COMPTES RENDUS
sens le plus précis. S’il y a miracle, c’est parce
qu’une définition de la science, particulière-
ment robuste, est donnée pour la première
fois : ce sera le discours portant sur ce qui est
général. Les conditions sont réunies pour que
le nécessaire soit distingué du contingent, le
général du particulier, et pour que naisse une
conception culturelle nouvelle de ce qu’on
appelle la vérité.
On sait que des civilisations tout autant
techniciennes que la civilisation occidentale
née du miracle grec n’ont pas eu besoin des
théorisations d’Aristote pour progresser, et
ceci dès l’Antiquité et le Moyen Âge. Quel est
donc l’élément qui a fait la différence et qui,
sur la longue durée, explique ce que les choses
sont devenues ? C’est que si la vérité peut être
ainsi définie et si l’établir s’apparente à une
démarche scientifique mobilisant à la fois des
catégories, une analytique (la méthode scienti-
fique) et une dialectique (comment argu-
menter dans la vie quotidienne), alors le substrat
épistémologique est réuni pour que naisse
un autre mythe fondamental, celui de la repré-
sentation de la réalité par des modèles mathé-
matiques, qui fait l’objet du troisième chapitre.
L’auteur raconte comment « aux temps
modernes, l’existence d’une réalité plus ‘solide’
que celle du monde sensible de l’Existence-
empirique réussit son ascension au rang de
mythe dominant, un mythe non théologique
sans doute mais néanmoins dogmatique : celui
de la Réalité-objective. Cet avènement, dont
les héros furent Kepler et Galilée, suppose
une assimilation du réel à la loi des nombres »
(p. 173). Que s’est-il passé au début de la
Modernité ? Au
XVI
e
siècle on se situait encore
par rapport à trois espaces distincts, celui de
l’expérience et de l’existence empirique (les
apparences ou phénomènes), celui de la modé-
lisation ou de la connaissance (épistémé) qui
recourt volontiers aux mathématiques pour
répondre au « comment », enfin celui de l’expli-
cation
ontologique portant sur l’inconnaissable
et dont on ne peut parler qu’en termes d’opi-
nion (doxa). P. Jorion explique alors que le
coup de force ontologique, d’inspiration pytha-
goricienne,
consista, c’est moi qui résume, à
fusionner les plans de l’épistémé et de la doxa
en décrétant que l’inconnaissable (« l’Être-
donné ») non seulement n’était pas inconnais-
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sable mais qu’il était même déjà connu : il
n’était qu’une somme d’entités mathéma-
tiques. Autrement dit, les mathématiques
s’autoproclamaient science de l’Être, science
de ce qui est et n’a pas besoin d’être démontré.
C’est en cela qu’il y eut une revanche (tardive)
de Pythagore (titre du dernier chapitre du
livre) : le mage n’avait-il pas dirigé une secte
qui prétendait, sur le mode mystique, que la
réalité n’est constituée que de nombres ?
Mais, et le saut temporel est nécessaire
pour comprendre la thèse de P. Jorion,
puisque des évolutions majeures ont eu lieu
au
XX
e
siècle, et que des physiciens des sys-
tèmes complexes se sont éloignés de la
concep-
tion habituelle – universalisante et légale –
de
la science pour se rapprocher des discours por-
tant sur des savoirs empiriques ; puisque les
dynamiques des systèmes peuvent être non
linéaires, ce qui met à mal la causalité, on se
trouve conduit à observer que, aussi bien à ses
débuts que dans ses évolutions actuelles, le
mode scientifique dit universel se trouve his-
toricisé et, de ce fait, profondément culturel.
À l’explication mécanique, où il faut toujours
trouver une cause à chaque fait, et où les faits
paraissent incapables de produire entre eux quoi
que ce soit, ne doit-on pas préférer, comme déjà
Georg Wilhelm Friedrich Hegel le soulignait,
l’explication téléologique, celle qui admet la
manifestation de l’autodétermination ? Comme
nous pouvons, aujourd’hui, donner à ce concept
d’autodétermination des contenus variés, et
pas uniquement dans les sciences physiques,
le moment moderne de la Réalité-objective ne
suffit plus et ne peut plus constituer le réser-
voir unique des explications.
Les apports de l’ouvrage sont nombreux, et
le livre est parcouru de fils conducteurs sous-
jacents à la démonstration générale en quatre
temps.
Les mots et la psychanalyse sont une de
ces trames subtiles de liaison. P. Jorion attache
beaucoup d’importance à cette disposition à
regrouper les notions selon l’équivalence de
la réponse émotionnelle qu’elles provoquent,
contrairement à Claude Lévi-Strauss qui écrivait
que la pensée sauvage procédait par l’enten-
dement et non par l’affectivité. Il relie cette
forme à la notion de « complexe psychanaly-
tique » selon la définition de Sigmund Freud :