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« Une monnaie faible est une bonne
chose pour l’économie. »
Globalement, en France, une appréciation de l’euro
de 10 % réduit le PIB de 0,3 % dans l’année qui
suit et coûte environ 50 000 emplois.
Xavier Timbeau, économiste à l’OFCE, propos recueillis par
l’Expansion, 1er novembre 2003
Cette épigraphe exprime une idée très largement
admise par l’opinion publique, à savoir qu’une
« monnaie forte » est une mauvaise chose pour l’éco-
nomie et, qua contrario, une « monnaie faible » cons-
titue ce qu’il y a de mieux. Les articles de presse, les
ouvrages spécialisés et les discours politiques vantant
les avantages des « dépréciations monétaires » et des
« dévaluations compétitives » sont monnaie cou-
rante. Mais qu’une notion relevant de l’économie,
discipline où il n’existe aucune vérité absolue, soit si
largement admise, doit naturellement inciter à la
prudence. Et pour cause : la relation entre monnaie
et commerce extérieur est beaucoup plus subtile qu’il
n’y paraît.
Le bon sens incite naturellement à penser qu’une
monnaie faible est une bonne chose pour l’économie.
En effet, lorsqu’un pays traverse une période écono-
mique difficile, le conduisant à devenir moins per-
formant que ses partenaires, il est normal et même
légitime de tout mettre en œuvre pour sortir de la
crise, et tenter de rétablir l’équilibre économique. Le
taux de change constitue, à ce titre, l’un des premiers
leviers d’action. Il n’est ni plus ni moins que le prix
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lorsqu’il écrit que « les taux de change sont des éclu-
ses grâce auxquelles des zones de production aux
niveaux d’efficacité différents peuvent néanmoins
être en communication » (extrait de l’article
« Krugman, ou le libre-échange* », Alternatives éco-
nomiques n° 159, 1998).
Toutefois, une monnaie faible induit bien d’autres
conséquences (y compris sur les exportations), qui
rendent finalement son intérêt des plus limités. En
premier lieu, l’effet décrit ci-dessus (exportations peu
chères), et que les économistes appellent effet prix, est
loin d’être le seul de sa catégorie. L’affaiblissement
d’une monnaie est à l’origine d’un deuxième effet
prix, agissant cette fois sur les importations, qui
deviennent plus chères (car le pouvoir d’achat de la
monnaie nationale est réduit). Parallèlement aux
effets prix, il convient d’ajouter deux effets volume : la
hausse des quantités exportées et la baisse des quan-
tités importées. En définitive, l’impact global d’une
monnaie faible sur la balance commerciale d’un pays
dépend de la comparaison de ces quatre effets, mais
ceux-ci ne se manifestent pas simultanément.
Lorsqu’une monnaie devient faible, il faut un certain
temps avant que les importateurs étrangers réorien-
tent leurs achats vers les exportateurs nationaux, et il
existe une inertie de comportements comparable du
côté des importateurs nationaux de biens étrangers
(ces caractéristiques sont nommées élasticité-prix des
exportations et des importations, correspondant au
taux de variation des prix divisé par le taux de varia-
tion des exportations ou des importations). En d’au-
tres termes, après une dévaluation/dépréciation, les
effets prix (qui dégradent le solde commercial) précè-
dent toujours les effets volume (qui améliorent le dit
solde). A. Marshall (1923), P. Lerner (1946) et
J. Robinson (1939 et 1947) montrent qu’un affai-
de la monnaie nationale exprimé en monnaie étran-
gère, c’est-à-dire le nombre d’unités monétaires
étrangères que l’on peut obtenir en échange d’une
unité de monnaie nationale (dans la boîte à outils de
l’économiste, nous venons de définir le taux de
change nominal*au certain). Lorsque les taux de
change sont définis dans le cadre d’un système de
changes fixes, toute modification de la parité offi-
cielle est appelée « dévaluation » ou « réévaluation ».
Dans le cas d’un système de changes flottants, les
fluctuations des taux de change des monnaies sont
issues du marché des changes. On parle alors de
« dépréciation » ou d’« appréciation ». Le marché des
changes est le lieu où se rencontrent les offres et les
demandes de monnaies. Lorsqu’une monnaie est très
demandée (achetée), elle tend à devenir plus chère
(elle s’apprécie), et inversement lorsqu’elle est très
vendue (elle se déprécie). Les raisons qui poussent à
acheter ou à vendre une monnaie ne manquent pas :
tourisme, commerce, investissements dans un autre
pays, paiement de revenus à l’étranger, transferts de
fonds, placements financiers, spéculation… Et bien
entendu, les autorités monétaires, vu la taille de leurs
réserves de change*, peuvent largement influer sur les
valeurs des monnaies.
Quel est l’intérêt, pour un pays, d’avoir une mon-
naie faible ? Le raisonnement est des plus simples :
lorsqu’un pays dévalue ou laisse sa monnaie se dépré-
cier, ses produits deviennent moins chers pour les
acheteurs étrangers (car le pouvoir d’achat des mon-
naies étrangères augmente mécaniquement). Ceci
dope naturellement les exportations et permet aux
entreprises du pays de rester très compétitives malgré
une productivité, une technologie voire une qualité
des biens inférieures à celles des autres pays. C’est ce
que P. Krugman exprime avec une belle métaphore,
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existe plusieurs sources de blocage de la courbe en
« J », qui rendent finalement sa réalisation aléatoire.
Le comportement des entreprises nationales, tout
d’abord, est crucial. Ces dernières doivent répercuter
la baisse du taux de change, en réduisant les prix
libellés en devises étrangères de leurs exportations,
afin de gagner en compétitivité et d’enclencher les
effets volume. Or il existe un grand nombre de situa-
tions (faible concurrence internationale, demandes
étrangères peu réactives aux changements de prix,
biens non produits par les pays importateurs) dans
lesquelles les entreprises nationales préfèrent mainte-
nir un prix en devises inchangé de leurs biens expor-
tés, ne répercutant pas la baisse du taux de change, et
empochant ainsi les marges (comportement de profita-
bilité). Ensuite, même si les entreprises nationales
adoptent un comportement de compétitivité (baisse des
prix en devises étrangères des exportations), il n’est
pas dit que les effets volume s’enclenchent automati-
quement car, pour beaucoup de produits, la compé-
titivité n’est pas fondée sur la seule baisse des prix. Si
l’on définit la compétitivité comme la capacité à faire
face à la concurrence, alors force est d’admettre que
le prix n’est pas le seul instrument permettant d’in-
fluencer l’acte d’achat des clients étrangers. Une
dimension « hors prix » (qualité des produits, fiabi-
lité, durabilité, image de marque, service après-vente,
aspects innovants, compétences mises en œuvre)
s’avère le plus souvent décisive, en particulier pour
les produits non standardisés.
Ajoutons qu’une monnaie faible, censée améliorer
la compétitivité prix des exportations, est paradoxa-
lement à l’origine d’un phénomène appelé inflation
importée. Côté importations, les biens de consomma-
tion importés et les productions nationales intensives
en produits intermédiaires importés voient leurs prix
blissement de la monnaie nationale améliore le solde
de la balance commerciale (lorsqu’il est initialement
à l’équilibre), à condition que la somme des valeurs
absolues des élasticités-prix des exportations et
importations soit supérieure à 1 (théorème dit des
élasticités critiques). Les tests empiriques (en particu-
lier ceux de H. Houtaker et S. P. Magee en 1960,
M. E. Kreinen en 1973, J. Murray et P. Ginman en
1976 et J. R. N. Stone en 1979) ont mis en lumière
une somme des élasticités supérieure à l’unité pour
les pays de l’OCDE, avec des délais de retour à
l’équilibre commercial de l’ordre d’un ou deux ans.
Ces délais sont généralement représentés par une
courbe qui prend la forme de la lettre « J ».
0
Expo rtation s
I mpor tations
Temps
Effets volume
Ef fet s pri x
D valuation ou
d p r c ia ti o n
mon t aire
Courbe en « J »
On le voit, baisser le taux de change de sa mon-
naie nationale provoque d’abord une dégradation de
la position extérieure du pays (déficit commercial dû
aux effets prix), l’amélioration n’intervenant que dans
un second temps (effets volume). Mais cet enchaîne-
ment vertueux se passe rarement comme prévu, car il
augmenter à cause de la faiblesse de la monnaie. Côté
exportations, l’accélération des ventes peut conduire
à un emballement de l’activité économique nationale
et à des tensions inflationnistes, a fortiori lorsque les
capacités productives du pays sont limitées. D’autant
plus forte que le pays est très ouvert (part importante
des échanges extérieurs dans le PIB), l’inflation
importée peut conduire à des dévaluations/déprécia-
tions à répétition.
D’autre part, le choix d’une monnaie faible est
vain lorsque les partenaires commerciaux décident, à
leur tour, de riposter en dévaluant/dépréciant leurs
monnaies nationales. Une telle surenchère peut s’avé-
rer hyper-inflationniste et fortement déstabilisatrice
de l’économie mondiale, à l’instar des vagues de
dévaluations des années trente. Par ailleurs, les pays
ayant les dettes extérieures les plus lourdes (pays en
développement) n’ont aucun intérêt à voir leur mon-
naie nationale s’affaiblir, car cela se traduirait méca-
niquement par une augmentation de la charge de la
dette, et aurait un impact récessif important. Enfin,
la politique de monnaie faible n’est pas durable car
elle finit, tôt ou tard, par entacher la crédibilité de la
monnaie à long terme. Or, dans un monde où les
capitaux sont mobiles, crédibilité et confiance cons-
tituent des notions centrales. Pour continuer à attirer
les investisseurs, et aussi pour limiter les tensions
inflationnistes, un pays à monnaie faible est en géné-
ral contraint de relever ses taux d’intérêt, ce qui
accentue davantage le risque récessif. D’autant qu’un
différentiel d’intérêt trop important avec les autres
pays risque de provoquer une entrée massive de capi-
taux étrangers et contribuerait, en définitive, à…
l’appréciation de la monnaie nationale.
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0
Exportations
Importations
Temps
Effets
pri x
D valuations ou
dprciations
mon taires
Effets
pri x
Effets
prix
Dévaluations à répétition et courbe en « J »
On le voit, la marge de manœuvre est étroite en
matière de politique de change. Faire le choix d’une
monnaie faible n’est pas ce qu’il y a de mieux pour un
pays, tant les effets sont nombreux, contradictoires et
aléatoires. La coexistence actuelle d’un dollar faible
et d’un déficit commercial américain de plus en plus
important est là pour le rappeler. Mais le choix d’une
monnaie forte comporte aussi des avantages (stabilité
des prix, crédibilité, importations moins chères) et
des inconvénients (comme l’a bien montré
X.Timbeau dans l’épigraphe de cette idée reçue), qui
rendent en définitive son efficacité incertaine.
Qu’est-ce qui doit guider le choix d’une politique de
change ? Le pragmatisme avant toute chose, et la
coopération en matière de stabilité monétaire avec
ses principaux partenaires commerciaux, afin d’éviter
aux entreprises de prendre de coûteuses précautions,
pour échapper aux risques de change et leur donner
ainsi la possibilité d’utiliser leurs ressources de la
meilleure façon qui soit, à savoir l’amélioration de la
productivité et de la créativité, et donc de la compé-
titivité.
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