulmans originaires des Balkans
et du Caucase et des prisonniers de droit
commun, tous réunis dans des « bataillons de bouchers ».
Débats autour du génocide
Au lendemain de la guerre, si les Grecs
rescapés des massacres sont pour la plupart transférés en Grèce dans le cadre
d’échanges de populations avec les Turcs
de Thrace, les chrétiens d’Orient, comme
les Assyro-Chaldéens, qui parlent l’araméen, la langue de Jésus, sont partagés
entre la Turquie, l’Irak et la Syrie sans la
moindre protection, si ce n’est celle de
leur autorité religieuse de tutelle.
Des décennies après ces crimes contre
l’humanité, historiens et juristes internationaux ne s’accordent toujours pas pour
qualifier le massacre des Assyro-Chaldéens, des Syriaques et des Grecs pontiques de « génocide » ; seuls certains pays,
comme la Suède en 2009, l’Arménie
en 2015 et quelques Etats fédérés américains l’ont reconnu comme tel sur la base
de sources écrites européennes et arabes.
Cent ans après cette année 1915, dite de
l’Epée (« seyfo » en néo-araméen), les minorités assyro-chaldéennes de Syrie et
d’Irak ainsi que les Kurdes yézidis sont
massacrés par l’Etat islamique, sans que
l’on puisse pour l’instant évaluer l’ampleur des pertes humaines. p
ga. m.
4 | génocide des arméniens
0123
JEUDI 23 AVRIL 2015
Gibets avec
des victimes
arméniennes
dans une rue de
Constantinople,
en 1917.
COLLECTION NICOLAIDES.
PHOTO ORIGINALE,
FONDS ARAM
Des documents historiques rares
I
l existe peu d’images du génocide des
Arméniens. Les autorités turques ont
menacé de mort toute personne qui
s’aventurerait à prendre des photographies
des massacres. Cependant, outre les clichés pris
par l’armée russe lors de l’offensive sur le front
caucasien dès 1915, d’autres sources existent,
notamment les images d’un officier de la CroixRouge allemande, Armin T. Wegner (1886-1978).
Ces photographes travaillant dans la clandestinité, la plupart des documents qui nous sont parvenus ne comportent ni date ni mention de lieu.
L’Association pour la recherche et l’archivage
de la mémoire arménienne (ARAM), basée à
Marseille, recueille depuis 1997 tous les documents relatifs à l’histoire du peuple arménien
et au génocide. Elle met régulièrement en ligne
sur son site, Webaram.com, des photographies,
livres, journaux, témoignages et documents
administratifs.
En décembre 2014, Christian Artin, responsable
d’ARAM, reçoit d’un Français d’origine arménienne une carte postale de l’image reproduite
ci-dessus. Au verso, un message manuscrit en
français décrit la scène : « Ceci n’est pas un trucage
mais une photographie qui date d’avant l’arrivée
des Français à Constantinople [1918] et qui repré-
sente des Arméniens pendus sur une place publique. C’est un contraste frappant, dans ce pays
d’Orient aux riches coloris, que des gens à l’aspect
assez débonnaires puissent avoir des mœurs si
sanguinaires. Vous voyez les passants circuler
comme si rien n’était devant ces pendus, gratifiés
d’un écriteau, et continuer à vaquer à leurs occupations habituelles. » On ignore le nom de l’auteur
du message et celui de son destinataire.
k Orphelins
arméniens
rescapés.
MUSÉE DU GÉNOCIDE EREVAN,
JOHN ELDER COLLECTION.
k k Orphelins
arméniens
recueillis par
l’organisation
caritative
américaine Near
East Relief.
« STORY OF NEAR EAST RELIEF »,
J. L. BARTON, NEW YORK, 1930.
FONDS ARAM
k Bitlis (Turquie),
1915 : cadavres
d’enfants
assassinés.
SOURCES RUSSES. FONDS ARAM
k k Réfugiés
arméniens dans
le désert de Syrie,
1917.
FONDS ARAM
génocide des arméniens | 5
0123
JEUDI 23 AVRIL 2015
Dans la mémoire de la diaspora
La médiatisation des horreurs de la Shoah a permis aux Arméniens en exil de se faire davantage entendre
et d’exiger à leur tour la reconnaissance du génocide de 1915
S
e retrouver sur les Champs-Elysées
en 1965 pour commémorer le génocide des Arméniens, c’était un peu fou
pour nous. Auparavant, on n’osait
pas descendre dans la rue pour afficher collectivement notre identité »,
se souvient Hraïr Torossian, membre du Comité de défense de la cause arménienne
(CDCA), en évoquant la manifestation organisée à Paris, le 24 avril 1965, à l’occasion du cinquantenaire de ce génocide.
L’espace d’un jour, la guerre froide avait été
mise de côté, indépendantistes et procommunistes arméniens défilaient ensemble. De Téhéran à Los Angeles en passant par Beyrouth,
Paris, Marseille et Buenos Aires, les Arméniens du monde entier étaient descendus
dans la rue pour rompre le silence autour du
« grand carnage », en affichant publiquement
Il a fallu attendre
les années 1970 pour voir
apparaître les premières
études historiques
sur le génocide arménien
leur solidarité avec les victimes de ce crime
oublié. Même ferveur à Erevan, la capitale de la
jeune République soviétique d’Arménie, où la
manifestation, plus ou moins canalisée par le
pouvoir post-stalinien, avait rassemblé plus
de 150 000 personnes venues réclamer « nos
terres, nos terres » à la Turquie.
Après la découverte des horreurs de la
Shoah, le procès de Nuremberg, la convention
de 1948 pour la prévention et la répression du
crime de génocide, les Arméniens exigent à
leur tour, en descendant dans la rue, une reconnaissance officielle du crime de 1915
comme un génocide. « On était un peu romantiques », reconnaît, cinq décennies plus tard,
Hraïr Torossian. Mais avaient-ils le choix ?
Pour éviter une mort identitaire inéluctable, il
fallait passer du souvenir intime à une dynamique de reconnaissance publique, et faire
comprendre au monde entier que le problème
arménien existait bel et bien et attendait toujours une solution juste et durable.
En 1967, Erevan inaugure le mémorial de Dzidzernagapert, où, depuis la chute de l’URSS,
en 1991, les chefs d’Etat en visite officielle en
Arménie viennent déposer une gerbe en hommage aux 1,5 million de victimes du premier
génocide du XXe siècle. Trois ans plus tard,
l’image du chancelier allemand Willy Brandt,
agenouillé devant le monument élevé en
hommage aux martyrs du ghetto juif de Varsovie, marque les Arméniens. Depuis, ils cherchent leur Willy Brandt.
Mais, dans les années 1960, personne ne
parle du problème arménien. En France,
l’heure est plutôt à l’intégration dans la République et au sauvetage d’une identité fondée
sur une langue, une culture et une religion à
part. La République socialiste soviétique d’Arménie existe mais ne rassemble pas : elle reste
le symbole d’une nation éclatée.
Il faut attendre les années 1970 pour voir apparaître les premières études historiques sur le
génocide, signées par Jean-Marie Carzou et
Yves Ternon. Leur effet est limité. « On était au
début du défrichement du problème et les archives turques étaient fermées », explique Yves
Ternon. Ankara se mure dans le silence et
transforme les ruines des églises en étables ou
les utilise comme cibles lors de ses
manœuvres militaires. Membre de l’OTAN, la
Turquie se trouve dans le camp occidental et
les Arméniens ne peuvent compter que sur
eux-mêmes.
Cette prise de conscience va doublement diviser les Arméniens. La deuxième génération,
celle de l’intégration, s’oppose à la troisième,
celle de la revendication, marquée par le militantisme qui émerge dans la foulée de Mai 68.
La nouvelle génération ne se satisfait pas de la
seule action légale auprès des Parlements nationaux et de l’ONU, surtout quand la Turquie
fait bloquer le dossier arménien en 1973 à la
sous-commission des droits de l’homme, à
Genève. C’en est trop pour la frange la plus radicale, qui décide de marcher sur les traces de
l’Arméno-Américain Kourken Yanikian,
auteur du double assassinat en 1973 de deux
diplomates turcs à Los Angeles, et ouvre ainsi
la voie à une décennie de terrorisme arménien contre la Turquie.
En 1975, les agences de presse annoncent la
naissance à Beyrouth de l’Armée secrète armé-
nienne pour la libération de l’Arménie (Asala),
trois ans après celle des Commandos des justiciers du génocide des Arméniens (CJGA),
auteurs du double assassinat des ambassadeurs de Turquie en Autriche et en France, les
22 et 24 octobre 1975. Le CJGA est d’affiliation
« dachnak » (Parti socialiste arménien) et préconise un terrorisme ciblé et mémoriel, alors
que l’Asala est d’inspiration marxiste et opte
en faveur d’un terrorisme « publicitaire » et
spectaculaire. Ces deux organisations revendiquent plusieurs centaines d’attentats contre la
Turquie et exigent d’Ankara la reconnaissance
du génocide et la restitution des territoires de
l’Arménie historique.
Au fil des opérations, qui sont de plus en plus
difficiles à monter en raison des politiques de
sécurité des Etats et des opinions publiques
hostiles, le terrorisme arménien bascule dans
l’horreur. L’Asala revendique l’attentat aveugle
de l’aéroport d’Orly, le 15 juillet 1983, faisant
8 morts et plus de 50 blessés près du comptoir
de la Turkish Airlines. La condamnation est
unanime, la France démantèle sur son territoire tous les réseaux de l’Asala. L’organisation
clandestine se scinde en deux branches : le canal radical, dirigé par Hagop Hagopian, un
mercenaire affilié au terrorisme international,
et le canal historique, incarné par l’idéologue
Alec Yenikomchian.
Choquées par l’horreur d’Orly, les communautés arméniennes cherchent une stratégie
de sortie du terrorisme. « Il fallait casser cette
dérive terroriste », explique le géostratège Gérard Chaliand, qui, avec d’autres intellectuels
comme Yves Ternon et Claire Mouradian, remet la question arménienne sur le terrain légal en proposant, en 1984, la convocation à Paris d’un Tribunal permanent des peuples consacré au génocide des Arméniens avec le soutien du président de la République, François
Mitterrand.
Cette victoire symbolique annonçait
d’autres succès diplomatiques, notamment
en 1987, lorsque le Parlement européen reconnaît le génocide de 1915. Le terrorisme arménien prend réellement fin avec l’assassinat
dans des conditions obscures de Hagop Hagopian, le 28 avril 1988, à Athènes, alors qu’au
même moment Erevan est le théâtre de gigantesques rassemblements en faveur de la réunification à l’Arménie soviétique du Haut-Karabakh, une province majoritairement arménienne rattachée par Staline à l’Azerbaïdjan
en 1921. Une nouvelle ère s’ouvre, celle de la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev, de la chute de
l’URSS et de l’indépendance pour les pays de
l’Est, indépendance qui signifie pour les Arméniens un passage de la mémoire à l’Histoire. p
gaïdz minassian
« Némésis » : opération vengeance
« Moi arménien, lui turc, pas de mal pour l’Allemagne ! Lâchez-moi, ça ne vous regarde
pas », proclame Soghomon Tehlirian lors de son arrestation, le 15 mars 1921, après
avoir exécuté d’une balle dans la tête le grand vizir Talaat Pacha, à Berlin. A son procès, en juin, le jeune Arménien explique aux juges qu’en tuant le principal responsable des massacres d’Arméniens durant la Grande Guerre il a agi seul. Le procès se
retourne contre la victime, Talaat Pacha, condamné à mort par contumace, en 1919,
par une cour martiale ottomane, comme la plupart des dirigeants du parti Comité
union et progrès (CUP), auteur de la révolution jeune-turque de 1908 et responsable
des massacres des Arméniens. Soghomon Tehlirian est acquitté. En réalité, l’exécution
de Talaat Pacha n’est pas un acte isolé. Le jeune Arménien est membre de l’opération
« Némésis » – du nom de la déesse grecque de la vengeance – mise en place en 1919 par
son parti, la Fédération révolutionnaire arménienne (FRA), affiliée à l’Internationale
socialiste et au pouvoir dans l’éphémère République d’Arménie, née en 1918. De
Boston à Tbilissi en passant par Rome, Berlin et Istanbul, le réseau des justiciers du
génocide commence la traque : Talaat Pacha figure en haut de la liste des personnes
à exécuter. Entre 1921 et 1922, six responsables des massacres sont abattus dans différentes capitales européennes. La même année, l’opération « Némésis » est dissoute
faute de moyens financiers et à la suite de dissensions internes.
En Turquie, le dogme de l’amnésie
Après une brève tentative de juger les responsables en 1918, la République turque s’est construite sur la négation du génocide
C’
est une fuite piteuse,
sans gloire ni panache.
Le 1er novembre 1918,
deux jours après l’armistice de Moudros,
par lequel l’Empire ottoman a reconnu sa défaite écrasante, les
ex-ministres Talaat Pacha, Enver Pacha et
Djemal Pacha montent à bord d’un croiseur allemand, la Lorelei. Leur but :
Odessa, puis l’Allemagne. Il y a encore
quelques jours, ces hommes dirigeaient
un empire. Ils ne songent plus désormais
qu’à se mettre à l’abri. Ils savent que les
Alliés entendent traduire en justice les
commanditaires des « atrocités arméniennes » et que le gouvernement de transition mis en place à Constantinople
tient, lui aussi, à mener contre eux un
procès exemplaire.
Dès le 4 novembre, deux députés demandent de traduire les criminels devant
la Haute Cour. Le 21, le sénateur Reshid
Akif, qui venait d'occuper brièvement le
poste de président du conseil, expose au
Sénat ce qu’il a appris de la double mécanique des massacres : les directives officielles de Talaat Pacha mettant en place
les déportations, les télégrammes secrets
du comité central du Comité union et progrès (CUP, organisation politique des Jeunes-Turcs) à l’Organisation spéciale ordonnant l’extermination… Le 13 décembre, le ministre de l’intérieur déclare
même : « Pendant la guerre, nos dirigeants
ont appliqué (…) la loi de déportation d’une
manière qui surpasse les forfaits des brigands les plus sanguinaires. Ils ont décidé
d’exterminer les Arméniens et ils les ont exterminés. Cette décision fut prise par le comité central du CUP et fut appliquée par le
gouvernement. »
Ainsi donc, dès la fin 1918, l’ampleur et la
spécificité du crime ont été exposées au
grand jour. Comment, dès lors, la Turquie
de 2015 peut-elle toujours occulter ce qui
était admis un siècle plus tôt ? Répondre à
cette question implique de revenir aux
premières heures de la république fondée
sur les ruines de l’Empire ottoman.
La défaite de 1918 était celle d’une famille politique, les Jeunes-Turcs, arrivés
au pouvoir en 1908 avec la promesse de
faire entrer l’empire dans la modernité.
Mais le discours universaliste des premiers temps a vite été supplanté par un
panturquisme raciste et agressif, dont
l’aboutissement a été le génocide des Arméniens. L’effondrement général du régime a porté au pouvoir, après l’armistice,
des responsables plus modérés, cherchant à obtenir quelques concessions des
Alliés par une justice exemplaire.
De fait, les trois procès qui se sont tenus
à Constantinople en 1919-1920 témoignent d’une authentique recherche de vérité, et ils ont porté à la connaissance du
public de nombreuses preuves décisives.
Reste qu’ils ont été loin de répondre à
nombre d’exigences minimales, se révé-
lant très imparfaits dans leurs résultats
(les peines les plus sévères ont touché des
fugitifs ou quelques subalternes, tandis
que plusieurs responsables étaient épargnés) et faussés par la décision britannique de transporter à Malte certains captifs dans l’optique d’un procès international qui ne vit jamais le jour. Deux facteurs
extérieurs rendent le travail des juges de
plus en plus vain : l’intransigeance des Alliés, qui allait déboucher sur l’humiliant
traité de Sèvres, le 10 août 1920, et le mouvement de résistance impulsé depuis
l’Anatolie par Mustafa Kemal.
Le traité imposé à l’Empire ottoman
comporte plusieurs articles consacrés à
la mise en place d’une « juridiction internationale ». Les responsables ottomans
s’y engagent à « livrer aux puissances alliées les personnes réclamées par celles-ci
comme responsables des massacres », de
même qu’est prévu le rattachement à l’Arménie des six provinces d’Anatolie orientale. Le mouvement de reconquête parti
d’Ankara aura raison de l’une comme de
l’autre de ces dispositions. Au terme du
traité de Lausanne, conclu le
24 juillet 1923, l’Anatolie entière est reconquise. Il n’est plus question de justice
pour les Arméniens. L’heure est à l’effacement des traces du crime.
Le sursaut kémaliste est passé par là, et
les priorités ont changé. Un pays menacé
de disparition a d’autres préoccupations
que la justice. Kemal, qui lui-même avait
été proche des Jeunes-Turcs au début du
siècle, n’a eu aucun état d’âme à enrôler
dans sa lutte de nombreux responsables
du CUP compromis. Alors qu’il avait luimême qualifié d’« acte honteux » le massacre des Arméniens, au sortir de la
guerre, il organise bientôt l’amnésie nationale. Le philosophe français Ernest Renan (1823-1892) n’affirmait-il pas que
« l’oubli et même l’erreur historique sont
Ankara est
contrainte d’adopter
une position
chaque jour
plus subtile
un facteur essentiel de la création d’une
nation » ? La Turquie nouvelle se construit sur la négation du crime de 1915.
L’interprétation officielle de l’histoire
millénaire du peuple turc est fixée par le
Nutuk, un discours fleuve de trente-six
heures et demie prononcé par Kemal
en 1927. Son bras armé est la Société d’histoire turque, créée en 1931. Toute contestation de la vérité officielle est sévèrement punie par la loi.
Jusqu’aux années 1970, la position d’Ankara est de nier en bloc les déportations
et les massacres. La logique de guerre
froide et la faiblesse des revendications
arméniennes facilitent le statu quo. Mais
la montée des revendications mémorielles exprimées par la diaspora et leur écho
mondial forcent l’Etat turc à imaginer
une riposte : à partir du début des années
1980, le discours change. Ankara assure
que les massacres ont eu lieu des deux
côtés, dans un contexte de guerre civile.
Le caractère génocidaire des tueries est
nié, et l’Etat turc tente même de faire passer les revendications arméniennes pour
un moyen de relativiser la Shoah…
La multiplication des reconnaissances
officielles du génocide hors de Turquie
contraint Ankara à adopter une position
chaque jour plus subtile, cherchant à
transformer l’exigence de justice arménienne en controverse scientifique. Les
appels à la constitution de comités d’historiens internationaux ou les « condoléances » exprimées aux victimes arméniennes en 2014 par Recep Tayyip Erdogan, alors premier ministre, ne doivent
pas être compris comme une nouvelle
étape vers la reconnaissance des crimes
de 1915-1916, mais plutôt comme des
manœuvres tactiques. Un siècle plus
tard, il reste impossible pour Ankara de
renoncer à un déni qui est le socle de la
Turquie moderne. p
jérôme gautheret
6 | génocide des arméniens
0123
JEUDI 23 AVRIL 2015
Istanbul ou le silence du génocide
Dans la ville des rives du Bosphore, où vit la majorité des 60 000 Arméniens de Turquie, règne un climat d’oubli.
Mais quelques initiatives de la société civile font doucement bouger les lignes, et la mémoire reprend peu à peu ses droits
istanbul - correspondante
A
Osmanbey, non loin de la place
Taksim, au cœur de la partie
européenne d’Istanbul, une
bannière flotte au vent, repérable dès la sortie du métro.
« Joyeuses Pâques à tous nos
concitoyens chrétiens ! », est-il écrit en turc, en
grec, en arménien, en kurde et en arabe sur la
bande de plastique tendue au-dessus de l’avenue Ergenekon, toujours embouteillée.
Le message est celui du Parti démocratique
du peuple (HDP, prokurde). Soucieux d’élargir
sa base électorale à la veille des législatives du
7 juin, le HDP courtise les minorités susceptibles d’être déçues par l’opposition kémaliste.
Traditionnellement, le quartier vote pour le
Parti républicain du peuple (CHP, social-démo-
« En 2014, Recep Tayyip
Erdogan nous a adressé
un message de condoléances.
Cela est sans précédent »
zacharia mildanoglu
journaliste à l’hebdomadaire « Agos »
crate), la formation créée en 1923 par Mustafa
Kemal Atatürk.
Avec ses ateliers de confection en sous-sol, ses
cantines, ses petits hôtels, ses travestis en goguette une fois la nuit tombée, Osmanbey est
un quartier populaire dont rien ne laisse entrevoir qu’il est le domaine des Arméniens, loin
devant Kadiköy, Besiktas, Bakirköy et même Samatya, où se trouve le siège du patriarcat. Entre
1,2 et 2 millions d’Arméniens vivaient dispersés
dans l’Empire ottoman en 1912, ils ne sont plus
que 60 000 aujourd’hui, majoritairement concentrés dans la ville des bords du Bosphore.
A Osmanbey, la présence arménienne reste
discrète. Selim, la cinquantaine, Arménien de
confession orthodoxe, aime la vie paisible du
quartier telle qu’il la voit depuis son échoppe
de vendeur de fruits et légumes. « Je n’ai aucun
problème avec personne », assure-t-il entre
deux clientes. L’épicier en face est un Kurde, le
tailleur à côté est de confession alévie (une
branche de l’islam), l’électricien un peu plus
loin est sunnite. Les relations sont cordiales,
rythmées par les invitations à boire des petits
verres de thé brûlant.
Sans oublier les montées et descentes de paniers que les ménagères, installées dans les étages, font passer avec la liste des courses par une
ficelle attachée au balcon. Ouverts de l’aube
jusqu’à minuit passé, l’épicier et le vendeur de
primeurs sont attentifs au moindre désir de la
clientèle. Les paniers remontent avec les commissions et la note, puis redescendent avec l’argent : le va-et-vient est incessant.
Selim n’attend rien des commémorations du
génocide des Arméniens prévues le 24 avril à
Erevan, en Arménie, et aussi place Taksim, à Istanbul, où les représentants d’ONG turques et
de la diaspora se rassembleront le même jour. Il
sait que la réconciliation prendra du temps. Difficile de se défaire des fantômes du passé, encore plus pour les gens de sa génération : « Tout
petit, on me répétait que les Turcs étaient
cruels. » Il évoque « un climat de méfiance, pas
dans la vie de tous les jours mais par rapport à la
citoyenneté ». « Je me demande parfois si je suis
vraiment un citoyen à part entière. Je vote, je paie
mes impôts, mais je sais aussi que mon neveu ne
pourra jamais devenir officier dans l’armée ou
chef de la police », confie-t-il avant de tirer le rideau de fer de sa boutique. Comme beaucoup
de chrétiens, Selim a deux prénoms, turc pour
un large public, arménien – Sarkis – dans le
privé, « c’est une facilité et une sécurité ».
La mémoire des pogroms des 6 et 7 septembre 1955, dirigés contre la minorité grecque d’Istanbul, est encore vivace. La publication d’un
photomontage à la « une » du quotidien Istanbul Express – dont le rédacteur en chef était
Göksin Sipahioglu, futur fondateur de l’agence
Sipa – suffit à mettre le feu aux poudres. La
photo, truquée, représentait la maison natale
d’Atatürk à Thessalonique (Grèce) en train
d’être incendiée par des Grecs. Sur fond de tensions à Chypre, la colère monta. Istanbul Express tira ce jour-là à 290 000 exemplaires au
lieu de 20 000 habituellement.
« Les Arméniens ne furent pas épargnés les 6 et
7 septembre 1955 », rappelle Zacharia Mildanoglu, 65 ans. Partisan du rapprochement, il écrit
pour l’hebdomadaire Agos (« Le Sillon », en arménien), dont le rédacteur en chef, Hrant Dink,
a été assassiné par un jeune nationaliste le
19 janvier 2007. La mort du journaliste, abattu
de plusieurs balles dans le dos cet après-midi-là,
mit la société civile en état de choc. Désormais,
chaque 19 janvier, des dizaines de milliers de
manifestants font le trajet de la place Taksim
jusqu’à la rédaction d’Agos, avenue Halaskargazi. Une plaque a été scellée dans le pavé du
trottoir, à l’endroit précis où Hrant Dink s’est
écroulé. Les lettres de cuivre scintillent au soleil, rare accroc mémoriel dans un tissu urbain
marqué par l’amnésie.
Qui se souvient aujourd’hui du fait qu’un
vaste cimetière arménien occupait jadis tout
l’espace, de Taksim jusqu’au musée militaire ?
Qui peut savoir que la présence arménienne
dans le quartier date du XVIe siècle, quand Soliman le Magnifique offrit la place Taksim (le
mot veut dire « partage ») en cadeau à son cuisinier arménien, Manouk Karaseferian ?
« Le grand carnage » (Meds Yeghern en arménien) – selon l’expression consacrée pour éviter
l’emploi du terme « génocide » – a débuté le
24 avril 1915 à Istanbul (alors Constantinople)
par l’arrestation de 250 intellectuels arméniens, incarcérés puis déportés vers l’est, via la
gare de Haydarpacha, sur la rive asiatique de la
ville. Très peu en sont revenus. Cent ans ont
passé, et l’ancienne prison, située à deux pas de
la Mosquée bleue, dans le quartier touristique
de Sultanahmet, a fait peau neuve. Elle est devenue le Musée des arts turcs et islamiques, un
bâtiment restauré de pied en cap, sans mention
aucune de ce qui s’y passa en 1915.
L’oubli prévaut aussi à Osmanbey. Pourtant,
des dizaines d’intellectuels arméniens y furent
interpellés le 24 avril, notamment rue PapaRoncalli – nom de famille du pape Jean XXIII –,
où la rédaction d’Agos vient juste de déménager. « A Istanbul, il y eut des arrestations et des
déportations, mais pas de massacres, la ville
étant sous les yeux des Occidentaux », explique
Zacharia Mildanoglu. Les tueries, les pillages se
produisirent dans l’est et le sud du pays, avec les
cohortes de femmes, de vieillards et d’enfants
chassés vers le désert mésopotamien. Le père
de Zacharia avait 9 ans quand sa famille fut
massacrée à Yozgat (Anatolie). Il dut son salut à
un missionnaire qui l’évacua vers Kayseri, à
150 km de là. « Jusqu’à un âge avancé, il se souvenait de tout et le racontait », dit M. Mildanoglu.
Dans le quartier, la plupart des noms de rue
font écho au nationalisme turc : Ergenekon (le
berceau mythique originel des Turcs), Türkbey, Bozkurt (« loup gris », symbole des ultranationalistes), Savas (« guerre ») et même Talat
Pasa (Talaat Pacha), en référence à l’un des artisans du génocide des Arméniens. L’ancienne
rue grecque Tatavla a été rebaptisée Kurtulus
(« libération »).
« Nous avons proposé à la municipalité de rebaptiser l’avenue Ergenekon en Hrant Dink, sans
succès », rapporte Zacharia Mildanoglu. Il veut
croire qu’une page a quand même été tournée
grâce à l’attitude pragmatique adoptée par l’actuel gouvernement islamo-conservateur. « Des
églises ont été restaurées, des terrains ont été restitués et, en 2014, Recep Tayyip Erdogan nous a
adressé un message de condoléances. Tout cela
est sans précédent. »
Tout près de là, dans la rue Teyyareci Fehmi, la
galerie Birzamanlar raconte l’histoire de la
communauté arménienne à travers une collection de vieilles cartes postales. Les clichés, datés
du début du XXe siècle, montrent des entrepreneurs prospères dans leurs ateliers, des églises
et des écoles, les pompiers de la rive européenne de Constantinople, dont le matériel est
frappé à l’effigie de la Vierge Marie. Des images
montrent l’accueil enthousiaste qui fut réservé
au rétablissement de la Constitution ottomane,
en 1908, quand Arméniens, Turcs, Grecs, Juifs
défilèrent bras dessus, bras dessous dans les
rues d’Istanbul, à la gloire du parlementarisme.
Un an plus tard, au moins 20 000 Arméniens
allaient être massacrés à Adana (Sud).
Osman Köker, la soixantaine, éditeur et fondateur de la galerie, se décrit comme « un archéologue » qui exhume les vestiges du passé.
En 2005, sa première exposition de cartes postales a vu passer « 10 000 visiteurs en onze
jours ». Si les lignes ont bougé, « c’est grâce à la
société civile. Des militants courageux ont pris
des risques, les représentants de l’Etat ont pris
acte, c’est tout ». Malgré la volonté d’effacer
cette mémoire, « elle a fini par reprendre ses
droits », se réjouit l’éditeur. Son refus du négationnisme et du nationalisme l’a poussé « à
s’engager ».
Gökhan Diler, la trentaine, journaliste à Agos,
salue les étapes franchies ces quinze dernières
années. Désormais, la question arménienne
fait débat, les chercheurs ne sont plus systématiquement pénalisés dès lors qu’ils l’abordent,
la mémoire refait surface. Avec une inquiétude
toutefois : « Ce gouvernement a l’air de se préoccuper d’avantage du sort des minorités que les
précédents, mais, en réalité, il ne les considère
pas comme des citoyens à part entière. Les Arméniens et d’autres encore, tels les alévis [10 % de la
population], n’ont toujours pas de statut légal. »
L’espoir repose sur les jeunes générations,
« plus intéressées », selon Gökhan Diler, à faire la
lumière sur ce qui s’est passé. p
marie jégo
Le martyre sans fin des Assyriens du Khabour
Chassé de Turquie en 1915, ce peuple chrétien fuit aujourd’hui le nord-est de la Syrie face aux exactions de l’Etat islamique
vallée du khabour (syrie) - envoyé spécial
B
ien que son église tienne encore
debout, Oum Keif, comme les
trente-quatre autres localités assyriennes de la vallée du Khabour, dans le nord-est de la Syrie, n’a plus
rien d’un village et tout d’une position
militaire. C’est sur cette enclave chrétienne adossée aux territoires kurdes que
les combattants djihadistes de l’Etat islamique (EI) ont lancé en février leur dernière offensive dans la région, occupant
plusieurs villages et prenant en otage
leurs habitants.
Emportés une nouvelle fois dans une
guerre décidée par d’autres, les Assyriens,
communauté chrétienne originaire de
Mésopotamie, ont dû évacuer la petite colonie du Khabour, octroyée à leurs ancêtres au terme des vingt années de combats, d’errance et de massacres qui ont
suivi leur éviction définitive de leur patrie
des hautes montagnes du Hakkari (sudest de l’actuelle Turquie) par l’Etat ottoman, il y a un siècle.
Refusant la fatalité d’un nouvel exode,
d’autres ont pris les armes aux côtés des
combattants kurdes, comme Yosep,
24 ans (le nom a été modifié) : « Nous
avons été chassés de Turquie, d’Iran, puis
d’Irak. Nous devons combattre pour ne pas
perdre le Khabour. » Sur son gilet de combat, il a accroché une balle de kalachnikov
qu’il a prévu de se loger dans le crâne s’il
se trouvait acculé par l’ennemi. Comme
beaucoup de ses camarades, il porte l’anti-
que couteau légèrement recourbé des
guerriers du Hakkari, souvenir d’un premier exil. Yosep et les siens voudraient
rendre à cet objet, aujourd’hui utilisé dans
les danses traditionnelles assyriennes, sa
vocation première : « Mon arrière-grandpère l’avait quand il est arrivé ici, c’est à
mon tour de m’en servir. »
En ce printemps 2015, sur les bords du
sillon fangeux qui signale l’ancien cours
de la rivière Khabour, les montagnes du
Hakkari paraissent lointaines, perdues
dans les brumes du mythe originel. C’est
pourtant là-bas, aux confins des Empires ottoman et perse, que sont nés les
ancêtres de Yosep, dans un monde violent où les clans chrétiens et kurdes s’alliaient et se combattaient au mépris de
leur appartenance confessionnelle,
n’obéissant qu’aux lois de la force et de
l’honneur et aux rythmes des transhumances et des hivernages. Sur un même
territoire gouvernaient alors l’émir
kurde et le patriarche de l’Eglise syrienne
orientale, chef spirituel et temporel des
chrétiens montagnards.
Mar Simon Benjamin occupait ce poste
en 1915. Désireux de s’opposer à Constantinople, qui, entrée en guerre aux côtés
des Empires germanique et austro-hongrois, s’était lancée dans une campagne
génocidaire contre les chrétiens de l’Empire, le patriarche entraîne en mai 1915
les tribus chrétiennes dans une alliance
avec la Russie. En réaction, les Ottomans
et leurs alliés kurdes écrasent les insurgés et, malgré leur résistance tenace, dé-
vastent leurs terres, les poussant sur le
chemin d’un exode qui se poursuit un
siècle plus tard.
Les Assyriens fuient le Hakkari à travers
les montagnes pour rejoindre la ville
perse d’Ouroumieh, d’abord sous contrôle russe, puis, après la révolution bolchevique de 1917, britannique. A son tour,
Londres leur promet l’indépendance
Refusant la fatalité
d’un nouvel exode,
certains ont pris
les armes aux côtés
des Kurdes
pour qu’ils participent à la guerre. Contraints de fuir devant l’avancée ottomane
vers la Mésopotamie anglaise (l’actuel
Irak), ils seront les oubliés des traités de
paix qui décideront de l’avenir des anciens territoires ottomans.
En Irak, les Britanniques recrutent des
réfugiés assyriens dans leurs troupes supplétives, les levies, avant de les abandonner à leur sort au moment où l’Irak chemine vers son indépendance (acquise
en 1932). Dans un geste punitif criminel et
fondateur du nationalisme irakien, plusieurs milliers d’Assyriens sont assassinés
en août 1933 au nord du pays par l’armée
irakienne et les tribus kurdes. D’autres
tentent de traverser le Tigre pour se réfugier en haute Djezireh syrienne sous protectorat français.
Abandonnés par toutes les puissances
qui ont jugé bon de les utiliser au gré des
circonstances et privés de toute perspective de retour au Hakkari par la Turquie
de Mustafa Kemal (1881-1938), les Assyriens sont pris en main par la Société des
nations (SDN), qui envisage de les expédier en Guyane ou au Niger avant de juger plus raisonnable, en 1935, de les installer sur les rives du Khabour, dans cette
Djezireh déserte que d’autres réprouvés
chrétiens et kurdes de l’Empire ottoman
viennent coloniser sous le patronage de
la France. Les Assyriens, pasteurs seminomades et montagnards, sont invités à
cultiver la plaine.
« Nous étions prospères, mais nous ne
pouvions vivre pour toujours sur des terres
où on ne voulait pas de nous », raconte
Yakob, un responsable politique local en
parcourant les rues désertes de Tel Tamar,
ancien chef-lieu de la colonie. Après l’indépendance syrienne, en 1946, les écoliers
assyriens sont punis s’ils parlent leur langue, et leurs parents sont fortement incités à donner des noms arabes à leurs enfants. La communauté est victime de vols
et autres exactions commis par le voisinage et parfois couverts par les autorités,
tandis que la rivière se tarit jusqu’à son assèchement complet en 1996. Les ponctions des populations arabes installées en
amont par Damas et, au-delà, des installations hydrauliques turques ont transformé le Khabour, unique ressource de la
région, en un chapelet de cloaques
boueux. « On nous a tués à petit feu, conclut Yakob, l’exil des gens du Khabour avait
déjà commencé avant l’arrivée de Daech.
Ceux qui restent sont les tout derniers. »
Saint-Georges, avec sa lance, peint sur
les murs de plusieurs maisons abandonnées où de rares habitants viennent récupérer leurs biens dans le fracas intermittent des tirs qui s’échangent au loin, paraît
bien impuissant. La plupart des habitants
ont pris le chemin de Kamechliyé, tout
proche de la frontière turque, dont l’aéroport contrôlé par le régime assure une
liaison avec Damas, d’où l’on peut rejoindre Beyrouth en attendant de s’envoler
définitivement pour l’Occident.
Selam Keko, 65 ans, est l’un de ces réfugiés. En attendant de partir, il occupe avec
son épouse un appartement dont les occupants précédents ont déjà émigré. Un
purgatoire avant l’exil baigné dans la lumière grise d’un néon. Il sourit légèrement en regardant une photographie ancienne montrant l’installation de son
grand-père sur les rives du Khabour en
compagnie d’un fonctionnaire français. Il
l’a emportée en quittant sa maison pour
la dernière fois. « J’ai toujours su que je ne
mourrai pas dans mon village. Le Khabour
est maintenant derrière nous », dit-il dans
un souffle où se mêlent la déchirure du
départ et un soupçon de soulagement. p
allan kaval
génocide des arméniens | 7
0123
JEUDI 23 AVRIL 2015
Arméniens
de Turquie
« Même si nous sommes éparpillés
pendant cent ans à travers le
monde, l’Arménie reste notre terre
pour l’éternité. Les maisons bâties
par mes grands-parents sont
toujours là, comme les arbres
que nous avons plantés, les sillons
dans les collines… »
La photographe Scout Tufankjian a 37 ans. Elle est née aux
Etats-Unis et a documenté la
diaspora arménienne dans vingt
pays, avant de se rendre, en 2012,
sur la « terre ancienne », comme
l’appelait sa grand-mère.
Ruines des villages dévastés,
plaines traversées par des milliers
d’Arméniens en fuite, églises rebâties, traditions retrouvées, Scout
Tufankjian collecte les empreintes
de l’identité arménienne. Une
partie de son travail est en ligne
(Scouttufankjian.com) et elle vient
de publier ses reportages sur le
souvenir commun d’un peuple
disséminé dans le livre There
Is Only the Earth. Images From
the Armenian Diaspora Project
(Melcher Media, 224 p., 28 $).
Les monts Taurus près de Saimbeyli (Turquie). Avant 1915, la ville s’appelait Hadjin et abritait une communauté de 26 000 Arméniens.
Moins de 4 000 personnes y vivent aujourd’hui. PHOTOS : SCOUT TUFANKJIAN/POLARIS IMAGES
K Dans un café de
Vakifli, le dernier
village arménien de
Turquie, près de la
frontière syrienne.
Au mur, un portrait
de Mustafa Kemal
Atatürk.
K K Célébration
du Vartavar, un rite
de purification,
sur l’île de Kinaliada,
à Istanbul.
De nombreux
Arméniens
séjournent encore
dans ce lieu
de villégiature
traditionnel de
la communauté.
Messe
du dimanche
de Pâques, en 2014
dans l’église
arménienne
Saint Giragos,
dévastée pendant
le génocide
et récemment
restaurée,
à Diyarbakir,
en Turquie.
SCOUT TUFANKJIAN/POLARIS
IMAGES
8 | génocide des arméniens
0123
JEUDI 23 AVRIL 2015
Chronologie
1877-1878
Guerre russo-turque, défaite de
l’Empire ottoman. Les traités de
San Stefano (mars 1878) et de Berlin (juillet 1878) entérinent la
perte de la majeure partie des Balkans et mentionnent la mise en
place de réformes dans les provinces orientales de l’empire. Début
de la « question arménienne ».
Des touristes
turcs devant l’île
d’Akdamar (est),
ancien centre
religieux
arménien, dont
les moines furent
massacrés en 1915.
1894-1896
Les massacres d’Arméniens en
Anatolie et à Constantinople font
100 000 à 300 000 morts.
SCOUT TUFANKJIAN/
POLARIS IMAGES
1908
Juillet Révolution jeune-turque,
rétablissement de la Constitution
ottomane et arrivée au pouvoir
du Comité union et progrès (CUP).
1909
Mars-avril Le CUP massacre des
Arméniens à Adana (sud) : entre
20 000 et 30 000 morts.
1914
3 août Décret de mobilisation
générale dans l’Empire ottoman.
Création de l’Organisation spéciale, bras armé du CUP. Trois
mois plus tard, le 2 novembre,
l’Empire ottoman entre en guerre
aux côtés de la Triple Alliance.
Fin décembre 2014janvier 1915 Défaite ottomane
« Pour les Turcs, reconnaître
le génocide est une trahison »
Selon l’historien Edhem Eldem, le négationnisme d’Etat peut s’appuyer sur un siècle
d’endoctrinement nationaliste, même si la société commence à s’émanciper de l’histoire officielle
E
dhem Eldem enseigne
l’histoire à l’université de
Bogazici, à Istanbul. Spécialiste de l’histoire économiste et sociale de l’Empire ottoman au XIXe siècle, il a étudié les massacres d’Arméniens à Istanbul en 1896 et a été
membre du comité d’organisation de
la conférence organisée en 2005 à Istanbul sur le sort des Arméniens de
l’Empire ottoman.
Que signifie commémorer
aujourd’hui en Turquie
le centenaire du génocide
des Arméniens ?
Pour ceux qui le font – ils sont fort
peu nombreux –, il s’agit d’un devoir
de mémoire, d’un engagement moral
et parfois d’un défi politique. Pour la
grande majorité de la population, la
question ne se pose même pas puisque
le génocide est nié. Le reconnaître et le
commémorer équivalent par conséquent à une forme de trahison ou, au
mieux, à des errements causés par un
endoctrinement étranger. Il faut cependant signaler que la commémoration est désormais possible, alors
qu’elle était impensable il y a à peine
une décennie.
Sur le temps long de l’histoire de
l’Empire ottoman, quelle est la particularité de la relation entre Turcs
et Arméniens ?
Je ne suis pas sûr qu’on puisse vraiment parler de Turcs dans un contexte
ottoman. C’est une appellation occidentale qui est reprise par le récit national et nationaliste turc qui s’évertue à
« turquifier » le passé ottoman. Cela
étant dit, il est vrai que les Arméniens
et les musulmans turcophones de
l’empire avaient des liens de proximité
et de familiarité, telle la langue turque,
très usitée par les Arméniens. Commun aussi aux « Turcs » et aux Arméniens, un profond ancrage dans le territoire anatolien où bon nombre d’Arméniens sont de simples paysans.
Même à Istanbul, le profil de l’Arménien moyen se rapproche beaucoup de
celui des musulmans.
L’élite ottomane se plaisait à appeler
les Arméniens millet-i sadıka, la « nation fidèle ». Venimeux et cynique compliment qui résume la dimension tra-
gique du sort des Arméniens ottomans. Une population dont l’écrasante
majorité ne voulait pas concevoir son
avenir hors de l’empire, mais qui finit
par être accusée de tous les maux d’un
système en déliquescence.
Les Lumières ont-elles joué un rôle
d’accélérateur des tensions ?
Disons plutôt qu’une certaine
forme de modernité, dérivée des
transformations politiques et idéologiques de l’Europe, a fortement influencé l’Etat et la société ottomans
au XIXe siècle, notamment à travers
l’occidentalisation du système. L’impact de cette modernité a été ambivalent. D’une part, un aspect positif :
une forme de rationalisation de la politique, une plus grande intégration
avec le monde extérieur, une émancipation progressive de la société et notamment des non-musulmans.
D’autre part, le revers de la médaille :
l’écart se creuse entre les « modernes » et les autres, entre l’élite et les
laissés-pour-compte.
Dans le cas des Arméniens, mais
aussi des autres communautés non
musulmanes, cette ambivalence est
assez visible. Les réformes créent un
système qui, sans être constitutionnel
ou parlementaire, s’ouvre à un certain
degré de participation et de représentation au profit des non-musulmans.
Mais le système bloque sur la notion
d’égalité entre musulmans et nonmusulmans. Le principe de base est
l’équité, qui permet de traiter les
autres avec justice sans pour autant
les considérer comme des égaux.
C’est hélas encore ainsi que fonctionne aujourd’hui la société turque.
Cela explique que, bien qu’aucun
texte ne l’interdise, il est pratiquement impossible à un non-musulman d’accéder à un poste dans l’armée ou dans la fonction publique en
dehors des secteurs « secondaires »,
comme l’université.
Au XIXe siècle, l’élite et les classes
moyennes arméniennes se développent rapidement, mais, si ce développement se traduit par des acquis sociaux, culturels et économiques, les
droits politiques ne suivent pas au
même train et il en découle des frustrations et des tensions importantes.
Celles-ci, combinées avec la montée du
nationalisme et la faillite de l’empire,
ont fini par créer un mélange explosif.
L’Europe en général et la France
en particulier ont exprimé, dès le
XIXe siècle, leur sympathie envers
les Arméniens mais aussi leur soutien à l’intégrité de l’Empire ottoman. Pouvait-on concilier ces deux
positions ?
Il suffit d’observer l’Europe et le
Moyen-Orient aujourd’hui pour voir à
quel point la realpolitik et les politiques
humanitaires peuvent se retrouver en
porte-à-faux. Les Arméniens ottomans
ne bénéficiaient d’aucun véritable soutien international au-delà de quelques
vœux pieux de réforme prononcés
après le congrès de Berlin de 1878 et
d’une vague de compassion après que
les massacres eurent pris de l’ampleur
dans les années 1890.
Considérez-vous que les origines
du génocide de 1915 remontent au
XIXe siècle avec les massacres de
1894-1896 ?
Les massacres du règne d’Abdülhamid II [sultan de 1876 à 1909] constituent un tournant décisif. Il s’agit du
passage des massacres « à l’ancienne »
– localisés, sporadiques – aux massacres « modernes », provoqués, organisés, et de toute évidence commandités par le souverain. Sous Abdülhamid II, le massacre devient l’instrument d’un terrorisme d’Etat dirigé
contre toute une communauté. Dès
lors, il paraît impossible de ne pas
faire un lien entre le caractère particulièrement systématique de cette vague de violence et la politique d’annihilation et de destruction que mettront en place les Jeunes-Turcs.
Vous avez été l’un des artisans de la
première conférence sur le génocide des Arméniens organisée sur
le sol turc en 2005. Le négationnisme d’Etat est-il indéboulonnable en Turquie ?
Le négationnisme est renforcé par
près d’un siècle d’endoctrinement. Au
moins trois générations ont grandi
dans une sorte de vase clos, nourries
d’un discours combinant déni et victimisation. Ce « gel » de l’Histoire rend la
confrontation d’autant plus pénible
aujourd’hui dans un pays où le natio-
nalisme fait partie de la culture de
masse. Un gouvernement osant aller
dans ce sens serait assuré d’une perte
massive de voix [aux élections]. Pourtant, les choses ont bougé, notamment sous le gouvernement actuel. Un
seuil a été franchi après la conférence
de 2005 : il est désormais possible de
parler et de publier à ce sujet, et le discours officiel s’est transformé pour inclure un brin d’empathie et reconnaître la souffrance de l’autre. Rappelons
aussi que certains acteurs politiques,
notamment kurdes, parlent ouvertement de reconnaissance du génocide.
Cette historiographie marginale
que vous incarnez, à propos
de 1915, va-t-elle prendre le pas sur
le discours négationniste officiel ?
Le problème est beaucoup plus vaste
et profond. L’exploitation et la manipulation de l’Histoire à des fins politiques sont à la base de l’idéologie et de
la politique turques depuis environ un
siècle. Du point de vue de l’historien, le
négationnisme officiel rejoint d’une
part le mythe kémaliste des années 1930 de « nos ancêtres les Hittites », qui voulait que toutes les populations anatoliennes fussent turques, et,
d’autre part, les fantaisies néo-ottomanistes du gouvernement actuel,
qui prétendent établir une continuité
nationale entre le passé ottoman et le
présent. C’est ce qui m’a fait écrire récemment qu’il fallait « sauver l’histoire
ottomane des Turcs ».
Même si je reconnais de très sérieux
progrès pendant ces deux dernières
décennies, il me semble que, tant que
l’histoire restera otage de la politique et
du populisme, la « bonne » histoire
aura beaucoup de mal à sortir de cette
marginalité. Le véritable défi est de
faire de « l’histoire solide » qui puisse se
prêter à une vulgarisation intelligente
sur ce sujet. Nous n’y sommes pas encore, mais ce que j’observe au sein
d’une jeune génération de chercheurs
me donne de l’espoir.
Croyez-vous qu’un jour la Turquie
reconnaîtra le génocide des Arméniens ?
Ma réponse précédente traduit mon
ambivalence à ce sujet. p
propos recueillis par
gaïdz minassian
à Sarikamich (nord-est). La IIIe armée d’Enver Pacha est défaite,
80 % des soldats turcs sont tués.
1915
25 février Enver Pacha signe un
décret ordonnant le désarmement
des soldats arméniens de la IIIe armée.
Mars Réunions secrètes du CUP
portant sur l’élimination des Arméniens de l’Empire ottoman.
24 avril Début de l’arrestation et
de l’élimination de milliers d’intellectuels arméniens à Constantinople et dans les autres villes de
l’empire.
Avril-octobre Première phase
du génocide : les Arméniens des
six provinces orientales (Arménie
historique) ainsi que de Cilicie et
de Cappadoce sont déportés vers
la Syrie et la Mésopotamie.
24 mai Déclaration commune de
la Triple Entente (Russie, France,
Grande-Bretagne) qui rappelle la
pleine responsabilité de Constantinople dans ce « crime contre
l’humanité et la civilisation ».
1916
Février-décembre Deuxième
phase du génocide : les Arméniens
détenus dans des camps en Syrie
et Mésopotamie sont exterminés.
1918
28 mai Proclamation de la
République d’Arménie.
30 octobre Signature de l’armistice de Moudros (île de Lemnos, mer Egée) entre les Alliés et
l’Empire ottoman vaincu.
1919
8 janvier Formation d’une cour
martiale extraordinaire pour juger les responsables des massacres des Arméniens. Le 5 juillet, les
dirigeants du CUP Mehmet Talaat,
Ismaïl Enver, Ahmed Djemal et le
docteur Mehmet Nazim sont condamnés à mort par contumace.
1920
10 août Signature du traité de
Sèvres entre les Alliés et l’Empire
ottoman. Les six provinces orientales sont intégrées, sur le papier,
à la République d’Arménie.
1920-1921
L’Arménie est intégrée à l’URSS.
1921
15 mars Assassinat à Berlin de
l’ancien grand vizir Talaat Pacha
par le militant arménien Soghomon Tehlirian. Début de l’opération « Némésis » visant à exécuter
les responsables du génocide.
1923
24 juillet Le traité de Lausanne
annule les dispositions du traité
de Sèvres et entérine la reprise de
toute l’Anatolie par la Turquie.
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