Pour citer cet article : WULF, C. « La formation : une mission interculturelle en Europe », Journal
des socio-anthropologues de l'adolescence et de la jeunesse, Revue en-ligne. Date de publication :
janvier 2012.
[http://anthropoado.com/le-journal-des-socio-anthropologues-de-l-adolescence-et-de-la-jeunesse-
textes-en-ligne/]
La Formation : une mission interculturelle en Europe
Christoph Wulf
Face à la mondialisation et européisation, la formation est aujourd’hui plus que jamais une mission
interculturelle qui dépasse les limites d’une culture nationale. Il s’agit ici de lier des perspectives
d’une diversité culturelle aux perspectives qui concernent la situation de l’humanité dans son
ensemble. Une médiation entre ces deux points de référence n’est pas simple et constitue un défi
considérable pour l’éducation et la formation.
Mondialisation et diversité culturelle
De nos jours, en Europe, la mondialisation concerne presque tous les domaines de la vie. Il s’agit
d’un processus multidimensionnel, qui a des effetséconomiques, politiques, sociaux et culturels ; il
modifie la relation entre le local, le régional, le national et le mondial. Dans ce processus, les
changements suivants prennent une importance particulière (Wulf/Merkel 2002 ) :
La mondialisation des marchés financiers et des capitaux internationaux.
La mondialisation des stratégies des entreprises et des marchés qui sont des stratégies de
production, de distribution et de réduction des coûts par délocalisation.
La mondialisation de la recherche et du développement technologique accompagnée par
l’élaboration de réseaux mondiaux, de nouvelles technologies d’information et de
communication tout comme l’extension de la Nouvelle Economie
La mondialisation de structures politiques transnationales et la perte d’influence des Etats-
nations, le développement d’organisations et structures internationales, tout comme
l’accroissement de l’importance des organisations non gouvernementales (ONGs).
La mondialisation de modèles de consommation, styles de vie et styles culturels avec une
tendance à l’uniformisation. L’augmentation de l’influence des nouveaux médias, du
tourisme ainsi que l’européisation de modes de perception et de structures de conscience, le
modelage d’individualité et communauté engendré par les effets de l’européisation, tout
comme l’apparition d’une mentalité d’appartenance à un seul et même monde.1
1. Vgl.: Group of Lisboa: Limits of Competition. Cambridge, Mass. MIT Press 1995; Appadurai, A.: Modernity
1
Bien que la mondialisation croissante influence aujourd’hui la vie de beaucoup de gens, on ne peut
nier l’importance de nombreux mouvements qui soulignent la diversi culturelle et génèrent
souvent des rapports tendus avec la mondialisation. Depuis la convention de l’UNESCO de 2005,
la Charte pour la politique internationale culturelle, les efforts se sont accrus pour imposer le droit à
la diversité culturelle (UNESCO 2005). La protection et la promotion de la diversité culturelle
rendent possible le développement de l’identité culturelle.
Face aux processus globaux de transformation, ces tendances, en partie contradictoires, sont
particulièrement importantes. Dans le cadre de cette convention, ratifiée depuis par tous les pays
germanophones de l’Europe, la protection et la promotion de la diversité des formes d’expression
culturelle sont expressément recommandées.
On part ici du principe que la diversité culturelle est une marque distinctive en même temps qu’un
patrimoine de l’humanité et elle constitue une des forces motrices indispensables à son évolution
durable, à la paix et à la sécurité. Cette multiplicité se manifeste par la singularité et la pluralité des
formes d’expression des peuples et sociétés. Outre l’échange entre les cultures, elle assure leur
vivacité et leurs relations. La diversi culturelle assure la créativité culturelle et provoque le
respect de la différence et l’altérité. Il va de soi que le droit à une diversité culturelle ne peut
prétendre à validité que dans la mesure il ne viole pas les droits de l’homme classés en priorité
(UNESCO 2005).
La convention de l’UNESCO part de l’importance centrale de l’acceptation de la diversité
culturelle ; le Conseil de l’Europe recommande les cinq stratégies suivantes pour promouvoir le
dialogue interculturel :
gouvernement démocratique et diversité culturelle ; ayant comme but la création d’une
culture politique avec comme cadre le respect des valeurs démocratiques, le pluralisme et
l’acceptation de la diversité culturelle ; figure en préliminaires l’acceptation des droits de
l’homme, des libertés fondamentales, des droits d’égalité ;
la citoyenneté tout comme la participation aux droits et devoirs ;
la médiation entre compétences culturelles. Ceci postule de percevoir les droits citoyens
ainsi que d’acquérir des compétences linguistiques et historiques ;
un espace en vue d’un dialogue interculturel ;
la promotion du dialogue interculturel dans les relations internationales. Enfin, il s’agit bien
de définir des perspectives pour une action future.
LAutre dans l’éducation et la formation
at Large, Santa Fe: University of Minnesota 1996; Beck, U.: Was ist Globalisierung?, Frankfurt/M.: Suhrkamp
1997; Münch, R.: Globale Dynamik, lokale Lebenswelten. Der schwierige Weg in die Weltgesellschaft,
Frankfurt/M.: Suhrkamp 1998; Scheunpflug, A./Hirsch, K. (Hg.): Globalisierung als Herausforderung für die
Pädagogik, Frankfurt/M.: Iko 2000; Hornstein, W.: Erziehung und Bildung im Zeitalter der Globalisierung.
Themen und Fragestellungen erziehungswissenschaftlicher Reflexion. In: Zeitschriftr Pädagogik, 47 (2001) 4,
517-537.
2
Pour estimer les possibilités de prise en compte de l’altérité dans le cadre de l’éducation et de la
formation dans l’Europe au début du 21e siècle, il faut d’abord analyser les trois causes importantes
qui ont, dans le courant de l’histoire, si souvent empêché les systèmes d’éducation et de formation
de s’ouvrir à l’altérité des autres hommes et cultures et de dialoguer avec eux. Ces causes sont
l’égocentrisme, le logocentrisme etl’ethnocentrisme européens et par les réductions
psychologiques, épistémologiques et culturelles qui rendent difficile la compréhension de l’Autre.
Dans le processus d’une approche pacifique à l’Autre il s’agit d’éviter d’ontologiser l’altérité et en
faire un objet fixé. Par contre, l’altérité doit se comprendre comme une relation qui se constitue
dans le processus de l’encontre avec des gens d’autres cultures dans des contextes historiquement
et culturellement différents.
Dans les processus de construction du sujet moderne, l’égocentrisme joue un rôle central. Des
« technologies du soi » sont utilisées pour former des sujets. Beaucoup de ces stratégies se réfèrent
à des représentations d'un soi clos sur lui-même, le sujet étant au centre de l'agir, susceptible de
mener une vie et élaborer une biographie autonome. Les effets secondaires - et involontaires - de
ces tendances à la construction d'un sujet autarcique sont multiples. Il n'est pas rare qu'en œuvrant à
s'instaurer de lui-même le sujet échoue dans cet acte même. L'autodétermination et le bonheur
escomptés d'un agir autonome sont contrés par d'autres forces, rebelles à ces exigences.
L'ambivalence de la construction du sujet se manifeste au niveau de l'égocentrisme qui lui est
inhérent : il lui sert, à la fois, de stratégie de survie, d'appropriation, de pouvoir, de stratégie de
réduction, et de nivellement. Centrée sur les forces du moi, la tentative de réduire l'Autre à
l'utilitaire, à sa fonctionnalité et sa pure disponibilité semble avoir, à la fois, réussi et échoué. Pour
les relations à l'Autre, il en résulte un nouvel horizon, un nouveau champ d'investigation.
Le logocentrisme a poussé à percevoir et réélaborer dans l'Autre uniquement ce qui est adéquat à la
raison. Ce qui n'est pas susceptible de raison et n'en épouse pas les formes, n'est pas pris en compte,
se trouve exclu et dévalorisé. A raison le "comparse" de la raison. C'est également le cas pour la
raison restreinte des rationalités fonctionnelles. Les adultes ont raison par rapport aux enfants, les
civilisés aux primitifs, les bien-portants aux malades. En possession de la raison, ils revendiquent
leur supériorité sur ceux qui, selon eux, disposent de protoformes ou de formes aberrantes de la
raison. Lorsque l'Autre se distingue du caractère universel de leur langue et de leur raison, il
devient beaucoup plus difficile de l'approcher et de le comprendre. Nietzsche, Freud, Adorno et
bien d'autres ont soumis à la critique cette suffisance de la raison, et montré que les hommes et les
femmes vivent aussi dans des contextes auxquels la raison n'a qu'un accès insuffisant.
L'ethnocentrisme a aussi contribué à pratiquer durablement l'asservissement de l'Autre. Beaucoup
d’auteurs ont analysé les processus de destruction de cultures étrangères. Parmi eux : la
colonisation de l'Amérique latine au nom du Christ et des rois chrétiens. L'anéantissement de ces
cultures se confond avec la conquête du continent. Dès les premiers contacts, l'exigence leur est
intimée de s'adapter et de s'assimiler avec l'esclavage ou l'anéantissement comme alternatives. Dans
un geste de dominateur, c'est l'identité du soi qui est imposée. Un entendement fondé sur une
stratégie de pouvoir rend possible la destruction des peuples indigènes. Les indios ne saisissent pas
que les Espagnols se comportent sans scrupules et dans un esprit calculateur ; qu'ils ne parlent que
pour leurrer : les manifestations amicales n'expriment pas ce qu'elles donnent à croire ; les
promesses ne sont pas destinées à arrêter quelque engagement, mais à abuser l'Autre. Chaque
action sert d'autres objectifs que ceux affichés. Une manière de traiter l'autre légitimée par les
intérêts de la couronne, le mandat de « missionnarisme » de la chrétienté et l'infériorité des
indigènes. La soif de l'or et les motifs économiques sont passés sous silence, évacués de l'image de
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soi et du monde. Auprès des indigènes, Colomb perçoit ce qu’il connaît déjà. Dans leur monde il ne
voit que des signes qui le renvoient à un déjà-vu et qu’il lit, référencie et interprète selon son cadre
de références. Ce cadre de références ressemble au lit de Procuste dans lequel tout différend est
introduit de force pour y être « conforme ». L’autre est couvert par mes propres images et symboles
et s’y trouve enfermé. Ce qui ne s’y confirme reste en dehors de la perception et de l’assimilation.
Ainsi, le mouvement vers l’autre ne se fait pas.
La dynamique de mondialisation qui pénètre de plus en plus de domaines de la vie rend toujours
plus difficile la possibilité de rencontrer l’Autre comme le non identique, l’étranger qui pourtant a
une fonction constituante pour l’individu comme pour la société. L'acceptation de l'Autre exige le
dépassement de soi-même, qui seul permet l'expérience de l'Autre. Pouvoir vivre l'étrangeté de
l'Autre présuppose d'être disposé à faire en soi-même la connaissance de l'Autre. Aucun individu
n'est une unité ; chacun se compose de parts contradictoires dont chacune est source de désirs
d'action. Rimbaud a formulé avec force cette condition de l'individu : Je est un autre. En refoulant
ses contradictions les plus immédiates, le moi tente certes de forger sa liberté, mais elle est sans
cesse entravée par des pulsions hétérogènes et des injonctions normatives. L'intégration des parts
bannies du moi à son auto perception est donc une condition indispensable à l'acceptation de
l'Autre.
La complexité du rapport entre moi et l'Autre tient à ce que le moi et l'Autre ne se font pas face
comme deux entités fermées l'une à l'autre ; bien plutôt, l'Autre concourt sous des formes multiples
à la genèse du moi. L'Autre n'est pas seulement à l'extérieur, mais aussi à l'intérieur de l'individu.
L'Autre intériorisé dans le moi rend plus difficile la relation avec l'Autre situé à l'extérieur. Cette
constellation fait qu'il n'y a pas de point de vue ferme en deçà ou au-delà de l'Autre. Dans de
nombreuses expressions du moi, l'Autre est toujours déjà inclus. Qui est l’autre ? Comment est-il
perçu ? Cela ne dépend pourtant pas que du moi. Les interprétations de soi que se donne l'Autre
sont tout aussi importantes. Elles ne doivent pas nécessairement être homogènes, mais elles
concourent à l'image que le moi se fait de l'Autre.
Si la question de l'Autre contient la question du soi et inversement, alors les processus de
compréhension entre ses univers sont toujours des processus de thématisation du soi et d'auto-
formation. S'ils réussissent, ils aboutissent à accepter la non-compréhensionde l'Autre et induisent
une étrangeté à soi. Au regard de la tendance des sociétés au désenchantement du monde et à la
disparition de la dimension exotique, le risque existe qu'à l'avenir, dans leur monde, les êtres
humains ne rencontrent plus que le même, et que leur manque la part étrangère grâce à laquelle, en
termes de confrontation, ils peuvent s'épanouir. Si la perte de cette part étrangère fait peser un
risque sur les potentialités du développement humain, alors sa préservation, c'est-à-dire l'étrangeté
du familier et du soi, prend une grande importance. Les efforts visant à maintenir l'étranger dans
l'intériorité de l'être et dans le monde extérieur seraient alors des contre-tendances nécessaires à un
globalisme facteur de nivellement des différences.
Trop facilement la disparition de l’étranger peut engendrer la disparition de l’individuel qui, lui, se
constitue par l’assimilation spécifique de l’étranger. Le besoin d’auto assurance vivant dans chaque
individu ne peut en aucun cas être trompé. L’auto assurance vise à savoir ce qu’est devenu
l’individu, qui est-il et ce qu’il désire devenir. Dans la genèse de ce savoir, la thématisation, la
construction et la réflexion du Soi jouent un rôle majeur. Un tel savoir n’est que provisoire et
change au cours de la vie. Dans les « Faux-monnayeurs » André Gide s’exprime ainsi : « Je ne suis
jamais ce que je crois que je suis, et cela varie sans cesse, de sorte que souvent, si je n'étais pas
pour les accointer, mon être du matin ne reconnaîtrait pas celui du soir. Rien ne saurait être plus
4
différent de moi, que moi-même ».
La conscience chez l'individu de sa non-identité constitue une prémisse importante de son
ouverture à l'Autre. La confrontation avec des cultures étrangères, avec l'Autre dans la culture
d'origine et avec l'étranger en soi-même doit permettre de développer la faculté de percevoir et de
penser du point de vue de l'étranger ou de l'Autre. Par ce changement de perspective, il s'agit
d'éviter la réduction de l'autre à soi-même. C'est la tentative de mettre le soi entre parenthèses, de le
voir et de le vivre du point de vue de l'Autre. L'objectif, c'est l'élaboration d'une pensée
hétérologique, au cœur de laquelle se situe la relation entre le familier et l'étrange, le savoir et le
non-savoir, la certitude et l'incertitude. Par suite du déclin des traditions, de l'individualisation, des
tendances à la différenciation et à la mondialisation, beaucoup d'évidences premières de la vie
quotidienne sont remises en question et exigent réflexion personnelle et sens de la décision.
Pourtant, si cette évolution augmente les marges de manœuvre offertes à l'individu, elle ne lui
assure pas plus de véritable liberté. L'individu n'a souvent d'espace de décision queil est sans
pouvoir sur l'amont de la situation. C'est le cas, par exemple, dans les questions d'environnement
il peut sans doute prendre des décisions en fonction de sa conscience, mais sans beaucoup
d'influences sur les macrostructures sociales qui en réalité commandent la qualité de son
environnement.
Une forme importante de l’approche de l’étranger, de l’Autre se fait par des processus mimétiques.
Cette approche de l’étranger se fait à l’aide de différentes formes de représentation le propre et
l’autre se superposent. Chaque représentation de l’Autre à un côté performatif. Ici quelque chose
est porté à présentation ; ici se concrétise une mise en objet, voire une incorporation. Les énergies
mimétiques permettent qu’une représentation ne reste pas le simple double d’une image donnée
mais s’en distingue et crée un nouveau monde. Dans de nombreux cas cette représentation se réfère
à une figuration de l’Autre encore pas bien formée, elle est l’exposé du non-présentable, sa mise en
objet, son incorporation. Alors le mimétisme crée la figuration, l’objet même de l’imitation.
Lors de processus mimétiques, l’étranger est intégré dans la logique et la dynamique du monde
propre imaginé. Ainsi, l’étranger est transformé en représentation. En tant que représentation il ne
devient pas encore quelque chose de propre, il devient une figuration où s’entremêlent l’étranger et
le propre, une figuration de l’Entre. Lors de la rencontre avec l’Autre, la naissance d’une telle
figuration de « l’Entre » revêt une importance extraordinaire. Une représentation mimétiquement
créée offre la possibilité, de ne pas fixer et incorporer l’étranger, mais de le maintenir dans son
ambivalence de quelque chose d’à la fois étranger et connu. Le mouvement mimétique ressemble à
une danse entre l’étranger et le propre à soi. Il ne s’attarde ni sur le propre ni sur l’autre ; il oscille
entre les deux. Les représentations de l’Autre sont contingentes. Elles ne sont pas nécessairement
telles quelles le sont ; elles peuvent également se former dans d’autres figurations. La figuration
vers laquelle conduit le mouvement mimétique n’est pas prédéterminée et dépend de l’enjeu de
l’imagination et du contexte imaginaire et social. Aucune forme de représentation ou de figuration
n’est obligatoire. Beaucoup de formes différentes, hétérogènes sont imaginables. Seul le
mouvement mimétique décidera, quelles figures seront dansées, quelles formes de jeu seront élues.
La mimétique de l’autre conduit à des expériences esthétiques ; ici se placent le jeu avec l’inconnu,
l’extension du propre à l’étranger. Cette mimétique a comme effet l’approche de l’étranger. Elle est
sensuelle et peut passer par tous les sens ; elle ne mène pas à une « chute » dans l’étranger et à une
fusion avec lui. Un tel mouvement serait l’abandon du propre. La mimétique implique à la fois
l’approche et la distance, l’arrêt dans l’indécis de l’Entre, danse sur la frontière entre le propre et
l’étranger. S’arrêter d’un côté de la frontière signifierait un manquement, soit du propre, soit de
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