social
compass
58(3), 2011, 323–330
DOI: 10.1177/0037768611412136 © The Authors, 2011. Reprints and permissions:
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Maryam BEN SALEM et François GAUTHIER
Téléprédication et port du voile en Tunisie
L’apparition d’une téléprédication très populaire sur les chaînes satellitaires
arabes a accompagné la recomposition de la pratique religieuse dans le monde
arabe et musulman, devenant ainsi le moyen de transmission religieuse par
excellence. Les auteurs s’attachent à illustrer et définir cette recomposition sur
un mode éthique et identitaire sous-tendu par ce nouveau mode de prédication,
qui mobilise des techniques de marketing modernes dans une société tunisienne
déjà marquée par l’économie du marché et l’éthos consumériste. Sur base d’une
enquête sous forme d’observation participante et d’entretiens de 48 femmes
voilées tunisiennes, deux idéaux-types du port du voile ont été dégagés. Ceux-ci
témoignent de deux interprétations du discours du téléprédicateur vedette Amr
Khaled et de deux types de religiosité que cristallisent des légitimations différen-
tes quant au port du voile.
Mots-clés: femmes · recomposition religieuse · téléprédication · Tunisie · voile
islamique
The newly widespread and highly popular presence of Islamic TV-preaching on
Arab satellite channels has accompanied the re-composition of religious prac-
tice in the Arab and Muslim world, becoming the primary means of religious
transmission. The authors define and illustrate the re-composition in terms of
personal ethics and identity affirmation, which are implied by this new mode of
marketing strategy in a Tunisian society already shaped by the global market
economy and its consumer ethos. On the basis of an empirical study consisting
of participant observation and interviews with 48 veiled Tunisian women, the
authors propose two religious ideal-types, corresponding to two different inter-
pretations of mega-star TV-preacher Amr Khaled’s preachings and two different
types of religiosity, which are the express of different ways of legitimizing the
wearing of the Muslim veil.
Key words: Islamic veil · religious re-composition · Tunisia · TV-preaching
· women
Dans l’État qu’est la Tunisie, aujourd’hui, le port du voile religieux prolifère au
point que ce qui faisait exception il y a peu est en passe de devenir la norme.
Cette pratique, abandonnée avec l’indépendance sous sa forme traditionnelle,
est redevenue à la mode suite à l’influence des émissions de téléprédication qui
pullulent sur les chaînes satellitaires arabes. Le représentant le plus notoire de
ce courant est Amr Khaled, un comptable égyptien, aujourd’hui quadragénaire,
qui a obtenu, en 2001, un diplôme de l’institut d’Études islamiques du Caire1.
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Il se distingue par son jeune âge, qui rompt avec le principe de l’aînesse, et son
style, qui tranche radicalement avec les prédicateurs traditionnels. Portant la
moustache, plutôt que la barbe, et le costume cravate, parlant l’arabe dialectal
et non classique, il s’est imposé par son apparence moderne et sa démarche de
vulgarisation des enseignements islamiques.
Sur la base d’une enquête qualitative menée en 2004–2005 par Maryam Ben
Salem auprès de 48 femmes tunisiennes2, cet article aborde la recomposition
religieuse liée à ce nouveau mode de prédication mass-médiatisé qui utilise
les techniques modernes du marketing dans une société maghrébine fortement
marquée par l’éthos consumériste. Est analysée la réception différenciée des
prêches islamiques d’Amr Khaled en mettant l’accent sur la manière dont les
femmes tunisiennes reçoivent et s’approprient le discours sur le port obligatoire du
voile. Deux idéaux-types ressortent de l’enquête et correspondent à deux profils
sociologiques que résume la distinction entre voile mondain et voile sectaire.
1. L’islam d’Amr Khaled en perspective
L’islam prôné par Amr Khaled présente plusieurs points de rupture avec la religion
traditionnelle, ainsi qu’avec le fondamentalisme islamique3 à forte inclination
politique du type qu’a pu représenter, jusqu’à récemment, le mouvement des
Frères musulmans. Tournant le dos à la culture traditionnelle et agréant l’urbanité,
l’islam de Khaled témoigne d’une sortie islamique du politique dans la mesure
où le salut personnel n’est plus lié au salut collectif porté par un mouvement
social ayant l’ambition d’une rénovation politique globale de l’État et de ses
institutions selon des principes religieux. Imprégné d’un nouveau rapport à la
modernité occidentale et accusant la mondialisation, l’islam de Khaled amène
une forte individualisation, ainsi qu’une “immanentisation” du salut sous les traits
d’une recherche personnelle de salut, de réalisation de soi et même de valorisation
de la prospérité (Haenni, 2005; Roy, 2004). Les visées du renouveau musulman
incarnées par l’islamisme passent, dès lors, du politique à l’éthique, en accentuant
la pratique religieuse et ses signes visibles dans l’espace public (comme le voile).
Il en va d’une recomposition du religieux sur des logiques identitaires propres à la
société de consommation (Taylor, 2003; Gauthier, 2009).
Cette nouvelle configuration religieuse prétend, comme le fondamentalisme
islamique, retourner aux fondements de l’islam (le Coran, la tradition prophétique
de la Sunna et l’application stricte de la Charia) en se débarrassant de tout ce qui est
accessoire—en d’autres termes, les coutumes et les traditions. L’individualisation,
la soumission de la croyance aux exigences pratiques, l’efficacité, l’autorité
de l’expérience, la place faite aux dimensions émotionnelles de l’expérience
religieuse et la quête du bien-être constituent les éléments d’un nouveau rapport
au religieux qui concilient les impératifs de la vie moderne et consumériste
en recomposant une tradition musulmane référée au temps du Prophète sur un
mode imaginaire et essentialisé. L’islam traditionnel tunisien, quant à lui, est
synonyme d’ignorance et vu comme une déformation et une corruption de l’islam
des origines par la pratique de cultes jugés hérétiques, tels que la médiation des
saints ou la visite des cimetières. La modernisation de la Tunisie indépendante
s’est, en effet, accompagnée du dénigrement de l’islam confrérique, accusé de
Ben Salem & Gauthier: Téléprédication et port du voile en Tunisie 325
charlatanisme et de collaboration avec la puissance coloniale. Quant à l’islam
traditionnel, devenu islam d’État, il est considéré comme formaliste et dépassé
face aux exigences et aux problèmes sociaux d’aujourd’hui. Il est aussi discrédité
en raison de l’instrumentalisation du religieux par le pouvoir en place et du
contrôle qu’il exerce sur la pratique cultuelle, suivant en cela la politique dite de
“tarissement des sources de la religiosité”4.
Dans ce contexte, les femmes enquêtées partent de leur expérience, et non
de l’autorité traditionnelle, pour appréhender les contenus doctrinaux. Elles
composent, à partir des prêches des téléprédicateurs (non plus des imams locaux)
et des cercles de discussion (halaqat), une religion éthique qui s’accorde à leurs
besoins et leur subjectivité. Si les témoignages des femmes illustrent ces nouvelles
logiques dans la manière de porter et de légitimer le voile, ils font également
apparaître une réception différenciée du discours d’Amr Khaled. Deux idéaux-
types de recomposition religieuse se dégagent de l’échantillon et reflètent des
profils sociologiques et des trajectoires biographiques distincts:
1) Le voile intra-mondain est propre aux femmes issues des classes sociales
moyennes. Pour elles, le rigorisme éthique est un moyen d’accès au salut, mais
aussi—et surtout—un mode de vie, dont le but est d’améliorer ou d’affermir sa
condition et sa position sociale via la bénédiction divine.
2) Le voile sectaire participe d’une certaine désaffection du monde et de
la recherche de rétributions dans l’au-delà. L’ancrage social des enquêtées
appartenant à cet idéal-type est plus diversifié que le premier. Il se compose, d’une
part, de femmes issues des couches défavorisées économiquement et socialement
et, d’autre part, de femmes qui, tout en étant issues de milieux sociaux divers, ont
connu une rupture biographique, suite au décès d’un proche, d’un échec, d’une
déception amoureuse, d’un déclassement, etc. La désaffection de ces femmes
n’implique pas pour autant une “fuite hors du monde”, mais plutôt un rapport
différent aux préoccupations intra-mondaines déterminé par une position sociale
ressentie comme inférieure ou précaire.
2. Le voile mondain et la quête de l’excellence
Les femmes voilées issues des classes moyennes et très limitées sur le plan des
compétences religieuses sont les plus grandes consommatrices de programmes
de téléprédication. Elles représentent l’un des publics cibles d’Amr Khaled. Les
émissions de ce dernier fournissent la principale source religieuse pour ce groupe
en raison de l’accessibilité du message et de sa simplicité, permettant d’acquérir
facilement et rapidement un certain “savoir religieux”. Or, ce savoir demeure lié
à des questions essentiellement pratiques et ces femmes font preuve d’une grande
méconnaissance des fondements de l’islam. Ainsi la plupart ignore le terme
Hudûd5, tandis que la Charia, celle-là même dont elles revendiquent l’application
stricte et exclusive, serait selon une des enquêtées “le châtiment qu’on inflige à
celui qui médit, à la femme qui se dévoile, à celui qui abandonne sa prière et le
jeûne du mois de Ramadan” (H., femme voilée, 19 ans, étudiante en 1ère année
de biologie, célibataire).
La popularité de l’enseignement d’Amr Khaled s’explique aussi sans doute par
l’ascétisme intra-mondain qu’il propose et qui cadre parfaitement avec le style de
326 Social Compass 58(3)
vie de ces couches moyennes socialement et économiquement intégrées et à leur
vision du monde modelée par l’éthos consumériste. Du fait de leur appartenance à
la petite bourgeoisie et à la grande bourgeoisie en déclin, ces enquêtées se situent
dans une position intermédiaire dans l’espace social. Elles jouissent d’une situation
matérielle et de titres scolaires qui leur permettent d’espérer une éventuelle
amélioration de leur condition (surtout parmi les jeunes). Ces femmes accordent
une grande importance aux intérêts mondains (la réussite sociale, professionnelle,
scolaire, le mariage, etc.) et considèrent que le respect des préceptes islamiques est
la garantie de la prospérité de leurs entreprises. Grâce à un mode de vie entièrement
régi par la religion, partant du principe selon lequel l’islam est le système normatif
devant réglementer la vie sociale, elles parviennent à diriger leur vie et à gagner les
faveurs d’Allah. Leur discours s’approprie la perspective utilitariste d’Amr Khaled
fondée sur un calcul stratégique entre efforts et rétributions: “Mathématiquement,
il est préférable de jouir de la vie éternelle” (A., femme au foyer voilée et mariée,
39 ans, voilée depuis l’invasion américaine de l’Afghanistan en 20026). Appliquant
les principes de la comptabilité à la religion, le téléprédicateur postule, en effet, que
le nombre de rétributions (hasanat) augmente à mesure que la pratique s’intensifie.
L’attitude des enquêtées montre l’importance des considérations pratiques
et subjectives (place de l’individu dans la société et dans le monde modernes)
aux dépens des questions doctrinales et métaphysiques. La quête du bien-être
et de la réussite guide leur vision religieuse du monde. L. considère le port
du voile, “quintessence de l’islam”, comme “un moyen de réaliser ses rêves”,
reprenant ainsi explicitement les propos du prédicateur. Dans son programme Les
bâtisseurs de la vie7, le prédicateur recourt, en effet, à des techniques de coaching
très modernes, une sorte de “management islamique”, avec pour l’objectif de
“transformer l’énergie spirituelle de la foi en une énergie pratique”8.
Les femmes insistent davantage sur les fonctions sociales du voile que sur
son caractère obligatoire. Parmi les arguments présentés par le téléprédicateur
pour convaincre les femmes des vertus du voile, elles sélectionnent surtout ce qui
est susceptible de les valoriser en tant que femmes aussi bien au niveau de leurs
rapports avec les hommes qu’au niveau de leur statut social: “Les femmes doivent
être plus chastes que les hommes, parce que c’est une vertu qui est plus proche
de la nature des femmes. La forme la plus naturelle de chasteté pour la femme est
de couvrir son corps. Laissez-moi vous poser une question: si vous possédez une
chose précieuse allez-vous en prendre soin? Si vous avez une pierre précieuse,
est-ce que vous la garderez à l’abri ou bien est-ce que vous la prendrez avec vous
partout où vous allez?” (Amr Khaled). Ainsi, pour certaines enquêtées, le voile
aurait pour principale vocation de les protéger (physiquement et moralement)
dans l’espace public: “Si une femme porte le hijab, tout le monde saura que
c’est une femme respectable et honorable et personne n’osera l’offenser” (Amr
Khaled). Les agressions dans les transports publics, dans la rue, à l’université,
etc. sont imputées à la femme libérée qui affiche sa sexualité: “Si une femme non
voilée se fait agresser, c’est elle qui l’a cherché”. “Avant de porter le voile, je me
faisais souvent draguer et agresser dans la rue. Maintenant ça a beaucoup diminué,
d’ailleurs c’est pour cette raison que j’ai décidé de me voiler” (D., femme voilée,
23 ans, étudiante en management, célibataire, voilée depuis 2004).
La respectabilité qu’octroie le voile à la femme qui le porte est un aspect très
important aux yeux des enquêtées. La femme ne serait plus considérée telle une
Ben Salem & Gauthier: Téléprédication et port du voile en Tunisie 327
marchandise accessible au désir et au regard de tous, mais serait, grâce au voile,
doublement valorisée: par son corps, si précieux que seuls ceux qui y sont autorisés
par la loi coranique peuvent voir, et par son âme, car, en se voilant, la femme se
sent estimée pour ses qualités morales, spirituelles et intellectuelles et non pour son
physique. Aussi, le souci de respectabilité via le voile est plus important chez les
jeunes filles que chez les femmes mariées parce que le voile est ce qui permet aux
premières de trouver un mari (les hommes religieux seraient selon les enquêtées
plus portés vers le mariage): “Avant de porter le hijab, tous les hommes que je
rencontrais cherchaient à me mettre dans leur lit. Cette situation me tourmentait,
ce que je voulais moi, c’est une relation sérieuse, qu’on m’apprécie en tant qu’être
humain et non pour mon physique. Une semaine après avoir porté le voile, j’ai
rencontré mon fiancé” (L., femme voilée, 23 ans, étudiante en 4ème année à l’école
de la documentation et des archives, célibataire, voilée depuis Ramadan 2003).
Cela dit, il est assez frappant de voir à quel point ces femmes soignent leur
apparence et veulent rester séduisantes. Le fait de ne pas trouver sur le marché
d’habits à la fois conçus pour les femmes voilées et à la mode causait, jusqu’à
tout récemment, un grave souci. Avant que la mode “islamique” n’envahisse les
marchés tunisiens, les femmes se faisaient faire des habits sur mesure chez les
couturières du quartier. Le maillot de bain légal (charci) est d’ailleurs un des
articles les plus demandés. Selon Amr Khaled: “Quelques jeunes filles considèrent
la mode comme un bon prétexte pour ne pas porter leur hijab. Ma sœur, permets-
moi d’être surpris, est-ce que tu donnes la même importance à la mode et aux
ordres d’Allah?! Et puis qu’est-ce qui t’empêche de t’habiller de façon raffinée
tout en respectant les conditions du hijab? Mais rappelle-toi que le fait d’obéir à
Allah est plus important que de suivre la mode.”
3. Le voile sectaire comme signe de distinction éthique
Le port du voile sectaire est symptomatique d’une religiosité fondée sur le
renoncement, commune aux enquêtées dépossédées économiquement, socialement et
culturellement et aux enquêtées ayant connu une rupture biographique significative.
La revendication de l’islam procède, dans leur cas, d’une conversion vécue comme
une renaissance. Les femmes commencent par rompre avec leur famille et leur
entourage, font de leur mieux pour parler uniquement en arabe dialectal et, si possible,
classique, changent complètement de mode de vie, de pensée et renoncent à leurs
privilèges de classe et aux jouissances mondaines pour se consacrer uniquement
à la dévotion. Du discours de Khaled, elles retiennent les éléments rigoristes et la
compensation dans l’au-delà. Leur adhésion absolutisée leur permet de se refonder
une identité valorisée à partir des symboles de la pureté morale:
Je n’ai aucune confiance en l’avenir. Si tu te fies trop à la vie, elle te trahit. Je n’ai confiance
qu’en Dieu. Je le remercie, même si je n’ai rien. La vie devient dure, les enfants grandissent
et on n’arrive plus à joindre les deux bouts. Je reste optimiste tant que j’ai foi en Dieu, je
suis satisfaite de moi-même, car j’ai obéi à Dieu. Dieu nourrit et protège toutes ses créatures,
il suffit qu’on ait foi en lui, pour qu’il bénisse notre pain. C’est lui qui nous donne tout et
personne d’autre. Il n’y a plus rien qui m’intéresse dans ce monde, ni mes enfants, ni mon mari.
Toute ma vie est dédiée à Dieu, je m’en fous si ma maison est sale ou si le repas n’est pas prêt
tant que j’ai des obligations religieuses à accomplir. (G., femme voilée, 37 ans, secrétaire dans
une société industrielle semi-étatique (en faillite), voilée depuis 2002)
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