La Grèce : laboratoire
d’expérimentation
pour l’Europe ?
L’avenir de la Grèce
s’écrira en grec !
Gabriel Colletis
Professeur agrégé d’économie politique à l’Université de Toulouse 1/LEREPS,
Président du Conseil de laboratoire du LEREPS
Introduction de la soirée : un peu d’histoire grecque
par Georges Zachariou, animateur GREP
Cher Gabriel, nos origines sont liées par la même culture au sens anthropologique et aussi peut-être
par les mêmes vicissitudes historiques. Merci de m’avoir demandé d’introduire par une approche
historique la thématique de la conférence de ce soir « La Grèce laboratoire d’expérimentation pour
l’Europe. »
Voici donc une approche, non exhaustive et extrêmement condensée.
Si l’on veut comprendre ce qui a prévalu en Grèce et l’a menée à la situation actuelle encore faut-il
connaître la Grèce ou plutôt le Grec, l’individu. En effet, aucune malédiction « cathara » ne frappe tel
ou tel peuple, les agences de notation ne se trouvent pas au sommet du mont Olympe mais à Wall-
Street, (peut-être au sommet de la tour Goldmann-Sachs ou dans ses sous-sol). Elles frappent en
premier les pays aux institutions faibles et sans réel espace public, fondement de toute démocratie.
La Grèce, le Portugal, l’Espagne il y a encore peu de temps, étaient sous administration de dictatures
corrompues, très dures.
Pour saisir la spécificité du Grec, souvenons-nous que, jusqu’à un passé assez proche, il n’avait jamais
connu la notion d’État unitaire et n’avait pas vécu sous une administration spécifiquement grecque.
Alors que,
dès la fin des années mycéniennes (-1 500 ans avant J.-C.)
la nation grecque était pleinement
constituée par sa langue, son écriture, sa religion, ses fêtes panhelléniques etc., en tant que réalité
culturelle et en tant que conscience, indépendamment de la notion d’État unitaire. Nous connaissons
tous l’histoire des Cités grecques.
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GABRIEL COLLETIS - LA GRÈCE : LABORATOIRE D’EXPÉRIMENTATION POUR L’EUROPE ?
J’ai parlé de vicissitudes historiques : effectivement,
depuis la chute d’Athènes en 86,
les Grecs ont
été soumis sans discontinuer aux contraintes administratives et militaires de trois empires : l’Empire
romain, l’Empire Romain d’Orient (plus connu sous le nom d’Empire byzantin) et enfin l’Empire
Ottoman. Durant 19 siècles malgré invasions, administrations étrangères successives, destructions,
pillages, déportations… les Grecs maintiennent l’unité et la conscience de leurs identités, aidés en
cela par la nature de leur culture et l’unité de leur religion, d’abord olympienne puis chrétienne
orthodoxe. Cette dernière a été très efficace pour la sauvegarde de la conscience hellénique, ce qui
ne devrait pas autoriser le haut clergé actuel à abuser de privilèges fiscaux exorbitants et scandaleux !
Il est aisé de comprendre que, durant tout ce temps, les Grecs ont développé comme une seconde
nature, pour leur survie, une capacité à résister, finasser, combattre toute administration ou autorité,
puisqu’elles étaient répressives et étrangères à leur culture.
Vers 1830
l’Europe, imprégnée du désir d’émancipation et de liberté, s’émeut du sort des Grecs et,
avec la Russie, aide les Hellènes à se libérer, tout en essayant de s’octroyer les restes de l’Empire Otto-
man en déroute. La Grèce en position géostratégique de premier plan est alors très convoitée. C’est
Othon 1° de Bavière qui devient, à 16 ans, le premier roi d’un petit bout de territoire libéré. Il arrivera
avec son armée et son administration sur des croiseurs au Pirée. Depuis, et pratiquement sans discon-
tinuer jusqu’à une époque assez récente, c’est la xénocratie dévouée aux puissances « protectrices »
qui domine et gère la Grèce. Comment dans ces conditions le pays pourrait-il mettre en place des
institutions (au sens large du terme) fiables et solides, capables de résister, de tenir, si des problèmes
graves, tels que ceux actuels, se déclarent ?
Il y aura cependant de nombreuses tentatives, menées par des patriotes démocrates (Vénizélos…)
pour libérer l’État grec de toute tutelle et ouvrir l’Espace Public à la démocratie. Elles seront constam-
ment contrecarrées par des coups d’État militaires, des guerres civiles, des complots anarchistes et
des interventions extérieures.
1940-1945 :
Les Italiens (battus), puis les Allemands, mettront sept mois pour envahir le pays. La ré-
sistance héroïque fixera d’importantes forces ennemies (hommage de W. Churchill). Ce qui n’empê-
chera pas l’Angleterre d’envoyer 7 000 hommes lourdement armés pour maintenir la Grèce dans la
sphère occidentale définie par Yalta. Ils interviendront
jusqu’en 1949 dans l’atroce guerre civile entre
les Grecs.
La Grèce est alors dans une situation économique, sociale et humaine désespérée.
Et je passe, mais signale,
les années de Dictature des Colonels grecs de 1969 à 1974
qui verra l’instal-
lation d’une administration pléthorique, corrompue et violente. Après une longue lutte des démo-
crates,
la République est enfin proclamée.
Et le conservateur Constantin Caramanlis, sous influence
américaine, négociera, alors que le pays est extrêmement affaibli,
l’entrée de la Grèce dans la CEE en
1981.
La Grèce est alors un pays pauvre, plutôt agricole et touristique, elle a favorisé le secteur tertiaire au
détriment de son industrie. Les fonctionnaires, très nombreux, (le nombre le plus élevé d’Europe par
tête d’habitant, tout comme son budget militaire pléthorique…) sont désignés par les élus suivant les
services politiques rendus. La population réagit toujours négativement à toute administration, surtout
fiscale, traumatisée par son passé historique.
Clientélisme, affairisme, népotisme (deux, trois familles gouvernent depuis des décennies Caramanlis,
Papandréou)
Voila le tableau sombre d’un pays projeté dans la CEE, (bien entendu ce pays, ce peuple est bien autre
aussi, culturellement, humainement : ce tableau figure dans le cadre de ce qui nous préoccupe…). Il
n’est pas préparé à la société de consommation et au néo-libéralisme des institutions européennes.
Les aides financières structurelles (les « paquets Delors ») alimentent en partie la corruption et les
réalisations somptuaires, le dernier avatar étant les Jeux Olympiques d’Athènes. Le pays s’endette très
lourdement, sa balance commerciale est déficitaire faute d’une industrie locale, alors que la consom-
mation décolle… Les reports comptables de certaines dettes s’accumulent (achats d’armes à l’Alle-
magne !)… elles finiront par éclater.
2008,
les banques en très grande difficulté seront renflouées par l’État. Georges Papandréou, du
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P.A.S.O.K., sera élu très largement, mais, à la tête d’un État faible, il se révélera incapable, ne disposant
pas de structures nationales solides, d’apporter une solution viable face aux exigences des créanciers
et des institutions financières internationales.
La montée en puissance de la crise financière qui atteint plusieurs États surendettés, et l’échec du
dernier G20, engendrent une crise politique de nos démocraties tout à fait inédite et d’ampleur consi-
dérable.
En 2011
en effet, Georges Papandréou et Silvio Berlusconi ont démissionné, non par suite d’un vote
hostile de leur parlement ou des peuples grecs, italiens, non ! Ils sont tombés, renversés par les mar-
chés financiers et la pression de certains de leurs partenaires européens.
Ils ont été remplacés par des technocrates financiers plus ou moins liés (et à des niveaux élevés) à la
banque d’investissement de Wall-Street (la Goldman Sachs…) : Lucas Papadémos pour la Grèce et Ma-
rio Monti pour l’Italie. Sans consultation démocratique, ils forment des gouvernements d’Union Na-
tionale avec des frontières idéologiques inquiétantes, chargés d’appliquer les plans d’austérités dras-
tiques imposés par la « troïka » (FMI, B.C.E., Commission européenne). Luis Zapatero en Espagne,
Brian Cowen en Irlande en 2010 tombent également sous la pression des marchés financiers. Le déni
démocratique et la régression sociale sont ainsi planifiés.
Mario Draghi (l’actuel président de la B. C. E.) était le vice-président de Goldman-Sachs-Europe et à
l’époque, avec la complicité de certains chefs d’États européens, il avait « arrangé » au prix fort (il s’en
défend) la comptabilité nationale grecque pour faciliter son adhésion aux différentes instances euro-
péennes et tout particulièrement à la zone euro. Tout ce beau monde était au courant, de nombreux
articles parus à l’époque dans « Courier International » en témoignent.
Loin de moi l’idée de désigner ces chefs d’État renversés comme des modèles politiques courageux et
compétents, mais ils avaient été élus démocratiquement. Ceux qui les remplacent sont probablement
responsables d’actions et de décisions dont les effets désastreux ont rendu impopulaire les déchus :
« Les fous ont pris le contrôle de l’asile » écrit l’économiste Pierre Larrouturou.
En suivant la courbe de ces responsables politiques destitués et remplacés comme on le constate, que
pourrions-nous attendre chez nous si les taux de la dette souveraine française dépassaient les 7 ou 8 %
sur 10 ans ? Les prévisions sont alarmantes. J’espère que nos institutions tiendront et que la proximité
des élections présidentielle et législative nous évitera la nomination d’un quelconque gouvernement
d’Union Nationale ou de Majorité Centrale Nouvelle comme il est question ici ou là. Ils seront nom-
breux, n’en doutons pas, à courir la rejoindre sans état d’âme.
Cependant quelques points d’importance nous différencient de la situation grecque. Notre démocra-
tie représentative est mieux implantée, avec son espace de médiation c’est-à-dire l’Espace Public : cela
devrait nous prémunir d’une telle situation de déni démocratique (même si, depuis quelque temps,
son champ pluriel est restreint par la poussée du « Cercle de la Raison » cher à Alain Minc).
Notre démocratie représentative voudrait que les gouvernés gouvernent, désignent et sanctionnent
les gouvernants
1
. Il nous appartient donc d’occuper activement cet Espace Public qui devrait être ali-
menté par des médias indépendants et pluriels, et de raisonner publiquement entre nous. C’est l’une
des missions du GREP Midi-Pyrénées.
Je passe la parole à Gabriel Colletis.
Gabriel Colletis
Merci cher Georges pour cette perspective historique, indispensable pour la compréhension de la
crise actuelle. Cette crise n’est évidemment pas une crise grecque ou qui serait née en Grèce et qui
se serait propagée ensuite à la zone Euro que la Grèce aurait en quelque sorte contaminée (on parle
souvent de contagion). C’est une crise mondiale, européenne, et grecque.
1 Jean Leca, dans La question démocratique, L’Harmattan 2004
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GABRIEL COLLETIS - LA GRÈCE : LABORATOIRE D’EXPÉRIMENTATION POUR L’EUROPE ?
La crise comporte des traits communs à l’ensemble des pays. C’est aussi une crise transversale : la crise
d’un système : celui du capitalisme financiarisé. Chaque pays, bien sûr, subit ses crises en fonction de
son histoire, ses institutions.
Mon exposé de ce soir comportera cinq parties :
1. Les spécificités de la crise grecque
2. Une crise importée et instrumentalisée (crise d’un système)
3. Un risque de « contagion » ? (thèse souvent développée)
4. Que faire ?
5. Enseignements pour la France (conclusion)
1. Les spécificités de la crise grecque
La crise grecque est une crise en partie « importée » et instrumentalisée, en partie une crise intérieure.
Le lien entre les deux crises, la crise intérieure, liée aux spécificités de la Grèce (spécificités écono-
miques et institutionnelles), et la crise importée (et instrumentalisée) s’effectue par des « vecteurs de
transmission ».
Des spécificités économiques :
La faiblesse de l’industrie :
les effectifs employés par l’industrie grecque représentent environ 10 % de
l’emploi total dans ce pays (un peu moins de 20 % au début des années 90). En Allemagne, ce pour-
centage est de l’ordre de 30 %, en France aux environ de 16-17 %.
La Grèce ne dispose donc que d’une faible base industrielle, laquelle s’est sévèrement contractée
depuis 10 ans (une désindustrialisation). Le résultat de cette faiblesse aggravée est un très important
déficit extérieur qui représente environ 10 % du Pib. À titre de comparaison, le déficit extérieur de la
France représente environ 2 % du Pib français.
Dit autrement, les Grecs consomment beaucoup de produits qu’ils doivent importer
(des biens de
consommation aux achats d’armes… ces derniers représentant 4 % du Pib) sans parvenir à exporter
de façon significative.
L’excédent constaté dans les services
(principalement le tourisme) ne suffit pas ou plus pour équilibrer
le solde de la « balance courante ».
Ce solde intègre, en effet,
les intérêts nets sur la dette extérieure
(160 % du Pib) qui n’ont cessé de
croître représentant aujourd’hui environ 7,5 % du PIB. En d’autres termes, d’un côté un excédent
des services (tourisme), de l’autre un déficit important de la balance commerciale et des intérêts nets
croissants sur la dette.
Sur le plan financier,
la Grèce a longtemps bénéficié d’aides européennes
(différents Fonds, dont le
Fonds FEDER) conséquentes. Mais celles-ci ont décru dans la dernière période. La part de l’aide euro-
péenne dans le budget de l’État grec est passée de 1,3 % en 1981 (1979, signature du traité d’adhésion
de la Grèce à la CEE) à 8,5 % en 1985 (multipliée par plus de 6 en une demi-décennie). Depuis la fin
des années 1990, avec l’élargissement de l’Union économique, les montants reçus au titre des Fonds
européens ont cependant considérablement diminué. Ceux-ci représentaient 4.2 % du Pib en 1999 et
ne représentent plus que 2.5 % en 2010.
La diminution de l’aide européenne attribuée sur le budget des Fonds structurels explique en partie
l’appel croissant de l’État grec aux marchés financiers.
La dette publique grecque, déjà assez élevée au
début des années 2000 (environ 100 % du PIB contre 60 % « autorisés » par le traité de Maastricht),
a fortement progressé depuis (160 % du PIB aujourd’hui) du fait du coût des Jeux Olympiques mais
aussi comme conséquence de déficits publics croissants couverts par l’emprunt.
Ces déficits sont aggravés par une récession qui dure depuis 4 ans.
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Au final, le tableau économique et social est plutôt sombre :
Un taux de chômage très élevé, surtout parmi les jeunes : près de 20 %, et plus de 40 % des 15-29 ans
Une population angoissée devant l’avenir, un taux de suicide inquiétant
Une croissance économique en berne
Un important déficit extérieur doublé d’un déficit des finances publiques (déficits jumeaux)
Une dette importante, aggravée par la récession et le coût élevé des emprunts.
Des spécificités institutionnelles :
Les économistes ou les sociologues ont coutume de considérer des institutions formelles les or-
ganisations - et des institutions informelles, qui relèvent de la culture et des usages. Les institutions
constituent ce qui permet à une société d’exister et de fonctionner. Elles produisent des normes, des
valeurs et assurent le lien social.
La faiblesse ou la dégradation des institutions en temps de crise est synonyme de tensions sociales
exacerbées, de perte de repère anxiogène (l’état de santé des Grecs, le taux de suicide en forte pro-
gression en témoignent), de difficultés à maintenir ou renouveler les compromis constitutifs du fonc-
tionnement d’une société.
Parmi les institutions grecques, deux institutions jouent un rôle déterminant : la famille et l’Église. Ce
rôle est ambivalent, suivant le contexte.
La famille
joue, en Grèce, un rôle essentiel, à la fois protecteur (on le voit aujourd’hui avec le retour
ou le maintien de nombreux jeunes dans leur famille du fait de la crise) et relai d’un certain contrôle
de la norme sociale. Cette norme promeut davantage l’individu que le groupe et nombre d’obser-
vateurs se sont accordés pour dire que la Grèce était composée de dix millions d’individualités. Je
reviendrai sur ce point.
L’Église
joue également un rôle important avec une coupure sans doute plus forte qu’ailleurs entre
le clergé (les popes) qui vit avec le peuple, et le haut-clergé, très institutionnalisé. Comme cela est à
présent connu, l’Église grecque ne participe que très modérément à l’effort fiscal alors qu’il s’agit du
premier propriétaire immobilier de Grèce.
Mais ici, je voudrais insister davantage sur deux autres spécificités institutionnelles de la société
grecque : la faiblesse de l’État et la difficulté à faire prévaloir le bien commun et le bien public.
La faiblesse de l’État
est sans doute le legs le plus lourd de l’époque ottomane et de la période qui a
suivi l’accès à l’indépendance (à partir de 1821). Cette période a vu le jeune État grec être totalement
manipulé par les grandes puissances (Angleterre, France, Bavière, Russie) qui ont contribué à l’aider
à secouer le joug ottoman, mais qui l’ont traité en État mineur.
L’État grec, avec un effectif pléthorique dû au clientélisme, n’aura jamais réussi à mettre en place une
administration fiscale digne de ce nom. De nombreux repères d’un État de droit n’existent pas en
Grèce ou existent dans un état de forte désorganisation. On pense ici au cadastre, inexistant dans cer-
taines régions, ou existant dans d’autres mais de façon très approximative, ce qui explique sans doute
les très nombreux litiges concernant la propriété immobilière.
Les services publics
sont connus pour leurs graves disfonctionnements et insuffisances, voire la cor-
ruption qui y règne.
Le système politique
grec est marqué non seulement par le clientélisme mais aussi le poids des
grandes familles. Plus grave cependant, la classe politique grecque semble incapable de faire émerger
des solutions répondant à la gravité de la crise et semble s’être coupée du peuple (comme dans de
nombreux autres pays, y compris les pays considérés comme démocratiques).
Le rapport des Grecs à la chose publique et aux biens communs est, comme nous l’avons dit, un rap-
port souvent dégradé.
La collecte de l’impôt
est difficile, non seulement en raison de l’état de faible
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