Destin de la Tunisie - Revue Défense Nationale

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DESTIN DE LA TUNISIE
L
’importance prise par la Tunisie dans la conscience française,
particulièrement depuis trois ans, pourrait sembler surprenante. Sans doute le Français moyen s’intéresse-t-il, encore
aujourd’hui, trop peu aux réalités d’outre-mer et aux pays qui, avec
la France, constituent l’Union française. La guerre d’Indochine ellemême, si sanglante et si lourde pourtant, semble faire partie, hélas,
des habitudes de chacun et seuls les responsables du pays et les
parents des combattants participent vraiment, par leurs décisions et
leurs angoisses, à cette épreuve douloureuse dont la nation n’a pas
assez intimement conscience.
La Tunisie est moins lointaine et si, pour reprendre le titre
d’un livre récent, on peut la situer, avec l’Indochine, « aux frontières
de l’Union française », cette frontière qui borde la Régence est singulièrement proche de la métropole et les problèmes tunisiens bien
différents de ceux de l’Indochine. Ni le souvenir de Jules Ferry ni le
recours à de superficielles comparaisons ne parviennent à lier les uns
et les autres en vue de solutions identiques. La Campagne de Tunisie
et le rôle joué par l’Afrique du Nord dans la libération du territoire
français, le mouvement des échanges et la rapidité des communications entre la France et Tunis, l’habitude enfin prise par chacun,
depuis l’école primaire, de considérer ensemble la Tunisie, l’Algérie
et le Maroc, contribuent à l’originalité des problèmes de la proche
Afrique par rapport à ceux de l’Extrême-Orient.
Mais au sein même de l’Afrique du Nord, nuançant les ressemblances des trois pays et les affinités des trois peuples, la géographie,
l’histoire et l’économie ont imprimé à la Tunisie des traits particuliers.
Paul Lapie avait écrit en 1898 un livre remarquable sur « Les civilisations tunisiennes » et s’était montré sensible aux différences qui séparaient Musulmans, Israélites et Européens. Aujourd’hui, pour qui
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connaît le Maroc et l’Algérie, le charme indéniable de la Tunisie,
qui s’impose même dans les périodes les plus troublées, naît justement, autant que de la douce ou sévère harmonie des paysages, du
sentiment qu’ici des contrastes se sont fondus, que des oppositions
peuvent s’assouplir, que par delà les heurts d’intérêts ou les chocs
idéologiques l’effort des hommes peut préparer les synthèses valables
qu’appellent les difficultés du présent et les angoissantes perspectives
de l’avenir. Si l’on a reconnu, dans cette revue même, une « vocation
occidentale » au Maroc, celle de la Tunisie apparaît plus complexe
et subtile. Ce pays a toujours été propice aux contacts de civilisations
et l’on pourrait, sans risque excessif, le définir comme africain et
européen, oriental et occidental, en un mot méditerranéen.
Les leçons de la géographie.
La géographie l’y prédestinait. L’actuelle Tunisie n’est sans
doute qu’un petit pays de 125.000 kilomètres carrés, dont une part
importante est occupée par la végétation de la steppe ou même
demeure désertique et dont près d’un tiers peut actuellement être
tenu pour presque inutilisable. Mais au Nord de la Dorsale, les terres
sont riches et productives et le long de la côte orientale, dans le Sahel,
des cultures entreprises malgré les insuffisances et l’incertitude de la
pluviométrie entretiennent une population dense et prolifique. Une
double exposition maritime, dont Carthage jadis et aujourd’hui
Tunis ont été successivement la charnière, ouvre le pays aux
influences du Nord et de l’Est, de l’Europe et de l’Orient. Allongeant
le Cap Bon pour tenter de rejoindre la Sicile, qui n’est séparée d’elle
que par un détroit de 140 kilomètres, la Tunisie est à la jointure de
la Méditerranée orientale et de la mer occidentale et occupe, à ce
titre, une situation exceptionnelle. La faiblesse de son relief côtier et
la continuité des plaines sur son rivage oriental ont favorisé, au cours
des siècles, les invasions, les échanges et la pénétration des idées. La
succession de ses caps, de ses criques, de ses îles et de ses lacs assure
d’autre part sans effort la continuité de la côte tunisienne avec celle
de l’Algérie et offre des relais naturels, utilisés dès la plus lointaine
antiquité, entre l’Orient et l’Occident.
Cette continuité se retrouve, aussi sensible que par mer, si
l’on considère la liaison continentale avec F Algérie. Les chaînes de
montagnes de la Tunisie, ses massifs plus pénétrables, plus courts et
plus largement ouverts sur les plaines, prolongent en l’atténuant et
en l’adoucissant le relief du pays voisin, avec lequel les communications sont faciles et relativement nombreuses. Les oasis du Djerid et
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de Gafsa continuent celles du Sud algérien, et offraient autrefois des
relais pour les caravanes et pour les voyageurs qui suivaient depuis
Sijilmassa les pistes du pèlerinage. Avec le relief, la pluviométrie
découpe en capricieuses courbes souvent parallèles, des rivages tunisiens à l’Atlas marocain, toute l’Afrique du Nord, séparant chacun
des trois pays en une diversité de zones de végétation et de vie économique et sociale qui assurent, par contre, une indéniable unité au
Maghreb. Les impératifs du climat y imposent, en dépit des
frontières, notamment en Algérie et en Tunisie, la succession du Sud
au Nord de bandes souvent étroites, allongées de l’Est à l’Ouest et
que les influences combinées de la température et de la pluviométrie
destinent à des cultures et à des genres de vie différents : déserts
parsemés de palmeraies, steppes où seul peut être pratiqué l’élevage
du mouton, terres sèches et légères où l’on peut cultiver l’olivier,
zones de céréaliculture, régions où sont possibles les cultures variées,
l’arboriculture fruitière, les cultures riches et le maraîchage. Encore
les moyennes de pluviométrie varient-elles dans des proportions
considérables d’une année à l’autre, et la Tunisie participe de la fragilité économique des deux autres pays, notamment de l’Algérie.
Une ou plusieurs années de sécheresse compromettent dangereusement la vie des populations indigènes, dans les conditions où elles
pratiquent, encore actuellement, l’agriculture et l’élevage. Le succès
est obtenu, dans les trois pays, par les mêmes méthodes, la colonisation y revêt des caractères identiques et, dans une économie où
l’agriculture occupe la plus grande place, l’œuvre du paysannat obéit
à des préoccupations et utilise des moyens semblables.
L’on pourrait citer bien d’autres exemples de cette intégration
profonde de la Tunisie à l’ensemble maghrébin. L’on sait que, si les
steppes du Maroc oriental appartiennent autant à l’Algérie qu’à
l’Empire Chérifien, la frontière entre la Tunisie et l’Algérie demeure
sur bien des points arbitraire. Inversement le détroit qui sépare les
terres si voisines du Maroc et de l’Espagne a semblé durant des siècles,
après la Reconquête espagnole, isoler davantage de l’Europe le
Maghreb occidental que la distance du Cap Bon à la Sicile n’a fait
pour la Berbérie orientale. La mer, derrière laquelle le Maroc s’est
jadis replié et qui a été surtout pour l’Algérie, avant 1830, une source
de profits, pas toujours médiocres, par la pêche et la course, a profondément influé sur le destin de la Tunisie. L’histoire nous enseigne que
ce pays fut aussi facile à conquérir par mer que par terre et aussi aisément utilisable pour des expéditions continentales que maritimes. Les
événements de la dernière guerre en apportent le témoignage.
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Les enseignements de l’histoire.
L’abondance des gîtes préhistoriques prouve déjà l’importance,
aux temps les plus reculés, des groupements humains dans le Maghreb
oriental et atteste de nombreuses invasions. C’est au début de l’âge
néolithique que doit se situer celle des populations qui donnèrent naissance aux Berbères et dont les descendants entrèrent en contact avec
la colonisation phénicienne, cependant que des traditions placent au
Cap Bon et près du Kef des colonies siciliennes. La situation géographique de l’actuelle Tunisie lui permit d’entrer dans l’histoire à une
date plus lointaine que le reste de l’Afrique du Nord. Dès le IIe millénaire, les Phéniciens fondent Utique et probablement en même temps
Hadrumète (Sousse), Hippo Diarrhytos (Bizerte) et, selon les escales
qu’imposaient alors les conditions de navigation, tout un chapelet de
colonies dont beaucoup demeurent inconnues, les plus importantes
s’établissant aux points stratégiques les plus favorables à la maîtrise de
la mer. Ce sont Gadès et Lixus, à la sortie de la Méditerranée occidentale, mais surtout à la charnière de la Méditerranée, face aux établissements de Sicile, de Sardaigne et de Malte, des colonies dont la plus
célèbre fut Carthage. Devenue, après des débuts modestes, métropole
par suite de la ruine de Tyr en 332, elle bénéficiait d’une situation géographique qui lui permit à la fois de pratiquer une politique d’expansion dans les deux parties occidentale et orientale de la Méditerranée
et de pousser la pénétration continentale en Afrique au point de constituer un territoire dont les limites correspondent approximativement à
celles de la Tunisie d’aujourd’hui.
L’histoire de Carthage est trop connue pour qu’il soit nécessaire d’en détailler les phases. La civilisation punique, d’origine
orientale, s’imprégna successivement, notamment dans le domaine
religieux, d’influences égyptiennes et grecques mais subit également
celle des divinités africaines. Plusieurs tentatives d’expansion en
Sicile, où elle se heurta d’abord à la colonisation grecque, puis aux
Romains, attirèrent sur son sol, après des succès divers, l’expédition
d’Agathocle en 310 et celle de Regulus en 236. Carthage sut finalement triompher de l’une et de l’autre, mais elle avait perdu la
maîtrise de la mer. La révolte des mercenaires donnait à Rome
l’occasion d’enlever à sa rivale la Corse et la Sardaigne.
Les populations sujettes de Carthage avaient montré une
fâcheuse tendance à la rébellion et les colonies phéniciennes
n’avaient apporté qu’un appui peu sûr. L’expansion carthaginoise
en Espagne, avec Amilcar, Asdrubal et Hannibal (238-219) attestait
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à la fois la fidélité de la cité à sa vocation maritime et commerçante
et le souci de fuir, par la prospection de ces rivages lointains, la dangereuse présence de Rome. L’incertitude de l’appui des royaumes
berbères et la lutte des deux tribus Massyles et Masaesyles contribuèrent, avec la ténacité romaine, à donner à la deuxième guerre
punique, en dépit des éclatants succès remportés par Hannibal en
Italie, une issue malheureuse pour Carthage.
Après les expéditions d’Agathocle et de Regulus, le débarquement de Scipion constitue vraiment le début de ces invasions
dont la succession marquera désormais les différentes étapes de
l’histoire de la Tunisie. Faute de disposer d’une puissance territoriale
suffisante, le pays se verra fréquemment menacé, du fait même de
cette situation centrale en Méditerranée et de cette position stratégique qui avaient permis à Carthage de développer son empire maritime. Sous les divers noms qui lui seront donnés, la Tunisie cessera
d’être un État puissant, malgré d’incontestables périodes de prospérité. Elle saura toutefois poursuivre cette lente assimilation des
diverses civilisations avec lesquelles elle entre en contact. Carthage
avait été à la fois orientale et grecque, les Berbères de Massinissa
adoptèrent les usages, la langue et la religion puniques et la destruction de Carthage en 148, n’assurera pas encore définitivement la
conquête romaine. La nouvelle province, menacée par Jugurtha, est
sauvée par Marius et son questeur Sylla ; le roi numide Juba s’allie
à Pompée contre César et, vaincu, veut s’offrir en holocauste sur un
bûcher selon la tradition punique. Durant l’ère impériale, la province
d’Afrique pacifiée, protégée, organisée, jouit d’une prospérité fondée
avant tout sur l’agriculture, notamment sur l’arboriculture, qui ont
tendance, dans les grands domaines romains, à l’emporter sur l’élevage. Massinissa avait déjà encouragé la fixation des tribus et le culte
des dieux agraires, notamment des Cérès, Déméter et Koré. La
romanisation, au cours des quatre siècles que vécut l’Afrique impériale, se fit par la synthèse des institutions romaines et des habitudes
et des traditions locales, joignant des groupements de langue et de
droit puniques et dirigés par des suffètes aux municipes et aux colonies. Les divinités romaines, le culte impérial et la Triade Capitoline
ne supplantent pas complètement les anciens dieux africains. Tanit
est adorée sous le nom de Caelestis et Baal Hammon sous celui de
Saturnus Augustus, des sacrifices sanglants sont encore célébrés et
des rites empruntés à l’Orient témoignent de la permanence des
anciennes croyances ou de l’attrait des cultes orientaux dans cette
civilisation romaine d’Afrique.
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À la fin du IIe siècle, la synthèse de Rome et de l’Afrique semblait se fortifier par l’élévation au trône impérial d’Aemilius Laetus,
originaire de Thina (près de l’actuelle ville de Sfax) et de Septime
Sévère, né à Leptis Magna, qui avait réussi à évincer Clodius Albinus,
d’Hadrumète (Sousse). L’enseignement est florissant et développe
l’usage du latin ; la Carthage romaine était devenue une métropole
du savoir et l’Afrique allait enrichir la littérature latine de noms célèbres, notamment de ceux d’Apulée, de Tertullien, de saint Augustin,
Mais déjà les influences africaines, les forces du sol et de la race,
agissent sur la romanisation. Les Berbères ne sont pas assez profondément transformés pour abandonner leur atavique indocilité. Dans
de telles dispositions et dans l’inquiétude et les difficultés sociales, une
religion nouvelle d’origine orientale, le christianisme, allait trouver
un terrain favorable à une diffusion rapide. Venue par les ports,
notamment par Carthage, elle avait déjà, à la fin du IIe siècle, de nombreux fidèles. La succession des persécutions et le nombre de martyrs
jusqu’à la persécution de Dioclétien attestent l’importance prise dans
toutes les classes sociales par une religion qui, jusqu’à Constantin,
avait opposé à l’État romain une si farouche résistance. En même
temps les luttes de tribus, les difficultés économiques, la crise sociale
sapaient l’édifice, pourtant si prestigieux, que Rome avait élevé en
Afrique. C’est par l’Ouest que, venus d’Espagne, les Vandales pénétreront dans les deux provinces de l’Est et se rendront maîtres de
Carthage en 440. Les imprudences de leur domination devaient
entraîner, moins d’un siècle après, leur éviction par les Byzantins.
Bélisaire, au nom de l’Empereur Justinien, débarquait, comme avait
fait César, dans le Sahel et s’emparait de Carthage en 534.
Ce fut là jusqu’à l’invasion turque, par mer et par terre, en
1574, la dernière des expéditions maritimes qui modifièrent la situation politique du pays et eurent l’allure d’une conquête. Désormais,
en effet, et jusqu’à cette date, les débarquements seront seulement
suivis de l’occupation, parfois temporaire, d’un ou de plusieurs points
des côtes. Les entreprises de Roger de Sicile tout au long de la côte
orientale à partir de 1134 dépassent en importance celles de saint
Louis sur Carthage en 1270 ou de Charles-Quint sur Tunis et La
Goulette en 1535. Une expédition contre les chrétiens de Sicile était
même entreprise par le souverain aghlabide en 827 et aboutissait,
après de longues années d’efforts, à la soumission de toute l’île au
début du Xe siècle, cependant qu’à l’instar de Carthage jadis, la
dynastie se retrouvait affaiblie par cette guerre lointaine et incapable
de résister aux tribus Kotama de Petite Kabylie. C’est, en effet, par
terre que la Berbérie orientale est désormais envahie ou que ses
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souverains recherchent une expansion. Pendant plusieurs siècles, les
dangers qui la menaceront viendront surtout du continent, soit que
le pouvoir établi ait à vaincre des rébellions ou des anarchies intérieures, soit que des envahisseurs pénètrent sur le territoire. C’est à
celles-là d’abord que doivent faire face les gouverneurs byzantins
jusqu’au milieu du VIIe siècle, où les premières troupes de guerriers
musulmans venues d’Égypte attaquent l’Afrique chrétienne, puis
avec Oqba ben Nafi remportent en 648 la victoire de Sbéitla, préludant à la prise de Carthage en 698. Dès lors le destin de la Berbérie
orientale est fixé pour des siècles, en dépit des incertitudes politiques
et des changements de dynasties. Elle avait été le centre d’où s’étaient
répandues successivement, venues à elle par la mer, les civilisations
punique, romaine, chrétienne. Elle devient la grande voie de pénétration de l’Islam, qui lui est arrivé par les déserts du Sud.
Elle s’orientalise, rompt avec son passé, tend à s’isoler de
l’Europe, qui est chrétienne alors qu’elle-même est devenue musulmane, et s’intègre profondément à un monde africain. D’Est en
Ouest ou d’Ouest en Est, elle est le centre de flux et de reflux successifs. En 880, une invasion égyptienne est arrêtée près de Tripoli. En
909, après la prise de Kairouan par les tribus Kotama, la dynastie
fatimide est fondée, qui s’emploiera à ranger sous son autorité la
partie la plus importante de l’Afrique du Nord et à conquérir
l’Égypte. En 946, les Berbères de l’Aurès, auxquels se sont joints les
Berbères kharéjites du Sud, échouent devant Mahdia après avoir
occupé la plupart des villes, notamment Kairouan et Tunis. Les
vieilles résistances berbères utilisent, en effet, dans tout le Maghreb
le kharéjisme en face de l’Islam orthodoxe, comme elles avaient fait
jadis avec le donatisme devant l’Église chrétienne officielle. Les
Fatimides étaient de secte chiite ; les Zirides, qui leur succèdent après
le transfert au Caire du khalifat fatimide et règnent d’abord en leur
nom, sont Berbères. Mais leur territoire s’est rétréci, alors que sous
les Aghlabides il s’étendait à l’Ouest au-delà du Constantinois, et il
ne comprend plus que l’actuelle Tunisie.
L’invasion des Arabes hilaliens venus d’Égypte, bouleverse
brutalement, à partir du milieu du XIe siècle, les conditions du
pouvoir politique et de la vie économique et sociale. Le morcellement des petites dynasties qui se créent et la faiblesse du pays, jointe
à quelques imprudences du prince Ziride de Mahdia, incitent Pisans,
Génois et Normands de Sicile à intervenir. Mais bientôt, vers 1160,
l’Almohade Abdelmoumen s’empare de la Tunisie. Les difficultés
intérieures étaient telles et les expéditions si vaines, dès que les
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troupes avaient quitté le Maghreb oriental pour retourner au Maroc,
qu’un des successeurs d’Abdelmoumen, renouvelant le geste du
Fatimide à l’égard du Ziride, confère en 1207 au gouverneur de
Tunis des pouvoirs exceptionnels. Ni de l’Est ni de l’Ouest, la Tunisie
ne semblait pouvoir être durablement contrôlée. Telle est l’origine
de la dynastie hafside qui allait gouverner la Tunisie pendant trois
siècles et demi.
Cette période est riche d’événements. Les Hafsides reprennent d’abord la Tripolitaine et le Constantinois qu’ils ne parviennent
pas toujours à garder. Ils ont même à résister à l’invasion des
Mérinides de Fès, qui occupent à deux reprises Tunis au XIVe siècle.
Mais le pays bénéficie de la venue de nombreux Musulmans
d’Espagne chassés par la « Reconquista ». Plusieurs attaques maritimes des puissances chrétiennes ne recueillent que de minces résultats ou même se terminent par des échecs, comme celle de saint
Louis en 1270 et la tentative franco-génoise sur Mahdia en 1390.
Les relations commerciales se multiplient avec les puissances chrétiennes qui installent en Tunisie des fondouks et dont certaines organisent des convois réguliers. C’est d’Espagne que vint le péril, la
Tunisie étant placée au centre des efforts d’expansion méditerranéenne de Charles-Quint et de l’Empire ottoman. La mer a repris
son influence de jadis, singulièrement diminuée depuis l’islamisation
du pays, sur le destin de la Tunisie.
Tunis et La Goulette sont pris successivement par les Turcs
en 1534 et par les Espagnols en 1535. Les ports de la côte orientale
et Kairouan ont été dotés de garnisons turques, et les Espagnols
occupent Monastir en 1540. Intervenant tour à tour pendant quarante ans dans les querelles dynastiques, les Espagnols s’emparent
de Tunis en 1571 et les Turcs en 1574. La Tunisie devenait une
province de l’Empire ottoman. Elle garda néanmoins, surtout après
l’avènement de la dynastie husseinite, en 1705, une personnalité et
une originalité incontestables. Sans doute révolutions, désordres,
insurrections marquèrent-ils de longues périodes de cette histoire,
mais il est intéressant d’y retrouver, plus que ces embarras et ces agitations auxquelles, durant les trois siècles qui s’écoulent jusqu’à l’établissement du Protectorat français, les nations européennes
n’échappèrent pas non plus, la permanence du destin de la Tunisie.
La mer avait déjà recouvré son importance : elle n’est pas seulement
désormais le théâtre tourmenté d’une piraterie fructueuse mais la
voie d’un commerce qui, encore que modeste, s’accroît à la fois avec
les pays du Levant et avec les puissances occidentales. Des comptoirs
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génois et français sont installés à Tabarca et au Cap Nègre et la
course maritime n’empêche pas les relations commerciales. La
France dispose à Tunis d’un Consul dès 1577, suivie une cinquantaine d’années plus tard par la Hollande et l’Angleterre. Le fondouk
des Français, bâti en 1659, est spacieux et le Consul de France
protège les commerçants des autres nationalités, à l’exception des
deux autres puissances qui sont aussi représentées à Tunis. Les traités
nous accordaient depuis 1720 la clause de la nation la plus favorisée
et les commerçants français avaient, au XVIIe siècle, progressivement supplanté les Israélites de Livourne. Les Andalous avaient
apporté une contribution importante à la prospérité de la Tunisie et
les diverses activités administratives et économiques du pays, sans
oublier la course, faisaient une place à des Européens, notamment à
des renégats. Cette tradition se continuera, cependant que la
Régence de Tunis doit à plusieurs reprises se défendre contre celle
d’Alger, notamment en 1735 et en 1756. L’on sait qu’en 1831, l’autorité française fit des ouvertures au Bey de Tunis pour placer deux
princes husseinites à la tête des beyliks d’Oran et de Constantine.
Le XIXe siècle vit, avec les Beys réformateurs, s’amplifier ces
relations avec l’Occident européen. Des écoles chrétiennes sont autorisées et le Bey Ahmed fait appel à des officiers européens pour enseigner à l’école militaire qu’il vient de créer au Bardo. Le collège Sadiki,
pépinière de fonctionnaires pour une administration modernisée, est
fondé en 1875. L’esclavage est aboli ainsi que le régime d’exception
que subissaient jusqu’alors les juifs. Le « Pacte Fondamental » octroyé
à son peuple par Mohammed Bey en 1857 marquait l’orientation de
la Tunisie dans la voie du libéralisme constitutionnel. Des travaux
publics étaient entrepris par le gouvernement beylical : routes, travaux d’urbanisme à Tunis, installation du télégraphe de Tunis à Sfax,
adduction d’eau, chemins de fer, etc. Mais l’État n’était pas assez
solide ni l’administration organisée avec assez de sécurité pour que
cette politique, parfois imprudente et peu réfléchie, fût durable et efficace, malgré le passage au pouvoir d’un grand ministre, le général
Kheireddine. Les difficultés financières, la rivalité après 1870 de
l’Italie et de la France en Méditerranée, le voisinage de l’Algérie française furent au nombre des causes qui entraînèrent l’établissement du
protectorat français le 12 mai 1881.
Perspectives économiques
Les difficultés rencontrées par les Beys réformateurs pour la
modernisation de la Tunisie n’étaient pas seulement imputables à
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des causes administratives ou politiques. La fragilité économique du
pays semble avoir aussi contribué à les créer, les dépenses qu’entraînait cette politique paraissant lourdes à un Trésor que ne suffisaient
pas à renflouer des augmentations ou des créations d’impôts. Les
emprunts cessaient de constituer une solution de facilité dès lors qu’il
fallait payer les intérêts de la dette. Ces difficultés, sous un autre
aspect, reparaissent aujourd’hui.
Sans doute la France peut-elle se montrer satisfaite et fière de
l’œuvre accomplie depuis 1881, dans le domaine administratif, économique et social. Le commerce extérieur se limitait en 1881 à
200.000 tonnes ; il atteignait presque 5.000.000 de tonnes en 1952
(importation : 900.254 tonnes ; exportation : 3.539.468 tonnes). Les
lignes de chemin de fer s’étendent actuellement sur 2.130 kilomètres
et les routes et pistes carrossables sur environ 15.000 kilomètres
(14.401 kilomètres au 1er janvier 1952). Les superficies cultivées en
céréales (blé dur, blé tendre, orge) groupent durant la période 19481952, 1.500.000 hectares avec une production moyenne de
6.620.000 quintaux, les chiffres correspondants étant pour 1952 de
1.900.000 hectares et de près de 10.000.000 de quintaux. La région
de Sfax comprenait en 1881 360.000 oliviers répartis sur 18.000 hectares, alors qu’en 1946 les plantations couvraient déjà 170.000 hectares
de steppes autrefois nues et presque sans valeur et comptaient plus de
5.000.000 d’arbres sur un total qui, pour l’ensemble de la Régence,
dépassait en 1951, 24.000.000 d’oliviers dont 19.500.000 étaient
productifs, la moyenne de production durant la période 1948-1952
s’établissant entre 55.000 et 58.000 tonnes. Le vignoble, naguère atteint
par le phylloxéra, couvre 35.000 hectares et a donné de 1947 à 1951
une production moyenne de 750.000 à 800.000 hectolitres par an. Une
industrie minière a été créée et a fourni en 1951 une production de
1.679.000 tonnes de phosphates, 923.000 tonnes de minerai de fer,
33.900 tonnes de minerai de plomb, 7.252 tonnes de minerai de zinc;
des prospections de pétrole sont entreprises. Des industries de production et d’entretien (fonderies, mécanique, industrie chimique) de transformation et d’exploitation (corps gras, huiles essentielles, textiles, cuir,
liège, chaussures) et des industries annexes ont été créées. Une industrie
hydro-électrique se développera après achèvement des barrages et
construction des usines. Un important effort de mise en valeur a été
fait et des méthodes, notamment dans le domaine agricole, mises au
point en Tunisie par des spécialistes avertis.
L’on ne peut oublier cependant que la grosse industrie
n’existe pas vraiment dans la Régence. La balance commerciale est
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déficitaire, la valeur des exportations étant en 1951 de 37.536 millions de francs et celle des importations de 63.819 millions, celles-ci
représentant surtout des produits de consommation riches et des
produits fabriqués, celles-là des produits minéraux ou des matières
animales et végétales. L’agriculture demeure le secteur le plus important de l’économie tunisienne, mais les rendements obtenus par les
fellahs musulmans restent faibles dans l’ensemble, des terres sont
encore insuffisamment exploitées, une œuvre de paysannat appelée
à accroître la production et à relever les rendements doit être méthodiquement et hardiment poursuivie. L’industrie ne donne guère du
travail qu’à un effectif restreint (54.549 ouvriers pour les établissements de plus de cinquante salariés) et l’artisanat traditionnel
éprouve une grande peine à surmonter des difficultés qui ne sont
d’ailleurs, en Afrique du Nord, pas spéciales à la Tunisie. Les structures de production et les méthodes modernes restent trop souvent
étrangères à l’agriculture et à l’artisanat musulman. Les investissements privés (constitutions de sociétés et augmentations de capital)
n’atteignaient pas en 1951 5 milliards de francs (4.948 millions),
cependant que les capitaux publics ouïes crédits budgétaires affectés
à l’équipement du pays s’élevaient, la même année, à 16.200 millions. Alors que dans la plupart des pays le volume des investissements privés l’emporte nettement sur celui des investissements
publics, l’écart est certainement très faible en Tunisie en raison de
la jeunesse de l’économie moderne dans le pays et de la nécessité
qui s’est imposée aux pouvoirs publics de construire d’abord une
infrastructure permettant le développement des initiatives privées.
La Tunisie, comme les deux autres territoires d’Afrique du Nord,
mais dans une mesure plus large encore, doit compter, pour ses
grands travaux, sur les crédits du Fonds de Modernisation et
d’Équipement. Il lui a même été impossible, cette année, d’équilibrer
seule son budget ordinaire, abstraction faite des investissements, et
elle a dû faire appel à l’aide de la France.
Elle n’a que les productions et les ressources d’un pays pauvre
et menacé, dans ses activités agricoles, par les incertitudes de la pluviométrie. Elle ne dispose pas encore de l’appoint d’une industrie importante et vraiment solide. Elle souffre aussi d’une répartition
géographique peu équitable de ses productions, les richesses des
régions situées au Nord de la Dorsale l’emportant largement sur celles
des autres. Ces insuffisances apparaissent plus nettement depuis 1930.
Jusqu’à cette date, en effet, le niveau de vie de la population s’était
progressivement élevé en raison de l’ampleur des efforts de mise en
valeur entrepris depuis 1881. Mais, comme l’a remarqué M. Jean Vi-
DESTIN DE LA TUNISIE
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bert, sous-directeur chargé du Plan au secrétariat général du
Gouvernement tunisien, un déséquilibre de plus en plus dangereux
se produit depuis vingt-cinq ans entre le rythme d’augmentation de
la production et celui de l’accroissement de la population. Évaluée à
environ 1.500.000 habitants en 1881, la population de la Régence
atteignait au recensement de 1946, 3.230.952 habitants et doit
actuellement dépasser 3.700.000. De 1936 à 1946, son pourcentage
d’accroissement a atteint 24 % et, selon des prévisions attentives, elle
se situerait en 1966 autour de 4.500.000 habitants. C’est dire que la
part du revenu national (actuellement évalué à 130 milliards de
francs) dont peut bénéficier chaque individu, risque de diminuer dans
d’inquiétantes proportions d’année en année. L’ensemble des grandes
productions minières ou agricoles, qui constitue la plus grande partie
du revenu tunisien, ne s’est élevé depuis vingt-cinq ans que de 16 %,
cependant que la population augmentait de 56 % ; la ressource par
tête d’habitant s’abaissait de l’indice 100 en 1925-1929 à l’indice 74
en 1948-1952. La jeunesse de cette population est attestée aussi par
des statistiques suggestives : 100 adultes doivent entretenir 98 enfants
en milieu musulman, 70 en milieu israélite et 52 en milieu français.
L’on est étonné d’autre part, si l’on considère la population de
la Tunisie non plus en bloc mais par caïdats, de constater des densités
souvent fort importantes dans des régions dont la situation économique
apparaît souvent précaire. Le caïdat de Kairouan, qui ne dispose pas
de ressources industrielles et où l’agriculture est soumise à de dures
périodes de sécheresse, a une densité de population voisine de celle du
département de la Marne ou de celui de l’Eure. Le caïdat de Monastir,
dans le Sahel, dépasse, avec 255 habitants au kilomètre carré, la densité
des départements de Seine-et-Oise (144 habitants), du Pas-de-Calais
(158 habitants) ou des Bouches-du-Rhône (153 habitants). Cette
expansion démographique, qui s’est manifestée sur l’ensemble du territoire et en si peu de temps avec une telle ampleur, est de nature à
transformer les données des problèmes humains en Tunisie dans une
mesure sans doute plus grande encore qu’au Maroc et en Algérie, où
le même phénomène est observé mais qui disposent de possibilités plus
larges que la Régence. Ce pays, dans son ensemble, n’a pas abandonné,
en entrant dans les voies du monde moderne, les structures économiques et sociales qu’il tenait d’une longue tradition. Malgré les efforts
entrepris depuis l’établissement du Protectorat, il participe, plus encore
que les deux autres pays, de la pauvreté générale de l’Afrique du Nord.
Sans doute de telles perspectives ne sont-elles pas particulières au Maghreb. Ce n’est pas seulement en Afrique du Nord,
477
R E V U E D E D É F E N S E NAT I O NA L E
on le sait, qu’a été enregistrée depuis un siècle une telle croissance
démographique. L’économiste Colin Clark a montré, dans un article
récent, que c’est vers la fin du XIXe siècle que la population de l’Inde
s’est prodigieusement élevée, et il rappelle qu’en Afrique la population, demeurée stationnaire pendant de très longues périodes, n’a
vraisemblablement « commencé à augmenter qu’au cours de ce
siècle ». Il estime toutefois que, dans certains pays, notamment en
Chine et en Indonésie — ce qui est en vérité peu connu — l’expansion démographique a singulièrement ralenti son allure. Des améliorations doivent pouvoir d’ailleurs être réalisées. Avec difficulté
assurément. « Elles exigeront, écrit Colin Clark, une large diffusion
de l’enseignement général et de l’enseignement technique, un matériel de plus en plus abondant, des capitaux pour l’achat d’outillage
et de bétail ainsi que pour la construction de nouveaux bâtiments ».
Mais précisément les pays pauvres et en voie d’évolution éprouvent
de redoutables difficultés à mener de front l’équipement économique
et l’équipement social. Cette double tâche est pourtant nécessaire
pour que la formation de l’homme et l’éducation du producteur et
du citoyen accompagnent et même permettent la transformation du
pays. Ce sont là, à condition d’être classés selon un ordre d’urgence,
les éléments essentiels d’une planification qui, en Tunisie, s’impose
et doit être menée avec un sens aigu des nécessités de demain pour
éviter à ce pays un angoissant destin.
Conclusion
C’est dans cette perspective qu’il importe d’envisager la tâche
à laquelle doivent se consacrer, dans un effort commun, Tunisiens et
Français. La situation géographique qu’occupe la Tunisie, au carrefour des routes et des races de l’Orient et de 1’Occident, de l’Afrique
et de l’Europe, a été pour elle, tout au long de son histoire, un facteur
de prospérité et une cause de difficultés. Les avantages stratégiques
d’une telle position demeurent, certes, valables dans le monde actuel
et l’importance reconnue à Bizerte en administre la preuve. La
Tunisie peut être, selon les circonstances, l’un des bastions de
l’Occident, l’une des voies les plus accessibles d’une conquête politique ou spirituelle par l’Orient ou un lieu d’élection où peuvent être
conçues et bâties des synthèses utiles et durables.
L’avenir d’un pays est assurément préparé, dans une large
mesure, par sa situation géographique et ne saurait se détacher
complètement de ses traditions historiques. L’Islam a profondément
modelé le visage de la Tunisie et impérieusement modifié son âme.
DESTIN DE LA TUNISIE
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Les influences européennes, depuis plusieurs siècles, n’ont jamais
cessé cependant d’agir sur elle et, depuis 1881, la présence française
et l’œuvre de la France ont contribué, en renforçant la solidarité de
la Régence et des deux autres pays d’Afrique du Nord, à l’intégrer
dans un ensemble maghrébin.
Il lui est encore plus difficile qu’à l’Algérie et au Maroc de
conquérir la prospérité que réclame son expansion démographique.
Un effort discipliné et une formation attentive de l’homme sont nécessaires. La Tunisie ne saurait y faire face par ses seules ressources et
l’aide de la France lui est indispensable, dans un monde où se forment
de vastes ensembles et où s’ébauchent de nouvelles structures.
Petit pays, de ressources et de possibilités limitées, elle est
encore hantée par la grandeur de son passé et manifeste les impatiences de la jeunesse. Il est assurément délicat pour elle, plus encore
que pour le Maroc et l’Algérie, de faire un choix entre l’Orient et
l’Occident. Constamment menacée au cours de son histoire, il n’est
pas surprenant qu’elle hésite, en dépit de certaines apparences, pour
consentir à ce choix. Il est pourtant des contradictions dont il
importe de sortir en s’appliquant à concilier les extrêmes. L’avenir
de la Tunisie et du peuple tunisien ne peut être préparé que dans
cette voie.
Lucien PAyE
Directeur de l’Instruction Publique en Tunisie
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