Mouvements sociaux et économie sociale

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DOSSIER
Mouvements sociaux
et économie sociale : un arrimage
en constante reconstruction
RÉSUMÉ • Le rapport entre mouvements sociaux et
économie sociale n’est pas évident, ni acquis une fois
pour toutes, tant sur le plan pratique et empirique que
sur le plan théorique et analytique. De fait, au départ,
ce rapport pose problème dans deux dimensions : la
nature et la définition de l’économie sociale et sa reconnaissance, d’une part, et la nature et la portée de l’action
collective des mouvements sociaux, d’autre part.
Quelques précisions sur ces éléments permettent, nous
semble-t-il, de mieux examiner le rapport entre économie sociale et mouvement social et économie sociale et
modèle de développement.
JACQUES L. BOUCHER
Professeur
Département de travail social
Université du Québec
en Outaouais
Rédacteur de la revue
Économie et Solidarités
[email protected]
ABSTRACT • The connection between social movements and the social economy is neither evident nor
firmly established, be it at a practical and an empirical
level or from a theoretical and analytical point of view.
Two aspects in particular are brought into play by the idea
of such a connection : the nature and the definition of the
social economy and its recognition on the one hand, and
the nature and the breadth of the collective action of social
movements on the other. Clarifying these elements
should lead to a better understanding of the link between
the social economy and social movements, as well as that
between the social economy and models of development.
RESUMEN • Tanto a nivel práctico y empírico como a
nivel teórico y analítico, la relación entre movimientos
sociales y Economía Social, no es evidente, ni tampoco
firmemente establecida. Para comenzar, esta relación
plantea interrogantes vinculadas a dos dimensiones :
una, en cuanto a la naturaleza y a la definición de la
Economía Social asi como también, a su reconocimiento ;
y la otra, en cuanto a la naturaleza y el alcance de la
acción colectiva de los movimientos sociales. El clarificar
estos elementos, nos permitirá una mejor comprensión
del vínculo que existe, entre economía social y
movimientos sociales, al mismo tiempo que entre
economía social y modelos de desarrollo.
—•—
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Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 33, no 2, Jacques L. Boucher, responsable
INTRODUCTION
L’émergence de l’économie sociale est étroitement liée à la naissance du mouvement ouvrier. Certains établissent que les premières mutuelles et coopératives
ouvrières ont été mises en place avec l’organisation des premiers syndicats de
travailleurs (Histoire du mouvement ouvrier, 1984 ; Dionne, 1991). D’autres trouvent
même l’origine des fondements de l’économie sociale dans les guildes germaniques et anglo-saxonnes, apparues dès le IXe siècle en tant que « premières institutions de prévoyance » (Mayné, 1999, p. 7), ou aux compagnonnages. Ceux-ci
constituaient de « véritables associations ouvrières, ayant pour principe de base
la solidarité » (Ibid., p. 8) et la démocratie, des valeurs centrales de l’économie
sociale. Depuis les années 1960, on a vu émerger de nouveaux mouvements
sociaux et, sous leur initiative, de nouveaux types d’intervention dans le champ
de l’économie sociale. Ainsi, la naissance et les activités de l’économie sociale
semblent portées par l’apparition et l’évolution des mouvements sociaux.
Effectivement, les initiatives d’économie sociale, qu’elles soient coopératives, mutualistes ou associatives, sont habituellement des actions collectives
de groupes sociaux fragilisés dans un contexte donné et qui se constituent en
acteurs : des ouvriers, de petits producteurs plus ou moins dépendants dans les
secteurs de l’agriculture, de la pêche et de la forêt ou, encore, des consommateurs influencés par les aléas du marché sur le plan du crédit, de l’alimentation,
du logement, du loisir, etc. Aussi tant la réflexion que l’action dans ce champ
d’activité tiennent-elles pour acquis qu’en dehors de l’un ou l’autre des mouvements sociaux, nouveaux ou anciens, les projets d’économie sociale ont de
fortes chances de dégénérer, de dévier de leur propre nature, d’être « instrumentalisés » par les divers pouvoirs publics ou soumis aux exigences du marché
plutôt qu’aux valeurs de solidarité et de démocratie. Mais l’économie sociale
ne pourrait-elle pas agir de façon autonome, y compris de tout mouvement
social reconnu, sans vendre son âme à l’État ou au marché ? Ou encore, ne seraitelle pas, sous quelque rapport, un mouvement social ou un acteur en tant que tel ?
Le rapport entre mouvements sociaux et économie sociale n’est pas
évident, et acquis une fois pour toutes, tant sur le plan pratique et empirique
que sur le plan théorique et analytique. De fait, au départ, ce rapport pose problème dans deux dimensions : la nature et la définition de l’économie sociale
et sa reconnaissance, d’une part, et la nature et la portée de l’action collective
des mouvements sociaux, d’autre part. Quelques précisions sur ces éléments
permettent, nous semble-t-il, de mieux examiner le rapport entre économie
sociale et mouvement social et économie sociale et modèle de développement.
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Économie et Solidarités, volume 33, numéro 2, 2002
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NATURE ET DÉFINITION DE L’ÉCONOMIE SOCIALE
La littérature scientifique de langue française1 sur le sujet propose différentes
définitions dont quatre sont plus habituellement retenues (D’Amours, 1999 ;
Lévesque et Ninacs, 1997). Il ne s’agit pas ici de débattre des mérites et limites
de chacune de ces définitions. Il importe plutôt de rappeler que ces définitions
ont été avancées dans des contextes distincts en plus de mettre de l’avant des
indicateurs différents. Ainsi, la définition largement compréhensive d’Henri
Desroche (1983), à partir des composantes de l’économie sociale, et celle de
Claude Vienney (1986), qui s’appuie sur les règles de fonctionnement en même
temps que sur les acteurs, ont été proposées à la suite d’importants travaux sur
des activités et des formes d’économie sociale bien établies historiquement et
institutionnellement. Le fait que Jacques Defourny (1992) fasse appel aux
valeurs pour définir l’économie sociale n’est sans doute pas étranger aux changements en cours et à l’émergence de nouveaux acteurs et secteurs d’activité
d’économie sociale. Aussi des acteurs plus récents dans ce champ ont-ils endossé
cette définition, le repère des valeurs étant assez compréhensif et souple pour
chapeauter de nouvelles formes d’activités. La définition que propose JeanLouis Laville (1995) rend compte également, bien qu’autrement, de ces processus en cours en intégrant à nouveau la dimension réciprocitaire de l’économie,
à la suite de Polanyi (1983), et les nouvelles combinatoires qui se dessinent dans
les rapports entre acteurs sociaux (Laville, 1994).
Les chercheurs n’inventent pas l’économie sociale et ses différentes formes
d’activités. Ce sont évidemment les acteurs de l’économie sociale et d’autres
acteurs sociaux qui les mettent en place et à l’épreuve. Les chercheurs proposent
des concepts et des dispositifs analytiques qui visent à saisir le plus justement
possible la nature et la portée de l’économie sociale. Par ailleurs, ces mêmes
acteurs sociaux peuvent, en toute liberté, s’approprier définitions, autres
concepts et perspectives d’analyse, et les reformuler dans l’orientation de leurs
projets et intérêts, qu’il s’agisse des mouvements sociaux, des divers dispositifs
et organisations de l’économie sociale, de l’État et autres pouvoirs publics, des
entreprises privées capitalistes qui cherchent à s’approprier le marché, etc.
Or, c’est ce que font ces acteurs dans la ligne de leurs intérêts et de leur
propre programme politique, social ou économique2. Par conséquent, les définitions de l’économie sociale acquièrent une portée non seulement théorique et
heuristique, mais fortement concrète et stratégique. Les mouvements sociaux,
particulièrement le mouvement des femmes et le mouvement communautaire,
mais aussi le mouvement syndical en ce qui concerne les services aux personnes,
se sont impliqués très activement au Québec dans ce débat au cours des
20 dernières années. Et la question semble loin d’être épuisée, comme le montre
Martine D’Amours dans sa contribution à ce dossier. L’enjeu repose sur la
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reconnaissance étatique, ou plus largement institutionnelle, et l’accessibilité aux
ressources. Mais des contradictions par rapport à l’économie sociale se sont
glissées entre mouvements sociaux et même entre fractions de ces mouvements.
Nous connaissons les tensions qui existent entre une partie des syndicats
et les organisations communautaires à ce sujet. Même à l’intérieur d’une
organisation syndicale comme la Confédération des syndicats nationaux, qui
soutient le développement des activités d’économie sociale (Aubry et Charest,
1995), la Fédération de la santé et des services sociaux n’a jamais caché ses
réticences à son égard. Si la concurrence sur le plan des emplois a une certaine
influence dans cette position, il reste que pour cette importante fédération
syndicale, comme pour d’autres syndicats du secteur public d’ailleurs, le
développement social passe essentiellement par l’État (Boucher et Jetté, 1998).
Il est également clair qu’il n’y a pas unanimité sur ce plan à l’intérieur du
mouvement communautaire non plus. Certaines organisations communautaires
tiennent à se définir comme des entreprises d’économie sociale et font pression
sur les pouvoirs publics pour obtenir reconnaissance et appui. D’autres, par
contre, rejettent cette identité, même si elles produisent des services. À cet égard,
il est même surprenant de voir à quel point, comme le rapporte Jacques
Caillouette dans ce dossier, des porte-parole d’une même organisation communautaire défendent l’appartenance à deux identités tout en produisant les mêmes
services. La seule différence, ce sont les clientèles, l’une étant solvable, l’autre
pas, la première passant par le marché, l’autre par une forme de redistribution
autre qu’étatique, ou du moins pas exclusivement étatique. Dans ce cas, les
activités d’économie sociale sont considérées comme instrumentales par rapport
au mouvement social. Enfin, les organisations communautaires qui s’inscrivent
dans la tradition de la défense des droits sociaux ou encore de l’éducation populaire refusent habituellement l’étiquette d’économie sociale et s’en méfient même.
Pourtant, ce qui traverse l’ensemble des définitions et des descriptions de
l’économie sociale repose sur deux composantes : l’association3 et l’entreprise4.
La première assure la libre participation, l’égalité, la démocratie, la portée plus
sociale de l’économie. La deuxième garantit la production et la distribution de
services comme de biens, la dimension plus économique du social. Un des
problèmes d’arrimage entre les deux, c’est que des acteurs n’arriveraient pas,
ou ne chercheraient pas à le faire pour des raisons de stratégies et d’intérêts, à
concevoir l’entreprise et l’activité économique en dehors d’un marché effectivement ou potentiellement rentable, le champ d’action par excellence du capitalisme. De la sorte, des organisations de mouvements sociaux craignent de se
faire contaminer et même littéralement aspirer par l’économie capitaliste dominante. Il est vraisemblable aussi qu’elles appréhendent de compromettre leur
mission sociale, le cœur du mouvement social selon elles, en allant sur le terrain
de l’économique. De la sorte, l’« encastrement » (Granovetter, 2000) de l’économie dans le social ne s’opère pas automatiquement dans les représentations
des groupes sociaux impliqués dans le développement social. Or, cette difficulté
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est notamment accentuée par la position quelque peu économiciste de l’État
québécois sur l’économie sociale, comme le souligne Martine D’Amours. Enfin,
plusieurs groupes communautaires et groupes de femmes considèrent comme
fragiles leurs projets dans le champ de l’économie sociale. Ils déplorent la faiblesse de l’appui étatique à leur vision de l’économie sociale, tout en se méfiant
de l’implication du même État dans leur action, craignant, non sans raison, que
les pouvoirs publics ne rétrécissent leurs activités à des formes de sous-traitance
de services pour de simples motifs budgétaires.
Au-delà des questions de définition, l’orientation de l’économie sociale
est devenue un enjeu social important et se retrouve donc imbriquée dans les
rapports sociaux et les luttes qui les traversent, dans les rapports tant avec l’État
qu’avec le marché. Toutes les contributions à ce dossier y reviennent sous divers
angles et par rapport à diverses dimensions. La question de la reconnaissance,
de l’autonomie et de l’orientation de l’économie sociale dans les secteurs des
services à la population, de l’emploi, de la consommation, de la culture, prend
une place importante dans les luttes sociales que mènent les mouvements
sociaux. Mais quelle est plus précisément la portée de l’action collective des
mouvements sociaux ?
MOUVEMENTS SOCIAUX ET ORIENTATION DE SOCIÉTÉ
Mettons de côté les approches structuralistes d’analyse des mouvements
sociaux, qu’elles soient de type fonctionnaliste ou marxiste. Elles accordent aux
mouvements trop peu d’impact sur la structure sociale, réduisant leur capacité
d’acteur autonome et limitant l’action collective à des manifestations publiques
ou des protestations, y compris les émeutes, donc à une action sans possibilité
de projet sociétal (Boucher, 1990 et 2002 ; Touraine, 1984). Oublions aussi les débats de l’individualisme méthodologique autour des motivations individuelles
de participation à l’action collective : problème du passager clandestin ou free
rider, du poids des intérêts de type économique (Olson, 1975) ou, encore, du
choix entre exit et voice (Hirschman, 1970). Restent donc les approches qui abordent les mouvements sociaux comme des acteurs collectifs engagés dans les
conflits sociaux.
Certaines de ces approches conçoivent les mouvements sociaux avant tout
comme des groupes d’intérêts et des groupes de pression, insistant sur la concurrence entre les uns et les autres, dans certains cas5, ou le conflit de pouvoir avec
les institutions et les autorités, dans d’autres6. Cependant, toutes concentrent
leurs études sur les stratégies des acteurs. Cette perspective est présente dans
plusieurs études sur le développement local de type communautaire7 auquel
est associée l’économie sociale (Favreau et Lévesque, 1996). Mais tout en mettant
l’accent sur les stratégies des acteurs, la plupart des chercheurs qui s’intéressent
à l’économie sociale situent ces stratégies de lutte de pouvoir et d’accès aux
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ressources dans l’état des rapports sociaux d’un ensemble social donné, ou du
moins gardent cette perspective en filigrane. Replacer l’action collective dans
les rapports sociaux, à la fois conflictuels et inégaux, permet de ne pas s’en tenir
à la dimension du seul « comment » qui domine dans les approches purement
stratégiques (Melucci, 1985) et de rechercher le sens et la portée symbolique de
l’action des mouvements sociaux, comme le souligne Jacques Caillouette dans
ce dossier.
Ainsi, l’action des mouvements sociaux comporte une dimension d’orientation de société sur un enjeu social d’importance dans les rapports sociaux8.
C’est ce qu’Alain Touraine (1978) désigne la « totalité » ou l’« historicité ». Cette
dimension, qui concerne la structure ou l’état des rapports sociaux, constitue
la dimension fondamentale dont découlent les dimensions institutionnelle (lutte
de pouvoir) et organisationnelle (revendication, ressources) de l’action collective. Or, l’orientation de l’économie et, plus précisément sans doute, son rapport
avec la société constituent un enjeu historique central des rapports entre acteurs
sociaux, tant sur le plan de la production que sur le plan de la consommation
et de l’utilisation des ressources. Ainsi, tout en menant des luttes déterminantes
dans les espaces économiques contrôlés et orientés vers le capital9 d’un côté et
l’État10 de l’autre, les mouvements sociaux se sont historiquement donné un
espace autonome d’intervention et de construction socioéconomique, l’économie
sociale.
Toutefois, il est évident que ces « inventions » n’ont pas eu des impacts
décisifs sur l’orientation de la société et la structure des rapports sociaux, bien
que d’aucuns aient insisté sur la portée réformiste de ces impacts. Si l’on se fie
aux travaux de François Ewald (1986), l’invention ouvrière des mutuelles et
autres associations d’entraide et les luttes sur le front de la sécurité au travail
ont suscité la mise en place de la mutualité des risques chez les patrons sous
le mode des assurances. Ils ont même provoqué l’établissement de l’Étatprovidence comme une sorte de grande assurance « solidariste » en contrepartie
du « risque social ». De même, les premiers groupements d’ouvriers ont créé une
importante tradition coopérative tant dans le secteur de la production et de la
consommation que dans celui de l’épargne et du crédit. Ce type d’entreprises,
avec l’État québécois, a sans aucun doute joué un rôle clé dans l’appropriation
nationale du développement du Québec dans un contexte d’économie fortement dépendante. Tout comme les nombreuses associations actives dans les
services à la population qui visent à créer des formes de prestations de services
en interaction continue avec le milieu, contrairement au modèle technocratique
qu’elles critiquent. Enfin, comme le soutiennent dans ce dossier Corinne
Gendron pour le mouvement écologique ainsi que Louis Favreau et Daniel
Tremblay dans le cas de la solidarité internationale et du mouvement antimondialisation, l’économie sociale semble devoir entrer dans le projet d’une société
alternative, tout en accompagnant des actions de protestation et d’opposition
à un modèle de développement et de société.
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En effet, un mouvement social comprend deux facettes indissociables :
l’opposition étroitement reliée à l’identité et le projet ou la totalité, c’est-à-dire
l’alternative à ce à quoi il s’oppose (Melucci, 1985 ; Touraine, 1978). De cette
manière, les mouvements sociaux, à moins d’être fortement institutionnalisés,
se tiennent en tension entre l’opposition et la proposition. En tant qu’alternative, l’économie sociale participe à cette tension et constitue un enjeu important
des luttes sociales pour son orientation. Mais peut-on parler d’elle comme d’un
mouvement social ou encore comme d’un modèle de développement ?
ÉCONOMIE SOCIALE, MOUVEMENT SOCIAL
ET MODÈLE DE DÉVELOPPEMENT
Il arrive que l’on parle de l’économie sociale comme d’un mouvement social.
Les coopératives ont également été désignées sous le nom générique de « mouvement coopératif11 », laissant entendre, dans certains cas, qu’il s’agit d’un
mouvement social spécifique que l’on pourrait placer dans la nomenclature des
mouvements sociaux comme le mouvement ouvrier et syndical, le mouvement
des femmes, le mouvement écologique et le mouvement communautaire ou
associatif. Mais la plupart du temps, l’expression fait référence à un ensemble
organisationnel, comme on parle du « Mouvement Desjardins »12, par exemple,
pour désigner les coopératives d’épargne et de crédit que sont les caisses
populaires.
Il reste que la question se pose, comme le font Jacques Caillouette et
Corinne Gendron. Mais ces derniers n’osent pas en faire un mouvement social
autonome, un acteur social en soi. Le fait de soulever la question leur permet
d’articuler plus étroitement le lien entre l’économie sociale et le mouvement
communautaire, dans un cas, et l’économie sociale et les nouveaux mouvements
sociaux, dont le mouvement écologique, dans l’autre cas. C’est que les rapports
et les enjeux sociaux se sont considérablement complexifiés, de sorte que les
mouvements sociaux, qui tendent à devenir plus nombreux à partir d’enjeux
spécifiques, se croisent également dans des enjeux partagés, et cela, qu’ils soient
anciens ou plus nouveaux. C’est le cas d’enjeux comme l’insertion sociale et la
participation citoyenne, le rapport entre la société civile et l’État et aussi l’orientation de l’économie. L’économie sociale devient ainsi un espace privilégié
qu’utilisent les mouvements sociaux pour remettre en cause l’hégémonie de
l’économie de marché capitaliste13 en inventant et en développant une forme
d’action économique résolument sociale, plus démocratique et solidaire.
Autrement dit, elle entre dans l’enjeu des luttes sociales pour le contrôle de
l’orientation de l’économie. Toutefois, si elle est généralement orientée vers les
mouvements sociaux, elle constitue également un objet de convoitise des autres
acteurs sociaux que sont l’État et le capital.
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Ainsi, l’économie sociale n’est pas un acteur social autonome ni l’apanage
d’un seul mouvement social, mais un espace d’action et un enjeu pour les
différents mouvements sociaux. C’est ce qui fait d’ailleurs que certaines
contradictions éclatent dans le secteur de l’économie sociale à mesure que la
composition sociale des mouvements sociaux qui y sont impliqués se complexifie.
Le cas de l’émergence des caisses d’économie des travailleurs, qu’analyse ici
Paul Brochu, témoigne de cette tension entre classes sociales, fractions de classe
ou groupes sociaux. C’est ce qui explique sans doute aussi la tension entre les
intérêts de consommation des membres des caisses populaires Desjardins et
ceux des salariés des mêmes établissements.
Si elle n’est pas un mouvement social en soi, mais plutôt un enjeu, ne
constituerait-elle pas un modèle de développement, celui des mouvements
sociaux ? Pour proposer une alternative au modèle fordiste d’après-guerre et
surtout au modèle néolibéral qui domine présentement, il est effectivement
tentant de faire coïncider le développement et l’extension de l’économie sociale
portés par les mouvements sociaux avec un nouveau modèle de développement
social et économique. Mais l’action collective des mouvements sociaux ne peut
se limiter, et ne se limite pas de fait, à la seule économie sociale. Elle vise également la transformation de l’État et du marché. Un modèle alternatif de
développement réserve une place importante à l’économie sociale ainsi qu’à
l’action des mouvements sociaux et à l’action de ce qu’il est convenu d’appeler
la société civile. Une telle perspective vient relativiser l’hégémonisme grandissant de l’économie de marché et pourrait contribuer à l’établissement d’un bloc
social14 plus ouvert ou pluriel, qui suppose des rapports différents entre la
société civile et l’État, entre l’État et le marché et entre ce dernier et les mouvements sociaux. Dans un modèle de développement alternatif, l’économie ne
serait pas dominée exclusivement par le marché ou encore par l’État, comme
ce fut le cas sous les régimes communistes, mais serait reconnue comme
plurielle et soutenue comme telle dans des dispositifs de régulation adéquats.
Notes
24
1.
La notion d’économie sociale n’est à peu près pas utilisée en langue anglaise (voir à ce sujet le
numéro précédent d’Économie et Solidarités sur l’économie sociale au Canada hors Québec). En
Amérique latine, c’est habituellement la notion d’économie populaire qui la remplace.
2.
Le travail du chercheur n’est pas totalement neutre sur ce plan. Du seul fait qu’il adopte l’économie
sociale comme objet d’étude, il contribue à renforcer sa reconnaissance sociale et politique. Mais c’est
également le cas pour tout autre objet de recherche.
3.
Jusqu’à maintenant, l’association se retrouve dans trois formes juridiques : les organismes sans but
lucratif (OSBL), les coopératives et les mutuelles.
4.
L’entreprise se présente également sous trois formes : privée / capitaliste (corporative au sens juridique
canadien), publique et associative (économie sociale), les formes mixtes étant cependant assez
répandues.
5.
Voir, entre autres, la théorie de la mobilisation des ressources (TILLY, 1985 ; JENKINS, 1983).
6.
C’est le cas par exemple de la sociologie des organisations développée par CROZIER et FRIEDBERG
(1977).
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7.
Entre autres, KLEIN, 1996 ; TREMBLAY, BROCHU et VERSCHELDEN, 1996 ; FAVREAU ET LÉVESQUE,
1996.
8.
Les enjeux des rapports sociaux ne se limitent pas aux rapports de production selon la tradition
marxiste classique. Ils portent aussi sur la consommation, l’environnement ou l’utilisation des
ressources de la nature et les rapports entre hommes et femmes, entre générations.
9.
Que l’on pense aux luttes syndicales pour la réduction de la durée du travail (la semaine de 40 heures),
la protection de la santé, les négociations des salaires et avantages sociaux, etc.
10.
À côté des revendications d’accessibilité aux services pour l’ensemble de la population, y compris
les plus démunis, il faut noter les luttes syndicales et communautaires pour la participation et la
démocratisation des services garantis par les pouvoirs publics dont on critiquait en même temps le
technocratisme et l’autoritarisme dans certains cas.
11.
Voir le texte de Martine D’Amours qui suit.
12.
Cette idée était incluse dans la thématique d’un colloque sur Desjardins (LÉVESQUE, 1997).
13.
Largement néolibérale à ce moment-ci.
14.
Sur la notion de « bloc social hégémonique », voir LIPIETZ, 1989 et 1996.
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Économie et Solidarités, volume 33, numéro 2, 2002
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Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 33, no 2, Jacques L. Boucher, responsable
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