Droz et al. : La mobilité religieuse à l’aune du butinage 253
paradoxes du « croire », signifiant à la fois une adhésion et une mise à distance (Pouillon,
1979), ou encore absence de cosmologie cohérente dans certaines « religions » (Meyer,
1999). Dès lors, la généralisation d’une catégorie de la pensée occidentale, la « religion »,
peut-elle légitimement constituer un concept d’analyse pour l’anthropologie ? Parler de
religieux à la place de religion constitue déjà une première esquisse de rupture
épistémologique avec la perspective théologique. En effet, comme le précise Marcel
Mauss : « Il n’y a pas, en fait, une chose, une essence, appelée Religion : il n’y a que des
phénomènes religieux, plus ou moins agrégés en des systèmes qu’on appelle religions et
qui ont une existence historique définie, dans des groupes d’hommes et dans des temps
déterminés » (Mauss, 1968 : 93). Les religions sont également des constructions
scolastiques (Bourdieu, 1997), c’est-à-dire pensées par les spécialistes du sacré pour
« professionnaliser » (Weber, 2003 [1917/1919]) les pratiques du sacré et les constituer
ainsi en un champ social autonome ou désenchâssé (Bourdieu, 1971 ; Polanyi, 1983).
Ces objections ont conduit les anthropologues à adopter une approche qui se veut
« holiste » (Lambek, 2001), refusant de séparer a priori la sphère religieuse des autres
sphères sociales (genre, parenté, organisation politique, etc.). La présence ou l’absence
de cette frontière, ainsi que sa construction historique, constituent un élément charnière
de l’analyse. Dans les limites de notre texte, nous proposons de « provincialiser »
(Chakrabarty, 2008 ; Lambek, 2008) les religions du Livre en observant les pratiques
religieuses et les discours qu’elles suscitent, au-delà de leurs théologies.
Mobilité et conversion religieuse
Le paradigme de la conversion
L’intérêt des chercheurs pour la mobilité religieuse s’est développé dès la fin du 19e
siècle, en se limitant le plus souvent à l’étude des conversions. Les premières recherches
abordèrent les aspects psychologiques ou théologiques (Coe, 1916 ; James, 1902 ; Leuba,
1896 ; Hall, 1904 ; Starbuck, 1899) et la conversion religieuse fut très tôt pensée comme
un objet d’étude au sein de son contexte social (Jackson, 1908). Ce paradigme reprenait
la vision paulinienne de la « route de Damas » qui considérait la conversion comme une
expérience subite et bouleversante : le futur converti pensait avoir péché ou ressentait des
sentiments de culpabilité et souffrait de désordres mentaux ; il réagissait passivement à
un « appel » de Dieu ou de son inconscient. La « deuxième vague » des études sur la
conversion apparaît dans les années cinquante (Snow et Machalek, 1984 : 178). Toujours
dominées par des psychologues, elles se regroupent autour des modèles du « lavage de
cerveau » et de la « persuasion coercitive ». Cette approche s’appliqua surtout aux
recherches sur l’adhésion aux nouveaux mouvements religieux et aux « sectes » ou
« cults » qui fleurissaient à l’époque et devenaient toujours plus visibles, particulièrement
aux États-Unis (Enroth, 1977 ; Sargant, 1957 ; Glock et Bellah, 1976 ; Barker, 1983).
Les années 1960 et 1970 ont vu fleurir les recherches sur la conversion (Snow et
Machalek, 1984) et nombre d’entre elles l’ont expliquée au moyen de la notion de
« déviance sociale ». L’approche la plus connue est probablement celle développée par
Lofland et Stark (1965), qui proposent un modèle en sept étapes – le « social drift model »
– qui comprend des prédispositions personnelles, tout en accordant une place importante