Université de Marne-La-Vallée Département Aires Culturelles et Politiques Centre d'Etudes Européennes Master de Sciences Politiques 1ère année, spécialité Communication Interculturelle et Journalisme Européen par Domitille FIVAZ Année universitaire 2004-2005 Professeur responsable Paul GRADVOHL Note aux lecteurs Travail réalisé dans le cadre du Master 1ère année de Sciences Politiques option Communication Interculturelle et Journalisme Européen de l’Université de Marne-la-Vallée. Pour reproduire ou utiliser ce document, veuillez consulter l’auteur ou le professeur responsable. L’illustration en page de couverture se veut fidèle aux idées développées dans le mémoire. Ainsi vous trouverez dans cet ouvrage une réflexion sur le devoir de mémoire du génocide de des Arméniens mise en rapport avec l’entrée potentielle de la Turquie en Europe. L’aspect de la réflexion est rendu par l’image la plus à gauche. Ensuite, de gauche à droite, ou plutôt d’Ouest en Est, vous trouverez représentés les différents points de vues des Européens, Trucs et Arméniens sur la question : - l’opposition des Arméniens de la Diaspora sur la question de l’entrée en Turquie qui s’est illustrée par le « non » au référendum français sur le projet de traité de constitution européenne. - l’accord du Conseil Européen pour le lancement des négociations d’adhésion avec la Turquie. - La Turquie multipliant les efforts pour rejoindre l’Union Européenne au plus vite. - La Turquie écrasant la République d’Arménie par son blocus frontière, blocus que l’Arménie espère voir levée dès que la Turquie entrera dans l’Union Européenne, une adhésion à laquelle l’Arménie est favorable. Enfin, le souhait partagé par tous les Arméniens, en diaspora comme en Arménie, de pouvoir faire le deuil de leurs victimes quand la Turquie sera réconciliée avec leur passé commun – quand elle aura reconnu le génocide des Arméniens et ses responsabilités dans celui-ci. Ceci étant symbolisé par l’arbre de la Mémoire qui prend racine avec l’histoire des Arméniens, sur le Mont Ararat. Au cours du mémoire, lorsque vous lirez « Diaspora arménienne », entendez-le au sens d’Arméniens de la diaspora fortement mobilisés ou engagés politiquement. De même, l’expression « génocide de 1915 » représente le génocide subi par les Arméniens de l’Empire ottoman sur la période 1915-1917 et tous les aspects qu’il comporte : les responsabilités de l’Empire ottoman, des peuples turcs et kurdes et la nature de ce génocide, allant des fusillades de groupe aux marches de la mort. L’avant-propos, utile pour une meilleure compréhension des enjeux de ce devoir de mémoire, reprendra d’ailleurs l’histoire des Arméniens de l’Empire ottoman et le déroulement du génocide de 1915. Vous trouverez, dans ce mémoire, deux sortes de notes de bas de pages. Les notes de bas de pages représentées par « i, ii, iii, iv,… » sont des notes explicatives, alors que les notes numérotées « [1], [2], [3],… » vous donnerons les références des ouvrages, conférences ou émissions cités. Vous trouverez d’autres définitions dans le glossaire, notamment les définitions des notions devoir de mémoire, de droit de mémoire, de diaspora, de génocide ainsi qu’une présentation de l’État Kémaliste, toutes ces notions touchant au cœur du sujet. Par convention, les noms de groupes humains et religieux tels Juifs, Arméniens, Turcs, Kurdes ou Français prendront une majuscule, mais les adjectifs des minuscules. 2 « Nous en sommes venus au temps où l’humanité ne peut plus vivre avec, dans sa cave, le cadavre d’un peuple assassiné. » Jean JAURES 3 Table des matières Table des matières ..................................................................................................................... 4 Avant-propos............................................................................................................................. 7 Introduction ............................................................................................................................. 14 Chapitre premier Une perception idéale du devoir de mémoire et ses formes intermédiaires .......................... 17 Une géographie particulière du devoir de mémoire............................................................... 18 Un devoir de mémoire, fonction de la géographie comme de la culture ....................... 19 Une dispersion géographique, économique et culturelle, qui divise la nation arménienne sur la question de la reconnaissance du génocide de 1915 .............................................. 20 Un droit à la mémoire difficilement obtenu ..................................................................... 28 La Turquie, ou le terrain des obstacles politiques les plus réfractaires à ce devoir de mémoire .................................................................................................... 32 Chapitre second Effet de l’entrée potentielle de la Turquie dans l’Union Européenne sur ce devoir de mémoire ................................................................................................................................... 36 Devoir de mémoire et entrée potentielle de la Turquie dans l’Union Européenne .............. 37 Quels changements l’accord pour le lancement des négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne a-t-il provoqué du côté des Arméniens de la Diaspora? .............................................................................................................................................. 37 Quelle était leur attitude avant le 17 décembre 2004 ? .................................................... 37 Quelle stratégie ont-ils adoptée aujourd’hui ?.................................................................. 38 4 Quelles perspectives peuvent être apportées par l’imminence du lancement des négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne, sans que la reconnaissance du génocide de 1915 n’aie été retenue parmi les critères qui devront être respéctés au préalable ? ............................................................................................. 39 Quels obstacles opposait-on à l’entrée de la Turquie en Europe, sans cesse repoussée par les européens ? ................................................................................................................. 39 Quelle place la Turquie peut-elle prétendre occuper en Europe ? ................................... 41 Depuis que la Turquie n’est plus tenue par l’UE de reconnaître le génocide des Arméniens, quel chemin a-t-elle parcouru par rapport à ce devoir de mémoire ? ........... 42 Les instances européennes peuvent-elles jouer un rôle sur cette question du devoir de mémoire, après avoir éludé la question de la reconnaissance du génocide le 17 décembre dernier ?............................................................................................................. 43 Le discours européen est-il cohérent ? Pourquoi ignorer des résolutions adoptées au sein de la communauté européenne ? ...................................................................................... 44 Peut-on parler d’un discours européen sur la question ?.................................................. 45 Quels sont les positionnements européens à ce jour ? Leur logique répond-elle aux enjeux soulevés par ce devoir de mémoire, ou à autre chose ? ......................................................... 46 Les positionnements européens face aux génocides des Juifs d’Europe et des Arméniens ........................................................................................................................... 46 Des commémorations à portées inégales ......................................................................... 46 Un symbolisme qui pourrait disparaître avec un trop plein de commémoration ............. 47 Des avancées significatives dans de nombreux pays, mais pas encore de démarche commune effective ........................................................................................................... 48 L’Europe est-elle aveuglée par des intérêts économiques et culturels, au lieu de faire valoir les principes moraux qui l’amènent à faire voter un projet de constitution pour l’Europe ?............................................................................................................................ 48 L’Union Européenne se montre-t-elle cohérente par rapport aux deux questions de l’entrée de la Turquie en son sein et du respect à accorder au génocide arménien ? ....... 48 5 Quelle stratégie l’Europe doit-elle adopter pour respecter ce devoir de mémoire, sans s’aliéner la Turquie qu’elle espère voir rejoindre l’Union ?.......................................... 49 L’Union Européenne doit-elle forcer le gouvernement Erdogan à reconnaître le génocide avant d’intégrer la Turquie ? ............................................................................................ 49 La reconnaissance doit-elle au contraire émaner de la Turquie, sans qu’elle subisse trop de pression de l’UE, pour en être plus sincère ? .............................................................. 50 Conclusion ............................................................................................................................... 51 Chronologie ............................................................................................................................. 56 Glossaire .................................................................................................................................. 60 Bibliographie ........................................................................................................................... 64 Annexes.................................................................................................................................... 67 Résumé..................................................................................................................................... 77 6 Avant-propos Alors que les commémorations se succèdent à chaque date anniversaire des libérations successives des camps de concentration et d’extermination nazis à la fin de la Seconde Guerre mondiale, on ne parle que trop peu des massacres d’Arméniens qui ont ouvert le XXe siècle, il y a à présent quatre-vingt-dix ans, au pied du Caucase, au sein de l’Empire ottoman, sur les territoires qui ont hébergé la nation arménienne pendant plus de vingt-sept siècles. Selon la légende, l’Arche de Noé s’échoua sur le Mont Ararat – qui culmine à 5165m – autour duquel s’étendait la terre d’Arménie. Cette Arménie historique était d’une superficie de 300 000 km2, soit dix fois plus que l’Arménie actuelle (ex-Arménie soviétique), qui est située entre la Turquie, l’Iran et les républiques de Géorgie et d’Azerbaïdjan. De par sa position géographique, l’Arménie constitua un pont politique et économique entre l’Est et l’Ouest. Elle représentait le carrefour des principales routes de l’Asie Mineure et fut nommée le « berceau de la civilisation ». L’histoire arménienne peut se résumer autour de quelques événements clés. En 301 apr. J.-C., l’Arménie est le premier peuple à adopter le christianisme comme religion d’État, avant Rome en 380. Et c’est avec la découverte de l’alphabet en 406 apr. J.-C. que la Bible peut être traduite en arménien et que les fondements de la culture arménienne indépendante prennent racine. En 451 apr. J.-C., même s’ils perdent la bataille d’Avaraïr contre les Perses qui voulaient leur imposer la religion mazdéenne, les Arméniens parviennent tout de même à sauvegarder leur foi. Ils ont ainsi su cultiver et conserver leur différence au sein d’un monde islamisant et ont su s’intégrer à celui-ci sans être pour autant assimilés. L’histoire de la nation arménienne croise celle des Turcs pour la première fois en 1064 avec l’invasion des Seljukides, mais ce n’est que vers les années 1512-1520 qu’arrivent les Turcs ottomans, sous le sultan Sélim I. Les XVIe et XVIIe siècles voient les Perses et les Turcs ottomans s’affronter pour conquérir l’Arménie. C’est aussi à cette époque que les Kurdes s’installent sur le territoire de l’Arménie historique et qu’une véritable diaspora arménienne commence à se constituer dans les pays étrangers. En 1746 l’Arménie historique se voit divisée en deux. Désormais le Nord et l’Est sont territoires perses, l’Ouest, territoire 7 ottoman. Suite aux guerres russo-perses l’Arménie se voit à nouveau divisée en 1829, la Russie et la Perse se partageant l’Arménie orientale. L’Arménie n’appartient pas aux Arméniens quand, en 1863, est établie une constitution arménienne dans l’Empire ottoman qui confère un statut particulier aux Arméniens, celui de « dhimmis » – c’est-à-dire de protégés – qui les obligent à verser un impôt, en l’échange duquel ils se voient libres de s’adonner à leurs pratiques culturelles et religieuses. En ceci, l’Empire ottoman avait compris qu’il était nécessaire de se poser la question du traitement des minorités. En effet, par ce statut, l’Empire ottoman pouvait bénéficier de l’impôt tout en laissant les membres des minorités chrétiennes libres dans un empire islamisant. Toutefois, en 1894-1896, sous Abdul Hamid, 300 000 Arméniens furent massacrés sans que les grandes puissances européennes n’interviennent – bien qu’elles se fussent portées garantes de leur solidarité au travers de l’article 61 du traité de Berlin du 10 juillet 1878. Or, en s’adressant aux instances européennes pour voir leur quotidien amélioré, les Arméniens se sont vu retirer par les Ottomans leur statut de « dhimmis » qui, tout discriminant qu’il fut, leur conférait des droits et libertés. Aussi, à partir de cette date, les conditions de traitement des Arméniens de l’Empire ne s’améliorèrent guère. De plus, au cours de ces massacres, la Russie assura son appui constant au gouvernement ottoman. Dans le contexte de ces massacres, la nation arménienne connut une nouvelle vague d’exil qui agrandit la diaspora arménienne, diaspora toujours très intéressée et préoccupée par le sort des autres Arméniens, restés sur les territoires de l’Arménie historique. En février 1905, les autorités russes massacrent des Arméniens à Bakou dans le cadre de leur politique de Russification. Mais la Russie reste considérée comme un État historiquement protecteur par la nation arménienne. Au cours de ces massacres, comme lors des précédents, commis, eux, dans l’Empire ottoman, le comité Union et Progrès, parti politique montant, est venu en aide aux Arméniens. Du reste, lorsque ce comité prend la tête de l’Empire ottoman lors du putsch de 1908, nombre d’Arméniens se voient confier le droit de vote et des responsabilités au sein du gouvernement si bien que, lorsque 30 000 Arméniens furent tués à Adana en avril 1909, cela ne provoqua pas de nouvel exil arménien ; les autres Arméniens ne se sont en effet pas sentis menacés, puisque leur statut s’était amélioré depuis l’arrivée au pouvoir du comité « Union et Progrès » dirigé par les Jeunes Turcs (Ittihad). 8 La guerre italo-turque de 1911, suivie en 1912-1913 par les guerres balkaniques, voit l’Empire ottoman accumuler les échecs, ce qui suscite une vive réaction nationaliste chez les Jeunes Turcs et est à l’origine du panturquismei comme du pantouranismeii, des politiques de turquisation qui viennent remplacer la volonté première d’intégration (certes inégalitaire) de toutes les minorités de l’Empire. Ainsi, la vie des Arméniens se voit tout à coup bouleversée. L’hétérogénéité des Arméniens, leur dispersion géographique, leur élitisme, entre autres, dérangeaient le gouvernement turc dans ses prétentions d’hégémonie. La nation arménienne de l’Empire, soutenue par les groupuscules politiques arméniens de la Diaspora fait à nouveau appel aux grandes puissances européennes en 1914. L’Empire ottoman, qui ne tolère pas cette ingérence étrangère dans ses affaires intérieures, est contraint d’accepter un projet de réforme concernant la question arménienne, le 8 février. Ce projet sera abandonné le 16 décembre 1914 avec l’entrée en guerre de l’Empire ottoman aux côtés des puissances centrales ; presque aussitôt un prétexte sera trouvé pour justifier la menace arménienne – prétexte corrélatif de la défaite de janvier 1915 contre l’Armée Russe à laquelle s’étaient ralliés quelques 6 000 Arméniens venus de l’Empire ottoman – et une solution plus radicale au problème arménien sera alors envisagée : leur éradication quasi-totale de l’Empire. Ainsi dès la fin du mois de janvier 1915 les soldats et gendarmes arméniens seront privés de leurs armes et regroupés pour effectuer des travaux de voirie. Ils seront exécutés petit à petit par groupe de quelques dizaines, par discrétion, profitant du contexte de la Première Guerre mondiale. Dès le mois d’avril, des ordres de déportations seront donnés, sous le prétexte de la révolte des Arméniens de la ville de Vaniii. Le 24 avril, la nation arménienne se voit amputée de son élite et devient une nation sans guide : 650 notables et intellectuels arméniens étant arrêtés puis emprisonnés, avant d’être déportés ou assassinés dans les mois qui suivent. Les hommes valides sont ensuite arrêtés et exécutés ; les enfants, femmes et vieillards, eux, seront déportés, en route pour les longues « marches de la mort », à l’exception de quelques uns, sauvés par des musulmans qui en firent, dans la majorité des cas, leurs esclaves. Les autorités ottomanes appellent même les musulmans à exécuter les Arméniens jugés menaçants, et la population prend part aux massacres car on lui promet l’impunité. i Assimilation forcée de toutes les populations non turques dans l’Empire ottoman. Réunion de tous les peuples dans une grande Turquie. iii 11 avril 1915 : Soulèvement de la ville de Van et massacre, par les Arméniens, des Turcs de la région. ii 9 Ainsi fut perpétré le génocide des Arméniens de 1915-1917 par l’Empire ottoman dont la responsabilité reste encore à reconnaître par la République de Turquie, héritière de l’Empire ottoman. Voici quelques cartes témoignant des changements géographiques de l’histoire de l’Arménie, des routes empruntées par les convois de déportés arméniens lors du génocide de 1915, et du lien entre le territoire de l’Arménie historique et celui de l’actuelle République de Turquie qui ne peut pas nier s’être implantée, en partie, sur les terres arméniennes. Carte 1 : L’Arménie historique Source : http://perso.wanadoo.fr/francois.marcopolo/voyages/Armenie/carte_armenie_historique.jpg 10 Carte 2 : La route des déportations Source : http://www.ac-nantes.fr:8080/peda/disc/histgeo/pedago/armenie.gif 11 Carte 3 : Géographies actuelles de la Turquie et de l’Arménie Source : http://turquie.cappadoce.free.fr/carte.gif Carte 4 : Changements géographiques dus à l’histoire ottomane (Fusion des données des cartes 1, 2 et 3) 12 Avec ce génocide, la nation arménienne fut une nouvelle fois dispersée, mais c’est alors qu’elle a véritablement commencé à s’exprimer et à s’affirmer comme un peuple. La diaspora arménienne, préexistante en France et ailleurs, s’activa pour préparer l’accueil des rescapés arméniens. L’immigration arménienne fut celle de la misère et de la détresse : les Arméniens étaient apatrides, sans possibilité de retour dans leur pays. France, Grèce et États-Unis furent les premiers pays à ouvrir leurs portes aux réfugiés. Les Arméniens de la diaspora sont aujourd’hui, en règle générale, très bien intégrés dans leur pays d’accueil. Le génocide de 1915 n’a toujours pas été reconnu quatre-vingt-dix ans après les faits par la Turquie – pays dont la terre a été foulée pendant vingt-sept siècles par des Arméniens et qui a également été le théâtre des massacres qui ont coûté la vie à plus d’un million d’Arméniens – pays qui continue à nier cette vérité acceptée, par ailleurs, par la communauté internationale depuis sa reconnaissance par l’ONU en 1974iv. Cela provoque le mal-être des Arméniens de la diaspora qui vivent ce négationnisme comme une nouvelle remise en cause répétée de leur histoire. Ils ont besoin qu’on le reconnaisse, qu’on ne l’occulte pas, mais qu’au contraire on s’en souvienne, pour pouvoir faire leur deuil et aller de l’avant. Il est important de se souvenir du passé, de garder en mémoire son histoire car « ceux qui ignorent leur histoire sont condamnés à en répéter les erreurs »[1]. Il semble donc qu’il soit nécessaire de se souvenir du génocide de 1915 tant du côté des victimes que du côté des bourreaux. Les points de vues des Arméniens de la diaspora, d’Arménie ex-soviétique et de Turquie divergent au sujet de l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne et au sujet de la reconnaissance du génocide de 1915 par cette même République de Turquie ; ce mémoire va tenter de les rendre le plus fidèlement possible. iv 1974 – La Sous-commission des Droits de l’Homme de l’ONU mentionne le massacre des Arméniens comme le premier génocide du XXe siècle dans un rapport préparatoire. [1] Citation de Patrick Devedjian, ancien ministre français, dans sa préface à l’ouvrage d’Alexis Govciyan, 24 AVRIL : Témoignage sur la reconnaissance par la France du génocide arménien de 1915, Le cherche midi, Paris, 2003. 13 Introduction 14 A l’heure où les institutions de l’Union Européenne ont donné leur feu vert de principe au lancement des négociations d’adhésion de la Turquie, prévu pour le 3 octobre prochain, sans exiger de la République de Turquie qu’elle reconnaisse le génocide des Arméniens – alors que cette exigence semblait être acquise depuis la décision du Parlement Européen du 18 juin 1987 (CEE) – les réactions des communautés arméniennes, d’ores et déjà européennes, se font peu à peu entendre. Pourquoi l’éventuelle entrée de la Turquie dans l’Union Européenne pose-t-elle un problème aux communautés arméniennes d’Europe ? Pourquoi ignorer cette décision de 1987 ? Celle-ci n’a-t-elle pas de poids ? Les discours européens sont-ils cohérents sur les questions de l’entrée de la Turquie et du génocide ? Dans quelle mesure peut-on oublier cette partie de l’histoire de la Turquie du point de vue de l’Union européenne ? Faut-il oui ou non que le gouvernement turc reconnaisse le génocide de 1915 pour entrer dans l’Union Européenne ? Alors que les représentants des États membres de l’Union Européenne se sont retrouvés à Auschwitz-Birkenau le 27 janvier 2005, pour la commémoration solennelle du soixantième anniversaire de la libération de ce camp de concentration et d’extermination nazi, conscients et honteux des rôles et responsabilités des différents pays dans ce crime contre l’humanité, comment ces mêmes représentants peuvent-ils tolérer les politiques négationnistes du gouvernement turc ? Ce négationnisme apparent peut-il être expliqué du fait de la discontinuité entre l’Empire ottoman et la République de Turquie ? Le représentant en Turquie de la Commission Européenne, Hansjorg Kretschmer, a formulé, le vendredi 6 mai 2005 sur la chaîne de télévision privée NTV, un appel dans lequel il invite la Turquie à lever le blocus de sa frontière avec l’Arménie dès que possible. Il a ajouté que même si la reconnaissance du génocide des Arméniens ne figurait pas parmi les critères qui décideraient de l’adhésion éventuelle de la Turquie à l’Union Européenne, le problème arménien aurait tout de même un impact indirect sur cette éventuelle adhésion. Aussi, pour lui, « la Turquie devrait instamment faire face à cette question importante puisque ceci affecterait les vues sur la Turquie des peuples des États membres de l’Union Européenne ». Lors d’un déjeuner organisé le 9 mai dernier à Ankara pour marquer le ‘jour de l’Europe’, le ministre turc des Affaires étrangères, Abdullah Gül, a confirmé la tenue d’une réunion entre le Premier ministre Turc Recep Tayyip Erdogan et le Président de la République 15 d’Arménie Robert Kotcharian, en marge du Conseil de l’Europe, à Varsovie. Il a indiqué, pour illustrer cette confirmation, que le gouvernement turc « [se] rend[ait] compte que la question arménienne empoisonn[ait] les relations UE-Turquie », que « des messages indiquant que [la Turquie] devr[ait] ouvrir [ses] frontières avec l’Arménie » lui étaient envoyés, mais que les membres du gouvernement ne comprenaient pas pourquoi ceci devrait être fait avant le lancement des négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne. Au travers de ces récentes déclarations, et puisque la question de la reconnaissance du génocide est publiquement jugée comme étant liée à la question de l’intégration de la Turquie dans l’Union Européenne, il faut s’interroger sur le lien entre l’État Turc et l’histoire de sa région et donc celle de l’Empire ottoman, dont il est souvent désigné comme l’héritier. Par là-même, la République de Turquie, qui essaye d’intégrer l’Union Européenne, se voit confronter à une histoire qu’elle partage non seulement avec l’Arménie, sa voisine, mais aussi avec toute la diaspora arménienne et plus particulièrement celle issue du génocide de 1915 qui clame aujourd’hui haut et fort son opposition à « l’entrée de cette Turquie en Europe ». Afin de déterminer comment le devoir de mémoire du génocide arménien de 1915 se rattache à la question de l’intégration potentielle de la République de Turquie à l’Union Européenne, nous allons tout d’abord essayer de voir les différents visages de ce devoir de mémoire, puis nous nous concentrerons sur le rôle que peut avoir l’adhésion de la Turquie à l’UE, du point de vue de ce devoir de mémoire, à ce jour inexistant dans cette Turquie négationniste. Enfin nous étudierons les positionnements européens quant à ces deux questions du devoir de mémoire du génocide des Arméniens et de l’entrée de la Turquie dans l’UE, afin d’isoler les stratégies qui pourraient satisfaire le plus grand nombre, en restant fidèle aux principes de l’Europe des Droits de l’Homme. 16 Chapitre premier UNE PERCEPTION IDÉALE DU DEVOIR DE MÉMOIRE ET SES FORMES INTERMÉDIAIRES 17 Une géographie particulière du devoir de mémoire Dans le cas du génocide des Arméniens, les faits ayant toujours été niés depuis la création de l’État kémaliste en 1923, le devoir de mémoire n’est pas assumé. Malgré les commémorations des massacres renouvelées chaque année au sein des communautés arméniennes et d’origine arménienne, malgré les quelques monuments érigés à la mémoire de certains martyrs arméniens, malgré les nombreuses parutions d’ouvrages retraçant les atrocités de ces massacres, le doute persiste. Des années plus tard, les médias et les dirigeants non arméniens n’osent toujours pas employer sereinement l’appellation de « génocide » pour désigner ces événements tragiques qui en revêtent pourtant presque tous les aspects et préfèrent parler de « la tragédie arménienne de 1915 », sans doute par crainte des représailles turques. Les gouvernements turcs successifs refusent en effet la qualification de génocide et les médias vont souvent dans leur sens. De plus, ce génocide fut spécifique dans sa réalisation et sa mémoire en est d’autant plus particulière. En effet, au-delà de la simple exécution d’ordres officiels de déportation et d’extermination, une part importante des massacres est l’initiative de civils, encouragés par l’État certes, mais seuls responsables du passage à l’acte. De même, ce génocide fut particulier dans les moyens utilisés pour se débarrasser des Arméniens puisque de nombreuses victimes ont péri sans même que l’on aie à utiliser d’armes contre elles, au cours des « marches de la mort ». La mémoire de ces événements, elle, est spécifique pour plusieurs raisons. D’une part, côté turc, la mémoire de ces événements est difficile puisqu’elle traite d’une période qui a vu s’effondrer l’Empire ottoman et émerger la République de Turquie, en rupture vis-à-vis de ce dernier tant d’un point de vue institutionnel que constitutionnel ; une rupture qui reste problématique puisque certaines réformes ayant été engagées sous l’Empire Ottoman furent poursuivies et mises en pratique par la République de Turquie – la réforme de l’Éducation en particulier – et problématique également parce qu’une nation turque unifiée est née des cendres d’un Empire ottoman multinational du fait des massacres à l’encontre des Arméniens d’Arménie turque. Cependant, la Turquie ayant gardé des Arméniens sur son territoire, il semble qu’il n’y aie pas continuité entre l’Empire ottoman et la République de Turquie sur la question du génocide des Arméniens ; une continuité dont les Turcs sont pourtant fiers sur la 18 question du respect de l’altérité qu’ils auraient hérité du système du milliyet – bien qu’il fut inégalitaire. D’autre part, côté arménien, la mémoire de ces événements est spécifique du fait de l’éclatement des communautés arméniennes. Les communautés arméniennes de l’Empire ottoman vivant hors du territoire turc n’ont pas de mémoire des faits puisqu’elles n’ont pas été visées par le génocide. En revanche, les Arméniens de Turquie, d’Arménie ex-soviétique et de la diaspora ont, eux, une mémoire de ces événements, bien qu’elle soit différente pour chaque communauté. Les Arméniens de Turquie, pour être libres, ont été contraints au silence et de ce fait, les jeunes générations n’ont pas ou très peu connaissance des événements de 19151917. Pour ce qui est des Arméniens d’Arménie ex-soviétique, un accord ayant été passé entre Staline et la Turquie, le génocide ne fut que très peu évoqué tant que l’Arménie était sous domination soviétique. Enfin, pour les Arméniens de la diaspora, la mémoire de ces événements était bien plus présente, même si les revendications de droit à la mémoire qui émanèrent de ceux-ci ne furent pas immédiates, ni concomitantes de la condamnation du génocide des Juifs d’Europe. Un devoir de mémoire, fonction de la géographie comme de la culture Derrière la question du devoir de mémoire du génocide arménien de 1915-1917 se trouvent les questions relatives à la dispersion des Arméniens, leur rapport affectif aux exactions de 1915, la culture du pays dans lequel ils évoluent aujourd’hui et l’importance accordée par celui-ci au devoir de mémoire et à la vérité historique. Cependant, l’affect des victimes et descendants de victimes n’est pas la seule question relative au devoir de mémoire du « premier génocide du XXe siècle », devoir de mémoire auquel peuvent être rattachés les enjeux qui se cachent derrière l’éventuelle entrée de la Turquie dans l’Union Européenne – entrée qui ne pourrait apparemment pas être effective avant une dizaine d’années, au plus tôt. D’autre part, ce devoir de mémoire, puisqu’il se réfère à un « génocide » – ce terme qui ne fut inventé qu’en 1944 par le juriste juif polonais, Raphaël Lemkin, à propos du génocide des Juifs d’Europe et utilisé pour la première fois lors du réquisitoire contre les principaux criminels de guerre nazis, à Nuremberg en 1945 – pose également la question de la comparaison des deux génocides arméniens et juifs, de leur reconnaissance comme de leur négation. Une comparaison fut établie par Joseph Kessel, de l’Académie française, au jour du soixantième anniversaire de la tragédie arménienne, le 24 avril 1975, lorsqu’il s’exclama : 19 « Je me souviens très bien que, même dans l’horreur de la Première Guerre mondiale, la tragédie arménienne a soulevé en moi une profonde émotion. Le mot « génocide » n’avait pas encore cours à cette époque, mais j’ai senti alors tout ce qu’il a signifié plus tard ».[2] A travers cette reconnaissance du droit à la mémoire des Arméniens et ce travail de commémoration, on peut constater qu’en France la situation des Arméniens de l’Empire ottoman au moment où ce génocide fut perpétré n’était pas inconnue et que certains français avaient réagi dès 1915. Mais la France ne leur vint pas en aide, si ce n’est en leur ouvrant ses portes après l’exil. Plutôt que d’étudier de façon critique la responsabilité des États autres que l’Empire ottoman dans ces massacres, nous allons étudier les différentes facettes de ce devoir de mémoire pour les populations arméniennes. UNE DISPERSION GÉOGRAPHIQUE, ÉCONOMIQUE ET CULTURELLE, QUI DIVISE LA NATION ARMÉNIENNE SUR LA QUESTION DE LA RECONNAISSANCE DU GÉNOCIDE DE 1915 Aucune barrière géographique, économique ou culturelle ne divise les Arméniens non Turcs sur la question du génocide. Même si beaucoup d’entre eux ont longtemps choisi de taire tout ce qui s’était passé en 1894-1896 puis entre 1915 et 1917 dans l’Empire ottoman, tous savent ; chacun d’entre eux a conscience des atrocités vécues par les siens à l’époque. C’est peut-être même ce génocide qui a tant réuni cette nation arménienne qui, auparavant, ne pouvait apparemment pas être qualifiée de peuple, selon les affirmations des historiens turcs ayant plaidés devant le Tribunal Permanent des Peuples en Sorbonne, en 1984. Un droit à la mémoire exigé par les Arméniens de la Diaspora Les Arméniens de la Diaspora semblent être de loin les plus sensibles à la question du devoir de mémoire associé au génocide de 1915. En 1996, plus de la moitié des six à sept millions d’Arméniens vivaient hors des frontières de la République d’Arménie, répartis entre une diaspora « intérieure » à l’ex-URSS (Caucase, Ukraine, Russie, Asie centrale) et une diaspora « extérieure », avec trois zones principales de concentration : les États-Unis qui comptaient environ 900 000 citoyens d’origine arménienne, l’Europe de l’Union Européenne avec [2] In Alexis Govciyan, 24 AVRIL : Témoignage sur la reconnaissance par la France du génocide arménien de 1915, Le cherche midi, Paris, 2003, p.14. 20 environ 550 000 Arméniens dont 450 000 en France et le Proche et le Moyen Orient qui accueillaient entre 400 000 et 500 000 Arméniens.[3] Par leur mobilisation, la prise de conscience de ce que leurs aînés avaient traversé, ils se sont rendus les avocats d’un devoir de mémoire qu’ils idéalisent. Est-il déraisonnable d’espérer qu’en Turquie aussi on comprenne que ces actions ne sont pas des démonstrations de haine anti-turque, mais tout simplement l’expression d’un besoin de reconnaissance trop longtemps refusé ? Ces Arméniens refusent clairement la discrimination passée, un refus que les Turcs partagent par rapport au cas plus récent et moins traumatique de la discrimination subie par les Turcs de Bulgarie – il y a donc un potentiel dans la société turque pour comprendre ce besoin de reconnaissance des fautes passées. Si une longue phase d’oubli a entouré le génocide, peut-être par peur de représailles ou juste pour oublier et se reconstruire ailleurs, aujourd’hui il n’y a plus de place pour l’oubli. Au contraire on exige de tout un chacun qu’il se souvienne et qu’il reconnaisse la réalité du génocide des Arméniens perpétré dans l’Empire ottoman entre 1915 et 1917. En effet, depuis la condamnation du génocide des juifs d’Europe, la plaie arménienne s’est rouverte, et les crimes de l’Empire ottoman n’ont jamais été punis. En plus d’avoir perdu les leurs, la majorité des Arméniens ont également perdu leur terre et tous leurs biens. Rares sont les Arméniens qui furent épargnés et purent rester en Turquie. Après la signature de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de l’Organisation des Nations Unies du 9 décembre 1948 (cf. texte en annexe 1), par la Turquie et son entrée en vigueur le 12 janvier 1951, le sentiment des Arméniens de la diaspora de devoir et de pouvoir réclamer la vérité sur leur histoire progresse. C’est avec la création en France, en 1965, du premier Comité de Défense de la Cause Arménienne(CDCA), que le mouvement pour une reconnaissance du génocide de 1915 prend forme. Il semble en effet, et sur ce point je rejoins l’historien Yves Ternon[4], que la diaspora arménienne, « plus lourde de son deuil à chaque génération [ait été] contrainte à un examen de sa propre mémoire après le génocide des Juifs ». Ainsi, si la première génération de rescapés arméniens a préféré l’oubli, les deuxième et troisième générations d’Arméniens exilés se sont, en revanche, mobilisés pour que leur histoire soit reconnue et pour que leurs ancêtres défunts puissent être honorés par la conscience et la proclamation de cette vérité historique, si horrible soit-elle. [3] [4] In Claire Mouradian, L’Arménie, collection Que sais-je ?, Paris, 1996. In Yves Ternon, « Le droit à la mémoire(1975-1990) », Paris, 1990. 21 Si la France a un rôle central dans cette recherche de reconnaissance, surtout depuis la candidature d’Ankara à l’entrée dans l’Union Européenne, c’est parce qu’elle héberge la plus grande communauté arménienne d’Europe, communauté qui a su se mobiliser et sensibiliser les grandes puissances européennes, en 1988, quand l’Arménie fut secouée par un terrible séisme. Ainsi, le combat des associations de Français d’origine arménienne pour la reconnaissance du génocide des Arméniens est très représentatif de l’attente et des espérances des Arméniens de la diaspora qui réclament, avant tout, la reconnaissance par la Turquie du génocide arménien de 1915. Lorsque le 8 novembre 2000 à 5h25 du matin, le Sénat de la République Française – près de trois ans après le vote unanime de l’Assemblée Nationale et après maints reports ayant pour motif que « cela pouvait gêner les relations entre la France et la Turquie, comme les relations futures entre la Turquie et l’Arménie » – adopte la proposition de loi « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 » à 164 voix contre 40 et 4 abstentions, « les sénateurs[…] ont apparemment le sentiment du devoir accompli ».[5] C’est un véritable combat pour cette reconnaissance qu’ont mené les associations arméniennes de France, réunies, depuis 1994, au sein du Comité du 24 avrilv, comité qui a beaucoup « contribu[é] par ses actions à cette reconnaissance » [6], son premier objectif ayant été l’organisation des cérémonies commémoratives du quatre-vingtième anniversaire du génocide le 24 avril 1995. Cependant, cette reconnaissance, qui ne sera effective que le 18 janvier 2001, ne ravit pas totalement les Arméniens – une fois de plus elle n’est une reconnaissance qu’à demi, ne désignant pas les auteurs de ce génocide. A la veille du référendum sur le projet de traité de constitution pour l’Europe, ces mêmes organisations arméniennes de France, le CDCA en tête, ont appelé tous les Arméniens de France à voter « non » dimanche 29 mai 2005 car le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, a apposé sa signature à l’acte final de ce traité de constitution. Les militants français d’origine arménienne se montrent radicalement en opposition avec cette Turquie et cette Union Européenne qui semble aller vers une intégration de la Turquie en son sein sans lui imposer la reconnaissance du génocide des Arméniens de 1915. v Le 24 avril 1915 est la date symbole du début du génocide des Arméniens puisqu’elle correspond à l’arrestation et la mise hors d’état de nuire de 650 membres de l’élite arménienne. [5] In Alexis Govciyan, 24 AVRIL : Témoignage sur la reconnaissance par la France du génocide arménien de 1915, Le cherche midi, Paris, 2003, p.15. [6] Idem, p.35. 22 Ces nombreuses demandes de reconnaissance émanant de la Diaspora arménienne – car la France, même si elle reste le seul pays européen à avoir légiféré dans ce sens, n’est pas la seule à avoir connu ce processus et reconnu le génocide, les derniers en date étant les parlements néerlandais (21 décembre 2004) et polonais (21 avril 2005) – ont pour véritable but la « lutte contre la négation du génocide arménien et [pour] sa nécessaire reconnaissance [par le plus grand nombre] afin d’inciter la Turquie à ne plus travestir la vérité »[7]. Le principal but de la diaspora est la fin des politiques négationnistes qui se sont succédées depuis la promulgation de la République de Turquie par Mustafa Kémal en 1923. C’est ainsi qu’ils étaient plus de 10 000 Arméniens d’Europe réunis à Bruxelles, le 17 décembre 2004, pour dire « non » à cette Turquie et pour rappeler à l’UE des 25 que l’adhésion de la Turquie sans la reconnaissance du génocide des Arméniens ne devait pas être envisagée. Dans une interview de janvier 2005 au mensuel France-Arménie, Mourad Papazian, Président de la FRA Dachnahtsoutioun (Parti socialiste arménien) pour l’Europe occidentale a affirmé : « Nous aurions préféré un report des négociations, mais ce n’est pas une défaite.[…] La Turquie reconnaîtra le génocide arménien ou restera en dehors de l’Union Européenne. C’est notre engagement ». Il apparaît, dans cette déclaration, que le nouveau combat de la Diaspora est un combat pour la cause arménienne contre l’État turc. On voit s’élever les voix des Arméniens d’Europe contre les récentes propositions d’Erdogan à Kotcharian au sujet de la création d’une commission d’historiens chargés d’enquêter sur le massacre, 90 ans après qu’il ait été perpétré. Pourtant, comme l’affirme Mourad Papazian, « la réalité du génocide arménien est prouvée », « la vérité a déjà été établie » au travers de travaux d’historiens, mais aussi grâce à des télégrammes (cf. annexe 2) retrouvés dans les archives et grâce au procès des Unionistes qui a eu lieu, sous contrôle britannique, en 1919 quand le sort de l’Empire ottoman agonisant s’est retrouvé entre les mains des Alliés vainqueurs de la Première Guerre mondiale. Le combat mené par les associations arméniennes de la Diaspora n’est autre qu’une revendication d’un droit à la mémoire bafoué par des politiques négationnistes. Aucune menace effective ne pèse sur la Turquie car les Arméniens de la diaspora espèrent juste pouvoir un jour être les témoins d’une réhabilitation de leur histoire, d’une reconnaissance des faits, sans demander de compensation matérielle. La réparation qu’ils souhaitent voir payer [7] In Alexis Govciyan, 24 AVRIL : Témoignage sur la reconnaissance par la France du génocide arménien de 1915, Le cherche midi, Paris, 2003, p.51. 23 par l’État turc est une réparation purement morale qui permettrait aux Arméniens de faire leur deuil et aux Turcs de mieux respecter les principes d’égalité et de liberté. Ce devoir de mémoire idéalisé par les Arméniens de la diaspora consisterait donc juste en une reconnaissance par la Turquie des exactions envers les Arméniens commises au sein de l’Empire ottoman au début du XXe siècle. Toutefois on peut se demander si ce type de reconnaissance qui relève de la tradition européenne de protection des Droits de l’Homme, obtenue d’un gouvernement non démocratique, n’aurait pas la valeur d’un flatus voci, c’est-àdire d’une parole en l’air ! Un devoir de mémoire secondaire aux yeux des Arméniens d’Erevan Si l’obsession du devoir de mémoire conditionne l’opposition de la majorité des Arméniens de la diaspora à l’entrée de la Turquie, les citoyens de la République d’Arménie n’affichent ni le même discours, ni les mêmes inquiétudes. Le journal Agos du 17 janvier 2005, hebdomadaire arménien publié à Istanbul, met en évidence l’opposition flagrante des Arméniens d’Arménie aux ressortissants arméniens de la diaspora. En effet, la Diaspora mène une campagne d’opposition farouche à l’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne que l’État arménien voit plutôt de bon augure, quand bien même Vardan Oskanian, le ministre Arménien des Affaires Etrangères, a déclaré, lundi 11 octobre 2004, « La Turquie n’est pas digne de prétendre intégrer l’Union Européenne ». Selon le professeur turc Nilgun Gulcan, expert en géopolitique du Caucase, « la reconnaissance possible par la Turquie des allégations arméniennes n’aidera en aucune façon la réconciliation et encore moins les Arméniens d’Arménie ». Pourtant, à la veille du sommet d’investissement économique en Arménie d’avril 2001, le Président arménien, Robert Kotcharian déclarait : « La Géorgie et l’Azerbaïdjan n’ont pas la chance de l’Arménie d’avoir une diaspora forte et organisée comme la diaspora arménienne », démontrant ainsi que le rôle politique, économique et culturel de la Diaspora arménienne était perçu par la République d’Arménie comme un véritable atout pour lui permettre de se relever. L’objectif de l’Arménie était alors et reste toujours aujourd’hui de « sortir de l’enclavement et de la pauvreté »[8]. [8] Article « Le ‘non, mais’ des Arméniens », Courrier International n° 737, du 16 au 22 décembre 2004. 24 Même si un sondage réalisé par le Centre Arménien d’Études Nationales et Internationales (CAENI), dont les résultats ont été communiqués mardi 26 avril 2005, montre que 8 Arméniens sur 10 souhaitent que leur gouvernement continue d’exiger la reconnaissance internationale et par la Turquie du génocide de 1915, une majorité des citoyens soutiennent la politique d’Erevan de ne pas faire de cette reconnaissance une condition préalable à l’établissement de relations avec la Turquie. Près de 40% des personnes interrogées souhaitent même la normalisation sans condition des relations arméno-turques. Il semblerait effectivement que les priorités des Arméniens d’Arménie soient ailleurs, du côté de « l’ouverture des postes frontières entre les deux pays [Arménie et Turquie] »[9] ce qui permettrait « d’accroître le commerce et les allées et venues » selon Aram Simonyan, vicerecteur de l’Université d’Erevan. Les universitaires arméniens ont la même logique que le peuple, logique qui veut que des relations s’amorcent entre la Turquie et l’Arménie plutôt que des pressions soient exercées sur le gouvernement turc, ces pressions ne pouvant pas aller en faveur de la République d’Arménie. Ainsi, pour Aram Simonyan et ses collègues, « si on met comme condition préalable la résolution des questions complexes, on ne s’en sortira jamais ». L’Arménie veut donc aller de l’avant, en laissant plus ou moins de côté la question de la mémoire du génocide de 1915. Mais les Arméniens ne peuvent toutefois pas oublier ce génocide ; ainsi Arsinée Khanjian, étudiante, déclarait aux journalistes de France 5, pour leur reportage intervenant dans le cadre de l’émission C dans l’air : Arménie le génocide inavoué [10], « si l’on oubliait, je crois que l’on oublierait aussi une grande partie de nousmême ». Un génocide qui, pour 90,1% des personnes sondées par le CAENI, lors de l’étude à laquelle il a déjà été fait référence, fait partie intégrante de l’identité arménienne au même titre que la langue, la culture et l’histoire. Erevan abrite d’ailleurs un mémorial du génocide et le musée Sergueï Paradjanov expose fréquemment sur le thème du génocide ou de la vie en Turquie ; la dernière exposition en date, inaugurée le 13 mai dernier, mettait en évidence, au travers de photographies, que des Arméniens vivaient en Arménie occidentale, aujourd’hui une province de Turquie, et y avaient prospéré. [9] Extrait de l’article de Mete Cubuku, paru dans le quotidien turc Birgun quotidien lancé en 2004 par un groupe d’intellectuels turcs et traduit dans le n°737 de Courrier International, p.22. [10] Émission diffusée sur France 5 mercredi 22 avril 2005 à 17h50. 25 L’étude réalisée par le CAENI a également révélé que 40% des Arméniens interrogés ressentent toujours de la douleur lorsqu’ils pensent aux massacres de leurs ancêtres et évoquent un désir de revanche ou une haine envers les Turcs. Dans la diaspora, l’impossibilité de pardonner et le désir de revanche étaient valables pour les Arméniens de première, voire de deuxième génération ; mais pour la troisième génération les Turcs ont évolué et il n’est pas possible d’haïr les Turcs d’aujourd’hui, même si l’on attend d’eux d’aller vers une reconnaissance du génocide. Une majorité des Arméniens de la République d’Arménie – nostalgiques de leur passé en Arménie turque, parmi lesquels presque tous les Arméniens exilés qui avaient répondu à l’appel de Staline en 1947 – estiment que la reconnaissance du génocide de 1915 par la Turquie doit entraîner des compensations financières et territoriales pour l’Arménie et les descendants des victimes du génocide. Cependant leur président, Robert Kotcharian a rejoint le point de vue de la diaspora en affirmant, à la télévision russe, samedi 23 avril 2005 : « Nous ne parlons pas de compensations, il s’agit juste d’une question morale ». Si les avis ne concordent pas en tous points, en revanche tous les Arméniens de la République d’Arménie désirent avant tout la levée du blocus sur la frontière arméno-turque instauré depuis 1993 et le conflit du Haut-Karabakh. La réponse négative du président Kotcharian à la récente proposition de Recep Tayyip Erdogan de créer une commission d’historiens pour étudier les événements de 1915 a été applaudie par les Arméniens d’Arménie comme de la diaspora pour qui la vérité a déjà été établie. A cette occasion, Robert Kotcharian a écrit, dans sa réponse à Erdogan du mardi 26 avril : « votre proposition de remettre en question le passé ne peut pas être productive si on ne remet pas en question le présent et le futur ». La question du devoir de mémoire est donc secondaire pour ces Arméniens qui vivent dans un pays sans ressources et enclavé entre la Turquie et l’Azerbaïdjan, qui opèrent un véritable blocus économique, en n’ouvrant pas leurs frontières à l’Arménie. A l’heure actuelle, l’enjeu pour la République d’Arménie n’est pas la reconnaissance du génocide de 1915 par la Turquie, mais un autre geste de celle-ci : la levée du blocus économique et la mise en place de relations diplomatiques. Aussi, à l’intérieur même de la nation arménienne, le devoir de mémoire, associé au génocide de 1915, varie en fonction de l’histoire, du vécu de la communauté arménienne ou d’origine arménienne. 26 Un devoir de mémoire presque impossible pour les Arméniens de Turquie : une utopie rêvée ou une ignorance de l’histoire En 1926-1927, en Turquie, il ne reste que 70 000 Arméniens qui, pour la plupart, ont été achetés comme esclaves par les Turcs ou qui ont été enlevés, pour les plus jeunes. Rares sont ceux qui n’ont été inquiétés d’aucune manière par le génocide. Pour la plupart de ces rescapés, une fois leur liberté retrouvée, leur principal souci était de s’intégrer dans la société turque. De plus, le génocide étant proscrit de l’histoire officielle turque, rares sont ceux qui ont su dans les détails l’horreur de cette tragédie. C’est sûrement par souci d’intégration dans la société et pour tenter d’oublier, de vivre dans cette société qui n’était que l’héritière de l’Empire ottoman, que ces Arméniens n’ont rien dit à leurs descendants. Le cas d’Alexis Govciyan est criant à cet égard. Arménien de Turquie, c’est à l’âge de 15 ans, en 1971, en cours de littérature arménienne à l’école des pères Mekhitaristesvi d’Istanbul, qu’il réalise que de nombreux auteurs sont morts en 1915. Il pose alors la question : « Pourquoi sont-ils morts en 1915 ? », à quoi il se voit répondre que « ce genre de question est sans intérêt »[11]. Il est alors convoqué par le père Gabriel Ayanian, son professeur, lui-même arménien, à la suite de ce cours, qui le met dans le secret des horreurs vécues par le peuple arménien en 1915. Il s’aperçoit ainsi que ses parents, conscients de cela, avaient choisi de ne pas lui en parler pour le protéger, lui épargner la douleur de savoir sans rien pouvoir faire. C’est justement cette douleur de savoir qui lui inspire l’« envie de quitter, dès que possible, ce pays qui, non seulement, est le lieu du crime et qui abrite les descendants de ceux qui l’ont commis, mais qui est également le pays de ceux qui nient encore cette réalité ». C’est précisément cet Alexis Govciyan qui a longuement milité et obtenu la reconnaissance par la France du génocide de 1915 et qui est, depuis 2001, le président de l’Europe de la Mémoire, une association qui étudie la période 1915-1945, du génocide des Arméniens au génocide des Juifs d’Europe. Par cet exemple, on peut voir que certains Arméniens de Turquie ignorent tout de ce génocide car la politique officielle turque est celle du déni ; que d’autres Arméniens avisés ont fait le choix de se taire et de s’intégrer tant bien que mal dans la société turque mais espèrent vi La congrégation Mekhitariste est une branche de l’Église apostolique arménienne, crée en 1700 par l’abbé Mekhitar de Sébaste et qui a beaucoup apporté à la culture arménienne, notamment par l’enseignement. [11] in Alexis Govciyan, 24 AVRIL : Témoignage sur la reconnaissance par la France du génocide arménien de 1915, Le cherche midi, Paris, 2003, p.17-21. 27 qu’un jour le voile sera levé et que l’on pourra enfin en parler librement, à l’instar du père Gabriel Ayanian ; et enfin, que l’exil reste une solution pour les Arméniens de Turquie qui savent et veulent s’exprimer, ce qui leur est interdit sur le sol turc. Le devoir de mémoire assumé par les Turcs reste donc une utopie pour les Arméniens de Turquie qui ont eu l’occasion de prendre connaissance de la vérité sur les événements de 1915, vérité qui reste ignorée de ceux qui sont bercés par l’histoire officielle turque et qui ne partagent donc pas cet engouement pour voir respecter leur droit à la mémoire. UN DROIT À LA MÉMOIRE DIFFICILEMENT OBTENU Une controverse sur la définition de ces massacres comme génocide et la revendication d’unicité de la Shoah Juifs et Arméniens sont liés par la question du génocide, par leur division entre un pays et une diaspora et parce que la mémoire des événements traumatisants constitutifs de leur identité est en prise à la dénégation. Comme Israël est la terre sainte pour les Juifs, « dans la conscience arménienne d’aujourd’hui, la République Arménienne d’ex-URSS, est en quelque sorte, un lieu d’incarnation nationale »[12]. En revanche, pour les Arméniens de la diaspora, l’Arménie n’est leur « Mère-Patrie » que « le temps d’un voyage touristique »[13], la plupart d’entre eux retrouvant davantage leurs racines dans le territoire turc. C’est le meurtre intentionnel des Juifs qui a, a posteriori, défini le massacre des Arméniens – jusqu’à lors appelé la « grande catastrophe » – comme un massacre d’État. Mais la qualification de génocide pour le massacre des Arméniens semble déranger certains Juifs. Ainsi naissent des «conflits sur la comparabilité des phénomènes» qui laissent émerger des « discours concurrentiels sur la déportation, l’extermination et les génocides ».[14] L’État d’Israël, état né du génocide des Juifs d’Europe, qui porte le deuil de millions de victimes a toujours refusé de reconnaître le génocide des Arméniens. Yossi Sarid, député israélien avoue regretter que les gouvernements israéliens aient toujours refusé de reconnaître le génocide des Arméniens, dans leur souci de plaire à la Turquie. [12] In Tribunal Permanent des Peuples, Le crime de silence : le génocide des arméniens, Champs Flammarion, 1984, p.8. [13] In Anhaide Ter Minassian, La question arménienne, Parenthèses, Roquevaires, 1983, p.21. [14] In Jean-Michel Chaumont, La concurrence des victimes : génocide, identité, reconnaissance, La découverte, Paris, 2002, p.6. 28 Selon cet ancien ministre israélien de l’éducation, qui avait, lors du 85e anniversaire du génocide de 1915, appelé à ce que le génocide fasse partie des programmes scolaires – décision rejetée par le gouvernement d’Ehoud Barak sous pression turque – l’attitude d’Israël répond à deux enjeux. Pour des raisons géopolitiques, le premier enjeu est de conserver de bonnes relations avec la Turquie qui ne reconnaît pas ce génocide. « Le second enjeu, c’est que la reconnaissance du génocide subi par un autre peuple risquerait d’entamer l’unicité de la Shoah »[15]. Pourtant, les Arméniens ne contestent pas l’unicité de la Shoah, et pensent, à l’image de Pierre Papazian, que « l’holocauste juif ne fut pas une répétition du Grand Massacre arménien ; tous deux sont des événements uniques mais avec une similitude de base : dans chaque cas, un gouvernement tenta la destruction systématique d’un peuple assujetti »[16]. Même l’historien israélien Yehuda Bauer, qui a suggéré une distinction entre les massacres de masse, les génocides et les ‘holocaustes’ – les holocaustes seuls revêtant l’intention primaire de détruire totalement le groupe visé – « ne reconnaît que deux holocaustes dans l’histoire : le judéocide et le génocide des Arméniens »[17]. Le lien qui unit les deux génocides est d’autant plus fort que dans son discours du 22 août 1939, Adolphe Hitler avait fait référence au génocide de 1915, en s’exclamant : « Qui parle encore aujourd’hui de l’extermination des Arméniens ? »[18] afin de convaincre ses détracteurs. L’exécution des deux génocides en question étant très différente, on ne peut toutefois pas réellement parler d’une reproduction par Hitler du génocide de 1915. En revanche, Arméniens comme Juifs ont été victimes d’inhumanité, puis de dénégation ; et si, aujourd’hui, l’Allemagne et la France ont reconnu leur responsabilités respectives dans le génocide des Juifs d’Europe, en revanche, pour le génocide des Arméniens, seule l’Allemagne a reconnu sa responsabilité de n’avoir pas réagi alors que les faits étaient connus de tous. Pour la dignité de l’homme, dissocier les différentes victimes de génocide peut être nuisible ; il s’agit d’un combat pour la reconnaissance de crimes contre l’humanité qui devrait réunir plutôt que diviser. Aussi, il serait bon que ce devoir de mémoire soit partagé et que les juifs se mobilisent pour la reconnaissance, par la Turquie, du génocide des Arméniens, [15] In Yossi Sarid, Ha’Aretz, Tel-Aviv, traduit dans « Jérusalem ne reconnaît pas le génocide », Courrier International n° 755, du 21 au 27 avril 2005. [16] In P. Papazian, A ‘Unique Uniqueness’?, p.18. [17] In Jean-Michel Chaumont, La concurrence des victimes : génocide, identité, reconnaissance, La découverte, Paris, 2002, p.218. [18] In Revue d’histoire de la Shoah, « comparer les génocides », Yves Ternon, 2003. 29 d’autant plus que des Juifs ont aussi été persécutés en Turquie. En effet, en 1934, la quasitotalité des juifs d’Istanbul fuient la Turquie après les « événements de Thrace »[19], un pogrom contre la communauté juive ; des actes antisémites qui se reproduirent en 1942 avec la tragédie de Struma et en 1955 à Istanbul. La voie ouverte par l’association des amis de l’Arche, qui a organisé en mars 1999 une table ronde intitulée « Juifs et Arméniens », laisse place au débat pour reconnaître une communauté de destin et un combat commun pour punir tous les crimes contre l’humanité. Un oubli si pesant qu’il conduisit des groupes arméniens à commettre des attentats pour affirmer leurs positions Peu après le rapprochement entre la Turquie et l’Europe de 1963 et le procès Eichmann de 1961, les Arméniens ont commencé à se mobiliser pour la reconnaissance du génocide en 1965, lors du cinquantenaire du génocide. La mobilisation n’était pas de grande envergure et les exactions de 1915 demeuraient ignorées. C’est le terrorisme qui a fait sortir de l’oubli la question arménienne. Entre 1975 et 1985, près de 160 attentats ont été commis par des organisations arméniennes. La grande majorité de ces attentats visaient des intérêts turcs, mais seulement 7% de ceux-ci furent commis sur le sol turc. Trois organisations de la lutte armée arménienne organisèrent la majorité de ces attentats : la Nouvelle Résistance Arménienne, les Commandos des Justiciers du Génocide Arménien et l’Armée Secrète Arménienne pour la libération de l’Arménie. Au début, le terrorisme arménien était plutôt populaire dans la diaspora, mais les dérapages d’après 1980, et en particulier l’attentat de l’aéroport d’Orly en juillet 1983, le discréditèrent aux yeux des communautés arméniennes et d’origine arménienne. Même si les actions de la lutte armée étaient « nourries par un profond sentiment d’injustice »[20], leurs excès n’ont pas manqué d’être condamnés. Toutefois, le terrorisme arménien a joué un rôle fondamental à l’égard du devoir de mémoire puisque, tout d’abord, il informa l’opinion publique occidentale sur les exactions de 1915 dans l’Empire ottoman, puis il fortifia le sentiment national arménien, ce qui conduisit à une nouvelle forme de mobilisation, plus pacifiste, mais tout aussi active. [19] In « La persécution des Juifs en Turquie kémaliste », Livre blanc Europe-Tuquie : un enjeu décisif, Regard sur l’Europe, Institut Tchobanian, octobre 2004. [20] Propos d’Anhaide Ter Minassian, historienne, à l’émission « C dans l’air : Arménie : le génocide inavoué » diffusée sur France 5 mercredi 22 avril 2005 à 17h50. 30 Une reconnaissance peu à peu acquise des instances internationales Grâce aux actions chocs de la lutte armée arménienne, le voile fut peu à peu levé sur le génocide qui commença, peu à peu, à être reconnu officiellement. Si, dès 1974, la souscommission de l’Organisation des Nations Unies (ONU) mentionne les massacres des Arméniens comme le premier génocide du XXe siècle, face aux protestations du gouvernement turc, – le paragraphe 30 du rapport sur la question de la prévention et de la répression du génocide – se voit supprimé en 1979, et ce n’est qu’en 1983, après l’attentat meurtrier d’Orly que le débat politique fut réouvert. En Août 1983, à Vancouver, le Conseil mondial des Églisesvii adopta une résolution demandant la reconnaissance du génocide des Arméniens. Le 7 janvier 1984, lors de son allocution à Vienne, le Président de la République française, François Mitterrand, reconnut le génocide des Arméniens. Dès avril, en Sorbonne, le Tribunal permanent des peuples reconnut à son tour la réalité du génocide et désigna l’État turc comme coupable. Le rapport Whitaker de 1986, approuvé par la Sous-commission des Droits de l’Homme de l’ONU, mentionna le génocide des Arméniens et le Parlement européen (CEE) adopta, le 18 juin 1987, une résolution qui établissait la reconnaissance du génocide de 1915 comme une condition préalable à l’ouverture de négociations d’adhésion avec la Turquie. Ainsi, de 1985 à 2004, le génocide des Arméniens a été reconnu à l’ONU, par le Parlement européen, la Suisse, la Belgique, l’Italie, la Russie, la Grèce, Chypre, le Liban, la France, l’Argentine, l’Uruguay, le Pays de Galles, la Bulgarie, le Canada, par l’Assemblée interparlementaire de la CEI, par le Parlement en exil du Kurdistan, par 39 États américains, par la Slovaquie, et tout récemment, par les Parlements néerlandais et polonais. Peu à peu, les opinions publiques et les gouvernements se mobilisent sur la question du génocide de 1915 et opèrent un véritable travail de mémoire en signe de soutien aux victimes et à leurs descendants qui ne pourront faire leur deuil que quand les faits auront été reconnus par la Turquie, héritière de l’Empire ottoman, qui perpétra ce génocide. vii Le Conseil mondial des Églises est une communauté d’Églises chrétiennes fondée en 1947. En 2005, il compte 342 membres de presque toutes les confessions chrétiennes. L’Église catholique romaine n’en est pas membre. 31 LA TURQUIE, OU LE TERRAIN DES OBSTACLES POLITIQUES LES PLUS RÉFRACTAIRES À CE DEVOIR DE MÉMOIRE « Il n’y a pas eu de génocide, clament les Turcs. Ah, si cela pouvait être vrai.» Jean-Jacques Varoujean (1927-2005), auteur dramaturge français. Un devoir de mémoire impensable pour les autorités turques « C’est le premier génocide du XXe siècle, mais les Turcs le considèrent comme un tabou, le nient et même punissent tous ceux qui seraient tentés d’en parler »[21]. En effet, le génocide de 1915 reste au jour d’aujourd’hui proscrit de l’histoire officielle turque. Il semblerait que la République de Turquie ait honte et peur de reconnaître les erreurs de l’Empire ottoman des dernières heures, cet ‘homme malade de l’Europe’ auquel elle a succédé. Mustafa Kemal, le « chef éternel »[22] de la République de Turquie, après avoir fait rejeter le traité de Sèvres qui prévoyait l’indépendance de l’Arménie, s’est assuré que le Traité de Lausanne, qui marquait la création de la Turquie nouvelle ne mentionna pas la question d’Arménie. Pour Mustafa Kemal, « il faut rompre avec le passé, heurter les traditions, choquer même les esprits, bouleverser les conceptions »[23]. Les instituteurs deviennent alors les propagandistes de la nouvelle Turquie qui réécrit son histoire. En effet, « après l’effondrement de l’Empire ottoman, la nouvelle République turque s’est confrontée à la tâche de s’inventer une nouvelle interprétation de l’Histoire »[24], selon l’historien turc Taner Akcam. Les Turcs s’accordent à reconnaître un maximum de 300 000 victimes mais refusent d’y voir une extermination planifiée. Ils privilégient les thèses selon lesquelles la famine, les épidémies, les malheurs de la guerre ou une guerre civile, auraient emporté ces vies arméniennes. Même si la vérité sur les événements de 1915 a été établie grâce au concours d’historiens non-partisans et grâce à l’étude des télégrammes allemands, autrichiens et turcs, seuls documents ne pouvant pas être suspectés de vouloir nuire à l’Empire ottoman puisqu’ils émanent de ses alliés dans le premier conflit mondial concomitant du génocide des Arméniens ; jusqu’à aujourd’hui aucun gouvernement turc n’a rompu d’avec cette politique négationniste. [21] Déclaration de Jean-Claude Kebabdjian, président du centre de recherche sur la diaspora arménienne (CRDA) lors de la conférence sur le thème Arménie 1915-1916 : les dernières traces qui s’est déroulée le 21 février 2005, au centre Michelet, en Sorbonne. [22] In Olivier Roy, La Turquie aujourd’hui, un pays européen ? , Universalis, France, 2004, p.119. [23] Idem, p.125. 32 La grande majorité de la société turque reste aveuglée par le discours officiel Les fondateurs de la République turque, dans leur volonté d’effacer l’histoire ottomane, ont opéré des changements importants dans la société et ont notamment remplacé « l’alphabet arabe, en 1928, par l’alphabet latin », transformant également la langue turque radicalement, de sorte que « l’ottoman est presque devenu pour les générations de l’époque républicaine une langue étrangère »[25]. Ainsi, la vérité historique a été dissimulée aux Turcs d’aujourd’hui du fait d’une rupture opérée sciemment par le gouvernement de la toute jeune République de Turquie. De plus, une histoire qui élude cette question a été et est toujours enseignée dans les écoles, ce qui rend les Turcs étrangers à la question arménienne. C’est le sens des propos de M. Ahmet Huyas, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Galatasaray : « ce qui s’est passé dans l’Empire ottoman en 1915 ne correspond pas du tout à ce qui s’est passé en 1939-1945 en Europe »[26]. Comment les citoyens turcs pourraient-ils connaître la vérité quand le gouvernement persiste à nier, à l’image de la déclaration du ministre des Affaires étrangères, Abdullah Gül, du vendredi 6 mai 2005 qui « [dénonce et rejette] l’accusation de génocide formulée le 20 avril par le Sénat argentin » ? Pour le sociologue turc Taner Ackam, « l’amnésie collective dont souffre le pays est un des principaux obstacles à un débat public ». Une élite intellectuelle turque en marche vers la reconnaissance du génocide Parmi l’élite intellectuelle, le génocide n’est plus un tabou. Ali Kazangicil, politologue turc exilé en France, est d’avis que « la Turquie doit rendre justice aux Arméniens en reconnaissant le génocide pour des questions d’Éthique. Selon lui, « c’est un devoir moral pour la Turquie de reconnaître le génocide »[27]. Ce politologue est loin d’être le seul turc à s’exprimer en rejoignant les Arméniens et une grande partie de l’opinion publique internationale sur la question. [24] In « Notre terrible secret collectif », Courrier International n° 755 du 21 au 27 avril 2005, p.30, d’après l’article de Taner Ackam paru dans le quotidien Birgun. [25] In « Notre terrible secret collectif », Courrier International n° 755 du 21 au 27 avril 2005, p.30, d’après l’article de Taner Ackam paru dans le quotidien Birgun. [26] Propos diffusés dans un reportage au cours de l’émission « C dans l’air : Arménie : le génocide inavoué » diffusée sur France 5 mercredi 22 avril 2005 à 17h50. [27] Propos tenus au cours de l’émission « C dans l’air : Arménie : le génocide inavoué » diffusée sur France 5 mercredi 22 avril 2005 à 17h50. 33 Déjà en avril 1989, l’intellectuel turc Tahsin Celal publiait son « Itham Ediyorum » (« J’accuse » en turc) dans la revue Spécial Arménie à laquelle avaient collaborés le Nouvel Observateur et La vie. Taner Ackam, aujourd’hui en exil, a, lui aussi, effectué la même démarche en déclarant que « si l’extermination des Arméniens rest[ait] un tabou pour la société turque, c’[était] qu’elle appart[tenait] aux événements fondateurs de la jeune République »[28]. De même que les époux Zarkolu, éditeurs aux éditions Belge qui, en 1994, avaient pris l’initiative de publier une traduction en turc de l’ouvrage d’Yves Ternon sous le tittre « Ermeni Tabusu » (« Le Tabou Arménien » en turc), ce qui avait valu à Ayché Zarkolu, directrice de la maison d’édition, une accusation de haute trahison et une condamnation à deux ans de prison. Onze ans après, la situation n’a pas évolué et est peut-être même en recul. Dans l’article 305 du Code pénal voté par le Parlement turc le 26 septembre 2004, il est stipulé que « tout citoyen qui, pour des motifs matériels, directement ou indirectement, agit contre les intérêts supérieurs de la nation est passible d’une peine d’emprisonnement allant de 3 à 10 ans ». Sachant que les intérêts supérieurs de la nation regroupent les questions de l’indépendance, de l’indivisibilité territoriale, de la sécurité nationale et des fondements de la République ; aujourd’hui, parler du génocide de 1915 ou demander l’autonomie du peuple kurde et d’un Kurdistan est interdit. C’est ainsi qu’un professeur de biologie d’un lycée autrichien de Turquie, après avoir évoqué un voyage familial au Kurdistan, s’est vu répondre par les élèves, « Nous tuons tous ceux qui veulent un Kurdistan », suite à quoi il fut suspendu par la direction de son établissement le 14 avril dernier. Le non-respect de la liberté d’expression reste une réalité qui a déjà conduit à des dizaines d’emprisonnements du côté des journalistes. Du fait que de nombreuses réactions d’indignation se soient faites entendre du côté d’organismes tels Reporters Sans Frontières, l’entrée en vigueur de ce texte, initialement prévue pour le 1er avril 2005, a été reportée et le nouveau Code pénal n’est effectif que depuis le 1er juin. Un report auquel s’ajoutent quelques amendements dont la suppression de l’alinéa 2 de l’article 305 qui prévoyait une augmentation de 50% des peines si l’infraction était commise par voie de presse. [28] In « La Turquie hantée par le génocide arménien », article de Taner Ackam, publié dans la revue Manière de voir 76, Le Monde diplomatique, août-septembre 2004, p.67. 34 Un bon nombre d’intellectuels turcs, aussi appelés des « Justes » pour la cause qu’ils défendent soutiennent les thèses arméniennes et souhaitent faire avancer leur pays vers la reconnaissance du génocide de 1915, mais leur chemin reste parsemé d’embûches. Ces intellectuels partagent les visions de la plupart des historiens et politologues impartiaux dans le monde, visions communes aux démocrates de Turquie, désireux de voir les Droits de l’Homme appliqués dans leur pays. La mouvance générale des intellectuels turcs serait à présent tournée vers la critique du contrôle gouvernemental sur la connaissance, sur l’histoire. Si, il y a 15 ans, ces intellectuels de Turquie ne montraient que timidement leur soutien aux Arméniens qui luttaient pour que leur vérité soit reconnue et partagée dans le monde, par peur des représailles sans doute ; aujourd’hui ils sont plus nombreux à s’exprimer sur la question, même sur le sol turc, malgré le danger encouru. Le Conseil de Coordination des Organisations Arméniennes de France vient d’ailleurs de remettre, à la mairie de Paris, une médaille du courage à deux militants turcs qui se sont illustrés, au péril de leur vie et de leur liberté, pour la reconnaissance du génocide par leur État. Une autre médaille du courage a été remise, elle, à titre posthume, le dissident turc en question ayant été tué. Il ne sera donc pas aisé d’arriver à ce que la Turquie assume ce devoir de mémoire, les dernières réformes de l’État, à l’instar de la révision du code pénal, n’allant pas dans ce sens. Le problème quant au développement de ce devoir de mémoire a été mis en évidence par le président arménien Robert Kotcharian, le problème est qu’ici « c’est le bourreau et non pas la victime qui s’offusque du passé. » En quoi l’entrée potentielle de la République de Turquie dans l’Union Européenne peut-elle jouer sur la question ? Va-t-on dans le sens d’une reconnaissance forcée et donc non démocratique ? Va-t-on tout simplement oublier à nouveau la question du génocide et laisser de côté la cause arménienne, comme au moment de la création de la République de Turquie, le traité de Lausanne annulant le traité de Sèvres et la question de la création d’un état arménien indépendant? Quel rôle l’Union Européenne peut-elle avoir par rapport au développement de ce devoir de mémoire du génocide des Arméniens en Turquie? 35 Chapitre second EFFET DE L’ENTRÉE POTENTIELLE DE LA TURQUIE DANS L’UNION EUROPÉENNE SUR CE DEVOIR DE MÉMOIRE 36 Devoir de mémoire et entrée potentielle de la Turquie dans l’Union Européenne QUELS CHANGEMENTS L’ACCORD POUR LE LANCEMENT DES NÉGOCIATIONS D’ADHÉSION DE LA TURQUIE À L’UNION EUROPÉENNE A-T-IL PROVOQUÉ DU CÔTÉ DES ARMÉNIENS DE LA DIASPORA ? Quelle était leur attitude avant le 17 décembre 2004 ? Depuis 1975 et les attentats menés à bien par la lutte armée arménienne qui « avaient brutalement rappelé à l’opinion mondiale comme aux Turcs l’existence d’une plaie toujours ouverte, la persistance d’un crime non réparé », pour reprendre les termes de Tahsin Celal[29], les Arméniens ont mené un combat de plus en plus suivi pour la reconnaissance du génocide de 1915, pour l’honneur et la dignité de leurs ancêtres. Ils ont été entendus par de nombreux pays, après que le génocide de 1915 ait été condamné par l’ONU en 1974. L’Europe leur donnait également satisfaction en 1987 – année où la Turquie posait officiellement sa candidature à l’entrée dans la Communauté Economique Européenne (CEE) – lorsque le 18 juin, le Parlement Européen exigeait de la Turquie qu’elle reconnaisse le génocide des Arméniens comme une condition préalable à l’ouverture de négociations d’adhésion. Toutefois, une quinzaine d’années plus tard, cette décision semble n’être plus à l’ordre du jour. Aussi les Arméniens se mobilisent et viennent nombreux à Bruxelles pour s’opposer à l’ouverture des négociations d’adhésion avec la Turquie dont la Commission Européenne doit débattre les 16 et 17 décembre 2004. Ils ne sont cependant pas entendus et la reconnaissance du génocide de 1915 par la Turquie n’est pas retenue parmi les critères pouvant empêcher l’adhésion turque. (voir annexe 3) Depuis le 17 décembre les Arméniens de la Diaspora pensent ne pas être écoutés par l’Union Européenne et ont donc opté pour d’autres stratégies afin de voir respecter leur droit à la mémoire. [29] In « Itham Ediyorum », article de Tahsin Celal, spécial Arménie, DIASPORAS communication, Paris, avril 1989, avec le concours du Nouvel Observateur et de La Vie, p.148-149. 37 Quelle stratégie ont-ils adoptée aujourd’hui ? Les nouvelles stratégies qu’ils développent et privilégient aujourd’hui sont des actions qui visent à accentuer la coopération des victimes de génocide ; ainsi voit-on s’organiser des conférences sur les thèmes croisés de l’esclavage et du génocide arménien, comme on a vu s’élaborer l’association « une Europe de la Mémoire » qui rallie Juifs et Arméniens autour de la problématique du génocide et du devoir de mémoire. Les Arméniens de la diaspora semblent également s’impliquer davantage dans les commémorations du génocide, mais ceci est peut-être simplement dû au fait que le 24 avril 2005 a marqué le quatre-vingt-dixième anniversaire du génocide. Le principal changement provoqué par la décision d’ouverture des négociations d’adhésion avec la Turquie prise le 17 décembre 2004 par la Commission Européenne est une prise de distance visible des Arméniens face à une Europe qui ne leur donne pas satisfaction. Aussi, malgré la demande du président Kotcharian de ratifier le projet de traité de Constitution pour l’Europe, plusieurs associations arméniennes, parmi lesquelles le Comité de Défense de la Cause Arménienne, ont appelé à rejeter celui-ci, marquant ainsi leur opposition à cette Europe qui n’a pas fait de la reconnaissance du génocide de 1915, l’une des conditions préalables à l’adhésion de la Turquie. En 2000, le député français René Mangin affirmait : « La Turquie n’a pas besoin de leçons de morale mais d’un souffle démocratique ». Les Arméniens de la Diaspora, unis par leur devoir de mémoire, souhaitent également que la Turquie devienne démocratique et que l’élite turque s’engage dans un combat pour la mémoire qui prenne en compte le génocide arménien et les autres pages blanches de l’histoire turque. Les européens d’origine arménienne, toujours actifs au sein de l’Europe de la Mémoire ou encore du Comité Vigilance Arménienne contre le Négationnisme (VAN), ont les yeux rivés à la fois sur l’histoire et sur l’actualité turque, le comité VAN réagissant aux moindres propos du gouvernement Erdogan sur le génocide de 1915. Cette politique de la mémoire nationale a toutefois des objectifs plus larges qui permettrait à la Turquie de retrouver les 600 ans d’histoire ottomane effacés par Mustafa Kémal. En suivant la lecture de la presse arménienne de la Diaspora, il semble que la majorité des Arméniens de la Diaspora partagent l’avis de Jean-Claude Kebabdjian, président du CRDA, qui veut que « l’élite [turque] s’engage à tout prix dans ces combats ». Quarante ans après les premières actions pour la reconnaissance de la vérité historique, les Arméniens de la Diaspora 38 espèrent voir la société civile turque aller dans leur sens. Ce peuple turc qui, en 2001, se révélait à 85% défavorable[30] à la reconnaissance par la France du génocide de 1915 – l’ambassadeur turc en France, Sonmez Koksal, avait d’ailleurs déclaré, au lendemain du vote, « cette loi, accueillie avec grande déception par le peuple turc, va endommager sérieusement et durablement les relations turco-françaises » – serait-il aujourd’hui devenu le seul espoir pour les Arméniens de voir un jour leur vérité faire partie de l’histoire officielle turque ? QUELLES PERSPECTIVES PEUVENT ÊTRE APPORTÉES PAR L’IMMINENCE DU LANCEMENT DES NÉGOCIATIONS D’ADHÉSION DE LA TURQUIE À L’UNION EUROPÉENNE, SANS QUE LA RECONNAISSANCE DU GÉNOCIDE DE 1915 N’AIE ÉTÉ RETENUE PARMI LES CRITÈRES QUI DEVRONT ÊTRE RESPECTÉS AU PRÉALABLE ? Quels obstacles opposait-on à l’entrée de la Turquie en Europe, sans cesse repoussée par les européens ? La Turquie a signé le 12 septembre 1963 un traité d’association avec la CEE, deux ans après la Grèce, mais bien avant Malte et Chypre, qui signèrent ce même traité respectivement en 1970 et 1972. Toutefois, alors que ces trois pays font aujourd’hui partie de l’Union Européenne, la Turquie en est toujours à frapper à sa porte. On peut donc se demander pourquoi un délai aussi long ? L’article 25 de ce traité d’association donnait à la Turquie la « possibilité » de poser sa candidature à l’adhésion en 1978. Or ce n’est qu’en 1987 que la Turquie posa officiellement sa candidature. Si l’Union Européenne semble avoir fait traîner la question – le Conseil Européen de Luxembourg de décembre 1997 refuse d’admettre la Turquie parmi les candidats retenus pour la prochaine adhésion, décision sur laquelle il revient à Helsinki en 1999, pour mieux l’oublier à Nice en 2000, avant de confirmer la décision d’Helsinki à Copenhague en décembre 2002 – la Turquie a donc, elle aussi, attendu une dizaine d’années avant de poser sa candidature pour rejoindre l’Union. Les États membres de l’Union Européenne voyaient des obstacles importants à l’entrée de la Turquie en Europe, notamment le lourd poids de l’armée dans la vie politique, le caractère non démocratique du gouvernement, le problème de la gestion de l’économie, peut-être aussi la politique négationniste à l’égard du génocide des Arméniens, le traitement des Kurdes ou encore le fait que l’Islam soit très pratiqué par les habitants de cet État laïc. [30] Chiffres tirés des résultats du sondage organisé par Turk.net le 19 janvier 2001. 39 Aujourd’hui, sur le plan économique, la Turquie a fait beaucoup de progrès avec la libéralisation du régime commercial qui s’est traduit par des nombreuses privatisations. L’Union Européenne a d’ailleurs fait un geste envers l’économie turque en 1995 en lui donnant à elle seule, en tant qu’État non-membre, la possibilité d’être liée par une union douanière avec celle-ci. Le processus d’assainissement budgétaire reste cependant à poursuivre, ce qui signifie qu’il est nécessaire de privatiser encore, le poids de l’État restant trop important dans l’économie turque. L’armée, qui depuis 2002 semble détenir un rôle moindre au niveau politique a beaucoup inquiété les pays membres car elle est capable de coups d’états violents – auxquels elle a déjà eu par trois fois recours lorsque les militaires jugeaient malsain le monde politique – reste un des piliers du pays. Encore en 1997, le gouvernement de coalition est contraint à démissionner par l’armée. A cet égard, le récent article d’Ahmet Altan met en lumière le fait qu’en Turquie « les hommes politiques rêvent de créer un système leur permettant d’interdire toute critique et de faire taire les intellectuels », qu’ils tolèrent la répression policière intervenue lors de la manifestation de la Journée des Femmes du 7 mars dernier, mais aussi la tentative d’un procureur de « saisir tous les livres d’Orhan Pamuk [écrivain ‘coupable’ d’avoir déclaré dans un journal suisse que ‘les Turcs ont tué 30 000 kurdes et 1 million d’Arméniens’] »[31]. Ce portrait du gouvernement Erdogan démontre les liens étroits qui subsistent entre le pouvoir politique et l’armée, les politiques assurant à présent eux-mêmes les répressions que l’armée avait l’habitude d’entreprendre. L’autoritarisme d’Erdogan reflète la part d’impérialisme que l’État turc a hérité de l’Empire ottoman. La question du traitement des minorités, qu’il s’agisse des Kurdes ou des Arméniens reste à régler, et la question sous-jacente du respect des droits de l’homme également. Pour l’Europe, cette Turquie devait donc faire peur par son manque de démocratie, par le poids de son armée et par la place accordée à l’Islam par ce pays qui se veut laïc – même le gouvernement étant un gouvernement national-islamiste – ; peur à laquelle on peut éventuellement ajouter la peur de la réaction des Arméniens d’Europe à l’intégration de la Turquie, née sur le cadavre de leurs ancêtres. [31] In « Recep Erdogan, tel un militaire en campagne… », Gazetem, Istanbul, traduit dans Courrier International n°761, du 2 au 8 juin 2005. 40 Quelle place la Turquie peut-elle prétendre occuper en Europe ? Les défenseurs de l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne y voient deux principaux atouts : l’atout mercantile du développement du commerce et des échanges et l’atout géostratégique de pouvoir contenir l’islamisme radical en utilisant la Turquie comme une sorte de bouclier humain et politique. Un autre avantage de la Turquie réside dans la possibilité de faire pression sur le Moyen et le Proche-Orient en les privant d’eau, la Turquie possédant 90% des eaux de la région. Mais la Turquie est également la deuxième armée de l’OTAN et deviendrait donc la première armée européenne. Ainsi l’Union Européenne pourrait avoir un poids plus important sur les pays en conflit et pourrait peut-être régler les problèmes sans avoir recours à l’OTAN. Ceci permettrait de garantir la paix en Europe, y compris dans les Balkans ; et, en association avec l’Ukraine, cela permettrait de gérer ce qui se passe au Caucase, et notamment en Arménie. Cependant, une entrée de la Turquie en Europe exigera que l’armée cesse de se mêler de politique et ne serve qu’à défendre les intérêts humains et les droits de l’homme. Selon les statistiques publiées par l’association « France-Europe-Avenir », la Turquie, si elle intégrait l’Union Européenne aujourd’hui, serait le deuxième pays le plus peuplé derrière l’Allemagne. Mais on ne parle pas d’une adhésion de la Turquie à l’UE avant dix ou quinze ans. Le quotidien Le Monde titrait du reste le 17 décembre 2004, « L'Europe se prépare à accueillir la Turquie en son sein dans dix ans », donc à l’horizon 2015 – ironie du sort, cette date coïncidera avec le centenaire du génocide des Arméniens. Or, selon les estimations, en 2015, la Turquie sera le pays le plus peuplé d’Europe et sera de ce fait le pays qui bénéficiera du plus grand nombre de sièges au Parlement Européen. La Turquie pourrait donc devenir la première voix européenne, d’autant plus que d’ici 2015, la Constitution Européenne, qui prévoit de donner plus de poids au Parlement Européen, sera peut-être effective. La Turquie semble déjà vouloir s’imposer. En effet, avant l’ouverture du Conseil Européen des 16 et 17 décembre 2004, le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, avait menacé de « geler » la candidature de la Turquie si les conditions posées à son pays étaient 41 « inacceptables »[32]. Quatre jours auparavant il avait déjà déclaré : « Nous n’accepterons aucune autre perspective qu’une adhésion pleine »[33], rejetant ainsi les propositions de partenariat privilégié et en particulier le manifeste de « France-Europe-Avenir ».(cf. annexe 4) Sachant que la Turquie n’est pas encore tout à fait démocratique et reste très différente des autres pays européens, on peut se demander si cette position majeure qu’elle pourrait avoir sur l’Union Européenne ne changerait pas brutalement le visage de celle-ci. Depuis que la Turquie n’est plus tenue par l’UE de reconnaître le génocide des Arméniens, quel chemin a-t-elle parcouru par rapport à ce devoir de mémoire ? La Turquie paraît satisfaite de cette absence d’obligation de reconnaître le génocide de 1915. On a donc pu voir la Turquie conserver ses positions quant aux « allégations arméniennes ». En effet, le 11 avril 2005, lors d’une visite officielle en Norvège – pays n’ayant pas encore reconnu le génocide – Recep Tayyip Erdogan déclarait encore : « Il appartient aux Arméniens de faire des excuses à la Turquie suites à leurs allégations erronées de génocide »[34]. La Turquie n’a visiblement pas non plus changé son attitude vis-à-vis des Kurdes, ces Kurdes qui pourraient bien devenir les moteurs d’une reconnaissance du génocide des Arméniens auquel ils ont malheureusement contribué il y a 90 ans. Si la Turquie a beaucoup changé ces dernières années et est sur la voie de la démocratisation, il semblerait que ces derniers mois ont été synonymes de recul. Toutefois cette situation ne pourra pas durer dans la mesure où les Européens devront, chaque année, vérifier les progrès de la Turquie et statuer sur la question de son intégration, le processus pouvant encore être arrêté. Néanmoins, par sa proposition d’établir une commission d’enquête conjointe avec l’Arménie du 13 avril 2005, la Turquie a véritablement tenté une « opération séduction », qui, si elle n’a pas séduit le président Kotcharian et les Arméniens, a conquit les chefs des gouvernements européens qui voient dans cette démarche un pas vers la reconnaissance du génocide des [32] In « L'Europe se prépare à accueillir la Turquie en son sein dans dix ans », Le Monde, 17 décembre 2004. In « Jacques Chirac interpellé sur la question turque », Le Monde, 15 décembre 2004. [34] In « Le Premier Ministre turc réclame que les Arméniens fassent des excuses à la Turquie », Info Turc , 12 avril 2005. [33] 42 Arméniens et la possibilité que la Turquie établisse des relations diplomatiques avec l’Arménie. Cependant cette question prête à controverses depuis le report d’une conférence sur la question arménienne organisée par les universités de Bogazici, de Bilgi et de Sabanci. Un report qui ferait suite à des accusations de trahison proférées par le ministre de la Justice turc, Cemil Ciçek, qui aurait déclaré qu’« au moment où le pays tout entier se mobilisait pour démontrer l’invalidité des allégations arméniennes, organiser une conférence qui présenterait uniquement la vision arménienne relevait de la violation des intérêts nationaux »[35]. Toutefois, mardi 31 mai, le ministre des affaires étrangères turc, Abdullah Gül, démentait toute responsabilité du gouvernement turc dans le report de cette conférence en proclamant « des accusations inexactes ont été proférées [contre le ministre de la Justice] », « tant qu’il n’y a aucune incitation à la violence, chacun est libre d’exprimer son opinion […], tant qu’il reste dans le cadre de la constitution et de la loi »[36]. Peut-on croire à ces avancées ? Le gouvernement aurait-il réellement laissé se dérouler cette conférence ? Le doute susbiste puisque selon le Turkish Daily News du 18 mai dernier, les pourparlers avec l’Arménie auraient été gelés pour quelque temps, suite à l’intervention du Président Kotcharian lors du Conseil de l’Europe à Varsovie. LES INSTANCES EUROPÉENNES PEUVENT-ELLES JOUER UN RÔLE SUR CETTE QUESTION DU DEVOIR DE MÉMOIRE, APRÈS AVOIR ÉLUDÉ LA QUESTION DE LA RECONNAISSANCE DU GÉNOCIDE LE 17 DÉCEMBRE DERNIER ? Alors qu’il semble difficile d’imposer à la Turquie de changer ses relations avec son propre passé, l’idée européenne ne relève pas seulement de l’économie et de la politique, mais comporte également une grande part d’éthique. Et même si la Cour Européenne des Droits de l’Homme ne dépend pas de l’Union Européenne, elle n’en détermine pas moins sa morale politique. Suite au génocide juif, l’Allemagne a du observer un travail de mémoire important avant de devenir européenne et, peu à peu, d’autres pays – tels la France et la Pologne – qui ont participé à ce génocide, à des degrés divers, reconnaissent cette participation ; la Turquie [35] In « University postpones Armenian conference », Turkish Daily News, Ankara, 26 mai 2005, traduction Domitille FIVAZ. [36] In « Gül denies gov’t pressure on Armenian conference », Turkish Daily News, Ankara 31mai 2005, traduction Domitille FIVAZ. 43 dans son intérêt propre ne peut pas passer à côté de l’acceptation des fautes passées des dirigeants ottomans et turcs et de la reconnaissance de ses responsabilités au moins sur le plan moral. Le discours européen est-il cohérent ? Pourquoi ignorer des résolutions adoptées au sein de la communauté européenne ? A la question « Pourquoi l’Europe n’impose-t-elle pas à la Turquie de reconnaître le génocide pour intégrer l’UE ? », Frédéric Encelviii, historien politologue français, a répondu, « Je pense qu’il s’agit de lâcheté et de mercantilisme »[37]. Les positions européennes concernant le génocide de 1915 semblent pourtant s’orienter vers la reconnaissance par la Turquie de cette vérité historique et rejoindre l’idéal du devoir de mémoire avancé par la Diaspora arménienne. En effet, dès le 18 juin 1987, le Parlement Européen faisait de cette reconnaissance du « génocide commis à l’encontre des Arméniens en 1915-1917 », une condition préalable à l’adhésion de la Turquie – une position réaffirmée par la résolution du 15 novembre 2000 concernant la politique des minorités, puis le 28 février 2002, au travers de l’article 15 de sa proposition pour une résolution, où le Parlement européen exige de la Turquie qu’elle lève le blocus imposé à son voisin arménien et que, grâce à la reconnaissance du génocide de 1915-1917, elle crée les conditions de la réconciliation. Toutefois, ces demandes n’ont jamais été entendues par la Turquie, le Conseil Européen et la Commission Européenne n’ayant jamais exigé leur réalisation. Et, les décisions du Parlement n’ayant pas force de loi, mais uniquement une valeur consultative, on ne peut exiger de la Turquie qu’elle respecte ces décisions. Il semble que les priorités des différentes institutions européennes ne soient pas les mêmes, et que le Conseil Européen et la Commission aient jugé plus urgent d’ouvrir les négociations d’adhésion avec la Turquie, plutôt que d’attendre d’elle une reconnaissance qu’en 90 ans elle n’a pas été capable de fournir. viii Frédéric Encel : docteur en géopolitique, enseignant en relations internationales à l'E.N.A., à l'Institut d'Etudes Politiques de Rennes et au Collège Interarmées de Défense. [37] Propos tenus au cours de l’émission « C dans l’air : Arménie : le génocide inavoué » diffusée sur France 5 mercredi 22 avril 2005 à 17h50. 44 Peut-on parler d’un discours européen sur la question ? Alors que les opinions publiques des pays membres de l’Union Européenne, lorsqu’elles s’expriment sur la question semblent se rejoindre et être plutôt défavorables à l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne pour des raisons diverses, dont la non-reconnaissance du génocide des Arméniens et le non-respect des Droits de l’Homme – des cas de tortures étant encore recensés – , leurs représentants, eux sont plutôt favorables à l’adhésion turque. En effet, selon un sondage Ifop-Le Figaro, 67% des Français sont hostiles à l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne, comme 55 % des Allemands. De plus, c’est en dépit d'une campagne intense des droites allemande, française et autrichienne, que le Parlement européen a voté largement, mercredi 15 décembre, en faveur de « l'ouverture de négociations d'adhésion avec la Turquie sans délai inutile », vote qui s’est soldé par 407 voix pour, 262 contre et 29 abstentions. Ce vote consultatif a été suivi de la prévision du Conseil Européen d’ouvrir les négociations d’adhésion avec la Turquie dès le 3 octobre 2005 avec pour seule condition la reconnaissance juridique de la République de Chypre, État membre de l’Union Européenne depuis le 1er mai 2004. L’avis des opinions publiques de deux des pays fondateurs de l’Union Européenne (la France et l’Allemagne) – qui sont aussi, à ce jour, les deux pays les plus peuplés d’Europe – ne se reflétant pas dans les décisions prises par les instances européennes, on peut se demander si l’Union Européenne est démocratique. D’ailleurs, le récent rejet du projet de traité de Constitution pour l’Europe par la France et les Pays-Bas – signe du mécontentement et du sentiment de n’être plus représenté au sein de l’Europe voire même de leur propre pays – est peut-être également lié à cette question de l’adhésion de la Turquie. Cela est peut-être le cas dans la mesure où, d’une part, les organisations arméniennes de France avaient appelé, rappelons-le, à voter « non » en signe de protestation par rapport à l’éviction de la reconnaissance du génocide de 1915 des critères que la Turquie devrait respecter avant l’ouverture des négociations d’adhésion ; et, d’autre part, Philippe de Villiers avait, dès le 16 décembre 2004, invité les Français à lier la question de la Turquie à celle de la constitution européenne lors du referendum qui s’annonçait. Il a été largement suivi et même l’UMP (Union pour la Majorité Présidentielle), parti présidentiel, s’est opposée au Président Chirac sur cette question. 45 Les instances européennes ne sont donc pas près de forcer la Turquie à respecter la mémoire des Arméniens massacrés entre 1915 et 1917 dans l’Empire ottoman. Le véritable enjeu pour l’Europe est ailleurs, dans une adhésion lente, mais sereine, qui lui permettra de tirer partie de cette ouverture sur le Moyen-Orient, ouverture tant commerciale, qu’énergétique ou politique. Aussi, même si l’Union Européenne a reconnu le génocide des Arméniens comme la vérité établie, elle ne milite pas activement pour l’observation de ce devoir de mémoire, notamment par la Turquie. Quels sont les positionnements européens à ce jour ? Leur logique répond-elle aux enjeux soulevés par ce devoir de mémoire, ou à autre chose ? LES POSITIONNEMENTS EUROPÉENS FACE AUX GÉNOCIDES DES JUIFS D’EUROPE ET DES ARMÉNIENS Des commémorations à portées inégales Alors que le génocide des Arméniens n’est évoqué qu’à de rares occasions, en règle générale, lorsque l’on évoque la question de l’entrée de la Turquie en Europe ou les commémorations du 24 avril. Le génocide des Juifs d’Europe, dans lequel la France fut directement impliquée, est sans cesse rappelé. Ce décalage dans la portée des commémorations est sans doute dû à la part active de responsabilité des Européens dans le génocide des Juifs d’Europe, part de responsabilité quasi-inexistante dans le cas du génocide des Arméniens perpétré en territoire ottoman. Les médias rapportent tous les actes antisémites, de la profanation de tombes juives, à la prétendue agression de Marie-Léonie L. dans le RER D du vendredi 9 juillet 2004. L’antisémitisme est devenu, avec la Deuxième Guerre mondiale et toutes ses atrocités, l’acte de racisme le plus vil, le plus condamnable. Le génocide des Juifs d’Europe, qui fut le plus meurtrier par son ampleur et par sa maîtrise des technologies, est un génocide très respecté dont certains cherchent encore à démontrer le caractère unique. Il semble que l’on cherche même à démontrer, ou peut-être à se convaincre, qu’il n’y eut jamais auparavant et qu’il n’y aura plus jamais de telles atrocités. C’est sans doute pour cela que sont établies des 46 comparaisons entre le génocide des Juifs et les génocides des Arméniens et des Rwandais. Cette concurrence des mémoires entrave la compréhension de ces phénomènes. Il faudrait au contraire réfléchir sur la communauté des destins et sur les actions à mener pour garantir les Droits de l’Homme et interdire tout recours au génocide. Une tâche encore actuelle quand on voit que le génocide Rwandais a été perpétré en 1994, soit près de cinquante ans après la condamnation du génocide des Juifs d’Europe et le procès de Nuremberg. Un symbolisme qui pourrait disparaître avec un trop plein de commémorations ? Aujourd’hui, soixante ans après la libération des camps de concentration et d’extermination nazis, les pays européens ont choisi d’aller se recueillir, ensemble, sur les lieux des faits, devenus de véritables lieux de mémoire. Ainsi, le 27 janvier 2005, ils se sont retrouvés à Auschwitz-Birkenau pour une commémoration où se mêlaient le respect des victimes, de leurs descendants et l’indignation face à ces atrocités. De même, le 17 avril, soit juste une semaine avant le quatre-vingt-dixième anniversaire du génocide arménien, ils furent nombreux à se rendre sur les lieux du camp de concentration de Sachsenhausen pour témoigner de leur respect profond pour les victimes et rendre visible leur observation du devoir de mémoire qui associe le souvenir des victimes et la conscience de la responsabilité des bourreaux. Mais un trop plein de commémorations ne peut-il pas être dangereux ? Les événements marquants ne perdent-ils pas de leur symbolisme lorsqu’ils sont systématiquement évoqués ? La surabondance de commémorations n’incite-t-elle pas au recul par rapport à ce devoir de mémoire ? Cette année, tous les médias parlent sans cesse de devoir de mémoire, mais au fond respecte-t-on vraiment ce devoir ou s’en détache-t-on au contraire du fait de notre impression d’y accorder trop de place ? Le 11 novembre 1918 marquait l’armistice de la Première Guerre mondiale, aussi les 11 novembre, au-delà d’être simplement des jours fériés, sont aussi des jours haut en significations, en symbolisme ; mais les commémorations de l’armistice sont si récurrentes, si identiques, que cette journée en a perdu son symbolisme. Qui respecte aujourd’hui l’armistice comme les anciens combattants l’auraient désiré ? Le devoir de mémoire à propos des génocides ne pourra prendre un sens durable que dans la mesure où il portera, non seulement sur les souffrances des victimes, mais aussi sur les mécanismes qui ont transformé leurs ennemis en bourreaux inhumains – mécanismes qui, semble-t-il peuvent toujours se réactiver. 47 Des avancées significatives dans de nombreux pays, mais pas encore de démarche commune effective Si les commémorations en souvenir du génocide des Arméniens sont plus discrètes et rares que les commémorations du génocide juif, l’extension de ce devoir de mémoire n’est pas moins effective. De plus en plus de pays avancent vers la reconnaissance du « premier génocide du XXe siècle ». L’Allemagne a même reconnu ses responsabilités dans ce génocide des Arméniens comme la France l’avait fait au regard du génocide juif. En effet, le 25 février 2005, les principaux partis politiques allemands ont déposé une motion demandant au Parlement d’appeler la Turquie à reconnaître sa responsabilité dans le génocide de 1915, motion dans laquelle ils reconnaissent également les responsabilités de l’Allemagne dans ces exactions, dont le texte est le suivant : « Nous ne voulons pas barrer la route à la Turquie, mais nous pensons qu’il est important d’honorer la mémoire des victimes arméniennes. L’Allemagne a une part de responsabilité dans ce crime car le gouvernement de l’époque n’a pas engagé d’action pour prévenir les massacres alors que la situation était connue. » L’EUROPE EST-ELLE AVEUGLÉE PAR DES INTÉRÊTS ÉCONOMIQUES ET CULTURELS, AU LIEU DE FAIRE VALOIR LES PRINCIPES MORAUX QUI L’AMÈNENT À FAIRE VOTER UN PROJET DE CONSTITUTION POUR L’EUROPE ? L’Union Européenne se montre-t-elle cohérente par rapport aux deux questions de l’entrée de la Turquie en son sein et du respect à accorder au génocide arménien ? Il est vrai que l’Europe a davantage d’intérêts économiques et écologiques à intégrer la Turquie que d’intérêts politique, quand bien même, un partenariat avec la Turquie peut être utile pour régler les conflits avec le Moyen-Orient de manière pacifique. Mais, face à la montée en puissance de la Chine et de l’Inde, la question de l’intégration de la Turquie à l’Union Européenne est surtout synonyme d’accroissement de la puissance économique européenne. De plus, devant les menaces terroristes islamistes, le fait d’avoir avec soi un pays du Proche-Orient et, de surcroît « musulman », peut permettre de mieux comprendre et appréhender les mouvements tels qu’Al-Qaïda. L’Union Européenne est divisée, les pays membres sont divisés sur la question de la Turquie, les institutions européennes ne voient pas les mêmes priorités, mais l’Union Européenne ne fait-elle pas un choix démocratique et moral vers la République d’Arménie en s’assurant que 48 la Turquie entre dans l’Union Européenne et lève le blocus économique et énergétique qu’elle impose à l’Arménie depuis 1993 ? Aussi, si les Arméniens de la Diaspora se sentent laissés pour compte, l’Union Européenne n’est peut-être pas fautive pour autant. Sa position est peut-être plus judicieuse qu’il ne paraît. QUELLE STRATÉGIE L’EUROPE DOIT-ELLE ADOPTER POUR RESPECTER CE DEVOIR DE MÉMOIRE SANS S’ALIÉNER LA TURQUIE QU’ELLE ESPÈRE VOIR REJOINDRE L’UNION ? L’Union Européenne doit-elle forcer le gouvernement Erdogan à reconnaître le génocide avant d’intégrer la Turquie ? La Turquie n’accepterait pas qu’on lui impose de reconnaître le génocide de 1915. Le 7 avril dernier le président turc, Ahmet Necdet Sezer, a d’ailleurs déclaré que la Turquie n’accepterait aucune pression extérieure et notamment européenne sur cette question arménienne[38], ce qui n’exclut pas de possibles influences. Le gouvernement Erdogan met d’ailleurs en place de nouvelles stratégies pour laisser la question en suspens, en proposant qu’une commission conjointe d’historiens arméniens et turcs étudie la question, ou encore en demandant à l’Organisation des Nations Unies de statuer sur le génocide et les éventuelles responsabilités de la République de Turquie dans celui-ci. Pourtant, en 1974, la Souscommission des Droits de l’Homme de l’ONU avait officiellement reconnu le génocide des Arméniens, décision sur laquelle elle avait dû revenir en 1979, du fait des pressions exercées sur elle par la Turquie, avant de rétablir cette mention en 1986 avec le rapport Whitaker. De plus, afin que la reconnaissance du génocide soit plus authentique, ne faut-il pas que la décision d’accepter les erreurs passées et de reconnaître ses responsabilités dans les exactions de 1915-1917 émane de la Turquie ? [38] In « Le chef de l’État turc rejette catégoriquement les allégations arméniennes », dépêche de l’Agence France Presse du 7 avril 2005. 49 La reconnaissance doit-elle au contraire émaner de la Turquie, sans qu’elle subisse trop de pression de l’UE, pour en être plus sincère ? Il semble effectivement que cette reconnaissance, pour ne pas perdre de son efficacité, doive se faire à l’initiative de la Turquie. Aussi, le rôle de l’Europe est de conduire la République de Turquie vers davantage de démocratie et de respect des Droits de l’Homme. Le projet de Constitution pour l’Europe, dont le Premier ministre turc a d’ores et déjà signé l’acte final, peut être un des outils pour que la République de Turquie adopte des valeurs démocratiques. En effet, la reconnaissance du génocide des Arméniens ne se fera sans doute pas sans reconnaissance de l’ensemble des discriminations imposées aux divers groupes ayant subis une dissimilation nationale – comme ce fut le cas, en Turquie, pour les Grecs, les Kurdes et les Arméniens – ou religieuse – dans le cas des Chrétiens, des Juifs et des Alévisix. L’union Européenne peut aussi se faire le relais des Turcs d’Europe qui condamnent « la politique fasciste de la Turquie et sa négation du génocide » à l’instar de la Confédération des Travailleurs Turcs d’Europe ou de la Fédération Internationale des échanges culturels qui considère les autorités ottomanes, mais aussi les peuples turcs et kurdes comme responsables de la tragédie subie par les Arméniens dans la Turquie ottomane. En encourageant les Turcs de Turquie et d’Europe à s’exprimer librement, peut-être l’Union Européenne parviendra-t-elle à obtenir de la Turquie la reconnaissance du génocide des Arméniens ? ix Les Alévis sont en majorité des Kurdes ou des Arabes de Turquie qui ont pour religion l’Alévisme – une religion issue de l’Islam, mais différente de celui-ci. En Turquie on considère les Alévis comme les membres d’une secte. Pour eux, Dieu est le padichah et il a pour l'épauler 4 archanges, 12 ministres – les imams – et 40 saints. De plus, ils vénèrent également Marie. 50 Conclusion 51 Des enquêtes sur les exactions de l’Empire ottoman de 1915-1917 ont démontré qu’un véritable génocide avait été perpétré contre le peuple arménien. Mais, malgré les témoignages de l’ambassadeur américain Henry Morgenthau et du pasteur allemand Johannes Lepsius, publiés en 1918, malgré les récits de témoins oculaires rassemblés par Arnold Toynbee en 1916 dans son « Livre bleu », malgré les preuves accumulées par les Alliés lors du procès des Unionistes de 1919, la République de Turquie s’est inventée une autre histoire : une histoire qui exclut le génocide des Arméniens. Ainsi, alors que le Traité de Sèvres de 1920 annonçait la création d’un État arménien, les Alliés, cédant à la pression kémaliste, remplacent le Traité de Sèvres par le Traité de Lausanne de juillet 1923 qui permet la création d’une République de Turquie mais qui ne mentionne plus d’État arménien indépendant. Le 13 avril 2005, soit 90 ans après les faits et 82 ans après la proclamation de la République de Turquie, le chef du gouvernement turc, Recep Tayyip Erdogan, laissait entendre qu’une lettre signée des 550 députés de la Grande Assemblée Nationale de Turquie serait prochainement envoyée aux dirigeants de 11 pays ayant pris le « Livre bleu » d’Arnold Toynbee comme référence dans le traitement du différend historique turco-arménien. La Turquie n’est pas prête à revenir sur l’histoire commandée par Mustafa Kémal devenue leur « vérité historique », une « vérité » invalidée par les thèses arméniennes et les recherches d’historiens impartiaux. Alors que certains Turcs reconnaissent qu’il y eut un génocide commis envers les Arméniens de l’Empire ottoman entre 1915 et 1917, le discours officiel rejette cette page de l’histoire et préfère brandir des menaces et des accusations de diffamation envers tous ceux qui seraient prêts à reconnaître ce génocide. Pour le gouvernement turc, toute recherche dans les documents ottomans sur les exactions de 1915 est considérée comme destructrice pour l’État nation turc. C’est ainsi que, bien souvent, des chercheurs turcs à la recherche de tels documents dans les archives se sont vus répondre qu’ils avaient été égarés ou détruits. Le gouvernement turc semble loin d’accomplir son devoir de mémoire par rapport au génocide des Arméniens. La notion de devoir de mémoire associé au génocide des Arméniens, et la question du rapprochement de la Turquie avec l’Europe sont liées depuis plus de quarante ans. En effet, les premières commémorations du génocide ont suivi la signature du traité d’association entre la Communauté Economique Européenne et la Turquie. Par la suite, à chaque pas que la Turquie faisait vers l’Europe, les Arméniens de la Diaspora revendiquaient davantage le droit 52 à la mémoire et leur désir profond de voir la Turquie reconnaître le génocide qui a emporté tant des leurs et qui les a privés de leur terre. Pour Müge Göcek, historienne turque, professeur de sociologie à l’université du Michigan (Etats-Unis), alors que « l’absence de reconnaissance d’un événement traumatique renforce l’émotion » qu’il soulève, « reconnaître et partager les émotions des autres peut nous rendre tous meilleurs, membres d’une même communauté humaine »[39]. Ainsi, cette historienne turque invite son pays natal à reconnaître les exactions de 1915, pour amputer un peu de la douleur des Arméniens, les laisser faire leur deuil, et permettre aux Turcs de connaître le passé, ces « pages blanches » de l’histoire turque-ottomane. Selon Paul Ricoeur, « le pardon, s’il a un sens et s’il existe, constitue l’horizon commun de la mémoire ». C’est ce pardon que les Arméniens d’Europe sont prêts à accorder à une Turquie, potentiellement européenne, si elle reconnaît l’existence du génocide de 1915 qu’elle a toujours nié. Toutefois, sans reconnaissance du génocide de la part de la Turquie, ceux-ci refusent que la Turquie devienne européenne. Contrairement aux Arméniens de la diaspora, les Arméniens d’Arménie arrivent à dissocier le registre proprement commercial du registre de la mémoire et sont pour l’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne. Ils y voient l’espoir d’une amélioration de leurs conditions de vie avec la réouverture des frontières, de l’adoption par la Turquie de valeurs démocratiques qui pourraient permettre l’établissement de relations diplomatiques entre les deux pays. De plus, cela renforcerait la politique de voisinage qui unit l’Arménie et l’Europe. Quant à la question du devoir de mémoire, elle reste secondaire pour les Arméniens d’Arménie, qui y cherchent plutôt des réparations matérielles et espèrent pouvoir voir le Mont Ararat – symbole de leur histoire chrétienne et de leur lien avec le sol turc – devenir la frontière pacifique entre la Turquie et l’Arménie. Ayant vécu en Union Soviétique, ces communautés arméniennes n’ont pas connu le développement du devoir de mémoire associé au génocide des Juifs d’Europe, pour elles, c’est la culture des héros et des martyrs qui en tient lieu. C’est pourquoi elles désirent davantage voir le Mont Ararat – qui a vu Noé descendre de l’Arche avec son fils Hay, père de la nation arménienne appelée Hayastan – devenir la frontière pacifique entre l’Arménie et la Turquie, plutôt que d’exiger sans cesse la reconnaissance du génocide de 1915 qui leur tient pourtant beaucoup à cœur. [39] Propos recueillis par Khatchig Mouradian, dans son interview intitulée « On the Foundations of Turkey », traduction Domitille FIVAZ. 53 Si les Arméniens de la Diaspora ont longtemps milité pour que l’Europe les appuie dans cette demande de reconnaissance du génocide des Arméniens, et malgré l’appui de nombre d’historiens dans leur démarche, il semble qu’aujourd’hui leur cause puisse davantage être défendue sur le sol turc, par les quelques Turcs et Kurdes qui les soutiennent. Comme l’écrit le politologue turc en exil, Ali Kazangicil : « Il faut encourager les gens qui luttent pour que la Turquie adopte un autre discours. Si il y a un petit espoir […], l’espoir est là : si les Turcs, eux-mêmes, de l’intérieur, ne forcent pas l’État à changer, rien ne changera. » L’avenir du devoir de mémoire du génocide de 1915 est donc davantage entre les mains des peuples arménien, turc et kurde qu’entre celles des dirigeants européens. Toutefois, une action commune de ces différents acteurs pourrait conduire à une prise de conscience de la part des officiels turcs. A cet égard, il semble important que les échanges intellectuels entre Arméniens, Européens, Turcs et Américains se poursuivent pour permettre de faire évoluer les mentalités. Il ne faut pas imposer à la Turquie une reconnaissance qui n’aurait alors aucune valeur, aucune signification. La Turquie doit d’elle-même regarder son passé et reconnaître ses responsabilités pour devenir véritablement démocratique et mériter son futur statut de pays européen. Pour Jacques Chirac, « la mémoire est l’âme des peuples et nul ne peut vivre en paix s’il n’est pas en paix avec son passé »[40], ainsi la mémoire du génocide de 1915 est présente dans l’âme des Arméniens comme dans celle des Turcs, et l’on peut espérer qu’un jour, un Président ou un Premier ministre turc s’agenouillera devant le monument aux victimes du génocide, à Dzidzernagapert (Erevan), pour demander pardon aux Arméniens, à l’instar de Willy Brandt demandant pardon aux victimes de la Shoah. Tant que le déni subsiste, il ne peut y avoir de réel devoir de mémoire en Turquie. Le déni suspend le temps et provoque un décalage entre les victimes – et leurs descendants – qui souffrent d’un passé duquel ils ne peuvent se détacher, et les bourreaux – et leurs descendants – qui, eux, occultent le passé. Or, le devoir de mémoire implique la notion de responsabilité du bourreau face à son passé assumé. Aussi, en règle générale, une fois le devoir de mémoire entamé, le processus se reproduit sans cesse et les événements du passé sont peu à peu analysés au regard de la question de la responsabilité. [40] Extrait de la lettre écrite par Jacques Chirac aux représentants des Arméniens de France, le 24 mai 2005, pour tenter de les rassurer sur la Constitution Européenne et l’éventuelle adhésion de la Turquie à l’UE. 54 On a pu remarquer en France que, depuis que Jacques Chirac a amorcé le processus de reconnaissance des responsabilités françaises dans les pages noires de son histoire, en 1995, à propos de la rafle du Vel d’Hiv, le devoir de mémoire a également soulevé la question des responsabilités françaises dans les événements – restés tabous jusque là – de la guerre d’Algérie ; et on commence tout juste à aborder la question de la responsabilité française dans la traite des Noirs. De même, le travail de mémoire n’étant jamais achevé, la reconnaissance du génocide des Arméniens par la Turquie pourraient permettre aux Turcs de comprendre les mécanismes de dissimilation qui ont précédé et parfois même conduit aux massacres perpétrés dans l’Empire ottoman, mais aussi de redécouvrir les pages de l’histoire qu’ils ont partagées avec les Arméniens ou les Grecs, entre autres ; et peut-être même de s’interroger sur une question plus actuelle : celle du traitement des Kurdes par la République de Turquie. 55 Chronologie ■ 1863 Adoption d’une constitution qui confère aux Arméniens de l’Empire ottoman le statut de « dhimmis » = « protégés ». ■ 1878 Traités de San Stefano et de Berlin : intervention des puissances européennes en faveur des Arméniens de l’Empire ottoman. ■ 1887-1890 Création des principaux groupuscules politiques arméniens : Hintchak et Daschnak. ■ 1894-1896 300 000 Arméniens massacrés dans l’Empire ottoman, sous Abdul Hamid. ■ 1905 Février Massacre d’Arméniens à Bakou. ■ 1908 Montée au pouvoir du comité « Union et Progrès » dirigé par les Jeunes-Turcs. ■ 1909 Avril 30 000 Arméniens tués à Adana en Cilicie. ■ 1911 Guerre Italo-Turque. ■ 1912-1913 Guerres balkaniques. ■ 1914 08/02 Projet de réformes concernant les Arméniens de l’Empire ottoman. 16/12 Abandon de ce projet de réformes du fait de l’entrée en guerre de la Turquie aux côtés des puissances centrales : Allemagne et Autriche-Hongrie. ■ 1915-1917 Génocide des Arméniens. ■ 1915 Janvier Défaite de l’armée ottomane contre l’armée russe qui avait reçu le soutien de quelques 6 000 Arméniens. 7-11/04 Révolte des Arméniens de la ville de Van et massacre de Turcs. 24/04 Arrestation de 650 notables et intellectuels arméniens. Ils seront ensuite déportés ou assassinés. ■ 1918 Fin de la Première Guerre mondiale. Effondrement de l’Empire ottoman. 28/05 Déclaration d’indépendance de l’Arménie. 04/06 Traité de Batoum – l’Empire ottoman, sous domination alliée, reconnaît l’indépendance de l’Arménie. ■ 1919 Procès des « Unionistes ». ■ 1920 Traité de Sèvres. Soviétisation de l’Arménie. 56 ■ 1921 ■ 1923 Assassinat de Talaat Pacha à Berlin. Acquittement de Soghomon Teilirian. Mars Conférence de Londres : les Alliés proposent la création d’un foyer national arménien en Turquie. Mustafa Kémal crée la République de Turquie. 23/07 Traité de Lausanne : question arménienne ignorée. 29/10 Proclamation de l’État Turc. ■ 1928 Abandon de l’alphabet ottoman (alphabet arabe) au profit de l’alphabet latin. ■ 1931-1932 Création d’un institut d’Histoire turque. Réécriture de l’Histoire. ■ 1934 « Evénements de Thrace » pogrom juif en Turquie. ■ 1942 Massacre de Juifs à Struma (République de Turquie). ■ 1949 09/08 Entrée de la Turquie dans le Conseil de l’Europe. ■ 1955 Massacre de Juifs à Istanbul (République de Turquie). ■ 1948 09/12 L’Organisation des Nations Unies adopte une convention pour la prévention et la répression du crime de génocide ■ 1963 12/09 Signature du Traité d’association entre la République de Turquie et la Communauté Economique Européenne. ■ 1965 24/04 Manifestation non officielle à Erevan pour le 50e anniversaire du génocide. France : création du Comité de Défense de la Cause Arménienne. ■ 1967 Inauguration à Erevan du mémorial du génocide de 1915. ■ 1974 La sous-commission des Droits de l’Homme de l’ONU mentionne massacre des Arméniens comme le premier génocide du XXe siècle dans rapport préparatoire. Protestation d’un délégué turc qui conduira à suppression du paragraphe 30 concernant le génocide des Arméniens 1979. ■ 1975-1985 160 attentats visant des intérêts turcs commis par la Lutte Armée Arménienne ■ 1982 Aix-en-Provence – Procès de Max Keledjian pour tentative de meurtre à l’encontre d’un diplomate turc. Exposé des raisons qui motivent le terrorisme arménien. le un la en ■ 1983 15/07 Attentat meurtrier d’Orly. Les Arméniens se dissocient des actions de la Lutte Armée. ■ 1984 7/01 Vienne – François Mitterrand, Président français en exercice, reconnaît le génocide des Arméniens. Tenue à Paris, en Sorbonne, d’une session du Tribunal Permanent des Peuples consacrée au génocide des Arméniens de 1915-1917. 57 ■ 1986 Vote par la sous-commission des Droits de l’Homme de l’ONU du rapport Whitaker mentionnant le génocide des Arméniens. ■ 1987 18/06 Vote par le Parlement Européen d’une résolution qui fait de la reconnaissance du génocide de 1915 une condition préalable à toute ouverture de négociations d’adhésion avec la Turquie. Protestation du gouvernement turc. ■ 1990 13/07 Loi Gayssot - Modification de l'ancienne loi sur la liberté de la presse du 29/07/1881 par l’insertion d’un article 24 bis qui pénalise le fait de contester l'existence d'un ou plusieurs crimes contre l'humanité définis par l'article 6 du Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg (TMI) et commis, soit par les membres d'une organisation déclarée criminelle (article 9 statut TMI), soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale. ■ 1991 Indépendance de l’Arménie ex-soviétique. ■ 1993 Blocus opéré par la Turquie sur la frontière arméno-turque en réponse au conflit du Haut-Karabakh. ■ 1994 Rwanda – génocide des Tutsis par les Hutus France – création du Comité du 24 avril Turquie – procès des époux Zarkolu, Ayché et Zarkolu condamnée à 2 ans de réclusion criminelle. ■ 1995 Union douanière Turquie. Union Européenne ■ 1997 Turquie– gouvernement contraint de démissionner par l’armée. Décembre Le Conseil Européen du Luxembourg refuse d’accueillir la Turquie parmi les candidats à l’adhésion. ■ 1999 Mars France – table ronde « Juifs et Arméniens ». Conseil Européen, Helsinki – retour sur la décision de Luxembourg. ■ 2000 Conseil Européen, Nice – la Turquie oubliée parmi les candidats. ■ 2001 18/01 France – le gouvernement français adopte une loi dans laquelle il « reconnaît publiquement le génocide des Arméniens ». 25/01 Entrée de l’Arménie dans le Conseil de l’Europe. ■ 2002 Décembre Conseil Européen, Copenhague– confirmation de la décision d’Helsinki : Turquie acceptée parmi les candidats à l’entrée dans l’Union Européenne. ■ 2004 26/09 Turquie – vote du nouveau code pénal. 17/12 Le Conseil Européen vote pour le lancement des négociations d’adhésion avec la Turquie sans imposer la reconnaissance du génocide de 1915. 21/12 Pays-Bas– le Parlement reconnaît le génocide des Arméniens. 58 ■ 2005 27/01 Commémoration internationale à l’occasion du 60e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau. 25/02 Motion allemande invitant le Parlement à demander à la Turquie de reconnaître le génocide des Arméniens. 11/04 Le Premier ministre turc demande aux Arméniens de présenter des excuses à la Turquie par rapport à leurs accusations de génocide. 13/04 Proposition turque de création d’une commission arméno-turque pour enquêter sur le événements de 1915. 17/04 Commémoration internationale à l’occasion du 60e anniversaire de la libération du camp de Sachenausen. 20/04 Le Sénat argentin accuse la Turquie du génocide des Arméniens. 21/04 Pologne – le Parlement reconnaît le génocide des Arméniens. 24/04 Commémorations du 90e anniversaire du génocide des Arméniens. 06/05 Abdullah Gül, dénonce l’accusation de génocide formulée par le Sénat argentin. 22/05 France : manifestation des communautés arméniennes qui appellent à coter « non » lors du référendum sur le projet de traité de constitution pour l’Europe. 26/05 Report d’une conférence sur la question arménienne organisée par les universités turques de Bogazici, de Bilgi et de Sabanci pour le motif de ne présenter que les thèses arméniennes. 29/05 France – Référendum sur le projet de traité pour une constitution européenne : le « non » l’emporte avec près de 55% des voix. 31/05 Abdullah Gül dément toute responsabilité du gouvernement dans le report de cette conférence. 01/06 Entrée en vigueur du nouveau code Pénal Turc. Pays-Bas – Référendum sur le projet de traité pour une constitution européenne : rejet du projet par 68% des votants. 59 Glossaire Devoir de mémoire : Une exigence morale permanente de se souvenir du passé. « Se souvenir toujours pour construire l’avenir en retenant les leçons du passé. » Marie-Arlette Carlotti, député européenne, Viceprésident du Conseil général des Bouches-du-Rhône. Le devoir de mémoire doit exister tant du côté des victimes ou de leurs descendants – qu’il semble unir et qui permet de renforcer leur identité communautaire alors qu’elles vivent en diaspora – que du côté des bourreaux ou de leurs descendants. Dans le cadre du génocide des Arméniens, les fautes passées n’ayant pas été reconnues par l’Empire ottoman, ni par la République de Turquie, son héritière, le travail de mémoire n’est toujours pas entamé. Certains gouvernements et certaines instances européennes et internationales rejoignent les Arméniens et invitent la Turquie à assumer son devoir de mémoire par rapport au génocide de 1915. Diaspora : Le terme diaspora désigne la dispersion d’une communauté ethnique ou d’un peuple à travers le monde. A l’origine, le terme de « diaspora » ne désignait que le phénomène de dispersion mais aujourd’hui il est aussi utilisé pour désigner l’ensemble des membres d’une même communauté dispersés dans plusieurs pays. On parle ainsi de diaspora juive, de diaspora arménienne ou encore de diasporas chinoise et africaine. Un petit complément sur la diaspora arménienne : Source : L’Histoire n° 187, avril 1995, p.31 60 Source : L’Histoire n° 187, avril 1995, p.31 Droit à la mémoire : Droit revendiqué par les personnes ayant été victimes d’atrocités. Le peuple arménien ayant été décimé et dispersé par le génocide de 1915, les Arméniens du monde entier espèrent un jour voir la République de Turquie assumer son passé et les responsabilités de l’Empire ottoman comme des peuples turcs et kurdes dans cette tragédie. Toutefois, ce droit à la mémoire n’est pas un droit juridique et n’a de véritable valeur que sur le plan moral. Ainsi, le droit à la mémoire n’est pas un honneur pour les peuples meurtris mais simplement une reconnaissance de la dignité des victimes. Pierre Vidal-Naquet, dans sa préface de l’ouvrage du Tribunal Permanent des Peuples, Le Crime de Silence, le génocide des Arméniens, déclare d’ailleurs : « Avoir subi une tentative de génocide donne droit à la mémoire, mais ne donne pas droit à une décoration. » 61 État kémaliste : République de Turquie fondée par Mustafa Kémal État très différent de son aïeul, l’Empire ottoman. Mustafa Kemal a rompu tout lien avec l’Empire ottoman en abolissant le sultanat (1er novembre 1922) et le califat (3 mars 1924). La République de Turquie proclamée le 29 octobre 1923 fut ensuite le terrain de nombreuses réformes sociales, juridiques et culturelles instaurées par Mustafa Kémal : • Hommes et Femmes se virent attribués des droits égaux entre 1926 et 1934. • L’État devint laïc et le port du foulard et du fez furent interdits le 25 novembre 1925. • Les monastères musulmans (tekkes et zaviyes) et marabouts (türbes) furent fermés le 30 novembre 1925. • La législation musulmane fut abolie entre 1924 et 1937, période durant laquelle le Code civil fut mis en place. • L’enseignement se vit unifier le 3 mars 1924 • Un nouvel alphabet turc, basé sur l’alphabet latin fut adopté le 1er novembre 1928, ce fut la « révolution des signes » • L’Institut de la langue turque et l’Institut de l’Histoire turque furent créés entre 1931-1932, avant que l’université ne soit réformée en mai 1933. L’État Kémaliste désigne donc la République de Turquie crée par Mustafa Kémal avec toutes les réformes qu’il a instaurées et qui ont longtemps perdurées. Mustafa Kémal est désigné comme le « chef éternel » de la République de Turquie. Génocide : Le génocide est l’extermination intentionnelle, systématique et programmée d’un groupe ethnique, national, religieux ou racial. C’est donc un cas extrême de crime contre l’humanité. La qualification de « génocide » pour le massacre des Arméniens a été validée par une résolution de la sous-commission des Droits de l’homme de l’ONU et par une résolution du Parlement Européen (CEE) le 18 juin 1987. Une règle fondamentale de droit : le crime de génocide est imprescriptible. C’est à la fin de la Deuxième Guerre mondiale que des tribunaux ont commencé à juger les crimes de génocides. Plusieurs tribunaux ont été créés à cet effet : • Le Tribunal de Nuremberg pour la Shoah • Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), pour le génocide de Srebrenica • Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), pour le massacre des Tutsies par les Hutus Ainsi, les génocides qui ont été commis au cours du XXe siècle ont peu à peu poussé les gouvernements et les organisations non gouvernementales – expressions de la société civile – à réfléchir sur la mise en place d’une 62 structure judiciaire en mesure de juger de tels crimes. La Cour pénale internationale(CPI)– parfois appelée Tribunal Pénal International (TPI) –, dont les statuts sont entrés en vigueur en 2004, est née de ces réflexions. Cette cour ne se substitue pas aux tribunaux nationaux et n’intervient que lorsque ceux-ci ne sont pas en mesure de juger les crimes pour lesquels elle est compétente. Dans le cas du génocide des Arméniens, cette cour n’est pas compétente, cette cour ne pouvant juger que les événements survenus après sa mise en fonction. On ne peut donc pas imputer à la Turquie une responsabilité quant au génocide des Arméniens de 1915, ni même lui demander de rendre des terres aux Arméniens ou de les indemniser pour les dommages subis. Les seuls éléments de droit international qui permettent de juger les responsables des exactions de 1915 sont les conventions de La Haye de 1899 et 1907. Holocauste : À l’origine, la mot holocauste est un terme religieux qui désigne le sacrifice par le feu d’un animal. Mais, à la fin du XXe siècle ce terme fut utilisé dans un tout autre sens, pour faire référence à l’extermination des Juifs d’Europe par les nazis et leurs complices au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Ce terme est également utilisé aujourd’hui pour décrire le meurtre systématique d’autres groupes comme les Tziganes, les handicapés physiques et mentaux, les homosexuels et tant d’autres également exterminés par les nazis. Négationnisme : Néologisme dérivé de nier, négation. Synonyme de déni Le terme de négationnisme a été élaboré pour désigner la théorie selon laquelle le génocide des Juifs d’Europe pratiqué par les nazis et leurs complices n’aurait pas eu lieu. Par extension, ce terme fut ensuite appliqué aux politiques menées par la Turquie pour répondre aux accusations de génocide concernant le massacre des Arméniens de l’Empire ottoman entre 1915 et 1917. En France, les propos négationnistes sont sanctionnés pas la loi Gayssot. Panturquisme : Assimilation forcée de toutes les populations non turques dans l’Empire ottoman. Pantouranisme : Réunion de tous les peuples dans une grande Turquie. Shoah : Mot hébreu qui signifie « cataclysme ». Ce terme désigne l’extermination par l’Allemagne nazie et ses complices européens des deux tiers des Juifs d’Europe pendant la Deuxième Guerre mondiale. « Shoah » est donc synonyme de « génocide » mais ne s’applique qu’au génocide des Juifs d’Europe perpétré par le Troisième Reich. 63 Bibliographie 64 ¾ Retour sur le génocide : □ Arménie 1915 : Un génocide exemplaire, Jean-Marie Carzou, 1975. □ 1915, le génocide des Arméniens, Gérard Chaliand et Yves Ternon, ed. Complexe, 2002. □ Le ciel était noir sur l’Euphrate, Jacques der Alexanian, Robert Laffont, 1988. ¾ Arméniens et Turquie : □ Armenians in the history of Turks, publication n°22 du rectorat de l’ université de Kars Kafkas, traduction de Mehmet Elturan, Ankara,1995. □ « Les génocides dans l’histoire », Manière de voir 76, Le Monde diplomatique, Aout-Septembre 2004. □ « Notre terrible secret collectif », Taner Ackam, Courrier International n°755, du 21 au 27 avril 2005. □ Site Internet négationniste par rapport au « prétendu génocide arménien » : http://www.tetedeturc.com/index.htm □ Conférence du professeur Vahakn Dadrian du 24 avril 2001, « Le génocide à la lumière des démentis turcs » : http://www.imprescriptible.fr/dossiers/dadrian_harvard.htm □ Site Internet de la revue Nouvelles d’Arménie : http://www.armenews.com/New/News.asp □ Émission « mots croisés » présentée par Alexandre Adler, France 2, 26 avril 2004. ¾ la mémoire arménienne : □ Histoire de l’Arménie, Moïse de Khorène, Gallimard, 1993. □ Les héritiers du pays oublié, Jacques der Alexanian, Robert Laffont, 1992. □ Le deuil national arménien, R. Donikian, J. Nazarian, V. Solakian, ed. Centre d’études arméniennes, 1965. □ « Exils arméniens », Le Monde diplomatique n°612, mars 2005, p.14-16. □ «Un survivant raconte le génocide arménien de 1915», Le Figaro, n° 18 885, 23-24 avril 2005, p.14. □ Sites Internet dédiés au génocide des Arméniens : http://web.archive.org/web/20031208004813/www.genocide.am/adalian/content.htm http://www.phdn.org/armenocide/ressources.html □ Site Internet de l’association culturelle arménienne de Marne-la-Vallée : http://www.acam-france.org/index.html □ Site Internet de l’association l’Europe de la Mémoire présidée par Alexis Govciyan : http://www.europedelamemoire.org/index.php?file=Page&name=Dossier1_1 65 ¾ Reconnaissance du génocide arménien : □ Le crime de silence : le génocide des Arméniens, Tribunal permanent des peuples, Flammarion, 1984. □ La concurrence des victimes : génocide, identité, reconnaissance, Jean-Michel Chaumont, La Découverte, 1997. □ 24 avril. Reconnaissance par la France du génocide arménien de 1915, Alexis Govciyan et Patrick Devedjian, éd. le cherche midi, Paris, 2003. □ « Le ‘non, mais’ des Arméniens », Courrier international n°737 du 16 au 22 décembre 2004, p.22. □ « Le chef de l’État turc rejette catégoriquement les allégations arméniennes », dépêche de l’Agence France Presse du 7 avril 2005. □ « Gül denies gov’t pressure on Armenian conference », Turkish Daily News, Ankara 31 mai 2005. □ « Responsabilité historique », Le Figaro, n° 18 885, samedi 23-dimanche 24 avril 2005, p.4. □ Site Internet consacré à la reconnaissance du génocide et à la question de l’arménité dans l’Union Européenne : http://www.cda.asso.fr □ Conférence du lundi 21 février 2005 « Arménie 1915-1916 : les dernières traces ». □ Émission « C dans l’air : Arménie : le génocide inavoué » diffusée sur France 5 mercredi 22 avril 2005 à 17h50. □ « Jérusalem ne reconnaît pas le génocide », Yossi Sarid, Courrier International n°755, du 21 au 27 avril 2005. □ « Comparer les génocides », Yves Ternon, Revue d’histoire de la Shoah, 2003. ¾ Turquie et Union européenne : □ L’Europe et la Turquie :hier et demain, François Garelli, éd. Rive Droite, 2004. □ La Turquie aujourd’hui : un pays européen ?, Olivier Roy, Universalis, 2004. □ Courrier international n°737 du 16 au 22 décembre 2004, dossiers « Turquie-Europe un mariage de raison » et « Turquie : entre suspicion et adhésion ». □ « La Turquie est-elle européenne ? », L’express n°2787 du 29 novembre au 5 décembre 2004. □ « Faut-il avoir peur des Turcs ? », Le nouvel observateur du 9 au 15 décembre 2004. □ Dossier « Ils font la tête aux Turcs », articles de H. Zerrouky, P. Falzon, B. Odent, L’Humanité, mercredi 15 décembre, p.3-4. □ « Une Europe de l’espoir », Le Monde diplomatique n°608, novembre 2004. □ « Les Arméniens tentés par le NON », France soir, samedi 23 avril 2005, p.2-4. □ Articles du Turkish Daily News sur le site : www.turkishdailynews.com □ Site Internet d’Info Turc : www.info-turc.org 66 Annexes Annexe 1 Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide 9 décembre 1948 Annexe 2 Télégrammes attestant de la réalité du génocide des Arméniens Annexe 3 Question écrite posée par Marie-Arlette Carlotti (PSE) à la Commission le 4 octobre 2000 Réponse donnée par M. Verheugen au non de la Commission le 30 octobre 2000 Annexe 4 Manifeste pour une Turquie partenaire de l’Union 67 Annexe 1 Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide 9 décembre 1948 Les Parties contractantes, Considérant que l'Assemblée générale de l'Organisation des Nations Unies par sa résolution 96 (I) en date du 11 décembre 1946, a déclaré que le génocide est un crime du droit des gens, en contradiction avec l'esprit et les fins des Nations Unies et que le monde civilisé condamne. Reconnaissant qu'à toutes les périodes de l'histoire le génocide a infligé de grandes pertes à l'humanité, Convaincues que pour libérer l'humanité d'un fléau aussi odieux la coopération internationale est nécessaire, Conviennent de ce qui suit : Article premier Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu'il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu'elles s'engagent à prévenir et à punir. Article II Dans la présente Convention, le génocide s'entend de l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) Meurtre de membres du groupe; b) Atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe; c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe; e) Transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe. Article III Seront punis les actes suivants : a) Le génocide; b) L'entente en vue de commettre le génocide; c) L'incitation directe et publique à commettre le génocide; d) La tentative de génocide; e) La complicité dans le génocide. 68 Article IV Les personnes ayant commis le génocide ou l'un quelconque des autres actes énumérés à l'article III seront punies, qu'elles soient des gouvernants, des fonctionnaires ou des particuliers. Article V Les Parties contractantes s'engagent à prendre, conformément à leurs constitutions respectives, les mesures législatives nécessaires pour assurer l'application des dispositions de la présente Convention, et notamment à prévoir des sanctions pénales efficaces frappant les personnes coupables de génocide ou de l'un quelconque des autres actes énumérés à l'article III. Article VI Les personnes accusées de génocide ou de l'un quelconque des autres actes énumérés à l'article III seront traduites devant les tribunaux compétents de l'État sur le territoire duquel l'acte a été commis, ou devant la cour criminelle internationale qui sera compétente à l'égard de celles des Parties contractantes qui en auront reconnu la juridiction. Article VII Le génocide et les autres actes énumérés à l'article III ne seront pas considérés comme des crimes politiques pour ce qui est de l'extradition. Les Parties contractantes s'engagent en pareil cas à accorder l'extradition conformément à leur législation et aux traités en vigueur. Article VIII Toute Partie contractante peut saisir les organes compétents de l'Organisation des Nations Unies afin que ceux-ci prennent, conformément à la Charte des Nations Unies, les mesures qu'ils jugent appropriées pour la prévention et la répression des actes de génocide ou de l'un quelconque des autres actes énumérés à l'article III. Article IX Les différends entre les Parties contractantes relatifs à l'interprétation l'application ou l'exécution de la présente Convention y compris ceux relatifs à la responsabilité d'un État en matière de génocide ou de l'un quelconque des autres actes énumérés à l'article III, seront soumis à la Cour internationale de Justice, à la requête d'une partie au différend. 69 Article X La présente Convention, dont les textes anglais, chinois, espagnol français et russe feront également foi, portera la date du 9 décembre 1948. Article XI La présente Convention sera ouverte jusqu'au 31 décembre 1949 à la signature au nom de tout Membre de l'Organisation des Nations Unies et de tout État non membre à qui l'Assemblée générale aura adressé une invitation à cet effet. La présente Convention sera ratifiée et les instruments de ratification seront déposés auprès du Secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies. A partir du 1er janvier 1950, il pourra être adhéré à la présente Convention au nom de tout Membre de l'Organisation des Nations Unies et de tout État non membre qui aura reçu l'invitation susmentionnée Les instruments d'adhésion seront déposés auprès du Secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies. Article XII Toute Partie contractante pourra, à tout moment, par notification adressée au Secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies étendre l'application de la présente Convention à tous les territoires ou à l'un quelconque des territoires dont elle dirige les relations extérieures. Article XIII Dès le jour où les vingt premiers instruments de ratification ou d'adhésion auront été déposés, le Secrétaire général en dressera procès-verbal. Il transmettra copie de ce procès-verbal à tous les États Membres de l'Organisation des Nations Unies et aux États non membres visés par l'article XI. La présente Convention entrera en vigueur le quatre-vingt-dixième jour qui suivra la date du dépôt du vingtième instrument de ratification ou d'adhésion. Toute ratification ou adhésion effectuée ultérieurement à la dernière date prendra effet le quatre-vingt-dixième jour qui suivra le dépôt de l'instrument de ratification ou d'adhésion. Article XIV La présente Convention aura une durée de dix ans à partir de la date de son entrée en vigueur. Elle restera par la suite en vigueur pour une période de cinq ans, et ainsi de suite, vis-à-vis des Parties contractantes qui ne l'auront pas dénoncée six mois au moins avant l'expiration du terme La dénonciation se fera par notification écrite adressée au Secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies. 70 Article XV Si, par suite de dénonciations, le nombre des parties à la présente Convention se trouve ramené à moins de seize, la Convention cessera d'être en vigueur à partir de la date à laquelle la dernière de ces dénonciations prendra effet. Article XVI Une demande de révision de la présente Convention pourra être formulée en tout temps par toute Partie contractante, par voie de notification écrite adressée au Secrétaire général. L'Assemblée générale statuera sur les mesures à prendre, s'il y a lieu au sujet de cette demande. Article XVII Le Secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies notifiera ce qui suit à tous les États Membres de l'Organisation et aux États non membres visés par l'article XI : a) Les signatures, ratifications et adhésions reçues en application de l'article XI : b) Les notifications reçues en application de l'article XII; c) La date à laquelle la présente Convention entrera en vigueur, en application de l'article XIII; d) Les dénonciations reçues en application de l'article XIV; e) L'abrogation de la Convention en application de l'article XV; f) Les notifications reçues en application de l'article XVI. Article XVIII L'original de la présente Convention sera déposé aux archives de l'Organisation des Nations Unies. Une copie certifiée conforme sera adressée à tous les États Membres de l'Organisation des Nations Unies et aux États non membres visés par l'article XI. Article XIX La présente Convention sera enregistrée par le Secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies à la date de son entrée en vigueur 71 Annexe 2 Textes traduits des cinq télégrammes de Tallat Pacha authentifiés, extraits du compterendu sténographique de procès de Soghomon Teilirian, publié à Berlin en 1921. Télégramme adressé par Talaat Pacha, le 15 septembre 1915 à la préfecture d’Alep « Il a été précédemment communiqué que le gouvernement, sur l’ordre du Djemietx, a décidé d’exterminer entièrement tous les Arméniens habitant en Turquie. Ceux qui s’opposeraient à cet ordre et à cette décision ne pourraient faire partie de la formation gouvernementale. Sans égard pour les femmes, les enfants et les infirmes, quelques tragiques que puissent être les moyens de l’extermination, sans écouter les sentiments de la conscience, il faut mettre fin à leur existence. » Télégramme adressé par Talaat Pacha, le 18 novembre 1915 à la préfecture d’Alep « Par la démarche que, sur l’instruction de son gouvernement, l’ambassade américaine fit dernièrement auprès de nous, il apparaît que les consuls américains se procurent des nouvelles par des moyens secrets. Bien qu’il leur fût répondu que la déportation s’effectue d’une manière sûre et confortable, cette affirmation n’étant pas suffisante pour les convaincre, tâchez que, lors de la sortie des Arméniens des villes, des bourgs et des centres, des faits pouvant attirer l’attention ne se produisent pas. Au point de vue de la politique actuelle, il est d’une importance capitale que les étrangers qui circulent par là soient convaincus que cette déportation ne se fait que dans un but de changement de séjour. Pour ce motif il est provisoirement important d’étaler pour la frime une conduite délicate et de n’appliquer les moyens connus que dans les endroits propices. Je vous recommande à ce propos d’arrêter les personnes qui donnent ces nouvelles ou qui font des enquêtes et de les livrer sous d’autres prétextes, aux cours martiales. » x Le Djemiet est une autre appellation de l’Ittihad, c’est-à-dire le parti Jeune-Turc. 72 Télégramme du 12 décembre 1915 « Recueillez et entretenez seuls des orphelins qui ne pourraient se rappeler les terreurs auxquelles furent soumis leur parents. Renvoyez les autres avec les caravanes. » Télégramme du 23 janvier 1916 « A une époque où des milliers d’émigrés musulmans et de veuves de martyrs ont besoin de protection et de nourriture, il n’est pas admissible de faire des frais pour nourrir des enfants de personnes connues [des Arméniens] qui à l’avenir ne serviront pas à autre chose qu’à être dangereux. Les renvoyer de la préfecture avec les caravanes de déportés et envoyer, conformément à notre dernière instruction, à Sivas, ceux qu’on est en train d’entretenir. » Télégramme du 23 janvier 1916 « Prétextant qu’ils seront soignés par l’administration des déportés, sans éveiller les soupçons, prendre et exterminer en masse les enfants des personnes connues, ramassés et soignés, sur l’ordre du ministère de la Guerre, par les stations militaires. Nous aviser. » Source : L’Histoire n°187 avril 1995 p.44 73 Annexe 3 74 Annexe 4 75 76 Quatre-vingt-dix ans après les faits, le génocide arménien, reconnu par les plus grandes instances internationales, ne l’a toujours pas été par la République de Turquie – héritière de l’Empire ottoman, coupable de ce crime. Cette absence de reconnaissance et les politiques négationnistes qu’elle suscite s’invitent au cœur d’un débat d’un autre ordre : celui de l’entrée éventuelle de la République de Turquie en Europe. Le devoir de mémoire du génocide de 1915, devrait être observé par l’humanité toute entière, le génocide des Arméniens étant avant tout un crime contre l’humanité. Or, même si les Arméniens ne commémorent pas seuls cet événement traumatique – de nombreux pays ayant eu le courage de reconnaître publiquement cette tragédie – ce travail de mémoire et de reconnaissance reste à faire du côté turc. Malgré quarante années de combat côté arménien pour obtenir cette reconnaissance du gouvernement turc, ce dernier n’a pas changé de discours et reste fidèle à l’histoire officielle turque. Comme elle a déjà tenté de le faire au travers de la résolution du Parlement Européen du 18 juin 1987 (CEE), l’Union Européenne doit-elle contraindre la Turquie à reconnaître l’existence du génocide de 1915 et ses responsabilités dans celui-ci avant son entrée dans l’Union ? Peut-elle intégrer une Turquie négationniste, occultant les pages noires de son passé au lieu d’y faire face et de l’assumer ? Cette étude illustre les polémiques qui se sont construites autour du génocide et de sa dénégation et souligne les différents enjeux du développement de ce devoir de mémoire par rapport à la question de l’éventuelle entrée de la Turquie dans l’Union Européenne. *** « Les morts ne veulent pas qu’on les pleure, ils veulent qu’on les continue ». « La lecture de cet essai a ramené en moi cette parole de François Mitterrand. Le passé est derrière nous, le présent est là qui nous invite à établir, ou rétablir, un équilibre, mélange d’un devoir de mémoire, certes, mais aussi désir de justice, d’amour et…de pardon, afin que réellement, soit appliquée cette réalité et qu’elle ne soit pas seulement utopie : Plus jamais ça ! » Khorèn Yapoudjian, français d’origine arménienne, pasteur à la retraite.