Social Compass
2016, Vol. 63(2) 251 –267
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DOI: 10.1177/0037768616629305
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social
compass
La mobilité religieuse à l’aune
du butinage
Yvan DROZ
IHEID, Genève, Suisse
Edio SOARES
IHEID, Genève, Suisse
Yonatan N GEZ
Université Hébraïque à Jérusalem, Israël
Jeanne REY
IHEID, Genève, Suisse
Résumé
Nous proposons de concevoir la mobilité religieuse comme une des structures
sociologiques qui préside aux pratiques religieuses. La règle ne serait donc pas – comme le
veut la notion de religion – l’appartenance fidèle à une dénomination religieuse, mais bien
une forme de butinage religieux qui trouve son principe dans une mobilité polymorphe et
changeante. En plaçant la mobilité au centre de l’étude des pratiques religieuses, le butinage
religieux renverse la perspective classique qui postule que la sédentarité religieuse serait la
norme, alors que la mobilité religieuse, en particulier sous la forme de conversion, serait
l’élément à expliquer par des facteurs nécessairement externes (par exemple, changement
social, transformations économiques ou difficultés psychologiques).
Mots clés
butinage, conversion, mobilité religieuse
Corresponding author:
Yvan Droz, Institut de Hautes Études Internationales et du Développement (IHEID), Genève, CH-1211,
Suisse
629305SCP0010.1177/0037768616629305Social CompassDroz et al. : La mobilité religieuse à l’aune du butinage
research-article2016
Article
252 Social Compass 63(2)
Abstract
In this article, we consider the place of religious mobility as one of the fundamental
social structures governing religious practice. Rather than considering stable institutional
loyalty as the norm, as indeed implied by common conceptions of religion, we suggest
an alternative in the form of religious butinage, whose core feature is dynamic,
polymorphous mobility. The notion of religious butinage thus reverses the classic
perspective that sees religious mobility, and in particular conversion, as an exceptional
occurrence requiring explanation through recourse to external factors (for example,
social changes, economic transformation, or psychological hardships).
Keywords
butinage, conversion, religious mobility
Introduction1
Nous proposons de concevoir la mobilité religieuse comme une des structures
sociologiques qui préside aux pratiques religieuses. La règle ne serait donc pas – comme
le veut la notion de religion – l’appartenance fidèle à une dénomination religieuse, mais
bien une forme de butinage religieux qui trouve son principe dans une mobilité
polymorphe et changeante. Nous avons développé progressivement le concept de
butinage religieux à partir de recherches anthropologiques au Brésil (Soares, 2009) et au
Kenya (Droz, 2001) depuis le début des années 2000. Cet article se fonde également sur
les recherches que nous avons menées entre 2010 et 2015 au Brésil, Kenya et en Suisse
(Genève), ainsi qu’au Ghana. Nous avons conduit plus de 200 entretiens semi-directifs
dans ces quatre pays et étudié les pratiques religieuses au moyen de l’observation
participante et de l’analyse de documents dans une perspective ethnographique itérative2.
Une religion qui cache les pratiques
Nous partageons un certain malaise face aux termes « théologiques » de l’anthropologie
religieuse : croyant, converti, fidèle, religion, foi ou croyance. Ceux-ci ne nous paraissent
rendre justice ni aux pratiques que nous observons ni aux « cosmologies » – ou aux
worldviews (Geertz, 2002) – que nous décryptons. La critique du concept de religion ne
s’appuie pas seulement sur son histoire, elle questionne également les hiérarchies
implicites qu’il implique. Plusieurs auteurs se sont attachés à déconstruire les enjeux de
domination et les logiques d’exclusion attachées à la notion de religion (Dubuisson,
1998; Meyer, 2009). Ainsi, la « religion » ne prend sens que dans un contexte où
s’opposent les sphères « religieuse » et « séculière ». Or, cette notion issue du christianisme
s’est développée en Occident, en particulier au cours du 19e siècle (Asad, 1993).
Nous développons cette critique dans le prolongement des travaux qui ont insisté sur
les limites de l’anthropologie religieuse. Leurs réserves à l’égard du concept de religion
ou de ses dérivés soulignent le caractère historiquement et culturellement situé des
notions associées à l’anthropologie religieuse : « biais monothéiste » (Kilani, 2003),
Droz et al. : La mobilité religieuse à l’aune du butinage 253
paradoxes du « croire », signifiant à la fois une adhésion et une mise à distance (Pouillon,
1979), ou encore absence de cosmologie cohérente dans certaines « religions » (Meyer,
1999). Dès lors, la généralisation d’une catégorie de la pensée occidentale, la « religion »,
peut-elle légitimement constituer un concept d’analyse pour l’anthropologie ? Parler de
religieux à la place de religion constitue déjà une première esquisse de rupture
épistémologique avec la perspective théologique. En effet, comme le précise Marcel
Mauss : « Il n’y a pas, en fait, une chose, une essence, appelée Religion : il n’y a que des
phénomènes religieux, plus ou moins agrégés en des systèmes qu’on appelle religions et
qui ont une existence historique définie, dans des groupes d’hommes et dans des temps
déterminés » (Mauss, 1968 : 93). Les religions sont également des constructions
scolastiques (Bourdieu, 1997), c’est-à-dire pensées par les spécialistes du sacré pour
« professionnaliser » (Weber, 2003 [1917/1919]) les pratiques du sacré et les constituer
ainsi en un champ social autonome ou désenchâssé (Bourdieu, 1971 ; Polanyi, 1983).
Ces objections ont conduit les anthropologues à adopter une approche qui se veut
« holiste » (Lambek, 2001), refusant de séparer a priori la sphère religieuse des autres
sphères sociales (genre, parenté, organisation politique, etc.). La présence ou l’absence
de cette frontière, ainsi que sa construction historique, constituent un élément charnière
de l’analyse. Dans les limites de notre texte, nous proposons de « provincialiser »
(Chakrabarty, 2008 ; Lambek, 2008) les religions du Livre en observant les pratiques
religieuses et les discours qu’elles suscitent, au-delà de leurs théologies.
Mobilité et conversion religieuse
Le paradigme de la conversion
L’intérêt des chercheurs pour la mobilité religieuse s’est développé dès la fin du 19e
siècle, en se limitant le plus souvent à l’étude des conversions. Les premières recherches
abordèrent les aspects psychologiques ou théologiques (Coe, 1916 ; James, 1902 ; Leuba,
1896 ; Hall, 1904 ; Starbuck, 1899) et la conversion religieuse fut très tôt pensée comme
un objet d’étude au sein de son contexte social (Jackson, 1908). Ce paradigme reprenait
la vision paulinienne de la « route de Damas » qui considérait la conversion comme une
expérience subite et bouleversante : le futur converti pensait avoir péché ou ressentait des
sentiments de culpabilité et souffrait de désordres mentaux ; il réagissait passivement à
un « appel » de Dieu ou de son inconscient. La « deuxième vague » des études sur la
conversion apparaît dans les années cinquante (Snow et Machalek, 1984 : 178). Toujours
dominées par des psychologues, elles se regroupent autour des modèles du « lavage de
cerveau » et de la « persuasion coercitive ». Cette approche s’appliqua surtout aux
recherches sur l’adhésion aux nouveaux mouvements religieux et aux « sectes » ou
« cults » qui fleurissaient à l’époque et devenaient toujours plus visibles, particulièrement
aux États-Unis (Enroth, 1977 ; Sargant, 1957 ; Glock et Bellah, 1976 ; Barker, 1983).
Les années 1960 et 1970 ont vu fleurir les recherches sur la conversion (Snow et
Machalek, 1984) et nombre d’entre elles l’ont expliquée au moyen de la notion de
« déviance sociale ». L’approche la plus connue est probablement celle développée par
Lofland et Stark (1965), qui proposent un modèle en sept étapes – le « social drift model »
– qui comprend des prédispositions personnelles, tout en accordant une place importante
254 Social Compass 63(2)
aux contextes dans lesquels la conversion a lieu. Dans ce modèle, les individus soumis à
des pressions psychologiques et qui se considèrent comme étant en quête spirituelle
nouent des liens affectifs avec des membres de nouveaux mouvements religieux, qui
finissent par les attirer en leur sein.
Depuis les années 1970, la sociologie analyse les formes de recomposition et de
production religieuses tant du côté des institutions religieuses que du côté des pratiques.
Le comportement mobile du pratiquant face à la palette de religions qui colore la scène
religieuse actuelle est fort bien documenté.
Concepts contemporains de la mobilité religieuse
Dans son sens courant, la conversion ou le changement d’affiliation religieuse implique
à la fois l’abjuration d’une croyance ou d’un récit religieux particulier et l’adoption
d’une « foi » nouvelle. Or, la question de la continuité entre des formes religieuses est
bien ancienne : Robin Horton (1971, 1975), soulignait déjà la continuité entre les
pratiques religieuses et les cosmogonies passées et présentes, en dépit d’une conversion
(Ikenga-Metuh, 1987). À l’inverse, Joel Robbins (2007) a critiqué le penchant des
chercheurs pour cette supposée continuité chez les convertis au christianisme. Il ajoute
qu’une telle continuité néglige les propos de fidèles sur la « réalité » de leur conversion,
mais également l’attrait que suscitent les aspects millénaristes et le Salut que propose la
théologie chrétienne. L’insistance du pentecôtisme sur la rupture complète avec les
pratiques « païennes » au moyen de la seconde naissance fait écho à la critique de
Robbins.
Dans ce « religieux en mouvement » le pratiquant ne rompt pas toujours en abjurant :
il développe souvent des pratiques religieuses polymorphes. En fait, même les religions
de conversion – par exemple la vague évangélique pentecôtiste connue pour son
intolérance envers d’autres traditions – voient leurs adeptes présenter de telles pratiques
additionnelles. Ceci s’applique en particulier à la vague « charismatique » qui a essaimé
au cours des dernières décennies, en substituant des logiques d’assimilation
communautaires à des logiques entrepreneuriales (Fourchard et al., 2005), où la mobilité
des fidèles constitue le ressort des logiques concurrentielles (Rey, 2013a). Le nouveau
converti « se tourne vers » le monde évangélique sans nécessairement renier ses anciennes
pratiques (Droz, 2002 ; Soares, 2009 ; Oro, 1991 ; Birman, 1996 ; Boyer, 1998, 2009). Il
y a bien là une addition des différents contenus et pratiques religieuses, mais cette
« pratique additionnelle » n’implique pas systématiquement du « transit religieux ». Au
contraire, ce « religieux en mouvement », suppose un terrain d’entente – sorte d’entre-
deux religieux – qui, sur le plan des pratiques, conjugue plus qu’il ne dissocie les
différentes traditions religieuses. « Travail syncrétique », disait Patricia Birman (1996,
2001), en référence aux « passages » des pratiquants afro-brésiliens à l’univers protestant
pentecôtiste de l’Eglise universelle du Royaume de Dieu ; « branchements » évoquait
Jean-Loup Amselle pour éviter le notion biologique de métissage et souligner que le
syncrétisme n’est en fait qu’un patchwork de patchwork (2005).
En sociologie des religions, la formule « bricolage religieux » est devenue une sorte de
« passe-partout » lorsqu’il s’agit de qualifier le comportement du pratiquant en modernité
religieuse. « Bricolage partout et nulle part », disait André Mary en rappelant – à juste
Droz et al. : La mobilité religieuse à l’aune du butinage 255
titre – que la notion de bricolage, telle qu’elle a été proposée par Lévi-Strauss, n’a rien
d’une « composition croyante » délibérée et, surtout, sans contraintes. Le bricolage lévi-
straussien s’exerce à l’intérieur d’un système symbolique précontraint – la mémoire
autorisée d’une tradition donnée – où le « bricoleur » joue avec les matériaux socioculturels
dont il dispose. Par ailleurs, Lévi-Strauss souligne que « le propre de la pensée mythique,
comme du bricolage sur le plan pratique, est d’élaborer des ensembles structurés, mais
en utilisant des résidus et des débris d’événements […], des bribes et des morceaux,
témoins fossiles de l’histoire d’un individu ou d’une société » (Lévi-Strauss, 1989 : 62–
63). Si le bricolage permet de rendre compte du travail syncrétique dans les sociétés
contemporaines, l’accent conceptuel est placé sur les différences (entre « morceaux » ou
« témoins » de l’histoire) et moins sur les déplacements que nécessite ce travail. Or, la
question de la mobilité est un élément du travail syncrétique à la fois central et peu
développé dans la notion de bricolage.
Les théories de la mobilité et de la conversion religieuse se sont développées sur le
terreau judéo-chrétien qui, selon le modèle abrahamique, considère la conversion comme
un changement exclusif d’appartenance religieuse. Or, au cours du vingtième siècle, les
fidèles des mouvements religieux alternatifs ont développé de nouvelles pratiques en
Occident. Les nombreux échanges avec des religions n’appartenant pas à la tradition
judéo-chrétienne ont montré que la pratique et l’adhésion religieuses pouvaient être
flexibles et inclusives (Esposito et al., 2002). Il est donc essentiel de conceptualiser plus
précisément tant le détail de pratiques polymorphes et inclusives que les représentations
ou les cosmogonies accumulatives qu’elles peuvent susciter tout au long des trajectoires
de mobilité religieuse, tant synchronique que diachronique.
Le butinage religieux
Après avoir exploré les débats qui animent la socioanthropologie religieuse, il convient
de filer – avec prudence – notre métaphore pour rendre compte des pratiques que nous
avons étudiées au Kenya, au Ghana, en Suisse, comme au Brésil. En revanche, nous
n’aborderons que peu les raisons qui conduisent les pratiquants à butiner, car elles
dépassent les limites de ce texte. Nous avons également choisi de ne pas évoquer le
résultat du butinage que nous avons développé dans un autre texte (Droz et al., 2014).
Parler de butinage religieux, c’est observer les pratiques sociales et les « manières de
faire » en religion – le butinage – pour documenter une pratique religieuse : les passages
d’une dénomination à l’autre, les participations à des offices religieux sans y adhérer
formellement, les cercles de prières qui réunissent des pratiquants de diverses
dénominations, etc. En effet, les religions du Livre offrent une représentation du religieux
et des pratiques qui privilégie la dichotomie entre fidèles et infidèles. Toute démarche
contraire est alors perçue comme une déviation. Bref, le butinage de l’acteur, sa sensibilité
aux croyances diverses et ses « glissements de l’entre et de l’entre-deux » (Laplantine,
2003) n’y ont pas de place. Pourtant, le butinage religieux correspond bien à une
« manière de faire » (de Certeau, 1980), qui met l’accent sur la mobilité du pratiquant
dont la pratique ne peut se réduire aux prescriptions institutionnelles. « Le pratiquant ne
« passe » pas d’une dénomination A à une dénomination B puis à une C. Il ne cesse, au
contraire, de commuter de A à B puis à C pour revenir ensuite à A, puis à C, puis à B, etc.
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