L’économie ne stagne pas, elle se
transforme
LE MONDE | 07.10.2014 à 11h52 • Mis à jour le 07.10.2014 à 19h42 |Par Elie Cohen (directeur de recherche au CNRS)
Crise asiatique en 1997, des « dotcoms » en 2000, des subprimes en 2007 ; krach de
1987, krach de 2008 ; bulles immobilières, bulles obligataires… Depuis quarante ans,
on assiste en accéléré à une succession de crises sans qu’on sache s’il s’agit des signes
d’une « stagnation séculaire », d’épisodes d’une crise permanente du capitalisme, ou
d’une « grande transformation » de l’économie mondialisée.
La reprise anémique aux Etats-Unis et en Europe après la crise de 2007, comme la
faible inflation et la croissance déclinante qui l’ont précédée, ont conduit les
économistes américains Larry Summers et Paul Gordon à défendre l’hypothèse de
« stagnation séculaire », évoquée par Alvin Hansen en 1938, au cœur de la Grande
Dépression.
Larry Summers comme Paul Gordon voient dans la baisse des taux de croissance
potentiels des économies développées une tendance lourde. Sept ans après les débuts
de la grande crise, la prédiction d’Alvin Hansen semble se réaliser : l’insuffisance de
la demande rend difficilement rentable l’investissement, et donc l’introduction de
nouvelles technologies. Dans ces conditions, l’économie croît durablement en dessous
de son potentiel.
Larry Summers voit dans l’atonie de la croissance, malgré des taux d’intérêt proches
de zéro, un effet de la faiblesse de la demande due à la stagnation des revenus et à un
moindre recours à l’endettement des ménages.
Les politiques monétaires cessent d’être efficaces pour stimuler l’économie, les
baisses de taux d’intérêt conduisent à l’apparition de trappes à liquidités. Seule une
politique poursuivant un niveau d’inflation plus élevé et une baisse des taux d’intérêt
nominaux peut provoquer une chute des taux d’intérêt réels, à même de stimuler à
nouveau l’investissement et la croissance.
OBSTACLES À LA CROISSANCE
Paul Gordon, quant à lui, explique les moindres gains de productivité et de croissance
par la panne du progrès technique. La révolution Internet induirait de moindres
effets sur l’activité que la révolution électrique ou mécanique des siècles précédents.
De fait, les données empiriques sur le rendement de l’innovation, tant dans les
nouvelles technologies de l’information que dans les sciences du vivant, paraissent lui
donner raison : la croissance exponentielle des coûts de développement d’un nouveau
composant électronique ou d’un nouveau médicament est telle que les conditions de
leur rentabilisation deviennent plus aléatoires, réduisant d’autant l’impact de la
recherche et développement sur les gains de productivité.
L’hypothèse d’une stagnation séculaire semble d’autant plus réaliste que des
obstacles à la croissance ont, en Occident, été progressivement élevés dans quatre
domaines : la démographie, l’éducation, les inégalités et la dette publique. Pour Larry
Summers comme Paul Gordon, le vieillissement de la population et la fin de
l’augmentation de l’emploi féminin impactent négativement la croissance potentielle,
tout comme la fin de l’élévation du niveau d’éducation, l’accroissement des inégalités,
ou encore la perte de réactivité de l’économie après une longue crise.
Mais la conjoncture présente justifie-t-elle cette hypothèse ? Aux Etats-Unis, une
croissance située entre 2 % et 3 % en 2014 et 2015, un taux de chômage en forte
baisse (même si le taux d’activité n’a pas retrouvé son niveau d’avant-crise) et une
bonne dynamique d’investissement ne sont pas a priori les symptômes d’une
décroissance séculaire.
A l’inverse, l’eurozone connaît une croissance inférieure à 1 % en 2014 et de l’ordre de
1,5 % en 2015, avec de fortes disparités internes. Les stratégies contrastées de sortie
de crise de part et d’autre de l’Atlantique expliquent largement ce différentiel de
performance : assainissement bancaire, stimulation monétaire de l’activité et
acceptation de forts déficits expliquent les succès américains, quand l’obsession de la
réduction des déficits explique la contre-performance européenne.
Mais cette dernière est davantage induite par les traits constitutifs de la zone euro
que par une « stagnation séculaire » à l’européenne.
PHÉNOMÈNE HISTORIQUE
Quant à l’hypothèse d’un enchaînement d’épisodes témoignant d’une « crise
permanente » du capitalisme, il faut faire la différence entre les bulles d’actifs – qui
finissent par se résorber (comme celle de la « nouvelle économie », en 2000/2002),
les crises de crédit ou de balances de paiement – qui se gèrent (telle la crise
asiatique), et les crises systémiques du type de celles de 1929 ou de 2007 – qui
conduisent à des réaménagements structurels de la régulation.
Ces crises hétérogènes, qui se déroulent sur fond de croissance continue à long terme,
infirment autant la thèse de la crise permanente que celle de la stagnation séculaire.
La longue crise que nous traversons depuis 2007 a mis à nu les dysfonctionnements
de la finance dérégulée et de la mondialisation, les défauts d’architecture de l’euro, la
moindre diffusion de la révolution numérique, les effets d’un partage de revenus
inéquitable sur la dynamique de la demande, les limites des outils de la politique
monétaire, l’affaiblissement de la croissance potentielle dans les pays développés, et
la difficulté d’inventer de nouvelles politiques économiques pour sortie de crise.
La crise n’est en réalité que le lent dévoilement d’un phénomène historique, la
« grande transformation » géopolitique, culturelle et économique annoncée par
l’historien et économiste hongrois Karl Polanyi en 1944, et que nous vivons depuis la
fin des « trente glorieuses ».
Elie Cohen (directeur de recherche au CNRS)
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