Cahier du « Monde » No 21855 daté Jeudi 23 avril 2015 - Ne peut être vendu séparément
Cent ans dun drame occulté
Dabord considéré comme un simple chapitre de la première guerre mondiale, nié par les autorités turques,
le génocide de 1,5 million dArméniens par lEmpire ottoman a été injustement passé sous silence
Les arrestations ont com-
men au soir du 24 avril
1915, à Constantinople. Sur
ordre de Talaat Pacha, le
tout-puissant ministre de
l’inrieur ottoman, 250 in-
tellectuels arméniens sont faits pri-
sonniers. Des eccsiastiques, des avo-
cats, des professeurs, des journalistes
etme quelques députés.
La capture de ces hommes faisait par-
tie d’un plan établi, minutieusement
élaboré, un mois plus tôt, par plusieurs
responsables du Comité union et pro-
grès, la branche politique des Jeunes-
Turcs, et visant à décapiter une des plus
importantes minorités de l’empire
pour mieux entreprendre sa déporta-
tion, préalable à son extermination.
Deux mois plus t, les 120 000 sol-
dats arméniens de l’armée impériale
avaient été éloignés du front, puis dé-
sarmés. Tout était en place. Lacani-
que dunocide était enclenchée, rien
ne pouvait plus l’arter. Longtemps, le
génocide des Arméniens de l’Empire
ottoman n’a é considéré que comme
un chapitre parmi d’autres de l’his-
toire de la première guerre mondiale. Il
faut dire que lépoque était riche en
énements tragiques. Sur le front de
l’Ouest, deux jours avant ce tragique
24 avril 1915, dans les tranchées
d’Ypres, en Belgique, les armes chimi-
ques venaient de faire leur toute pre-
mière apparition, semant la terreur et
la mort chez les poilus.
Un point de bascule
Et le lendemain, le 25, à un jet de
pierre de Constantinople, sur les -
troits des Dardanelles et du Bosphore,
la sanglante bataille de Gallipoli entre
le corps expéditionnaire allié et les
troupes ottomanes battait son plein.
L’horreur était partout. Ce n’est que
plus tard, avec le recul, que le massacre
des Arméniens est apparu comme
une tragédie en soi, un point de bas-
cule annonciateur de toutes les gran-
des tragédies du siècle. Ainsi, la plu-
part des victimes n’étaient que des ci-
vils désarmés. Ils sont morts de priva-
tions ou ont été tués en plein désert,
loin du front et des regards. « Le but de
la déportation est le néant », affirmait
Talaat Pacha, le grand architecte de
l’extermination.
Ce crime de masse, qui a causé la
mort d’un million et demi de person-
nes, n’est pas venu de nulle part. Il a été
précé de décennies de persécutions
et de préparation des esprits, et servi
par une propagande haineuse, à pré-
tention scientifique, dans laquelle la
disparition des Arméniens devenait
une condition nécessaire à la survie
des Turcs. En cela, il est l’exemple par-
fait de ce crime absolu visant à la des-
truction d’un peuple entier, que le ju-
riste Raphael Lemkin, un Américain
d’origine polonaise, décida d’appeler
« nocide » en 1944. Et il ouvre la voie
aux grands drames du XXe siècle, où la
mort n’est plus uniquement l’affaire
des seuls champs de bataille, mais
s’empare de sociétés entières.
Alors quon commore les 100 ans
du drame, et tandis que les autorités
d’Ankara persistent à nier le caractère
génocidaire des massacres commis
par l’Empire ottoman, déployant tous
les ressorts de la propagande, de plus
en plus d’intellectuels turcs acceptent
de regarder en face les fanmes de
leur histoire nationale, pour rompre
enfin avec des cennies d’amnésie
collective. Leur combat pour la rité
est fondamental. Ne serait-ce qu’à
cause de la fièvre exterminatrice qui
plane de nouveau dans cette région
me où eurent lieu les portations
et les massacres de 1915-1916 –, sor-
mais soumise au gime de terreur des
djihadistes de l’Etat islamique. p
jérôme gautheret
Charnier d’Arméniens immolés par le feu, découvert par l’armée russe dans une grange du village d’Ali Zonan (province de Mouch, est de la Turquie), en 1915. FONDS ARAM
Génocide des Arméniens
2|nocide des arméniens JEUDI 23 AVRIL 2015
0123
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GÉORGIE
GÉORGIE
ARMÉNIE
ZERBAÏDJAN
AZERBAÏD
AZERB.
RUSSIE
ÉGYP
IRAN
JORDANIE
ARABIE SAOUDITE
P
CHYPRE
GRÈCE
BULGARIE
IRAK
SYRIE
LIBAN
ISRAËL
CISJORDANIE
Mer Noire
Mer Méditerranée
Andrinople
(Edirne)
Rodosto
(Tekirdag)
Bandirma
Adapazari
Adyaman
Mardin
Kilis
Haïfa
Beyrouth
Jaa
Djarablus
Merzifon
Unye Ordu Giresun
Chorum Amasya
Erzinjan
Trabzon
(Trébizonde)
Tokat Chabin Karahissar
Samsun
Kastamonu
Rize
Khnus
Artvin
Oltu
Beyazit
Karapinar
Eregli
Nidge
Tarsus
Mersin
Alexandrette
(Iskenderun)
Musa Dagh
Ankara
Seghert
Bitlis
Saimbeyli
(Hadjin)
Zeïtoun
Marash
Aïntab
Yozgat Sivas
Mus
Kayseri
Mezre
Diyarbakir
Adana
Erzurum
Van
Konya
Malatya
Urfa
Bozanti
Ras-Al-Aïn
Rakka
Mossoul
Kirkouk
Bagdad
Hama
Homs
Tripoli
Jérusalem
Damas
Amman
Maan
Kangal
Eskisehir
Bursa
Kütahya
Afyon
Izmit
Vers Bassora
La tragédie des Arméniens
Une minorité perçue comme « l’ennemi de l’intérieur »
par le sultan de l’Empire ottoman...
IRAN
... exterminée par le mouvement nationaliste
et raciste des « Jeunes-Turcs »
majoritaire
relativement majoritaire
minoritaire
POPULATION ARMÉNIENNE : 2 millions au début du XXe siècle
Massacres hamidiens (1895-1896)
impulsés par le sultan Abdülhamid II
Lieux de massacres (chires exacts non connus)
Camps de concentration et de déportation
Routes de déportation
Lieux de résistance
Massacres d’Adana (1909)
un an après l’arrivée au pouvoir des Jeunes-Turcs
MASSACRES D’ARMÉNIENS : 250 000 victimes
NOUVEAU MASSACRE D’ARMÉNIENS : 20 000 - 30 000 victimes
GÉNOCIDE (AVRIL 1915-1917) : 1, 5 million de victimes
Empire ottoman (1915)
Pays actuels
Sources : Mémorial du génocide arménien, sous la direction H.Kevorkian, Seuil, 2015 ;
Arméniens-Le temps de la délivrance, G. Minassian, CNRS Editions, 2015 ;
Atlas historique de l’Arménie, C.Mutalian et E. Van Lauwe, collection Atlas, éd. Autrement 2001
Cartographie : Sylvie Gittus et Delphine Papin
INFOGRAPHIE LE MONDE
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100 km
Constantinople (Istanbul)
Les 24 et 25 avril 1915, 600 notables
arméniens de Constantinople
sont arrêtés et déportés vers l’est
de l’Empire et seront pour
la plupart exécutés.
Alep, plaque tournante
Centre de tri des longs
convois de déportés
vers les déserts de Syrie
et vers Bassora
Deir ez-Zor, destination finale
Lieu d'extermination des déportés
arméniens. La ville est devenue
un lieu de recueillement en mémoire
du génocide arménien, comme
Auschwitz l’est pour la Shoah.
La destruction en marche
Dès la fin du XIXe siècle, les massacres des Arméniens par lEmpire ottoman
témoignent déjà dune logique dextermination qui atteindra son paroxysme vingt ans plus tard
Cest une séance ordinaire au
Palais-Bourbon. En ce soir
du 3 novembre 1896, quel-
ques députés catholiques
ont porté à l’ordre du jour
une interpellation au gou-
vernement Méline (1896-1898) sur les percu-
tions des chtiens de l’Empire ottoman. Les
bats vont se terminer quand un puté so-
cialiste du Tarn demande la parole et, d’une
voix tonitruante et implacable, dénonce le si-
lence français face à la « guerre d’extermina-
tion » menée par Abdülhamid II contre les
Arniens : « Pas un cri nest sorti de vos bou-
ches, pas une parole nest sortie de vos conscien-
ces, et vous avez assis, muets et par consé-
quent complices, à l’extermination complète. »
Pour l’orateur, peu suspect de sympathies en-
vers l’Eglise, le drame des Arméniens engage
l’humanité tout entre, et la passivité de la
France face aux crimes commis depuis 1894
dans l’Empire ottoman vaut complici.
Sans surprise, son interpellation est rejetée
par 444 voix contre 53. Mais, à compter du len-
demain, dans la presse comme dans l’opinion,
le ton a changé. Par la force de son verbe, Jean
Jaus, car c’est de lui qu’il s’agit, vient de porter
à la conscience de la France entière le calvaire
des Arniens.
Ainsi donc, dès 1896, presque vingt ans avant
le déclenchement du génocide, certains per-
çoivent déjà qu’un drame singulier est en train
de se nouer en Orient. Les informations en
provenance de l’empire existaient, et elles
étaient relayées (non sans formations) par
les missionnaires, les diplomates et la presse.
Mais elles n’étaient que le bruit étouf d’un
drame lointain.
Il faut dire que l’Empire ottoman de la fin du
XIXe scle n’est plus que lombre de la puis-
sance arrogante qui avait fait trembler l’Europe,
anéantissant l’Empire byzantin avant de pous-
ser ses ares jusque sous les murs de Vienne,
en 1529 et en 1683. Son recul territorial, entamé
à la fin du XVIIe siècle, a pris, au cours du
XIXe scle, des allures de cle. La perte de la
Grèce, en 1829, n’a été que le plude à celle de la
majeure partie des Balkans, au terme du traité
de San Stefano et du congrès de Berlin (1878).
Dans le me temps, la Russie avançait dans le
Caucase, la Grande-Bretagne mettait la main
sur Chypre, puis sur l’Egypte, tandis que la
France s’implantait en Alrie et en Tunisie
En outre, la Sublime Porte a dû accorder aux
puissances occidentales d’importants privilè-
ges économiques, qui restreignaient encore un
peu plus sa marge de manœuvre, ainsi qu’un
droit de regard sur les affaires du gouverne-
ment dans de nombreuses gions chtien-
nes, dont le Liban. L’« homme malade de l’Eu-
rope » ressemble chaque jour un peu plus à un
mort en sursis.
Le mouvement de forme des Tanzimat
réorganisation »), impulsé au début du
XIXe siècle afin d’introduire des éments de
modernité puisés dans lexemple français, n’a
pas résisté aux faites militaires des années
1870. Quant à son corollaire, l’ambition de
créer une ritable « citoyenneté ottomane »
impliquant une stricte égalité de droits entre
les musulmans et les autres communautés,
elle a vite tour court. L’heure est désormais
au panturquisme. L’empire reste un enchevê-
trement de communautés dominé par les mu-
sulmans, et les rapports entre ces communau-
tés se tendent chaque jour un peu plus.
La place des Arniens dans cette mosque
est très licate. Avec une population de plus de
2 millions d’habitants, principalement partie
dans trois espaces, le plateau anatolien, non
loin des frontières russes et iraniennes, la Cili-
cie (aussi appee Petite-Arménie, dans le sud-
est de la Turquie actuelle) et les grands centres
urbains, ils sont au cœur des préoccupations
de Constantinople. Leur cas avait été évoq au
congrès de Berlin, en 1878, et les puissances
européennes avaient appelé à des réformes,
suscitant chez les Arméniens un intense espoir
de libération, vite déçu.
Les communautés paysannes arméniennes
d’Anatolie étaient en butte aux razzias des
tribus kurdes, et bientôt à la concurrence de
populations de fugiés musulmans, chassées
du Caucase ou des Balkans et avides de
revanche contre les chrétiens. Le sultan Abl-
hamid II, arrivé au pouvoir en 1876, en pleine
route dans les Balkans, tourne vite le dos à
l’esprit des Tanzimat pour suivre la voie de
l’autocratie et du renforcement des composan-
tes musulmanes, seule voie, à ses yeux, à
me de sauver lempire. En 1891, il crée des
régiments kurdes de cavalerie lére sur le mo-
le des cosaques russes, les Hamidiyés. Son
calcul est simple : il sait que les Kurdes, qui
coexistent depuis des siècles avec les Armé-
niens, seraient les premiers perdants en cas
d’autonomie des provinces orientales. Ils
seront donc les adversaires les plus acharnés de
l’émancipation arnienne.
Lorsque, au printemps 1894, les habitants ar-
niens de la région de Sassoun (est) se révol-
tent contre la double taxation qu’ils subissent
– ils doivent payer l’imt au sultan, mais aussi
un tribut aux communautés kurdes locales en
échange de leur « protection » –, les Hamidis
nent une pression d’une violence idite.
Les troubles sétendent peu à peu et une mani-
festation de soutien, organisée par le parti ar-
nien Hentchak le 30 septembre 1895, est-
primée dans le sang, sous les yeux des diplo-
mates occidentaux. L’émotion internationale
est telle que le sultan se trouve contraint d’an-
noncer, le 17 octobre, des formes d’ampleur
dans les gions arniennes. C’est alors que
l’Anatolie entière se met à s’embraser.
action « spontanée » dune population mu-
sulmane humiliée et lasse des diktats de lOcci-
dent, comme le ptend aussitôt le Palais ? Mas-
sacres planifiés ? Il reste très hasardeux de me-
surer le degré d’implication de l’appareil d’Etat
dans ces massacres. A tout le moins, Ablha-
mid était très bien informé, il ne s’y est pas
opposé et a me cherché à tirer profit des
massacres pour ramener les Arniens sur le
chemin de l’oissance. Le bilan de ces tueries
de masse est incertain mais effroyable : de
100 000 à 300 000 morts selon les historiens ;
500 000 autres personnes ont é chassées,
leurs biens spols, et les conversions fores
sont innombrables.
S’il n’y a pas, cent vingt ans plus tard, de con-
sensus sur le caractère nocidaire de ces mas-
sacres, il appart cependant évident que, dès
cette date, la logique de lextermination à venir
est en germe. La prise de pouvoir par les Jeunes-
Turcs, en 1908, suscite un vif espoir chez les
Arniens, vite démenti : en 1909, dans le dis-
trict d’Adana, en Cilicie, le nouveau gouverne-
ment ordonne une répression sauvage des
manifestations arniennes. Le bilan est ef-
frayant : de 20 000 à 30 000 morts.
Ainsi donc, par-del’alternance politique, la
marche vers la destruction semble inexorable.
Les esprits y sont patiemment préparés. L’his-
torien Hamit Bozarslan distingue quatre regis-
tres de discours constitutifs de la « logique »
de génocide à lœuvre dans l’Empire ottoman :
le darwinisme social (les Turcs ont vocation à
dominer) ; la rhétorique inversée du domi-
nant-dominé (les oppresseurs se disent victi-
mes de discriminations et n’ont pas d’autre
choix que la violence pour ne pas disparaître) ;
la bataille démographique (il est indispensa-
ble de faire reculer le poids des minoris pour
garantir la prééminence aux musulmans en
Anatolie) ; et enfin, la dimension économique
(par les spoliations, il s’agit de reprendre le
contrôle de pans entiers de l’économie, aux
mains des chrétiens).
L’Arménien est assimilé de plus en plus
fréquemment, au début du XXe siècle, à un
« microbe » qu’il s’agit d’éradiquer. Le déclen-
chement de la première guerre mondiale four-
nira l’occasion de passer à la pratique. Tandis
que la presse jeune-turque se déchaîne contre
l’« ennemi intérieur », en mars 1915, le plan
d’extermination est élabo. p
jérôme gautheret
A la fin du XIXe siècle,
l’« homme malade de
l’Europe », l’Empire ottoman,
ressemble chaque jour un peu
plus à un mort en sursis
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JEUDI 23 AVRIL 2015 nocide des arméniens |3
Dans lombre des victimes arméniennes
Les Assyro-Chaldéo-Syriaques et les Grecs pontiques furent eux aussi massacrés par lEmpire ottoman
Dans son journal, Mary Schauf-
fler Platt (1868-1954), une mis-
sionnaire presbytérienne amé-
ricaine en poste à Ouroumieh
(nord-ouest de l’Iran), écrit, à la date du
14 janvier 1915 : « A Ada, on en tua une cen-
taine peut-être, des jeunes pour la plupart.
On rapporte qu’ils furent mis par les Kurdes
en file indienne pour voir combien ils pou-
vaient en tuer en une seule balle. » Une
page d’horreur parmi tant d’autres : ce té-
moignage sera publié quelques années
plus tard aux Etats-Unis grâce au con-
cours de l’American Board of Commissio-
ners for Foreign Missions, organisation
missionnaire chrétienne des Etats-Unis.
Les victimes ne sont pas des Arniens,
mais d’autres sujets appartenant à des mi-
norités chtiennes de l’Empire ottoman :
les Assyro-Chalo-Syriaques.
ritiers d’une vieille civilisation si-
tuée entre les fleuves bibliques du Tigre
et de l’Euphrate, les Assyro-Chaldéo-Sy-
riaques, descendants des Assyriens, Ba-
byloniens, Chaldéens et Araméens, vi-
vent principalement dans la région
d’Ouroumieh, dans la province de Mos-
soul (Irak) et en Anatolie orientale (no-
tamment dans les villes de Van et de Mar-
din). Cest là, dans ces zones difficiles
d’accès du sud-est de l’Empire ottoman,
notamment à Hakkari, au sud de Van et
dans cette ancienne sopotamie histo-
rique, berceau de l’humanité, qu’en
marge du génocide des Arméniens, plus
de 250 000 Assyro-Chaldéens et Syria-
ques sont assassinés entre décembre 1914
et juillet 1918, sous les yeux de quelques
témoins comme Mary Schauffler Platt.
Au nord de l’Empire, le long de la mer
Noire, ce sont près de 350 000 Grecs pon-
tiques descendants des populations
hellénophones du pourtour de l’ancien
Pont Euxin – qui sont à leur tour massa-
crés entre 1916 et 1923. Dans les deux cas,
le mode opératoire est le même que pour
les Arméniens : le gime jeune-turc sest
landans un vaste programme de tur-
quification forcée des populations de
l’Empire, réduisant par le fer et le feu tous
les groupes minoritaires chrétiens dans
le processus de construction d’un Etat-
nation. Les autorités turques n’agissent
pas seules. Pour accomplir leur entre-
prise génocidaire, elles s’appuient sur
des tribus kurdes, des groupes d’immi-
grés musulmans originaires des Balkans
et du Caucase et des prisonniers de droit
commun, tous réunis dans des « ba-
taillons de bouchers ».
Débats autour du génocide
Au lendemain de la guerre, si les Grecs
rescas des massacres sont pour la plu-
part transs en Grèce dans le cadre
d’échanges de populations avec les Turcs
de Thrace, les chrétiens d’Orient, comme
les Assyro-Chaldéens, qui parlent l’ara-
en, la langue de Jésus, sont partagés
entre la Turquie, l’Irak et la Syrie sans la
moindre protection, si ce nest celle de
leur autorité religieuse de tutelle.
Des décennies aps ces crimes contre
l’humanité, historiens et juristes interna-
tionaux ne s’accordent toujours pas pour
qualifier le massacre des Assyro-Chal-
ens, des Syriaques et des Grecs ponti-
ques de « génocide » ; seuls certains pays,
comme la Suède en 2009, l’Arménie
en 2015 et quelques Etats fédérés améri-
cains l’ont reconnu comme tel sur la base
de sources écrites européennes et arabes.
Cent ans après cette ane 1915, dite de
l’Ee (« seyfo » en néo-araen), les mi-
noris assyro-chalennes de Syrie et
d’Irak ainsi que les Kurdes zidis sont
massacs par l’Etat islamique, sans que
l’on puisse pour l’instant évaluer l’am-
pleur des pertes humaines. p
ga. m.
Tout a commencé le 24 avril 1915
A Constantinople, 250 personnalités arméniennes sont arrêtées cette nuit-là. Suivra lhorreur des marches forcées et du carnage
Quand les policiers l’interpel-
lent à son domicile, dans la
nuit du 24 au 25 avril 1915,
dans le quartier chtien de
Pera, à Constantinople, capi-
tale de l’Empire ottoman,
Khatchadour Maloumian,
alias Agnouni, est loin d’imaginer qu’il fait par-
tie d’une liste d’intellectuels arniens artés
cette nuit-là pour les déporter vers Ankara. Diri-
geant politique arnien proche des autorités
jeunes-turques, il a né la veille avec Talaat Pa-
cha, le ministre de l’intérieur du gouvernement
du Comité union et progrès (CUP), le parti au
pouvoir depuis le putsch des Jeunes-Turcs, le
23 janvier 1913. Il croit à un malentendu. Il ne
sait pas encore que la rafle de 250 personnalités
arméniennes de la capitale fait partie d’un
vaste plan d’extermination des Arniens de
l’Empire, décidé entre le 20 et le 25 mars 1915
lors de unions du comi central du CUP.
Les nouvelles du front ne sont pas bonnes
pour l’Empire ottoman depuis son entrée en
guerre, le 2 novembre 1914, aux s de l’Alle-
magne et de lAutriche-Hongrie. Aps la dé-
faite de Sarikamich en janvier 1915 face à la Rus-
sie, pouvoir et médias turcs accusent les 2 mil-
lions d’Arméniens ottomans d’être au service
des Russes et les soupçonnent de « trahison » et
de « complot contre la sécurité de l’Etat ».
Les neuf membres de la direction du CUP,
dont Mehmet Talaat Pacha et les docteurs Meh-
met Nazim et Bahaeddine Chakir, profitent du
contexte de guerre et de la débâcle de Sarika-
mich imputable au mauvais commandement
du ministre de la guerre, Ismail Enver Pacha
pour accélérer le processus d’extermination
des Arméniens et des Assyro-Chaldéo-Syria-
ques, un groupe ethnique chtien originaire
de sopotamie.
s l’hiver 1914-1915, au sud de Van (dans l’est
de lactuelle Turquie) et en Iran, où l’are tur-
que a lan plusieurs incursions, les popula-
tions arméniennes et syriaques locales sont
massacrées par dizaines de milliers. En vrier
1915, sur ordre d’Enver Pacha, les 120 000 sol-
dats arméniens de la IIIe are, qui surveille le
front caucasien, sont désarmés et forment des
bataillons de travail. La plupart sont exécutés
sur place et, fin mai, il ne reste plus de soldats
arniens dans l’armée d’Enver.
Le gouvernement compte sur l’Organisation
spéciale (OS) pour remplir ces sales besognes.
Créé en 1914, ce groupe paramilitaire diri par
le docteur Bahaeddine Chakir représente une
force de 12 000 hommes : ce sont des Kurdes,
des émigrés musulmans des Balkans et du Cau-
case et des criminels amnistiés (assassins, vio-
leurs, psychopathes). Son quartier ral se
trouve au sein du siège du CUP dans la capitale
et elle utilise 36 « abattoirs » répartis dans tout
l’Empire. Outre ces escadrons de la mort, le
gouvernement jeune-turc s’appuie sur la direc-
tion générale de l’installation des tribus et des
migrants (DITM), chargée, dans les provinces,
de la planification des portations.
Ces deux organisations respectent à la lettre le
programme dextermination en deux phases
des Arméniens concoc par la direction du
CUP. La premre phase, d’avril à octobre 1915,
consiste à vider les six provinces orientales (Bit-
lis, Van, Sivas, Erzurum, Diyarbakir, Mamuret
ul-Aziz) de leur population arménienne. Il s’agit
des territoires historiques arméniens, objets,
depuis le traité de Berlin de 1878, d’un vague
projet de réformes visant à améliorer leur sécu-
rité. Défendu par les puissances euroennes, il
ne sera jamais appliq par le sultan.
Sur le terrain, tout ne se passe pas comme
prévu. A Van, après les massacres de 58 000
dentre eux entre janvier et avril 1915, les Ar-
niens organisent leur défense et comptent sur
l’avane des troupes russes pour les sauver.
Malgré leur infériori nurique, ilssistent
jusqu’à la liration de Van par l’are du tsar,
en mai 1915. Les civils sont évacués vers le Cau-
case. A Constantinople, le gouvernement uti-
lise le prétexte de cette bellion qualifiée de
« trahison » pour décapiter lélite arménienne.
s la fin avril, dans la capitale et toutes les
grandes villes de lEmpire, intellectuels et nota-
bles arméniens sont arrêtés puis portés et
exécutés par petits groupes. A Constantinople
et à Smyrne (aujourd’hui Izmir, dans louest de
la Turquie), les Arniens sont toutefois épar-
gnés, la Sublime Porte craignant une action
diplomatique des puissances euroennes. s
le 24 mai 1915, la Triple Entente, alertée sur l’am-
pleur des massacres dans l’Empire, a mis en
garde les autorités turques dans une clara-
tion commune : « La France, la Grande-Bretagne
et la Russie tiendront pour personnellement
responsables ceux qui auront ordonné ces
crimes contre l’humanité et la civilisation. »
Mais trois jours après, le gouvernement jeu-
ne-turc leur répond par la provocation enga-
lisant la déportation des Arméniens. Alors que
35 500 Arniens sont déportés en avril 1915,
les mois suivants, la cadence augmente forte-
ment : 131 408portations en mai, 225 499 en
juin, 321 150 en juillet et 276 800 en août. Jusqu’à
la fin de cette premre phase, en octobre, et en
35 500 Arméniens
sont déportés en avril 1915,
131 408 en mai, 225 499 en juin,
321 150 en juillet
et 276 800 en août
tenant compte des convois en provenance de
Cilicie (sud) et de la Cappadoce (centre), ce sont
1,2 million d’Arméniens qui sont envos de
force vers les déserts de Syrie et de sopota-
mie, conformément aux ordres du DITM.
Certains déportés sont arrivés à Alep, dans le
nord de la Syrie, par chemin de fer, raconte l’his-
torien britannique Arnold Toynbee dans son Li-
vre bleu remis aux autorités britanniques
en 1916 : « Ils étaient entassés dans des wagons à
bestiaux, souvent pugnants et toujours bon-
s, et leur voyage était infiniment lent, car la li-
gne était congestione par leurs nombreux
convois et par le transport des troupes ottoma-
nes. » Au point de part des portations, les
hommes, sépas de leur famille, sont liquidés
sur place, alors que les femmes et les enfants
sont voués à l’enfer des longues marches for-
es vers les camps d’Alep, de Deir ez-Zor (est de
la Syrie) et de Mossoul (nord de l’Irak). Seuls
400 000 dentre eux arrivent à destination.
La deuxième phase peut donc commencer.
Elle sétend sur toute l’ane 1916 et ne répond
qu’à une seule question : que faire des
700 000déportés massés dans la vingtaine de
camps de concentration ouverts en Syrie, en
proie aux épidémies et vivant dans des condi-
tions d’hygiène effroyables ? Le 22 vrier 1916,
alors que les troupes russes ont pris la ville-gar-
nison d’Erzurum, cette ancienne capitale ar-
nienne (Garine) totalement vidée de sa popula-
tion chrétienne, le gouvernement turc or-
donne la liquidation de tous les portés.
Les sites dAlep, Rakka, Ras-Al-Aïn, Deir ez-Zor
et Mossoul se transforment en camps d’exter-
mination, les fleuves Tigre et Euphrate sont les
témoins silencieux d’un crime sans précédent.
Les membres de lOS redoublent de zèle et de
cruauté, les bourreaux procèdent essentielle-
ment à l’arme blanche. En cinq mois, de juillet à
cembre 1916, le préfet Salih Zeki, qui a rem-
placé Ali Souad, jugé trop mou par la direction
du CUP, fait massacrer 192 750 déportés regrou-
s à Deir ez-Zor, qui deviendra le lieu symboli-
que de la destruction d’une nation. Le 24 octo-
bre 1916, près de 2 000 orphelins rassemblés à
Deir ez-Zor par Ismail Hakki Bey, « inspecteur
ral » des déportations, sont attacs deux
par deux puis jetés dans l’Euphrate.
En 1917, au moment où les armées turques
s’effondrent sur tous les fronts, les forces bri-
tanniques découvrent, lors de leur offensive
victorieuse en Syrie et en Palestine, ps de
100 000portés arméniens vivant dans des
conditions répugnantes. Il s’agit d’individus
surtout originaires de Cilicie qui constitueront
le premier noyau des communautés arnien-
nes de Syrie et du Liban sous mandat fraais. A
la fin de la Grande Guerre, sur les 2 millions
dArniens recens en 1914 dans l’Empire ot-
toman, près de 1,5 million ont été massacrés,
auxquels il faut ajouter 250 000 chtiens
dOrient (Assyro-Chalens, Syriaques).
Les 500 000 Arméniens rescapés des camps
et des déportations ont connu différents des-
tins. Certains se sont instals dans le Caucase
russe avant d’être intégrés dans lUnion soviéti-
que. D’autres ont immig en Europe et en
Amérique avant dy devenir des citoyens à part
entre. Enfin, une petite partie est restée à Is-
tanbul, protégée par les clauses du traité de Lau-
sanne – signé en 1923 entre l’Empire ottoman
et les puissances alles – sur le droit des mino-
rités religieuses. Sans oublier ceux qui ont été
convertis de force à l’islam ou placés sous la
contrainte dans des familles musulmanes en
Turquie. p
gaïdz minassian
Carte postale datant de 1918. Inscrit au verso, « Soldats turcs
avec leurs victimes arméniennes ». FONDS ARAM
4|nocide des arméniens JEUDI 23 AVRIL 2015
0123
Gibets avec
des victimes
arméniennes
dans une rue de
Constantinople,
en 1917.
COLLECTION NICOLAIDES.
PHOTO ORIGINALE,
FONDS ARAM
kOrphelins
arméniens
rescapés.
MUSÉE DU GÉNOCIDE EREVAN,
JOHN ELDER COLLECTION.
k k Orphelins
arméniens
recueillis par
l’organisation
caritative
américaine Near
East Relief.
« STORY OF NEAR EAST RELIEF »,
J. L. BARTON, NEW YORK, 1930.
FONDS ARAM
Il existe peu d’images du génocide des
Arméniens. Les autorités turques ont
menacé de mort toute personne qui
s’aventurerait à prendre des photographies
des massacres. Cependant, outre les clichés pris
par l’armée russe lors de l’offensive sur le front
caucasien dès 1915, d’autres sources existent,
notamment les images d’un officier de la Croix-
Rouge allemande, Armin T. Wegner (1886-1978).
Ces photographes travaillant dans la clandesti-
ni, la plupart des documents qui nous sont par-
venus ne comportent ni date ni mention de lieu.
L’Association pour la recherche et l’archivage
de la mémoire arménienne (ARAM), basée à
Marseille, recueille depuis 1997 tous les docu-
ments relatifs à l’histoire du peuple arménien
et au génocide. Elle met régulièrement en ligne
sur son site, Webaram.com, des photographies,
livres, journaux,moignages et documents
administratifs.
En décembre 2014, Christian Artin, responsable
d’ARAM, reçoit d’un Français dorigine armé-
nienne une carte postale de l’image reproduite
ci-dessus. Au verso, un message manuscrit en
français décrit la scène : « Ceci nest pas un trucage
mais une photographie qui date davant l’arrivée
des Français à Constantinople [1918] et qui repré-
sente des Arméniens pendus sur une place publi-
que. Cest un contraste frappant, dans ce pays
d’Orient aux riches coloris, que des gens à l’aspect
assez débonnaires puissent avoir des mœurs si
sanguinaires. Vous voyez les passants circuler
comme si rien nétait devant ces pendus, gratifiés
d’un écriteau, et continuer à vaquer à leurs occupa-
tions habituelles. » On ignore le nom de l’auteur
du message et celui de son destinataire.
Des documents historiques rares
kBitlis (Turquie),
1915 : cadavres
d’enfants
assassinés.
SOURCES RUSSES. FONDS ARAM
k k Réfugiés
arméniens dans
le désert de Syrie,
1917.
FONDS ARAM
0123
JEUDI 23 AVRIL 2015 nocide des arméniens |5
En Turquie, le dogme de lamnésie
Après une brève tentative de juger les responsables en 1918, la République turque sest construite sur la négation du génocide
Cest une fuite piteuse,
sans gloire ni panache.
Le 1er novembre 1918,
deux jours après l’ar-
mistice de Moudros,
par lequel l’Empire ot-
toman a reconnu safaite écrasante, les
ex-ministres Talaat Pacha, Enver Pacha et
Djemal Pacha montent à bord d’un croi-
seur allemand, la Lorelei. Leur but :
Odessa, puis l’Allemagne. Il y a encore
quelques jours, ces hommes dirigeaient
un empire. Ils ne songent plus désormais
qu’à se mettre à l’abri. Ils savent que les
Alliés entendent traduire en justice les
commanditaires des « atrocités armé-
niennes » et que le gouvernement de tran-
sition mis en place à Constantinople
tient, lui aussi, à mener contre eux un
procès exemplaire.
Dès le 4 novembre, deux putés de-
mandent de traduire les criminels devant
la Haute Cour. Le 21, le sénateur Reshid
Akif, qui venait d'occuper brièvement le
poste de président du conseil, expose au
nat ce qu’il a appris de la double méca-
nique des massacres : les directives offi-
cielles de Talaat Pacha mettant en place
les déportations, lesgrammes secrets
du comité central du Comité union et pro-
grès (CUP, organisation politique des Jeu-
nes-Turcs) à l’Organisation spéciale or-
donnant l’extermination… Le 13 décem-
bre, le ministre de l’intérieur déclare
me : « Pendant la guerre, nos dirigeants
ont appliqué (…) la loi de déportation d’une
manière qui surpasse les forfaits des bri-
gands les plus sanguinaires. Ils ont ci
d’exterminer les Arméniens et ils les ont ex-
terminés. Cette décision fut prise par le co-
mi central du CUP et fut appliqe par le
gouvernement. »
Ainsi donc, dès la fin 1918, l’ampleur et la
spécifici du crime ont été exposées au
grand jour. Comment, dès lors, la Turquie
de 2015 peut-elle toujours occulter ce qui
était admis un siècle plus t ? pondre à
cette question implique de revenir aux
premres heures de la république fone
sur les ruines de l’Empire ottoman.
La défaite de 1918 était celle d’une fa-
mille politique, les Jeunes-Turcs, arrivés
au pouvoir en 1908 avec la promesse de
faire entrer lempire dans la moderni.
Mais le discours universaliste des pre-
miers temps a vite é supplanté par un
panturquisme raciste et agressif, dont
l’aboutissement a été le nocide des Ar-
niens. L’effondrement général du ré-
gime a porté au pouvoir, après l’armistice,
des responsables plus modérés, cher-
chant à obtenir quelques concessions des
Alliés par une justice exemplaire.
De fait, les trois procès qui se sont tenus
à Constantinople en 1919-1920 témoi-
gnent d’une authentique recherche de vé-
ri, et ils ont porté à la connaissance du
public de nombreuses preuves décisives.
Reste qu’ils ont é loin de pondre à
nombre d’exigences minimales, se vé-
lant très imparfaits dans leurs résultats
(les peines les plus vères ont touc des
fugitifs ou quelques subalternes, tandis
que plusieurs responsables étaient épar-
gnés) et faussés par la décision britanni-
que de transporter à Malte certains cap-
tifs dans l’optique d’un pros internatio-
nal qui ne vit jamais le jour. Deux facteurs
extérieurs rendent le travail des juges de
plus en plus vain : l’intransigeance des Al-
liés, qui allait déboucher sur l’humiliant
traité de vres, le 10 août 1920, et le mou-
vement de résistance impulsé depuis
l’Anatolie par Mustafa Kemal.
Le traité imposé à l’Empire ottoman
comporte plusieurs articles consacrés à
la mise en place d’une « juridiction inter-
nationale ». Les responsables ottomans
s’y engagent à « livrer aux puissances al-
liées les personnes réclamées par celles-ci
comme responsables des massacres », de
me quest prévu le rattachement à l’Ar-
nie des six provinces d’Anatolie orien-
tale. Le mouvement de reconquête parti
d’Ankara aura raison de l’une comme de
l’autre de ces dispositions. Au terme du
traité de Lausanne, conclu le
24 juillet 1923, l’Anatolie entière est re-
conquise. Il n’est plus question de justice
pour les Arméniens. L’heure est à l’efface-
ment des traces du crime.
Le sursaut kémaliste est passé par là, et
les priorités ont changé. Un pays menacé
de disparition a d’autres préoccupations
que la justice. Kemal, qui lui-même avait
été proche des Jeunes-Turcs au début du
siècle, n’a eu aucun état d’âme à enrôler
dans sa lutte de nombreux responsables
du CUP compromis. Alors qu’il avait lui-
me qualifié d’« acte honteux » le mas-
sacre des Arméniens, au sortir de la
guerre, il organise bient l’amnésie na-
tionale. Le philosophe français Ernest Re-
nan (1823-1892) n’affirmait-il pas que
« l’oubli et même l’erreur historique sont
un facteur essentiel de la création d’une
nation » ? La Turquie nouvelle se cons-
truit sur la négation du crime de 1915.
L’interprétation officielle de l’histoire
millénaire du peuple turc est fixée par le
Nutuk, un discours fleuve de trente-six
heures et demie prononcé par Kemal
en 1927. Son bras armé est la Société d’his-
toire turque, créée en 1931. Toute contes-
tation de la vérité officielle estre-
ment punie par la loi.
Jusqu’aux années 1970, la position d’An-
kara est de nier en bloc les portations
et les massacres. La logique de guerre
froide et la faiblesse des revendications
arméniennes facilitent le statu quo. Mais
la montée des revendications moriel-
les exprimées par la diaspora et leur écho
mondial forcent l’Etat turc à imaginer
une riposte : à partir du début des années
1980, le discours change. Ankara assure
que les massacres ont eu lieu des deux
côtés, dans un contexte de guerre civile.
Le caractère génocidaire des tueries est
nié, et l’Etat turc tente même de faire pas-
ser les revendications arméniennes pour
un moyen de relativiser la Shoah
La multiplication des reconnaissances
officielles du génocide hors de Turquie
contraint Ankara à adopter une position
chaque jour plus subtile, cherchant à
transformer l’exigence de justice armé-
nienne en controverse scientifique. Les
appels à la constitution de comités d’his-
toriens internationaux ou les « condo-
ances » exprimées aux victimes armé-
niennes en 2014 par Recep Tayyip Erdo-
gan, alors premier ministre, ne doivent
pas être compris comme une nouvelle
étape vers la reconnaissance des crimes
de 1915-1916, mais plutôt comme des
manœuvres tactiques. Un siècle plus
tard, il reste impossible pour Ankara de
renoncer à un ni qui est le socle de la
Turquie moderne. p
jérôme gautheret
Dans la mémoire de la diaspora
La médiatisation des horreurs de la Shoah a permis aux Arméniens en exil de se faire davantage entendre
et dexiger à leur tour la reconnaissance du génocide de 1915
Se retrouver sur les Champs-Elysées
en 1965 pour commémorer le géno-
cide des Arniens, c’était un peu fou
pour nous. Auparavant, on nosait
pas descendre dans la rue pour affi-
cher collectivement notre identité »,
se souvient Hrr Torossian, membre du Co-
mité de défense de la cause arménienne
(CDCA), en évoquant la manifestation organi-
e à Paris, le 24 avril 1965, à loccasion du cin-
quantenaire de ce nocide.
L’espace d’un jour, la guerre froide avait été
mise de , indépendantistes et procommu-
nistes arméniens défilaient ensemble. De Té-
ran à Los Angeles en passant par Beyrouth,
Paris, Marseille et Buenos Aires, les Armé-
niens du monde entier étaient descendus
dans la rue pour rompre le silence autour du
« grand carnage », en affichant publiquement
leur solidarité avec les victimes de ce crime
oublié. Même ferveur à Erevan, la capitale de la
jeune République soviétique d’Arménie, la
manifestation, plus ou moins canalisée par le
pouvoir post-stalinien, avait rassemb plus
de 150 000 personnes venues clamer « nos
terres, nos terres » à la Turquie.
Après la découverte des horreurs de la
Shoah, le procès de Nuremberg, la convention
de 1948 pour la prévention et la répression du
crime de génocide, les Arméniens exigent à
leur tour, en descendant dans la rue, une re-
connaissance officielle du crime de 1915
comme unnocide. « On était un peu roman-
tiques », reconnaît, cinq décennies plus tard,
Hraïr Torossian. Mais avaient-ils le choix ?
Pour éviter une mort identitaire inéluctable, il
fallait passer du souvenir intime à une dyna-
mique de reconnaissance publique, et faire
comprendre au monde entier que le probme
arménien existait bel et bien et attendait tou-
jours une solution juste et durable.
En 1967, Erevan inaugure le mémorial de Dzi-
dzernagapert, où, depuis la chute de l’URSS,
en 1991, les chefs d’Etat en visite officielle en
Arménie viennent poser une gerbe en hom-
mage aux 1,5 million de victimes du premier
génocide du XXe siècle. Trois ans plus tard,
l’image du chancelier allemand Willy Brandt,
agenouillé devant le monument élevé en
hommage aux martyrs du ghetto juif de Var-
sovie, marque les Arméniens. Depuis, ils cher-
chent leur Willy Brandt.
Mais, dans les années 1960, personne ne
parle du problème arménien. En France,
l’heure est plutôt à l’intégration dans la Répu-
blique et au sauvetage d’une identité fondée
sur une langue, une culture et une religion à
part. La République socialiste soviétique d’Ar-
nie existe mais ne rassemble pas : elle reste
le symbole d’une nation éclatée.
Il faut attendre les années 1970 pour voir ap-
paraître les premres études historiques sur le
génocide, signées par Jean-Marie Carzou et
Yves Ternon. Leur effet est limité. « On était au
but du défrichement du problème et les archi-
ves turques étaient fermées », explique Yves
Ternon. Ankara se mure dans le silence et
transforme les ruines des églises en étables ou
les utilise comme cibles lors de ses
manœuvres militaires. Membre de lOTAN, la
Turquie se trouve dans le camp occidental et
les Arméniens ne peuvent compter que sur
eux-mêmes.
Cette prise de conscience va doublement di-
viser les Arméniens. La deuxième génération,
celle de l’ingration, s’oppose à la troisième,
celle de la revendication, marquée par le mili-
tantisme qui émerge dans la foulée de Mai 68.
La nouvelle génération ne se satisfait pas de la
seule action légale auprès des Parlements na-
tionaux et de lONU, surtout quand la Turquie
fait bloquer le dossier arménien en 1973 à la
sous-commission des droits de l’homme, à
Genève. C’en est trop pour la frange la plus ra-
dicale, qui décide de marcher sur les traces de
l’Arméno-Américain Kourken Yanikian,
auteur du double assassinat en 1973 de deux
diplomates turcs à Los Angeles, et ouvre ainsi
la voie à une décennie de terrorisme armé-
nien contre la Turquie.
En 1975, les agences de presse annoncent la
naissance à Beyrouth de lArmée secrète armé-
nienne pour la libération de lArménie (Asala),
trois ans après celle des Commandos des justi-
ciers du génocide des Arméniens (CJGA),
auteurs du double assassinat des ambassa-
deurs de Turquie en Autriche et en France, les
22 et 24 octobre 1975. Le CJGA est d’affiliation
« dachnak » (Parti socialiste arménien) et pré-
conise un terrorisme ciblé et mémoriel, alors
que l’Asala est d’inspiration marxiste et opte
en faveur d’un terrorisme « publicitaire » et
spectaculaire. Ces deux organisations revendi-
quent plusieurs centaines d’attentats contre la
Turquie et exigent dAnkara la reconnaissance
du génocide et la restitution des territoires de
l’Arménie historique.
Au fil des opérations, qui sont de plus en plus
difficiles à monter en raison des politiques de
sécurité des Etats et des opinions publiques
hostiles, le terrorisme arménien bascule dans
l’horreur. L’Asala revendique l’attentat aveugle
de l’aéroport d’Orly, le 15 juillet 1983, faisant
8 morts et plus de 50 blessés près du comptoir
de la Turkish Airlines. La condamnation est
unanime, la France démantèle sur son terri-
toire tous les seaux de lAsala. L’organisation
clandestine se scinde en deux branches : le ca-
nal radical, dirigé par Hagop Hagopian, un
mercenaire affilau terrorisme international,
et le canal historique, incarné par l’idéologue
Alec Yenikomchian.
Choquées par l’horreur d’Orly, les commu-
nautés arméniennes cherchent une stratégie
de sortie du terrorisme. « Il fallait casser cette
dérive terroriste », explique le géostratège Gé-
rard Chaliand, qui, avec d’autres intellectuels
comme Yves Ternon et Claire Mouradian, re-
met la question arménienne sur le terrain -
gal en proposant, en 1984, la convocation à Pa-
ris d’un Tribunal permanent des peuples con-
sacré au génocide des Arméniens avec le sou-
tien du président de la République, François
Mitterrand.
Cette victoire symbolique annonçait
d’autres succès diplomatiques, notamment
en 1987, lorsque le Parlement européen recon-
naît le génocide de 1915. Le terrorisme armé-
nien prend réellement fin avec l’assassinat
dans des conditions obscures de Hagop Hago-
pian, le 28 avril 1988, à Athènes, alors qu’au
me moment Erevan est le théâtre de gigan-
tesques rassemblements en faveur de la réuni-
fication à l’Arménie soviétique du Haut-Kara-
bakh, une province majoritairement armé-
nienne rattachée par Staline à l’Azerbaïdjan
en 1921. Une nouvelle ère s’ouvre, celle de la pe-
restrka de Mikhaïl Gorbatchev, de la chute de
l’URSS et de l’indépendance pour les pays de
l’Est, indépendance qui signifie pour les Armé-
niens un passage de lamoire à l’Histoire. p
gaïdz minassian
« Moi arménien, lui turc, pas de mal pour lAllemagne !chez-moi, ça ne vous regarde
pas », proclame Soghomon Tehlirian lors de son arrestation, le 15 mars 1921, après
avoir exécuté d’une balle dans la tête le grand vizir Talaat Pacha, à Berlin. A son pro-
s, en juin, le jeune Arménien explique aux juges qu’en tuant le principal respon-
sable des massacres dArniens durant la Grande Guerre il a agi seul. Le procès se
retourne contre la victime, Talaat Pacha, condamné à mort par contumace, en 1919,
par une cour martiale ottomane, comme la plupart des dirigeants du parti Comité
union et progrès (CUP), auteur de la volution jeune-turque de 1908 et responsable
des massacres des Arméniens. Soghomon Tehlirian est acquitté. En réalité, lexécution
de Talaat Pacha nest pas un acte iso. Le jeune Arnien est membre de lopération
« sis » – du nom de la déesse grecque de la vengeance – mise en place en 1919 par
son parti, la Fédération révolutionnaire arménienne (FRA), affile à l’Internationale
socialiste et au pouvoir dans léphémère République d’Arnie, née en 1918. De
Boston à Tbilissi en passant par Rome, Berlin et Istanbul, le réseau des justiciers du
nocide commence la traque : Talaat Pacha figure en haut de la liste des personnes
à exécuter. Entre 1921 et 1922, six responsables des massacres sont abattus dans dif-
rentes capitales européennes. Lame année, lopération « sis » est dissoute
faute de moyens financiers et à la suite de dissensions internes.
« mésis » : oration vengeance
Ankara est
contrainte d’adopter
une position
chaque jour
plus subtile
Il a fallu attendre
les années 1970 pour voir
apparaître les premières
études historiques
sur le génocide arménien
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