social
compass
55(4), 2008, 561–580
DOI: 10.1177/0037768608097239
http://scp.sagepub.com © 2008 Social Compass
Abdessamad DIALMY
Les antinomies du port du voile
Que signifie le geste de se voiler? Est-ce une observance stricte d’une
prescription religieuse? Est-ce le fruit d’une interprétation? Comment le port
du voile se situait-il dans une logique endogamique de l’aristocratie citadine
avant de devenir le cache-misère des déshérités? Comment dépasse-t-il le statut
d’un indicateur de l’appartenance de classe pour atteindre celui de marqueur de
l’identité culturelle? Est-il le symbole de la subordination de la femme ou celui
d’un féminisme différencié et spécifique? Comment oscille-t-il entre l’islamisme
et le soufisme, entre l’arme de combat d’une confrontation culturelle et l’insigne
du cheminement spirituel anti-matérialiste? Le geste de se voiler renvoie à toutes
ces significations, successives, parfois simultanées, d’où la nécessité théorique
de parler du voile en termes de polysémie plurielle et, surtout, antinomique.
Mots-clés: antinomie · classe sociale · émancipation · identité culturelle ·
infériorisation · islamisme · marginalisation · obligation · spiritualité · voile
What is the meaning of wearing a veil? Is it respect for a legal religious instruc-
tion? Is it the result of a specific interpretation? How was the veil adopted for
endogamous reasons by city aristocracy before becoming associated with the
popular classes? How is it moving beyond social class significance to cultural
significance, and towards becoming a sign of cultural identity? Is it the sym-
bol of women’s subordination or the indicator of a different and specific femi-
nism? How does the veil waver between islamism and sufism, between being
a weapon of cultural warfare and a tool of an anti-materialistic spiritual quest
for the truth? Wearing the veil can suggest all these meanings, successively and
sometimes simultaneously, hence the theoretical necessity to deal with the veil in
terms of plural and above all antinomic meanings.
Key words: antinomy · cultural identity · duty · Islamism · liberation ·
marginalization · sense of inferiority · social class · spirituality · veil
Que signifie-t-il, pour une femme, de se voiler1 au nom de l’islam? Une telle
question évoque plusieurs pistes de réponse.
Au premier abord, le voile est un marqueur public de la foi, cette dernière ne
pouvant rester exclusivement un sentiment intérieur, invisible aux yeux d’autrui.
La foi est appelée à être une pratique, une observance des prescriptions textu-
elles. Le voile serait l’une de ces prescriptions. Cependant, l’histoire des sociétés
musulmanes induit deux questions centrales et incontournables: premièrement,
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les musulmanes sont-elles toutes appelées à se voiler (du seul fait qu’elles sont
musulmanes)? Et deuxièmement, quelles parties du corps de la femme doivent
être voilées? Le corps en entier? Certaines parties seulement?
Au départ, les femmes musulmanes n’étaient pas toutes appelées à se
voiler: seules les femmes libres, puis celles des classes dominantes dans les
cités médiévales, étaient incitées à le faire. Ce constat conduit à interroger
l’inconscient de la prescription religieuse, si prescription religieuse il y a: pour-
quoi n’est-elle pas observée par toutes les femmes musulmanes? L’opposition
entre pratiquantes et non-pratiquantes ne suffit pas à expliquer la corrélation
entre le port du voile et les femmes de l’aristocratie citadine traditionnelle. En
effet, le port du voile par ces femmes ne signifiait nullement qu’elles étaient les
seules à être de bonnes musulmanes, des musulmanes véritables, pratiquantes.
La même remarque peut être formulée au sujet des femmes des différentes “ban-
lieues de l’islam” d’aujourd’hui, parmi lesquelles le port du voile est beaucoup
plus fréquent. On ne peut affirmer qu’elles sont aujourd’hui de bonnes et vraies
musulmanes. De ce constat, il résulte que l’appartenance de classe semble jouer
un rôle dans l’interprétation de la “prescription” du voile, dans le rapprochement
du port du voile d’une prescription ou non, prescription universelle ou sélective.
Avec la transformation contemporaine des sociétés musulmanes en “nouvel
ennemi” de l’Occident, voire de la modernité, le port du voile tend à devenir
le marqueur d’une identité culturelle qui englobe toutes les classes sociales, à
forger une identité autre, radicale, irréductible. Ainsi, l’interprétation du voile
comme prescription religieuse est promue au rang d’impératif catégorique
inconditionnel qui supplante l’origine sociale: “Musulmanes de tous les pays,
voilez-vous!” Un tel slogan, mis en rapport avec l’existence d’une internationale
islamiste informelle, dément la thèse du port du voile comme étant une simple
technique de subordination de la femme et de négation de son corps. En effet,
de nombreuses jeunes femmes, tant en Occident qu’en pays musulman, affir-
ment trouver dans le port du voile une manière de se libérer du patriarcat tradi-
tionnel, un instrument leur permettant de s’affirmer dans l’espace public, sans
être réduites à leurs corps et sans faire jouer la séduction (par le corps) dans les
relations sociales. Cette “libération” peut s’orienter de deux façons différentes:
l’engagement islamiste—qui vise la décolonisation de la culture islamique, la
“désoccidentalisation” de la pensée et de la pratique musulmanes—et le combat
spirituel, du (grand) djihad contre soi, apolitique.
Ces données préliminaires témoignent de ce que le geste de se voiler est par
excellence un acte ambigu (Barber, 1996). Il dénote et connote plusieurs aspects
à la fois: il est polysémique et ses sens sont antinomiques. Cet article se propose
d’exposer cinq antinomies auxquelles renvoie le port du voile. Mais signalons
ici que l’identification de ces cinq antinomies nécessite de dépasser un cadre
national précis, dans la mesure où les données recueillies réfèrent à plusieurs
pays et à plusieurs époques, à des sociétés multiculturelles comme à des sociétés
où l’islam est religion d’État. Certes, l’interprétation du port du voile devrait
varier en fonction du contexte historique, social et politique. La légitimité d’une
approche sociologique contextualisée réside également dans sa capacité à expli-
quer, c’est-à-dire à indiquer comment une certaine manière de croire détermine
une certaine manière d’agir, et, en l’occurrence, de porter le voile (ou de ne pas
le porter). Dans ce cadre, notre article tentera également d’établir une “causalité
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douce”, dans le sens où tel phénomène A (comme l’émigration, la marginalisation
…) favorise plus ou moins fortement tel phénomène B (port du voile). Cette
forme de causalité s’établit en termes de probabilité. Plus exactement, il n’existe
pas de détermination unilatérale du port du voile par un seul facteur, qu’il soit
économique, politique ou religieux. Cependant, nous refusons de nous en tenir
au stade de l’approche contextualisée et explicative. Malgré ses avantages, cette
approche souffrira des limites de sa localisation dans l’espace et dans le temps.
Elle ne saurait rendre compte de la logique du voile en tant que phénomène à
la fois constant et variable qui traverse l’histoire des sociétés islamiques depuis
quinze siècles. Aussi adopterons-nous une approche idéaltypique. Il nous paraît,
en effet, nécessaire de rendre intelligible le voile en en dégageant sa rationalité
interne, de reconstruire ce qui est typique, essentiel, caractéristique du voile.
Weber entendait l’idéal-type comme la reconstruction d’éléments abstraits de la
réalité historique qui se rencontrent dans un grand nombre de circonstances. Le
port du voile ne couvre pas l’histoire de la femme en islam dans sa totalité, mais
s’inscrit dans différents moments de cette histoire. Ce niveau d’abstraction est
intentionnellement recherché. Par ailleurs, l’idéal type est le principal instrument
de la compréhension sociologique. Il tend à la rationalisation, c’est-à-dire à la
saisie de la logique explicite et implicite du port du voile (ou de son refus). La
compréhension procède du sens que l’acteur donne à sa conduite. Autrement dit,
le but réside (également) dans la compréhension des sens subjectifs, explicites et
implicites, des significations données au voile par l’acteur social, culturellement
et/ou cultuellement musulman. Mais au-delà de cette restitution fondamentale
des sens subjectifs, le défi est de rendre le port du voile plus intelligible qu’il ne
l’est (ou ne l’a été) dans la conscience de l’acteur social musulman. Le sens du
voile, en tant que vécu, échappe fréquemment à ceux et à celles qui le vivent (ou
l’ont vécu).
1. Première antinomie: obligation/non-obligation
L’islam se fonde sur cinq piliers indiscutables: la profession de foi, la prière, le
jeûne du ramadan, l’aumône légale et le pèlerinage. Les quatre derniers piliers
font souvent l’objet d’une inobservance. Cette dernière ne fait du musulman un
infidèle que pour certaines écoles extrémistes (comme les kharéjites dans l’islam
primitif ou Takfir wa al Hijra aujourd’hui). Mais pour la majorité des écoles, il
suffit de prononcer la profession de foi (il n’y de Dieu qu’Allah, Mohammed est
le prophète d’Allah) pour être musulman. Le constat s’impose, dès lors, que le
port du voile ne fait point partie des piliers de l’islam. Cependant, l’existence
de quelques versets dans le Coran et de quelques hadiths légitimerait le port du
voile comme une prescription légale.
1.1 Le voile est une obligation légale
Le verset 31 de la sourate “La Lumière” (Al Nour) prescrit aux croyantes “de
baisser leurs regards, d’être chastes, de ne montrer que l’extérieur de leurs
atours, de rabattre leurs voiles sur leurs poitrines …”.2 Dans ce verset du Coran,
le terme arabe utilisé est celui de “khoumourihinna” (pluriel de khimar), que
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D. Masson traduit par “voile”. Dans la même sourate, au verset 60, il propose
la même traduction (au pluriel) pour le terme thiab (pluriel de thawb). Sa tra-
duction est la suivante: “Il n’y a pas de faute à reprocher aux femmes qui ne
peuvent plus enfanter et qui ne peuvent plus se marier de mettre leurs voiles
(thiabahounna), à condition de ne pas se montrer dans leurs atours. Mais il est
préférable pour elles de s’en abstenir, Dieu est celui qui entend et qui sait”.
Dans la sourate “Les Factions” (Al Ahzab), Dieu déclare au verset 33:
“Ô vous les femmes du Prophète! … Restez dans vos maisons, ne vous montrez
pas dans vos atours comme le faisaient les femmes au temps de l’ancienne igno-
rance” (Coran, 1967: 518). Puis, dans la même sourate, verset 53, Dieu s’adresse
aux hommes: “Quand vous demandez quelque objet aux épouses du Prophète,
faites-le derrière un voile. Cela est plus pur pour vos cœurs et pour leurs cœurs”
(Coran, 1967: 522). Ici, le terme hijab est utilisé et également traduit par “voile”.
Enfin, le verset 59 de la même sourate semble étendre l’injonction de se “voiler”
à toutes les femmes des croyants: “Ô prophète! Dis à tes épouses, à tes filles et
aux femmes des croyants de se couvrir de leurs voiles. C’est pour elles le meil-
leur moyen de se faire connaître et de ne pas être offensées. Dieu est celui qui
pardonne, Il est miséricordieux” (Coran 1967: 523). Cette fois, le terme qui a
donné lieu à la traduction de “voile” est celui de jilbab.
En somme, le premier de ces versets s’adresse aux croyantes par le biais
du prophète, le deuxième semble inclure les femmes ménopausées, le troisième
s’adresse directement aux femmes du prophète, le quatrième est destiné aux
hommes, et le cinquième aux épouses et filles du prophète ainsi qu’aux femmes
des croyants par l’entremise du prophète. Ces cinq versets utilisent quatre termes
différents (khimar, thawb, hijab, jilbab) que D. Masson traduit indifféremment
par un seul et même terme: “voile”.
Ces cinq versets semblent faire du port du voile une prescription islamique.
Si c’est le cas, pourquoi cette prescription n’a-t-elle pas le même statut légal
incontestable que celui des rites de la prière et du jeûne, par exemple? Ou celui
de la nécessité, pour une femme répudiée ou veuve, d’observer un délai de
viduité? Ou pour une sœur d’hériter la moitié du legs reçu par son frère?
1.2 Le voile n’est pas une obligation
Cette “prescription” coranique du voile est, en fait, ambiguë à souhait. Les ver-
sets qui traitent du voile ne sont pas considérés comme catégoriques et à l’abri
de toute interprétation.
L’obligation du port du voile est discutée en tant que prescription universelle.
Al Choukani (de l’école zidite) affirme que le jilbab est à porter par les femmes
libres pour se distinguer des femmes esclaves, afin d’être repérées comme libres
pour éviter d’être harcelées et offensées. L’islamologue Jacques Berque ren-
chérit en soutenant qu’à l’origine, “le port du voile distingue la femme libre des
femmes de condition inférieure”.
De plus, l’emploi de plusieurs termes pour évoquer le voile a suscité une
grande polémique entre juristes musulmans tentant de définir les parties du corps
qui doivent être voilées, soustraites au regard de l’homme non prohibé (c’est-à-
dire de l’homme avec qui les relations sexuelles ne sont pas incestueuses). Les
juristes musulmans n’ont atteint aucun consensus quant à la signification exacte
Dialmy: Les antinomies du port du voile 565
des quatre termes utilisés. Selon Al Zamakhchari, le jilbab est plus large que le
khimar, ce qui reste vague. La sourate qui utilise le mot hijab s’adresse, en fait,
aux hommes pour leur demander de ne pas s’adresser directement aux épouses
du prophète. Un hijab (un paravent, une tenture) doit les séparer lors de leurs
échanges verbaux. Les deux autres sourates s’adressent aux femmes libres (qui
ne sont pas esclaves) et leur conseillent de porter un khimar ou un jilbab, afin
de ne pas être offensées ou harcelées dans les rues. Nulle part dans les sourates,
il n’est explicitement fait mention d’un voile recouvrant le visage, cachant les
cheveux et encore moins le corps entier.3
Par ailleurs, le verbe plus universel “youdnina” (employé dans le cinquième
verset), a également donné lieu à plusieurs lectures. D’après Ibn Abbas et
Obéida As Souleimani, ce verbe désigne l’acte d’enrouler le jilbab sur le front,
d’en couvrir le nez—même si les yeux restent apparents; en somme de cacher la
majeure partie du visage et la poitrine. Selon Al Zamakhchari, de l’école hané-
fite, la femme doit enrouler le jilbab sur la tête et en laisser une partie pour se
couvrir la poitrine.
À partir du 19e siècle, l’accès du monde arabo-islamique à la modernité a
été synonyme de lutte contre le port du voile par la femme. Le rejet du voile
a, en effet, constitué une expression de l’évolution, de la modernisation des
pays musulmans et caractérisé le premier réformisme musulman, celui du 19e
siècle, nommé Nahda en arabe. Ce réformisme a prôné la modernité en termes
de retour à la Tradition, c’est-à-dire d’épuration de l’islam de tous les ajouts
culturels, comme le fait de voiler entièrement la femme (niqab ou burka). Pour
cette première pensée réformiste, et contrairement au jihadiste d’aujourd’hui,
la construction d’un monde arabe moderne ne pouvait s’envisager sur base
d’un espace social bicéphale et hiérarchique: d’une part, un espace public mas-
culin et dominant et, d’autre part, un espace privé féminin et dominé. À la
suite de Qacem Amine (en Égypte en 1899) et de Tahar Haddad (en Tunisie
en 1930), A. El Fassi (au Maroc en 1952) défendait, au nom de la Shari’a,
le dévoilement de la femme musulmane, en écrivant que “la femme voilée
n’est pas moins exposée que la femme dévoilée au risque de la débauche”
(El Fassi, 1979: 272). Le voile ne prémunit pas contre le risque la débauche.
Plus loin encore, il accusa la séparation des sexes d’être à l’origine des pra-
tiques homosexuelles, considérées perverses. Après les indépendances nationa-
les, le voile n’était donc plus perçu comme l’insigne religieux et nationaliste
de la résistance au colonialisme, comme l’insigne d’une identité, mais plutôt
comme un obstacle au développement. La bataille contre le voile, gagnée par
les forces nationalistes, était hautement symbolique dans la mesure où elle
visait l’établissement d’un islam moderne. Se libérer du voile représentait une
libération vis-à-vis de l’image patriarcale de la femme au foyer, soumise. La
bataille contre le voile constituait la première bataille féministe des premiers
réformistes (et modernistes) de l’islam.
Ni Qacem Amine, ni Tahar Haddad, ni encore A. El Fassi n’a rejeté le port
du voile au nom d’une posture anti-islamique sécularisée. Au contraire, tous trois
sont des Oulémas et c’est à ce titre qu’ils ont affirmé sans ambages que le port
du voile n’était pas une prescription islamique légale incontournable.
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