Cancer du canal anal
G. Declety
Introduction
Le cancer du canal anal (CCA) est une tumeur relativement peu fréquente et
se distingue des autres néoplasmes du tube digestif par des particularités anato-
miques, histologiques et cliniques. De nombreux progrès ont été faits ces trente
dernières années concernant la connaissance des facteurs de risque et de la prise
en charge des malades.
Épidémiologie
Le CCA représente 1,5% de l’ensemble des cancers du tractus digestif.
L’incidence annuelle est de 4 000 nouveaux cas par an aux États-Unis, avec une
discrète prédominance féminine, et a doublé en trente ans (1, 2). Cette évolution
est liée à un accroissement de l’infection par le Papillomavirus, à l’augmentation
du nombre de partenaires sexuels et de l’incidence des maladies sexuellement
transmissibles, dont l’infection à VIH, et à la consommation tabagique.
Facteurs de risque
Pathologie anale bénigne et maladie inflammatoire
L’imputabilité de traumatismes physiques et des lésions bénignes à type de
fissure ou de fistule anale a été évoquée dans le développement du CCA. Ces
conditions pourraient entraîner une inflammation chronique responsable d’al-
térations génétiques. Une étude cas-témoins réalisée en Californie a montré
qu’en analyse multivariée le risque relatif de développer un CCA était de 2,4
(95%, IC : 1,1-5,2) pour les patients aux antécédents de fissure anale, et de
2,6 (95% IC : 0,5-4,7) pour les patients ayant présenté plus de douze épisodes
de complications en rapport avec une pathologie hémorroïdaire (3). Frish et al.
ont étudié le risque de CCA chez 68 549 patients hospitalisés au Danemark
entre 1977 et 1989 pour des lésions anales bénignes. Chez ces patients, le
risque relatif de développer un CCA dans la première année après l’hospitali-
sation était multiplié par 12 (95%, CI 5,2-23,6) par rapport à une population
témoin, celui-ci diminuait avec le temps et était de 1,8 (95%, CI : 0,5-4,7)
après cinq ans (4). Les auteurs expliquent cette diminution d’incidence avec le
temps par le fait que les lésions anales bénignes peuvent être des complications
d’un CCA débutant. Ces données suggèrent que les lésions anales bénignes ne
sont probablement pas incriminées dans le développement du CCA.
De nombreux cas rapportés dans la littérature ont évoqué le risque de CCA
chez des patients atteints de maladie inflammatoire chronique de l’intestin
(MICI), en particulier la maladie de Crohn (5). L’étude du registre du cancer
danois n’a pas confirmé cette hypothèse sur une série de 1 160 patients atteints
de MICI, où aucun CCA ne s’est développé (6).
Activité sexuelle
Plusieurs études réalisées dans les années quatre-vingt ont évoqué la possibilité
d’un lien entre le CCA et l’homosexualité masculine. Cette relation a été
confirmée par plusieurs travaux récents et étendue à d’autres facteurs que l’ho-
mosexualité.
Daling et al., dans une étude cas-témoins, ont montré que les femmes
présentant un CCA avaient plus d’antécédents de papillomatose génitale
(risque relatif (RR) : 32,5), d’infection herpétique de type 2 (RR : 4,1) et d’in-
fection à Chlamydia trachomatis (RR : 2,3). Chez les hommes, le fait de ne pas
être marié (RR : 8,6), l’homosexualité (RR : 50), la bisexualité (RR : 33), les
antécédents de papillomatose génitale (RR : 27) ou de gonorrhée (RR : 17)
étaient associés au risque de CCA (7).
Une autre étude cas-témoins a comparé 417 patients hétérosexuels présen-
tant un CCA à 534 patients avec un cancer du rectum et 554 témoins. En
analyse multivariée, les facteurs de risque de CCA chez les femmes étaient les
suivants : plus de dix partenaires (RR : 4,5), des antécédents de papillomatose
anale (RR : 11,7) ou génitale (RR : 4,6), des antécédents de gonorrhée
(RR : 3,3), de dysplasie du col utérin (RR : 2,3) et des relations avec des parte-
naires aux antécédents de maladie sexuellement transmissible (RR : 2,4). Des
relations anales avant l’âge de 30 ans et avec au moins deux partenaires diffé-
rents étaient également un facteur de risque significatif. Chez les hommes,
plus de dix partenaires (RR : 2,5), des antécédents de papillomatose anale
(RR : 4,9) et de syphilis (RR : 4,0) étaient des facteurs de risque indépendants
de CCA (8).
Un des arguments en faveur du risque de CCA selon l’activité sexuelle est
la relation existante entre cancer du col de l’utérus et CCA (9). Les données du
146 Les cancers digestifs
registre des cancers au Danemark montrent une forte corrélation entre ces
néoplasies, faisant évoquer des facteurs de risque communs (10).
Infection à Papillomavirus humain (HPV)
L’infection à HPV est la maladie sexuellement transmissible la plus fréquente
en Europe et représente une grande partie du lien de causalité entre activité
sexuelle et CCA. Il existe une forte association entre l’HPV ayant des
propriétés pro-oncogéniques et les lésions de dysplasie ou carcinomateuses
retrouvées au niveau de la sphère génitale et de l’anus (10).
L’infection à HPV de l’anus peut être inapparente ou se traduire par l’ap-
parition de condylomes. Les lésions intra-épithéliales épidermoïdes de l’anus
sont les lésions précancéreuses associées à HPV. Morphologiquement, on diffé-
rencie les lésions présentant une dysplasie de bas et de haut grade. La
progression des lésions intra-épithéliales épidermoïdes vers le cancer de l’anus
est liée à plusieurs facteurs dont l’infection à VIH, un faible nombre de
lymphocytes CD4 et une forte réplication de HPV (11).
Alors que plusieurs types de HPV peuvent être mis en évidence au cours des
infections ano-génitales, le phénotype 16 est le plus souvent incriminé dans la
survenue du CCA. Palefsky et al. ont analysé des biopsies de muqueuse anale
chez 24 sujets atteints ou non de CCA (12). L’ADN de HPV a été mis en
évidence chez 85% des patients présentant un CCA. Par ailleurs, le phéno-
type 16 était associé à la présence d’un CCA ou d’une dysplasie de haut grade,
alors que les phénotypes 6 et 11 étaient retrouvés chez les patients présentant
des condylomes ou une dysplasie de bas grade.
Infection par le VIH et immuno-suppression
Plusieurs études sont en faveur d’un accroissement du risque de CCA chez les
patients présentant une séropositivité pour le VIH et ceci quel que soit le mode
de contamination. Il a été montré une plus grande prévalence de l’infection à
HPV et de lésions intra-épithéliales épidermoïdes de haut grade chez des
patients VIH+ par rapport à des témoins VIH- (13, 14). La sévérité et la durée
de l’infection à HPV sont inversement corrélées au taux de CD4.
Malgré ces observations, l’impact réel du statut VIH sur le développement
d’un CCA reste incertain. En effet, dans une étude du National Cancer
Institute, les auteurs ont évalué l’évolution de l’incidence du CCA dans des
États où il existait une forte prévalence du VIH entre 1975 et 1984. Alors qu’ils
notaient une augmentation importante du nombre de lymphomes et de
sarcomes de Kaposi, l’incidence des CCA restait stable (15).
Les autres causes d’immuno-suppression (greffe rénale) pourraient être
associées à l’apparition de CCA. Chez des patients transplantés rénaux, le
risque de CCA était augmenté jusqu’à cent fois (16).
Cancer du canal anal 147
Tabac
Dans une série cas-témoins, le tabagisme était associé de façon significative à
une augmentation de CCA avec un risque relatif de 1,9 après 20 paquet-années
et 5,2 après 50 paquet-années (17).
Anatomie
Le canal anal doit être clairement séparé de la marge anale. Le canal anal a sa
limite supérieure au niveau de l’anneau anorectal (jonction de la portion pubo-
rectale du muscle élévateur de l’anus et du sphincter externe). À ce niveau se
situe la ligne pectinée composée d’un épithélium cylindrique mesurant 6 à
12 mm de hauteur et faisant la transition entre la muqueuse glandulaire rectale
et la muqueuse malpighienne anale. La marge anale débute approximativement
au niveau de l’orifice anal et représente la transition de l’épithélium malpighien
de l’anus vers l’épithélium cutané.
La ligne pectinée représente une zone importante en terme de vascularisation
et de drainage lymphatique. Sous cette ligne, la vascularisation provient des
artères rectales moyennes et inférieures, et le drainage veineux se fait par la circu-
lation systémique, alors qu’au-dessus de la ligne pectinée, le drainage veineux se
fait par la veine porte. La circulation lymphatique s’effectue préférentiellement
vers les ganglions péri-rectaux et mésentériques inférieurs pour les tumeurs
situées au-dessus de la ligne pectinée. Pour celles situées en dessous, le drainage
lymphatique est plutôt dirigé vers les ganglions inguinaux et fémoraux.
Histologie
Plusieurs types histologiques peuvent se rencontrer dans les CCA, le carcinome
épidermoïde étant le plus fréquent. Dans une série de 192 patients avec CCA,
on retrouvait 74% de carcinomes épidermoïdes, 19% d’adénocarcinomes, 4%
de mélanomes et 3% d’autres tumeurs (tumeurs endocrines, Kaposi, léiomyo-
sarcome, lymphome) (18). Il est à noter que les adénocarcinomes survenant au
niveau de l’anus doivent être considérés comme des cancers du rectum et traités
comme tels.
Tumeurs du canal anal
Il n’y a pas de limite nette entre le rectum et le canal anal et, en outre, la zone
transitionnelle a des aspects histologiques variables. Par conséquent, la classifi-
cation histologique de tumeurs survenant dans cette zone est délicate. Certains
148 Les cancers digestifs
patients ont une transition brutale entre les deux épithéliums et d’autres une
muqueuse transitionnelle pseudo-stratifiée faite de cellules cuboïdes ressem-
blant à des cellules urothéliales (muqueuse cloacale). Un quart des carcinomes
épidermoïdes de l’anus sont de type transitionnel.
Tumeurs de la marge anale
La distinction entre tumeurs de l’anus et tumeurs cutanées par le clinicien au
niveau de la marge anale est également difficile. L’analyse histologique permet
de différencier les carcinomes épidermoïdes des autres cancers de la peau
(mélanome, maladie de Bowen et maladie de Paget).
Diagnostic
Le diagnostic des CCA peut être difficile malgré leur localisation facilement
accessible. Le symptôme le plus fréquent est le saignement (50% des cas)
pouvant faire évoquer à tort une pathologie hémorroïdaire. Les autres symp-
tômes sont : la douleur ou une sensation de masse rectale (30%), un prurit
anal, une modification du transit, un ténesme. Dans 20% des cas, il n’existe
aucun symptôme. En raison d’une grande similitude dans la présentation
clinique avec des pathologies bénignes de l’anus, un retard au diagnostic est
souvent constaté (un tiers des patients). Chez les patients asymptomatiques,
notamment dans les groupes à risque, l’examen doit être particulièrement
minutieux.
L’inspection de la marge anale, le toucher rectal et l’anuscopie doivent être
réalisés idéalement sous anesthésie générale. Une adénopathie doit être recher-
chée au niveau des aires ganglionnaires inguinales et fémorales.
Le CCA se présente, au toucher rectal, sous la forme d’une masse indurée
plus ou moins ulcérée. En anuscopie, la tumeur peut être infiltrante, bour-
geonnante ou ulcérée. La localisation (marge, canal sous la ligne pectinée ou
au-dessus), la taille en hauteur, la circonférence et l’extension doivent être
notées. La confirmation histologique est obtenue après la réalisation de biop-
sies au cours de l’anuscopie.
L’écho-endoscopie anale peut être réalisée, à la recherche d’adénopathies
péri-rectales.
Le bilan d’extension comprend une radiographie du thorax, un scanner
abdomino-pelvien et une cytoponction sous échographie si existent une ou
plusieurs adénopathies inguinales palpables.
Une infection à HPV est recherchée sur le prélèvement et un examen gyné-
cologique avec frottis cervicaux à la recherche d’une dysplasie du col est
conseillé. Une sérologie VIH doit être proposée au patient.
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