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les musulmanes sont-elles toutes appelées à se voiler (du seul fait qu’elles sont
musulmanes)? Et deuxièmement, quelles parties du corps de la femme doivent
être voilées? Le corps en entier? Certaines parties seulement?
Au départ, les femmes musulmanes n’étaient pas toutes appelées à se
voiler: seules les femmes libres, puis celles des classes dominantes dans les
cités médiévales, étaient incitées à le faire. Ce constat conduit à interroger
l’inconscient de la prescription religieuse, si prescription religieuse il y a: pour-
quoi n’est-elle pas observée par toutes les femmes musulmanes? L’opposition
entre pratiquantes et non-pratiquantes ne suffit pas à expliquer la corrélation
entre le port du voile et les femmes de l’aristocratie citadine traditionnelle. En
effet, le port du voile par ces femmes ne signifiait nullement qu’elles étaient les
seules à être de bonnes musulmanes, des musulmanes véritables, pratiquantes.
La même remarque peut être formulée au sujet des femmes des différentes “ban-
lieues de l’islam” d’aujourd’hui, parmi lesquelles le port du voile est beaucoup
plus fréquent. On ne peut affirmer qu’elles sont aujourd’hui de bonnes et vraies
musulmanes. De ce constat, il résulte que l’appartenance de classe semble jouer
un rôle dans l’interprétation de la “prescription” du voile, dans le rapprochement
du port du voile d’une prescription ou non, prescription universelle ou sélective.
Avec la transformation contemporaine des sociétés musulmanes en “nouvel
ennemi” de l’Occident, voire de la modernité, le port du voile tend à devenir
le marqueur d’une identité culturelle qui englobe toutes les classes sociales, à
forger une identité autre, radicale, irréductible. Ainsi, l’interprétation du voile
comme prescription religieuse est promue au rang d’impératif catégorique
inconditionnel qui supplante l’origine sociale: “Musulmanes de tous les pays,
voilez-vous!” Un tel slogan, mis en rapport avec l’existence d’une internationale
islamiste informelle, dément la thèse du port du voile comme étant une simple
technique de subordination de la femme et de négation de son corps. En effet,
de nombreuses jeunes femmes, tant en Occident qu’en pays musulman, affir-
ment trouver dans le port du voile une manière de se libérer du patriarcat tradi-
tionnel, un instrument leur permettant de s’affirmer dans l’espace public, sans
être réduites à leurs corps et sans faire jouer la séduction (par le corps) dans les
relations sociales. Cette “libération” peut s’orienter de deux façons différentes:
l’engagement islamiste—qui vise la décolonisation de la culture islamique, la
“désoccidentalisation” de la pensée et de la pratique musulmanes—et le combat
spirituel, du (grand) djihad contre soi, apolitique.
Ces données préliminaires témoignent de ce que le geste de se voiler est par
excellence un acte ambigu (Barber, 1996). Il dénote et connote plusieurs aspects
à la fois: il est polysémique et ses sens sont antinomiques. Cet article se propose
d’exposer cinq antinomies auxquelles renvoie le port du voile. Mais signalons
ici que l’identification de ces cinq antinomies nécessite de dépasser un cadre
national précis, dans la mesure où les données recueillies réfèrent à plusieurs
pays et à plusieurs époques, à des sociétés multiculturelles comme à des sociétés
où l’islam est religion d’État. Certes, l’interprétation du port du voile devrait
varier en fonction du contexte historique, social et politique. La légitimité d’une
approche sociologique contextualisée réside également dans sa capacité à expli-
quer, c’est-à-dire à indiquer comment une certaine manière de croire détermine
une certaine manière d’agir, et, en l’occurrence, de porter le voile (ou de ne pas
le porter). Dans ce cadre, notre article tentera également d’établir une “causalité