la France flirte avec la croissance nulle :
quasiment deux ans de perdus dans l’em-
ploi de l’arme monétaire5.Le comporte-
ment de la BCE permet ainsi de mieux
apprécier le caractère peu orthodoxe de
celui de la Réserve fédérale.
L’indépendance de la Réserve fédérale
vis-à-vis du gouvernement américain est
sérieusement tempérée par le pouvoir
du Congrès de modifier ses statuts, ou
par celui du président qui peut renouve-
ler ou non le mandat du président de la
Réserve fédérale.Par contre,côté euro-
péen,la BCE est la seule banque centrale
de la planète qui n’ait pas à rendre
compte de son action «devant une
instance qui dispose du pouvoir d’en
modifier les statuts, même si ce pouvoir
est soigneusement encadré », comme l’a
montré Jean-Paul Fitoussi6.
Dans la boîte à outils du parfait néolibé-
ral,il n’est évidemment pas prévu d’utili-
ser massivement le budget fédéral, en le
poussant vers un large déficit, pour relan-
cer une économie au bord de la réces-
sion, comme le préconisa Keynes pour la
première fois. Les néolibéraux expliquent
alors, de manière très savante,que les
ménages anticipent rationnellement une
future augmentation des impôts, ce qui
conduira à annihiler l’effet attendu.
C’est ce qui s’est pourtant produit à
grande échelle pour relancer l’économie
après l’effondrement boursier.Le prési-
dent GeorgeW. Bush décide une relance
budgétaire massive, en mettant aussi à
profit les énormes excédents de l’ère de
son prédécesseur et de la «nouvelle
économie ». Il s’agit d’aider les entrepri-
ses et les secteurs sinistrés ;cette
relance sera faite dans la durée,compte
tenu des attentats terroristes du 11 sep-
tembre 2001 et de la guerre d’Irak. En
2003, le déficit budgétaire atteint même
le record de 5%du PIB, confirmant par
là même le pragmatisme économique
américain.
Pendant ce temps, l’Europe en crise
entend limiter les déficits à 3% du PIB
pour respecter le Pacte de stabilité et de
croissance. Les dirigeants européens ont
décidé qu’aucune circonstance ne pour-
rait justifier un déficit supérieur !
Refaisons un peu d’histoire. C’est sous la
présidence du «très » libéral Ronald
Reagan que le déficit fédéral devient
quasi permanent, en partie pour financer
sa fameuse «guerre des étoiles ». Ronald
Reagan aura pratiqué à grande échelle le
déficit américain afin de relancer l’écono-
mie au début des années 1980...et pour
en définitive ne plus s’arrêter,jusqu’à ce
que le président Bill Clinton décide de
profiter de la nouvelle économie pour
engranger des excédents. Ainsi, de
Reagan à Bush, le consensus le plus total
existe pour employer à grande échelle
l’arme budgétaire, conformément à la
pure tradition keynésienne.
L’INTERVENTION
EN FAVEUR DE L’INDUSTRIE
ET DE L’INNOVATION
La politique en faveur de l’industrie et
de l’innovation revêt d’autant plus
d’intérêt qu’un net décrochage de
l’Europe par rapport aux Etats-Unis a été
mis en évidence en termes de spécialisa-
tion industrielle,derecherche-dévelop-
pement, de brevets et de renouvellement
du tissu industriel7.
Un lieu commun sur les Etats-Unis veut
qu’ils n’aient pas mis en place de poli-
tique industrielle ;ils auraient renoncé à
intervenir sur les marchés, notamment
dans le secteur industriel, et feraient
totalement confiance à une concurrence
quasiment pure et parfaite.
On est là dans l’aveuglement le plus
total… Prenons les exemples les plus
récents. Face à la grippe aviaire, le prési-
dent George Bush a immédiatement
demandé au Congrès plus de 7milliards
de dollars pour subventionner les indus-
tries de vaccins aux Etats-Unis. Celles-ci,
on le sait, sont moins puissantes qu’en
Europe.Les Etats-Unis décident donc de
faire face à une menace et d’en profiter
pour bâtir une puissante industrie des
vaccins à coups de subventions massives ;
et avec l’espoir que,demain, ces industries
s’empareront du marché mondial!
Les clusters –désormais appelés pôles
de compétitivité en France– sont aussi
un autre exemple de politique indus-
trielle de grande envergure. Depuis plu-
sieurs décennies, les pouvoirs publics ont
favorisé ces clusters, c’est-à-dire des
zones géographiques concentrant l’in-
dustrie,les centres de recherche et les
universités autour d’une même famille de
technologies. La SiliconValley –àl’origine
de l’invention du transistor,du micropro-
cesseur,du micro-ordinateur, et plus
récemment de l’iPod – en est le symbole.
Quelle est la nouvelle manne de la Silicon
Valley?Les fonds gouvernementaux pour
financer de nouvelles technologies antiter-
roristes8.Les deux laboratoires fédéraux
de la région, le Sandia Lab et le Lawrence
Livermore National Lab ont vu leurs bud-
gets exploser. Le budget R&D du minis-
tère Homeland Security est passé à
2milliards de dollars en 2006 et devrait
être multiplié par 5 dans les prochaines
années ! Et les processus de l’innovation,
qui ont fait leurs preuves,sont à l’œuvre:
les laboratoires travaillent en étroite asso-
ciation avec les entreprises technolo-
giques privées et des jeunes pousses ont
déjà été créées. Car nombre de ces tech-
nologies seront utilisées dans un environ-
nement quotidien (lieux publics, routes,
magasins…), et le marché mondial s’an-
nonce évidemment des plus prometteurs.
Là aussi, à coups de milliards de dollars,
les pouvoirs publics financent sans réti-
cence leurs pôles de compétitivité, et ils
sont en train de faire émerger une nou-
velle industrie de l’antiterrorisme qui est
à l’heure actuelle sans concurrence en
Europe.
L’Etat intervient tous azimuts à partir du
moment où la croissance,l’emploi et la
suprématie technologique américaine
95
Sociétal N°58A4etrimestre 2007
SPÉCIALISATION AMÉRICAINE : UNE STRATÉGIE DE NOUVEAU KYNÉSIENNE ?
5. Les taux d’intérêt réels à court terme sont
négatifs aux Etats-Unis de juillet 2002 jusqu’en
2004, alors qu’ils sont toujours positifs en
Europe.J-P Fitoussi., J. Le Cacheux, Rapport sur
l’état de l’Union européenne,Fayard, Presses de
Sciences Po,2003.
6. J.-P.Fitoussi, La règle et le choix. De la
souveraineté économique en Europe,coédition
Seuil/La République des Idées, 2002.
7. E. Cohen., J.-H. Lorenzi, Politiques industrielles
pour l’Europe,Conseil d’analyse économique,La
Documentation française,2000.
8. «L’antiterrorisme,manne de la Silicon
Valley»,Les Echos,20 avril 2006.