DOSSIER Mouvements sociaux et économie sociale : un arrimage en constante reconstruction RÉSUMÉ • Le rapport entre mouvements sociaux et économie sociale n’est pas évident, ni acquis une fois pour toutes, tant sur le plan pratique et empirique que sur le plan théorique et analytique. De fait, au départ, ce rapport pose problème dans deux dimensions : la nature et la définition de l’économie sociale et sa reconnaissance, d’une part, et la nature et la portée de l’action collective des mouvements sociaux, d’autre part. Quelques précisions sur ces éléments permettent, nous semble-t-il, de mieux examiner le rapport entre économie sociale et mouvement social et économie sociale et modèle de développement. JACQUES L. BOUCHER Professeur Département de travail social Université du Québec en Outaouais Rédacteur de la revue Économie et Solidarités [email protected] ABSTRACT • The connection between social movements and the social economy is neither evident nor firmly established, be it at a practical and an empirical level or from a theoretical and analytical point of view. Two aspects in particular are brought into play by the idea of such a connection : the nature and the definition of the social economy and its recognition on the one hand, and the nature and the breadth of the collective action of social movements on the other. Clarifying these elements should lead to a better understanding of the link between the social economy and social movements, as well as that between the social economy and models of development. RESUMEN • Tanto a nivel práctico y empírico como a nivel teórico y analítico, la relación entre movimientos sociales y Economía Social, no es evidente, ni tampoco firmemente establecida. Para comenzar, esta relación plantea interrogantes vinculadas a dos dimensiones : una, en cuanto a la naturaleza y a la definición de la Economía Social asi como también, a su reconocimiento ; y la otra, en cuanto a la naturaleza y el alcance de la acción colectiva de los movimientos sociales. El clarificar estos elementos, nos permitirá una mejor comprensión del vínculo que existe, entre economía social y movimientos sociales, al mismo tiempo que entre economía social y modelos de desarrollo. —•— 17 © 2002 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.uquebec.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 33, no 2, Jacques L. Boucher, responsable INTRODUCTION L’émergence de l’économie sociale est étroitement liée à la naissance du mouvement ouvrier. Certains établissent que les premières mutuelles et coopératives ouvrières ont été mises en place avec l’organisation des premiers syndicats de travailleurs (Histoire du mouvement ouvrier, 1984 ; Dionne, 1991). D’autres trouvent même l’origine des fondements de l’économie sociale dans les guildes germaniques et anglo-saxonnes, apparues dès le IXe siècle en tant que « premières institutions de prévoyance » (Mayné, 1999, p. 7), ou aux compagnonnages. Ceux-ci constituaient de « véritables associations ouvrières, ayant pour principe de base la solidarité » (Ibid., p. 8) et la démocratie, des valeurs centrales de l’économie sociale. Depuis les années 1960, on a vu émerger de nouveaux mouvements sociaux et, sous leur initiative, de nouveaux types d’intervention dans le champ de l’économie sociale. Ainsi, la naissance et les activités de l’économie sociale semblent portées par l’apparition et l’évolution des mouvements sociaux. Effectivement, les initiatives d’économie sociale, qu’elles soient coopératives, mutualistes ou associatives, sont habituellement des actions collectives de groupes sociaux fragilisés dans un contexte donné et qui se constituent en acteurs : des ouvriers, de petits producteurs plus ou moins dépendants dans les secteurs de l’agriculture, de la pêche et de la forêt ou, encore, des consommateurs influencés par les aléas du marché sur le plan du crédit, de l’alimentation, du logement, du loisir, etc. Aussi tant la réflexion que l’action dans ce champ d’activité tiennent-elles pour acquis qu’en dehors de l’un ou l’autre des mouvements sociaux, nouveaux ou anciens, les projets d’économie sociale ont de fortes chances de dégénérer, de dévier de leur propre nature, d’être « instrumentalisés » par les divers pouvoirs publics ou soumis aux exigences du marché plutôt qu’aux valeurs de solidarité et de démocratie. Mais l’économie sociale ne pourrait-elle pas agir de façon autonome, y compris de tout mouvement social reconnu, sans vendre son âme à l’État ou au marché ? Ou encore, ne seraitelle pas, sous quelque rapport, un mouvement social ou un acteur en tant que tel ? Le rapport entre mouvements sociaux et économie sociale n’est pas évident, et acquis une fois pour toutes, tant sur le plan pratique et empirique que sur le plan théorique et analytique. De fait, au départ, ce rapport pose problème dans deux dimensions : la nature et la définition de l’économie sociale et sa reconnaissance, d’une part, et la nature et la portée de l’action collective des mouvements sociaux, d’autre part. Quelques précisions sur ces éléments permettent, nous semble-t-il, de mieux examiner le rapport entre économie sociale et mouvement social et économie sociale et modèle de développement. 18 Économie et Solidarités, volume 33, numéro 2, 2002 © 2002 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.uquebec.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 33, no 2, Jacques L. Boucher, responsable NATURE ET DÉFINITION DE L’ÉCONOMIE SOCIALE La littérature scientifique de langue française1 sur le sujet propose différentes définitions dont quatre sont plus habituellement retenues (D’Amours, 1999 ; Lévesque et Ninacs, 1997). Il ne s’agit pas ici de débattre des mérites et limites de chacune de ces définitions. Il importe plutôt de rappeler que ces définitions ont été avancées dans des contextes distincts en plus de mettre de l’avant des indicateurs différents. Ainsi, la définition largement compréhensive d’Henri Desroche (1983), à partir des composantes de l’économie sociale, et celle de Claude Vienney (1986), qui s’appuie sur les règles de fonctionnement en même temps que sur les acteurs, ont été proposées à la suite d’importants travaux sur des activités et des formes d’économie sociale bien établies historiquement et institutionnellement. Le fait que Jacques Defourny (1992) fasse appel aux valeurs pour définir l’économie sociale n’est sans doute pas étranger aux changements en cours et à l’émergence de nouveaux acteurs et secteurs d’activité d’économie sociale. Aussi des acteurs plus récents dans ce champ ont-ils endossé cette définition, le repère des valeurs étant assez compréhensif et souple pour chapeauter de nouvelles formes d’activités. La définition que propose JeanLouis Laville (1995) rend compte également, bien qu’autrement, de ces processus en cours en intégrant à nouveau la dimension réciprocitaire de l’économie, à la suite de Polanyi (1983), et les nouvelles combinatoires qui se dessinent dans les rapports entre acteurs sociaux (Laville, 1994). Les chercheurs n’inventent pas l’économie sociale et ses différentes formes d’activités. Ce sont évidemment les acteurs de l’économie sociale et d’autres acteurs sociaux qui les mettent en place et à l’épreuve. Les chercheurs proposent des concepts et des dispositifs analytiques qui visent à saisir le plus justement possible la nature et la portée de l’économie sociale. Par ailleurs, ces mêmes acteurs sociaux peuvent, en toute liberté, s’approprier définitions, autres concepts et perspectives d’analyse, et les reformuler dans l’orientation de leurs projets et intérêts, qu’il s’agisse des mouvements sociaux, des divers dispositifs et organisations de l’économie sociale, de l’État et autres pouvoirs publics, des entreprises privées capitalistes qui cherchent à s’approprier le marché, etc. Or, c’est ce que font ces acteurs dans la ligne de leurs intérêts et de leur propre programme politique, social ou économique2. Par conséquent, les définitions de l’économie sociale acquièrent une portée non seulement théorique et heuristique, mais fortement concrète et stratégique. Les mouvements sociaux, particulièrement le mouvement des femmes et le mouvement communautaire, mais aussi le mouvement syndical en ce qui concerne les services aux personnes, se sont impliqués très activement au Québec dans ce débat au cours des 20 dernières années. Et la question semble loin d’être épuisée, comme le montre Martine D’Amours dans sa contribution à ce dossier. L’enjeu repose sur la Économie et Solidarités, volume 33, numéro 2, 2002 19 © 2002 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.uquebec.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 33, no 2, Jacques L. Boucher, responsable reconnaissance étatique, ou plus largement institutionnelle, et l’accessibilité aux ressources. Mais des contradictions par rapport à l’économie sociale se sont glissées entre mouvements sociaux et même entre fractions de ces mouvements. Nous connaissons les tensions qui existent entre une partie des syndicats et les organisations communautaires à ce sujet. Même à l’intérieur d’une organisation syndicale comme la Confédération des syndicats nationaux, qui soutient le développement des activités d’économie sociale (Aubry et Charest, 1995), la Fédération de la santé et des services sociaux n’a jamais caché ses réticences à son égard. Si la concurrence sur le plan des emplois a une certaine influence dans cette position, il reste que pour cette importante fédération syndicale, comme pour d’autres syndicats du secteur public d’ailleurs, le développement social passe essentiellement par l’État (Boucher et Jetté, 1998). Il est également clair qu’il n’y a pas unanimité sur ce plan à l’intérieur du mouvement communautaire non plus. Certaines organisations communautaires tiennent à se définir comme des entreprises d’économie sociale et font pression sur les pouvoirs publics pour obtenir reconnaissance et appui. D’autres, par contre, rejettent cette identité, même si elles produisent des services. À cet égard, il est même surprenant de voir à quel point, comme le rapporte Jacques Caillouette dans ce dossier, des porte-parole d’une même organisation communautaire défendent l’appartenance à deux identités tout en produisant les mêmes services. La seule différence, ce sont les clientèles, l’une étant solvable, l’autre pas, la première passant par le marché, l’autre par une forme de redistribution autre qu’étatique, ou du moins pas exclusivement étatique. Dans ce cas, les activités d’économie sociale sont considérées comme instrumentales par rapport au mouvement social. Enfin, les organisations communautaires qui s’inscrivent dans la tradition de la défense des droits sociaux ou encore de l’éducation populaire refusent habituellement l’étiquette d’économie sociale et s’en méfient même. Pourtant, ce qui traverse l’ensemble des définitions et des descriptions de l’économie sociale repose sur deux composantes : l’association3 et l’entreprise4. La première assure la libre participation, l’égalité, la démocratie, la portée plus sociale de l’économie. La deuxième garantit la production et la distribution de services comme de biens, la dimension plus économique du social. Un des problèmes d’arrimage entre les deux, c’est que des acteurs n’arriveraient pas, ou ne chercheraient pas à le faire pour des raisons de stratégies et d’intérêts, à concevoir l’entreprise et l’activité économique en dehors d’un marché effectivement ou potentiellement rentable, le champ d’action par excellence du capitalisme. De la sorte, des organisations de mouvements sociaux craignent de se faire contaminer et même littéralement aspirer par l’économie capitaliste dominante. Il est vraisemblable aussi qu’elles appréhendent de compromettre leur mission sociale, le cœur du mouvement social selon elles, en allant sur le terrain de l’économique. De la sorte, l’« encastrement » (Granovetter, 2000) de l’économie dans le social ne s’opère pas automatiquement dans les représentations des groupes sociaux impliqués dans le développement social. Or, cette difficulté 20 Économie et Solidarités, volume 33, numéro 2, 2002 © 2002 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.uquebec.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 33, no 2, Jacques L. Boucher, responsable est notamment accentuée par la position quelque peu économiciste de l’État québécois sur l’économie sociale, comme le souligne Martine D’Amours. Enfin, plusieurs groupes communautaires et groupes de femmes considèrent comme fragiles leurs projets dans le champ de l’économie sociale. Ils déplorent la faiblesse de l’appui étatique à leur vision de l’économie sociale, tout en se méfiant de l’implication du même État dans leur action, craignant, non sans raison, que les pouvoirs publics ne rétrécissent leurs activités à des formes de sous-traitance de services pour de simples motifs budgétaires. Au-delà des questions de définition, l’orientation de l’économie sociale est devenue un enjeu social important et se retrouve donc imbriquée dans les rapports sociaux et les luttes qui les traversent, dans les rapports tant avec l’État qu’avec le marché. Toutes les contributions à ce dossier y reviennent sous divers angles et par rapport à diverses dimensions. La question de la reconnaissance, de l’autonomie et de l’orientation de l’économie sociale dans les secteurs des services à la population, de l’emploi, de la consommation, de la culture, prend une place importante dans les luttes sociales que mènent les mouvements sociaux. Mais quelle est plus précisément la portée de l’action collective des mouvements sociaux ? MOUVEMENTS SOCIAUX ET ORIENTATION DE SOCIÉTÉ Mettons de côté les approches structuralistes d’analyse des mouvements sociaux, qu’elles soient de type fonctionnaliste ou marxiste. Elles accordent aux mouvements trop peu d’impact sur la structure sociale, réduisant leur capacité d’acteur autonome et limitant l’action collective à des manifestations publiques ou des protestations, y compris les émeutes, donc à une action sans possibilité de projet sociétal (Boucher, 1990 et 2002 ; Touraine, 1984). Oublions aussi les débats de l’individualisme méthodologique autour des motivations individuelles de participation à l’action collective : problème du passager clandestin ou free rider, du poids des intérêts de type économique (Olson, 1975) ou, encore, du choix entre exit et voice (Hirschman, 1970). Restent donc les approches qui abordent les mouvements sociaux comme des acteurs collectifs engagés dans les conflits sociaux. Certaines de ces approches conçoivent les mouvements sociaux avant tout comme des groupes d’intérêts et des groupes de pression, insistant sur la concurrence entre les uns et les autres, dans certains cas5, ou le conflit de pouvoir avec les institutions et les autorités, dans d’autres6. Cependant, toutes concentrent leurs études sur les stratégies des acteurs. Cette perspective est présente dans plusieurs études sur le développement local de type communautaire7 auquel est associée l’économie sociale (Favreau et Lévesque, 1996). Mais tout en mettant l’accent sur les stratégies des acteurs, la plupart des chercheurs qui s’intéressent à l’économie sociale situent ces stratégies de lutte de pouvoir et d’accès aux Économie et Solidarités, volume 33, numéro 2, 2002 21 © 2002 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.uquebec.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 33, no 2, Jacques L. Boucher, responsable ressources dans l’état des rapports sociaux d’un ensemble social donné, ou du moins gardent cette perspective en filigrane. Replacer l’action collective dans les rapports sociaux, à la fois conflictuels et inégaux, permet de ne pas s’en tenir à la dimension du seul « comment » qui domine dans les approches purement stratégiques (Melucci, 1985) et de rechercher le sens et la portée symbolique de l’action des mouvements sociaux, comme le souligne Jacques Caillouette dans ce dossier. Ainsi, l’action des mouvements sociaux comporte une dimension d’orientation de société sur un enjeu social d’importance dans les rapports sociaux8. C’est ce qu’Alain Touraine (1978) désigne la « totalité » ou l’« historicité ». Cette dimension, qui concerne la structure ou l’état des rapports sociaux, constitue la dimension fondamentale dont découlent les dimensions institutionnelle (lutte de pouvoir) et organisationnelle (revendication, ressources) de l’action collective. Or, l’orientation de l’économie et, plus précisément sans doute, son rapport avec la société constituent un enjeu historique central des rapports entre acteurs sociaux, tant sur le plan de la production que sur le plan de la consommation et de l’utilisation des ressources. Ainsi, tout en menant des luttes déterminantes dans les espaces économiques contrôlés et orientés vers le capital9 d’un côté et l’État10 de l’autre, les mouvements sociaux se sont historiquement donné un espace autonome d’intervention et de construction socioéconomique, l’économie sociale. Toutefois, il est évident que ces « inventions » n’ont pas eu des impacts décisifs sur l’orientation de la société et la structure des rapports sociaux, bien que d’aucuns aient insisté sur la portée réformiste de ces impacts. Si l’on se fie aux travaux de François Ewald (1986), l’invention ouvrière des mutuelles et autres associations d’entraide et les luttes sur le front de la sécurité au travail ont suscité la mise en place de la mutualité des risques chez les patrons sous le mode des assurances. Ils ont même provoqué l’établissement de l’Étatprovidence comme une sorte de grande assurance « solidariste » en contrepartie du « risque social ». De même, les premiers groupements d’ouvriers ont créé une importante tradition coopérative tant dans le secteur de la production et de la consommation que dans celui de l’épargne et du crédit. Ce type d’entreprises, avec l’État québécois, a sans aucun doute joué un rôle clé dans l’appropriation nationale du développement du Québec dans un contexte d’économie fortement dépendante. Tout comme les nombreuses associations actives dans les services à la population qui visent à créer des formes de prestations de services en interaction continue avec le milieu, contrairement au modèle technocratique qu’elles critiquent. Enfin, comme le soutiennent dans ce dossier Corinne Gendron pour le mouvement écologique ainsi que Louis Favreau et Daniel Tremblay dans le cas de la solidarité internationale et du mouvement antimondialisation, l’économie sociale semble devoir entrer dans le projet d’une société alternative, tout en accompagnant des actions de protestation et d’opposition à un modèle de développement et de société. 22 Économie et Solidarités, volume 33, numéro 2, 2002 © 2002 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.uquebec.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 33, no 2, Jacques L. Boucher, responsable En effet, un mouvement social comprend deux facettes indissociables : l’opposition étroitement reliée à l’identité et le projet ou la totalité, c’est-à-dire l’alternative à ce à quoi il s’oppose (Melucci, 1985 ; Touraine, 1978). De cette manière, les mouvements sociaux, à moins d’être fortement institutionnalisés, se tiennent en tension entre l’opposition et la proposition. En tant qu’alternative, l’économie sociale participe à cette tension et constitue un enjeu important des luttes sociales pour son orientation. Mais peut-on parler d’elle comme d’un mouvement social ou encore comme d’un modèle de développement ? ÉCONOMIE SOCIALE, MOUVEMENT SOCIAL ET MODÈLE DE DÉVELOPPEMENT Il arrive que l’on parle de l’économie sociale comme d’un mouvement social. Les coopératives ont également été désignées sous le nom générique de « mouvement coopératif11 », laissant entendre, dans certains cas, qu’il s’agit d’un mouvement social spécifique que l’on pourrait placer dans la nomenclature des mouvements sociaux comme le mouvement ouvrier et syndical, le mouvement des femmes, le mouvement écologique et le mouvement communautaire ou associatif. Mais la plupart du temps, l’expression fait référence à un ensemble organisationnel, comme on parle du « Mouvement Desjardins »12, par exemple, pour désigner les coopératives d’épargne et de crédit que sont les caisses populaires. Il reste que la question se pose, comme le font Jacques Caillouette et Corinne Gendron. Mais ces derniers n’osent pas en faire un mouvement social autonome, un acteur social en soi. Le fait de soulever la question leur permet d’articuler plus étroitement le lien entre l’économie sociale et le mouvement communautaire, dans un cas, et l’économie sociale et les nouveaux mouvements sociaux, dont le mouvement écologique, dans l’autre cas. C’est que les rapports et les enjeux sociaux se sont considérablement complexifiés, de sorte que les mouvements sociaux, qui tendent à devenir plus nombreux à partir d’enjeux spécifiques, se croisent également dans des enjeux partagés, et cela, qu’ils soient anciens ou plus nouveaux. C’est le cas d’enjeux comme l’insertion sociale et la participation citoyenne, le rapport entre la société civile et l’État et aussi l’orientation de l’économie. L’économie sociale devient ainsi un espace privilégié qu’utilisent les mouvements sociaux pour remettre en cause l’hégémonie de l’économie de marché capitaliste13 en inventant et en développant une forme d’action économique résolument sociale, plus démocratique et solidaire. Autrement dit, elle entre dans l’enjeu des luttes sociales pour le contrôle de l’orientation de l’économie. Toutefois, si elle est généralement orientée vers les mouvements sociaux, elle constitue également un objet de convoitise des autres acteurs sociaux que sont l’État et le capital. Économie et Solidarités, volume 33, numéro 2, 2002 23 © 2002 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.uquebec.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 33, no 2, Jacques L. Boucher, responsable Ainsi, l’économie sociale n’est pas un acteur social autonome ni l’apanage d’un seul mouvement social, mais un espace d’action et un enjeu pour les différents mouvements sociaux. C’est ce qui fait d’ailleurs que certaines contradictions éclatent dans le secteur de l’économie sociale à mesure que la composition sociale des mouvements sociaux qui y sont impliqués se complexifie. Le cas de l’émergence des caisses d’économie des travailleurs, qu’analyse ici Paul Brochu, témoigne de cette tension entre classes sociales, fractions de classe ou groupes sociaux. C’est ce qui explique sans doute aussi la tension entre les intérêts de consommation des membres des caisses populaires Desjardins et ceux des salariés des mêmes établissements. Si elle n’est pas un mouvement social en soi, mais plutôt un enjeu, ne constituerait-elle pas un modèle de développement, celui des mouvements sociaux ? Pour proposer une alternative au modèle fordiste d’après-guerre et surtout au modèle néolibéral qui domine présentement, il est effectivement tentant de faire coïncider le développement et l’extension de l’économie sociale portés par les mouvements sociaux avec un nouveau modèle de développement social et économique. Mais l’action collective des mouvements sociaux ne peut se limiter, et ne se limite pas de fait, à la seule économie sociale. Elle vise également la transformation de l’État et du marché. Un modèle alternatif de développement réserve une place importante à l’économie sociale ainsi qu’à l’action des mouvements sociaux et à l’action de ce qu’il est convenu d’appeler la société civile. Une telle perspective vient relativiser l’hégémonisme grandissant de l’économie de marché et pourrait contribuer à l’établissement d’un bloc social14 plus ouvert ou pluriel, qui suppose des rapports différents entre la société civile et l’État, entre l’État et le marché et entre ce dernier et les mouvements sociaux. Dans un modèle de développement alternatif, l’économie ne serait pas dominée exclusivement par le marché ou encore par l’État, comme ce fut le cas sous les régimes communistes, mais serait reconnue comme plurielle et soutenue comme telle dans des dispositifs de régulation adéquats. Notes 24 1. La notion d’économie sociale n’est à peu près pas utilisée en langue anglaise (voir à ce sujet le numéro précédent d’Économie et Solidarités sur l’économie sociale au Canada hors Québec). En Amérique latine, c’est habituellement la notion d’économie populaire qui la remplace. 2. Le travail du chercheur n’est pas totalement neutre sur ce plan. Du seul fait qu’il adopte l’économie sociale comme objet d’étude, il contribue à renforcer sa reconnaissance sociale et politique. Mais c’est également le cas pour tout autre objet de recherche. 3. Jusqu’à maintenant, l’association se retrouve dans trois formes juridiques : les organismes sans but lucratif (OSBL), les coopératives et les mutuelles. 4. L’entreprise se présente également sous trois formes : privée / capitaliste (corporative au sens juridique canadien), publique et associative (économie sociale), les formes mixtes étant cependant assez répandues. 5. Voir, entre autres, la théorie de la mobilisation des ressources (TILLY, 1985 ; JENKINS, 1983). 6. C’est le cas par exemple de la sociologie des organisations développée par CROZIER et FRIEDBERG (1977). Économie et Solidarités, volume 33, numéro 2, 2002 © 2002 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.uquebec.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 33, no 2, Jacques L. Boucher, responsable 7. Entre autres, KLEIN, 1996 ; TREMBLAY, BROCHU et VERSCHELDEN, 1996 ; FAVREAU ET LÉVESQUE, 1996. 8. Les enjeux des rapports sociaux ne se limitent pas aux rapports de production selon la tradition marxiste classique. Ils portent aussi sur la consommation, l’environnement ou l’utilisation des ressources de la nature et les rapports entre hommes et femmes, entre générations. 9. Que l’on pense aux luttes syndicales pour la réduction de la durée du travail (la semaine de 40 heures), la protection de la santé, les négociations des salaires et avantages sociaux, etc. 10. À côté des revendications d’accessibilité aux services pour l’ensemble de la population, y compris les plus démunis, il faut noter les luttes syndicales et communautaires pour la participation et la démocratisation des services garantis par les pouvoirs publics dont on critiquait en même temps le technocratisme et l’autoritarisme dans certains cas. 11. Voir le texte de Martine D’Amours qui suit. 12. Cette idée était incluse dans la thématique d’un colloque sur Desjardins (LÉVESQUE, 1997). 13. Largement néolibérale à ce moment-ci. 14. Sur la notion de « bloc social hégémonique », voir LIPIETZ, 1989 et 1996. Bibliographie AUBRY, François et Jean CHAREST (1995). Développer l’économie solidaire. Éléments d’orientation, Montréal, Confédération des syndicats nationaux. BOUCHER, Jacques L. (1990). 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