maîtrise et déformation : les lumières diffractées

MAÎTRISE ET DÉFORMATION :
LES LUMIÈRES DIFFRACTÉES*
Anthony MANGEON
À notre époque souvent qualifiée de « postmoderne » ou de « post-
coloniale », l’heure n’est plus aux grands récits, mais assurément aux
grands procès, et celui de l’Occident n’en finit plus d’être instruit. À juste
titre, sans aucun doute. Dans ses excès militaires et culturels, la domi-
nation qu’exerça l’Europe sur l’Amérique, les Caraïbes, puis, lors de sa
seconde expansion coloniale, sur l’Afrique et une large partie de l’Asie,
parut souvent et reste encore injustifiable, puisqu’en pleine contradiction
avec l’humanisme et les idéaux des Lumières qui étaient alors défendus :
périssent donc nos colonies plutôt qu’un principe, la formule vaut aujour-
d’hui comme hier. La critique marxiste, qui fut longtemps à l’avant-garde
des mouvements anticolonialistes, n’a cependant point suffi à rendre
intelligible cette domination dans ses multiples contradictions: en
présentant l’impérialisme comme un ultime avatar du capitalisme, elle
fit en effet primer la dimension économique et matérielle, sans tenir suffi-
samment compte de la superstructure idéologique et de l’influence que
cette dernière pouvait, en retour, exercer sur l’élaboration de l’infra-
structure, puis sur la relation aux autres cultures; en donnant priorité au
matérialisme historique, elle a négligé l’importance des idéalismes
missionnaires et humanitaires dans la puissance d’expansion euro-
péenne1. Or, il ne s’est pas seulement agi d’une exploitation économique
et commerciale: l’Europe a également porté un regard sur les peuples
qu’elle a colonisés, elle les a représentés, voire exhibés; elle a parlé en
leur nom, s’est prononcé sur leur statut, et ce faisant elle a souvent trahi
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* Ce texte a bénéficié de la lecture et des commentaires de Viviane Azarian, Laurent Dubreuil, Frédéric
Mambenga-Ylagou, Renaud Pasquier et la rédaction de Labyrinthe. Que tous en soient ici vivement
remerciés.
1. Voir notamment Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme [1955], Paris, Présence africaine, 1994;
Franz Fanon, Les Damnés de la terre [1961], Paris, Gallimard, Folio/Essais, 1996 ; Walter Rodney, How
Europe Underdeveloped Africa [1972], Washington, Howard University Press, 1982.
Faut-il être postcolonial?
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l’universalisme religieux, juridique, politique qu’elle proclamait, propo-
sait, ou prétendait incarner et diffuser. C’est donc afin de « renouveler
l’étude des relations entre l’Europe et le monde, au-delà du discours
marxisant » qu’une nouvelle démarche critique, « l’approche postcolo-
niale», aurait fait de sa nécessité vertu, et s’attacherait aujourd’hui à
montrer que « les représentations ont de nombreuses incidences, non
seulement dans le champ des images, mais aussi dans celui des décisions
économiques et politiques2».
Dans les pages qui suivent, je retracerai la genèse des problématiques
postcoloniales dans les domaines orientalistes et africanistes, afin d’ex-
poser ensuite comment leur importation en France, dans le champ d’une
certaine historiographie, s’apparente plus à un détournement qu’à une
appropriation critique; enfin, je voudrais soumettre l’approche post-
coloniale elle-même à l’exigence archéologique et généalogique qui la
sous-tend, pour montrer comment un grand nombre de ses probléma-
tiques et postures critiques furent notamment préfigurées par la tradition
intellectuelle noire, encore trop largement méconnue en France.
Les émules de Foucault
La domination politique, culturelle, économique de l’Europe fut
étroitement liée à une domination symbolique, c’est-à-dire à l’existence
d’un savoir: préexistant, le plus souvent, à la rencontre (voir l’autre
comme sauvage ou primitif, c’était en effet le reconnaître ainsi, notam-
ment à partir des textes des Anciens)3, ce savoir fut en retour, dans ses
développements, étroitement associé à la perpétuation du pouvoir.
Étudier les modalités de cette imbrication (savoir/pouvoir) a donc consti-
tué, au siècle dernier, un des axes majeurs dans l’analyse des relations
du monde européen aux autres cultures; et l’un des thèmes dominants
de la recherche en sciences humaines, à partir des années 1960, fut très
précisément la dénonciation des liens entre la constitution des sciences
humaines et l’impérialisme économique, politique, culturel des puis-
sances européennes. Cette critique s’est notamment nourrie du brillant
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2. Françoise Vergès, « Pour une lecture postcoloniale de Césaire », dans Aimé Césaire, gre je suis,
gre je resterai, entretiens avec Françoise Vergès, Paris, Albin Michel, 2006, p. 73.
3. Gérard Lenclud, « Quand voir, c’est reconnaître. Les récits de voyage et le regard anthropologique »,
Enquête, 1, Les terrains de l’enquête, Marseille, Parenthèses, 1995.
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Maîtrise et déformation: les Lumières diffractées
réquisitoire qu’avait formulé Michel Foucault en exposant, dans Les Mots
et les Choses (1966)4, l’indexation des sciences humaines et sociales sur
des disciplines empiriques telles que la biologie ou l’économie. La
démarche archéologique de Foucault, qui proposait d’étudier les rapports
entre des « formations discursives », les règles qui les régissent, et « des
domaines non discursifs (institutions, événements politiques, pratiques
et processus économiques)5», suscita rapidement de nombreux émules
outre-Atlantique. La parution de L’Orientalisme (1978) a rétrospective-
ment permis de dater l’émergence des « études postcoloniales6», mais
l’on pourrait ajouter au nom d’Edward Said ceux de Christopher Miller,
professeur à Yale, et de Valentin-Yves Mudimbe, écrivain et universitaire
de l’ex-Zaïre naturalisé américain: leurs ouvrages respectifs, Blank
Darkness (1985), The Invention of Africa (1988) et The Idea of Africa
(1994), analysent comment « le terme d’Afrique, qui semble référentiel,
est tout aussi chargé d’investissements rhétoriques que l’Orient si
évidemment fictif7», et ils étudient « la Bibliothèque coloniale » qui s’est
ainsi progressivement constituée, depuis les premiers récits de voyageurs
et d’explorateurs jusqu’aux textes des anthropologues et écrivains
contemporains. « Cette tradition discursive provenant d’un seul lieu épis-
témologique8» aurait «inventé» une représentation univoque de
l’Afrique, continent primitif où règnent la nature et la bestialité, y
compris dans l’ordre humain dominé par les seuls instincts vitaux et
sexuels. Les analyses de Mudimbe, qui interprète «l’invention euro-
péenne de l’Afrique » comme un processus d’« idéation de soi9», ont
récemment reçu un retentissant écho dans les textes d’Achille Mbembe,
un historien d’origine camerounaise10. Pour se prémunir contre les
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4. Paris, Gallimard, collection TEL, 1995 [désormais abréMC].
5. Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 212.
6. Traduction française par Catherine Malamoud, Paris, Seuil, 1980 [désormais abrégé O]. Voir supra,
l’entretien avec Anne Berger.
7. Christopher Miller, Blank Darkness, Africaniste Discourse in French, Chicago, University of Chicago
Press, 1985, p. 14.
8. V. Y. Mudimbe, The Idea of Africa, Bloomington, Indiana University Press, 1994, p. XV.
9. V. Y. Mudimbe, The Invention of Africa, Bloomington, Indiana University Press, 1988, p. 71 [désor-
mais IA] ; Tales of Faith, Religion as Political Performance in Central Africa, Londres, The Athlone
Press, 1997, p. 17-25 [désormais abrégé TF].
10. De la postcolonie, essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine [2000], Paris,
Karthala, 2005 [désormais DP] ; « La République et l’impensé de la “race” », dans Nicolas Bancel,
Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire (éd.), La Fracture coloniale. La société française au prisme de
l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005.
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critiques qui pouvaient, en retour, les accuser de verser dans un certain
«occidentalisme», les penseurs postcoloniaux ont développé deux
démarches complémentaires : la première consista à pratiquer la nuance
et la vigilance épistémologique, et la seconde, à favoriser et à valoriser
les multiples domaines d’intersection que la confrontation Afrique/
Occident avait inévitablement engendrés.
Mudimbe reconnaît en effet certains changements d’orientation et
certaines réévaluations qualitatives dans le rapport des Européens aux
cultures non-occidentales. À compter des années 1920, on peut observer
dans l’ethnographie africaniste initiée en France par Maurice Delafosse,
dans l’anthropologie culturelle gouvernée aux États-Unis par Franz Boas
et Melville Herskovits, ainsi que dans l’anthropologie sociale pilotée, en
Angleterre, par Malinowski et son fonctionnalisme de nouvelles
approches qui se caractérisent par un plus grand respect des cultures indi-
gènes11. Les travaux de ces divers penseurs contribuent à saper les préju-
gés évolutionnistes, au bénéfice d’une plus grande attention pour les
logiques et les normes propres à chaque « individualité culturelle » (TF,
ix et 40). C’est précisément une telle démarche qu’Achille Mbembe
appelle encore de ses vœux en déplorant aujourd’hui que
les critères que les agents africains reconnaissent comme valides et les
raisons qu’ils échangent à l’intérieur de leurs propres pratiques instituées de
rationalité [soient], aux yeux de beaucoup, sans valeur. Ce qui vaut pour les
agents africains en tant que raisons d’agir, ce que leur prétention à agir selon
une raison implique comme prétention générale à avoir raison, ce qui rend
leur action intelligible à leurs propres yeux : rien de tout cela ne compte guère
aux yeux des analystes (DP, 18).
Conscient que la pensée occidentale n’est point uniforme, mais
traversée de régimes conceptuels concurrentiels, Mudimbe propose de
dépasser les oppositions statiques et binaires – entre Afrique et Occident,
tradition et modernité – en approchant désormais toute tradition, qu’elle
soit historique, culturelle, épistémologique, en termes de « disconti-
nuités inscrites au cœur d’une continuation dynamique et de reconver-
sion possible de choses héritées » (IA, 189). Mbembe partage une même
volonté de privilégier la «continuation de discontinuités», intérieures
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11. Mudimbe, IA, 35, 47, 72, 76 et 136.
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Maîtrise et déformation: les Lumières diffractées
autant qu’extérieures à l’histoire de la pensée occidentale, dans la mesure
où elles en altèrent profondément l’hégémonie.
Nous cherchons désormais à écrire l’Afrique dans un contexte caractérisé,
plus que par le passé, par la reconnaissance de la pluralité des savoirs. La
vision de la théorie sociale […] a subi, au cours des dernières années du XXe
siècle, de profondes remises en cause. Il y a eu d’abord l’éclatement de l’uni-
vers des sciences naturelles et le recul du modèle newtonien. […] L’une des
conséquences de cet éclatement est la mise en cause des raisonnements déter-
ministes aussi bien dans l’élaboration des théories de la société que dans la
définition des théories de l’action individuelle et sociale. Cette remise en
cause est allée de pair avec trois processus dont l’importance ne saurait être
sous-estimée. Le premier est le rejet des philosophies totalisantes de l’his-
toire et la reconnaissance de la contingence du social et de l’historique. Le
deuxième est l’affirmation de la multiplicité des mondes et des formes de la
vie. Le troisième est la reconnaissance de formes de savoir distinctes du
savoir dit scientifique. […] L’héritage du rationalisme occidental ne vaut plus
de manière incontestée. L’idée de rompre avec les Lumières et ce qu’elles
ont promu a, de fait, favorisé le développement d’une compréhension décen-
trée du monde. Hors du cadre exclusif de la modernité occidentale, d’autres
formations de la conscience universelle émergent, même si ce procès reste
profondément lié aux conditions de l’impérialisme colonial et du capitalisme
moderne » (DP, 26-27).
L’un des premiers effets – et non le moindre! – de ces nouvelles orien-
tations est de rendre audible la prise de parole des premiers écrivains et
penseurs noirs dans notre univers intellectuel12. Bien au fait de l’histoire
littéraire francophone, Mudimbe sait également reconnaître l’influence
déterminante des Africains-Américains dans cette genèse d’un « nouveau
discours»: un chapitre de son Invention of Africa examine notamment
«l’héritage et les questions d’Edward Wilmot Blyden » ou la préfigura-
tion, dans ses textes, des principales thèses de la négritude.
S’ils s’inspirent ouvertement de Michel Foucault, les ouvrages de
Said, Mudimbe et Mbembe s’éloignent toutefois de sa démarche philo-
sophique en se recentrant sur les notions d’auteur et de sujet. Au rebours
de l’archéologie foucaldienne, où le texte et l’individu importent moins
que les configurations épistémologiques et socioculturelles qui les
————————————————
12. V. Y. Mudimbe, L’Autre Face du Royaume, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1973, p. 100 ; L’Odeur du
re, Paris, Présence africaine, 1982, p. 36 [désormais OP] ; IA, p. 80 et 166.
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