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JEUDI 23 AVRIL 2015 génocide des arméniens |5
En Turquie, le dogme de l’amnésie
Après une brève tentative de juger les responsables en 1918, la République turque s’est construite sur la négation du génocide
C’est une fuite piteuse,
sans gloire ni panache.
Le 1er novembre 1918,
deux jours après l’ar-
mistice de Moudros,
par lequel l’Empire ot-
toman a reconnu sa défaite écrasante, les
ex-ministres Talaat Pacha, Enver Pacha et
Djemal Pacha montent à bord d’un croi-
seur allemand, la Lorelei. Leur but :
Odessa, puis l’Allemagne. Il y a encore
quelques jours, ces hommes dirigeaient
un empire. Ils ne songent plus désormais
qu’à se mettre à l’abri. Ils savent que les
Alliés entendent traduire en justice les
commanditaires des « atrocités armé-
niennes » et que le gouvernement de tran-
sition mis en place à Constantinople
tient, lui aussi, à mener contre eux un
procès exemplaire.
Dès le 4 novembre, deux députés de-
mandent de traduire les criminels devant
la Haute Cour. Le 21, le sénateur Reshid
Akif, qui venait d'occuper brièvement le
poste de président du conseil, expose au
Sénat ce qu’il a appris de la double méca-
nique des massacres : les directives offi-
cielles de Talaat Pacha mettant en place
les déportations, les télégrammes secrets
du comité central du Comité union et pro-
grès (CUP, organisation politique des Jeu-
nes-Turcs) à l’Organisation spéciale or-
donnant l’extermination… Le 13 décem-
bre, le ministre de l’intérieur déclare
même : « Pendant la guerre, nos dirigeants
ont appliqué (…) la loi de déportation d’une
manière qui surpasse les forfaits des bri-
gands les plus sanguinaires. Ils ont décidé
d’exterminer les Arméniens et ils les ont ex-
terminés. Cette décision fut prise par le co-
mité central du CUP et fut appliquée par le
gouvernement. »
Ainsi donc, dès la fin 1918, l’ampleur et la
spécificité du crime ont été exposées au
grand jour. Comment, dès lors, la Turquie
de 2015 peut-elle toujours occulter ce qui
était admis un siècle plus tôt ? Répondre à
cette question implique de revenir aux
premières heures de la république fondée
sur les ruines de l’Empire ottoman.
La défaite de 1918 était celle d’une fa-
mille politique, les Jeunes-Turcs, arrivés
au pouvoir en 1908 avec la promesse de
faire entrer l’empire dans la modernité.
Mais le discours universaliste des pre-
miers temps a vite été supplanté par un
panturquisme raciste et agressif, dont
l’aboutissement a été le génocide des Ar-
méniens. L’effondrement général du ré-
gime a porté au pouvoir, après l’armistice,
des responsables plus modérés, cher-
chant à obtenir quelques concessions des
Alliés par une justice exemplaire.
De fait, les trois procès qui se sont tenus
à Constantinople en 1919-1920 témoi-
gnent d’une authentique recherche de vé-
rité, et ils ont porté à la connaissance du
public de nombreuses preuves décisives.
Reste qu’ils ont été loin de répondre à
nombre d’exigences minimales, se révé-
lant très imparfaits dans leurs résultats
(les peines les plus sévères ont touché des
fugitifs ou quelques subalternes, tandis
que plusieurs responsables étaient épar-
gnés) et faussés par la décision britanni-
que de transporter à Malte certains cap-
tifs dans l’optique d’un procès internatio-
nal qui ne vit jamais le jour. Deux facteurs
extérieurs rendent le travail des juges de
plus en plus vain : l’intransigeance des Al-
liés, qui allait déboucher sur l’humiliant
traité de Sèvres, le 10 août 1920, et le mou-
vement de résistance impulsé depuis
l’Anatolie par Mustafa Kemal.
Le traité imposé à l’Empire ottoman
comporte plusieurs articles consacrés à
la mise en place d’une « juridiction inter-
nationale ». Les responsables ottomans
s’y engagent à « livrer aux puissances al-
liées les personnes réclamées par celles-ci
comme responsables des massacres », de
même qu’est prévu le rattachement à l’Ar-
ménie des six provinces d’Anatolie orien-
tale. Le mouvement de reconquête parti
d’Ankara aura raison de l’une comme de
l’autre de ces dispositions. Au terme du
traité de Lausanne, conclu le
24 juillet 1923, l’Anatolie entière est re-
conquise. Il n’est plus question de justice
pour les Arméniens. L’heure est à l’efface-
ment des traces du crime.
Le sursaut kémaliste est passé par là, et
les priorités ont changé. Un pays menacé
de disparition a d’autres préoccupations
que la justice. Kemal, qui lui-même avait
été proche des Jeunes-Turcs au début du
siècle, n’a eu aucun état d’âme à enrôler
dans sa lutte de nombreux responsables
du CUP compromis. Alors qu’il avait lui-
même qualifié d’« acte honteux » le mas-
sacre des Arméniens, au sortir de la
guerre, il organise bientôt l’amnésie na-
tionale. Le philosophe français Ernest Re-
nan (1823-1892) n’affirmait-il pas que
« l’oubli et même l’erreur historique sont
un facteur essentiel de la création d’une
nation » ? La Turquie nouvelle se cons-
truit sur la négation du crime de 1915.
L’interprétation officielle de l’histoire
millénaire du peuple turc est fixée par le
Nutuk, un discours fleuve de trente-six
heures et demie prononcé par Kemal
en 1927. Son bras armé est la Société d’his-
toire turque, créée en 1931. Toute contes-
tation de la vérité officielle est sévère-
ment punie par la loi.
Jusqu’aux années 1970, la position d’An-
kara est de nier en bloc les déportations
et les massacres. La logique de guerre
froide et la faiblesse des revendications
arméniennes facilitent le statu quo. Mais
la montée des revendications mémoriel-
les exprimées par la diaspora et leur écho
mondial forcent l’Etat turc à imaginer
une riposte : à partir du début des années
1980, le discours change. Ankara assure
que les massacres ont eu lieu des deux
côtés, dans un contexte de guerre civile.
Le caractère génocidaire des tueries est
nié, et l’Etat turc tente même de faire pas-
ser les revendications arméniennes pour
un moyen de relativiser la Shoah…
La multiplication des reconnaissances
officielles du génocide hors de Turquie
contraint Ankara à adopter une position
chaque jour plus subtile, cherchant à
transformer l’exigence de justice armé-
nienne en controverse scientifique. Les
appels à la constitution de comités d’his-
toriens internationaux ou les « condo-
léances » exprimées aux victimes armé-
niennes en 2014 par Recep Tayyip Erdo-
gan, alors premier ministre, ne doivent
pas être compris comme une nouvelle
étape vers la reconnaissance des crimes
de 1915-1916, mais plutôt comme des
manœuvres tactiques. Un siècle plus
tard, il reste impossible pour Ankara de
renoncer à un déni qui est le socle de la
Turquie moderne. p
jérôme gautheret
Dans la mémoire de la diaspora
La médiatisation des horreurs de la Shoah a permis aux Arméniens en exil de se faire davantage entendre
et d’exiger à leur tour la reconnaissance du génocide de 1915
Se retrouver sur les Champs-Elysées
en 1965 pour commémorer le géno-
cide des Arméniens, c’était un peu fou
pour nous. Auparavant, on n’osait
pas descendre dans la rue pour affi-
cher collectivement notre identité »,
se souvient Hraïr Torossian, membre du Co-
mité de défense de la cause arménienne
(CDCA), en évoquant la manifestation organi-
sée à Paris, le 24 avril 1965, à l’occasion du cin-
quantenaire de ce génocide.
L’espace d’un jour, la guerre froide avait été
mise de côté, indépendantistes et procommu-
nistes arméniens défilaient ensemble. De Té-
héran à Los Angeles en passant par Beyrouth,
Paris, Marseille et Buenos Aires, les Armé-
niens du monde entier étaient descendus
dans la rue pour rompre le silence autour du
« grand carnage », en affichant publiquement
leur solidarité avec les victimes de ce crime
oublié. Même ferveur à Erevan, la capitale de la
jeune République soviétique d’Arménie, où la
manifestation, plus ou moins canalisée par le
pouvoir post-stalinien, avait rassemblé plus
de 150 000 personnes venues réclamer « nos
terres, nos terres » à la Turquie.
Après la découverte des horreurs de la
Shoah, le procès de Nuremberg, la convention
de 1948 pour la prévention et la répression du
crime de génocide, les Arméniens exigent à
leur tour, en descendant dans la rue, une re-
connaissance officielle du crime de 1915
comme un génocide. « On était un peu roman-
tiques », reconnaît, cinq décennies plus tard,
Hraïr Torossian. Mais avaient-ils le choix ?
Pour éviter une mort identitaire inéluctable, il
fallait passer du souvenir intime à une dyna-
mique de reconnaissance publique, et faire
comprendre au monde entier que le problème
arménien existait bel et bien et attendait tou-
jours une solution juste et durable.
En 1967, Erevan inaugure le mémorial de Dzi-
dzernagapert, où, depuis la chute de l’URSS,
en 1991, les chefs d’Etat en visite officielle en
Arménie viennent déposer une gerbe en hom-
mage aux 1,5 million de victimes du premier
génocide du XXe siècle. Trois ans plus tard,
l’image du chancelier allemand Willy Brandt,
agenouillé devant le monument élevé en
hommage aux martyrs du ghetto juif de Var-
sovie, marque les Arméniens. Depuis, ils cher-
chent leur Willy Brandt.
Mais, dans les années 1960, personne ne
parle du problème arménien. En France,
l’heure est plutôt à l’intégration dans la Répu-
blique et au sauvetage d’une identité fondée
sur une langue, une culture et une religion à
part. La République socialiste soviétique d’Ar-
ménie existe mais ne rassemble pas : elle reste
le symbole d’une nation éclatée.
Il faut attendre les années 1970 pour voir ap-
paraître les premières études historiques sur le
génocide, signées par Jean-Marie Carzou et
Yves Ternon. Leur effet est limité. « On était au
début du défrichement du problème et les archi-
ves turques étaient fermées », explique Yves
Ternon. Ankara se mure dans le silence et
transforme les ruines des églises en étables ou
les utilise comme cibles lors de ses
manœuvres militaires. Membre de l’OTAN, la
Turquie se trouve dans le camp occidental et
les Arméniens ne peuvent compter que sur
eux-mêmes.
Cette prise de conscience va doublement di-
viser les Arméniens. La deuxième génération,
celle de l’intégration, s’oppose à la troisième,
celle de la revendication, marquée par le mili-
tantisme qui émerge dans la foulée de Mai 68.
La nouvelle génération ne se satisfait pas de la
seule action légale auprès des Parlements na-
tionaux et de l’ONU, surtout quand la Turquie
fait bloquer le dossier arménien en 1973 à la
sous-commission des droits de l’homme, à
Genève. C’en est trop pour la frange la plus ra-
dicale, qui décide de marcher sur les traces de
l’Arméno-Américain Kourken Yanikian,
auteur du double assassinat en 1973 de deux
diplomates turcs à Los Angeles, et ouvre ainsi
la voie à une décennie de terrorisme armé-
nien contre la Turquie.
En 1975, les agences de presse annoncent la
naissance à Beyrouth de l’Armée secrète armé-
nienne pour la libération de l’Arménie (Asala),
trois ans après celle des Commandos des justi-
ciers du génocide des Arméniens (CJGA),
auteurs du double assassinat des ambassa-
deurs de Turquie en Autriche et en France, les
22 et 24 octobre 1975. Le CJGA est d’affiliation
« dachnak » (Parti socialiste arménien) et pré-
conise un terrorisme ciblé et mémoriel, alors
que l’Asala est d’inspiration marxiste et opte
en faveur d’un terrorisme « publicitaire » et
spectaculaire. Ces deux organisations revendi-
quent plusieurs centaines d’attentats contre la
Turquie et exigent d’Ankara la reconnaissance
du génocide et la restitution des territoires de
l’Arménie historique.
Au fil des opérations, qui sont de plus en plus
difficiles à monter en raison des politiques de
sécurité des Etats et des opinions publiques
hostiles, le terrorisme arménien bascule dans
l’horreur. L’Asala revendique l’attentat aveugle
de l’aéroport d’Orly, le 15 juillet 1983, faisant
8 morts et plus de 50 blessés près du comptoir
de la Turkish Airlines. La condamnation est
unanime, la France démantèle sur son terri-
toire tous les réseaux de l’Asala. L’organisation
clandestine se scinde en deux branches : le ca-
nal radical, dirigé par Hagop Hagopian, un
mercenaire affilié au terrorisme international,
et le canal historique, incarné par l’idéologue
Alec Yenikomchian.
Choquées par l’horreur d’Orly, les commu-
nautés arméniennes cherchent une stratégie
de sortie du terrorisme. « Il fallait casser cette
dérive terroriste », explique le géostratège Gé-
rard Chaliand, qui, avec d’autres intellectuels
comme Yves Ternon et Claire Mouradian, re-
met la question arménienne sur le terrain lé-
gal en proposant, en 1984, la convocation à Pa-
ris d’un Tribunal permanent des peuples con-
sacré au génocide des Arméniens avec le sou-
tien du président de la République, François
Mitterrand.
Cette victoire symbolique annonçait
d’autres succès diplomatiques, notamment
en 1987, lorsque le Parlement européen recon-
naît le génocide de 1915. Le terrorisme armé-
nien prend réellement fin avec l’assassinat
dans des conditions obscures de Hagop Hago-
pian, le 28 avril 1988, à Athènes, alors qu’au
même moment Erevan est le théâtre de gigan-
tesques rassemblements en faveur de la réuni-
fication à l’Arménie soviétique du Haut-Kara-
bakh, une province majoritairement armé-
nienne rattachée par Staline à l’Azerbaïdjan
en 1921. Une nouvelle ère s’ouvre, celle de la pe-
restroïka de Mikhaïl Gorbatchev, de la chute de
l’URSS et de l’indépendance pour les pays de
l’Est, indépendance qui signifie pour les Armé-
niens un passage de la mémoire à l’Histoire. p
gaïdz minassian
« Moi arménien, lui turc, pas de mal pour l’Allemagne ! Lâchez-moi, ça ne vous regarde
pas », proclame Soghomon Tehlirian lors de son arrestation, le 15 mars 1921, après
avoir exécuté d’une balle dans la tête le grand vizir Talaat Pacha, à Berlin. A son pro-
cès, en juin, le jeune Arménien explique aux juges qu’en tuant le principal respon-
sable des massacres d’Arméniens durant la Grande Guerre il a agi seul. Le procès se
retourne contre la victime, Talaat Pacha, condamné à mort par contumace, en 1919,
par une cour martiale ottomane, comme la plupart des dirigeants du parti Comité
union et progrès (CUP), auteur de la révolution jeune-turque de 1908 et responsable
des massacres des Arméniens. Soghomon Tehlirian est acquitté. En réalité, l’exécution
de Talaat Pacha n’est pas un acte isolé. Le jeune Arménien est membre de l’opération
« Némésis » – du nom de la déesse grecque de la vengeance – mise en place en 1919 par
son parti, la Fédération révolutionnaire arménienne (FRA), affiliée à l’Internationale
socialiste et au pouvoir dans l’éphémère République d’Arménie, née en 1918. De
Boston à Tbilissi en passant par Rome, Berlin et Istanbul, le réseau des justiciers du
génocide commence la traque : Talaat Pacha figure en haut de la liste des personnes
à exécuter. Entre 1921 et 1922, six responsables des massacres sont abattus dans diffé-
rentes capitales européennes. La même année, l’opération « Némésis » est dissoute
faute de moyens financiers et à la suite de dissensions internes.
« Némésis » : opération vengeance
Ankara est
contrainte d’adopter
une position
chaque jour
plus subtile
Il a fallu attendre
les années 1970 pour voir
apparaître les premières
études historiques
sur le génocide arménien