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DOSSIER
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Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.uquebec.ca
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RÉSUMÉ • Le rapport entre mouvements sociaux et
économie sociale n’est pas évident, ni acquis une fois
pour toutes, tant sur le plan pratique et empirique que
sur le plan théorique et analytique. De fait, au départ,
ce rapport pose problème dans deux dimensions: la
nature et la définition de l’économie sociale et sa recon-
naissance, d’une part, et la nature et la portée de l’action
collective des mouvements sociaux, d’autre part.
Quelques précisions sur ces éléments permettent, nous
semble-t-il, de mieux examiner le rapport entre écono-
mie sociale et mouvement social et économie sociale et
modèle de développement.
ABSTRACT • The connection between social move-
ments and the social economy is neither evident nor
firmly established, be it at a practical and an empirical
level or from a theoretical and analytical point of view.
Two aspects in particular are brought into play by the idea
of such a connection: the nature and the definition of the
social economy and its recognition on the one hand, and
the nature and the breadth of the collective action of social
movements on the other. Clarifying these elements
should lead to a better understanding of the link between
the social economy and social movements, as well as that
between the social economy and models of development.
RESUMEN • Tanto a nivel práctico y empírico como a
nivel teórico y analítico, la relación entre movimientos
sociales y Economía Social, no es evidente, ni tampoco
firmemente establecida. Para comenzar, esta relación
plantea interrogantes vinculadas a dos dimensiones:
una, en cuanto a la naturaleza y a la definición de la
Economía Social asi como también, a su reconocimiento;
y la otra, en cuanto a la naturaleza y el alcance de la
acción colectiva de los movimientos sociales. El clarificar
estos elementos, nos permitirá una mejor comprensión
del vínculo que existe, entre economía social y
movimientos sociales, al mismo tiempo que entre
economía social y modelos de desarrollo.
Mouvements sociaux
et économie sociale: un arrimage
en constante reconstruction
JACQUES L. BOUCHER
Professeur
Département de travail social
Université du Québec
en Outaouais
Rédacteur de la revue
Économie et Solidarités
jacques.boucher@uqo.ca
18 Économie et Solidarités, volume 33, numéro 2, 2002
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INTRODUCTION
L’émergence de l’économie sociale est étroitement liée à la naissance du mouve-
ment ouvrier. Certains établissent que les premières mutuelles et coopératives
ouvrières ont été mises en place avec l’organisation des premiers syndicats de
travailleurs (Histoire du mouvement ouvrier, 1984; Dionne, 1991). D’autres trouvent
même l’origine des fondements de l’économie sociale dans les guildes germa-
niques et anglo-saxonnes, apparues dès le IXe siècle en tant que «premières insti-
tutions de prévoyance» (Mayné, 1999, p. 7), ou aux compagnonnages. Ceux-ci
constituaient de «véritables associations ouvrières, ayant pour principe de base
la solidarité» (Ibid., p. 8) et la démocratie, des valeurs centrales de l’économie
sociale. Depuis les années 1960, on a vu émerger de nouveaux mouvements
sociaux et, sous leur initiative, de nouveaux types d’intervention dans le champ
de l’économie sociale. Ainsi, la naissance et les activités de l’économie sociale
semblent portées par l’apparition et l’évolution des mouvements sociaux.
Effectivement, les initiatives d’économie sociale, qu’elles soient coopéra-
tives, mutualistes ou associatives, sont habituellement des actions collectives
de groupes sociaux fragilisés dans un contexte donné et qui se constituent en
acteurs: des ouvriers, de petits producteurs plus ou moins dépendants dans les
secteurs de l’agriculture, de la pêche et de la forêt ou, encore, des consomma-
teurs influencés par les aléas du marché sur le plan du crédit, de l’alimentation,
du logement, du loisir, etc. Aussi tant la réflexion que l’action dans ce champ
d’activité tiennent-elles pour acquis qu’en dehors de l’un ou l’autre des mou-
vements sociaux, nouveaux ou anciens, les projets d’économie sociale ont de
fortes chances de dégénérer, de dévier de leur propre nature, d’être «instru-
mentalisés » par les divers pouvoirs publics ou soumis aux exigences du marché
plutôt qu’aux valeurs de solidarité et de démocratie. Mais l’économie sociale
ne pourrait-elle pas agir de façon autonome, y compris de tout mouvement
social reconnu, sans vendre son âme à l’État ou au marché? Ou encore, ne serait-
elle pas, sous quelque rapport, un mouvement social ou un acteur en tant que tel?
Le rapport entre mouvements sociaux et économie sociale n’est pas
évident, et acquis une fois pour toutes, tant sur le plan pratique et empirique
que sur le plan théorique et analytique. De fait, au départ, ce rapport pose pro-
blème dans deux dimensions: la nature et la définition de l’économie sociale
et sa reconnaissance, d’une part, et la nature et la portée de l’action collective
des mouvements sociaux, d’autre part. Quelques précisions sur ces éléments
permettent, nous semble-t-il, de mieux examiner le rapport entre économie
sociale et mouvement social et économie sociale et modèle de développement.
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NATURE ET DÉFINITION DE L’ÉCONOMIE SOCIALE
La littérature scientifique de langue française1sur le sujet propose différentes
définitions dont quatre sont plus habituellement retenues (D’Amours, 1999;
Lévesque et Ninacs, 1997). Il ne s’agit pas ici de débattre des mérites et limites
de chacune de ces définitions. Il importe plutôt de rappeler que ces définitions
ont été avancées dans des contextes distincts en plus de mettre de l’avant des
indicateurs différents. Ainsi, la définition largement compréhensive d’Henri
Desroche (1983), à partir des composantes de l’économie sociale, et celle de
Claude Vienney (1986), qui s’appuie sur les règles de fonctionnement en même
temps que sur les acteurs, ont été proposées à la suite d’importants travaux sur
des activités et des formes d’économie sociale bien établies historiquement et
institutionnellement. Le fait que Jacques Defourny (1992) fasse appel aux
valeurs pour définir l’économie sociale n’est sans doute pas étranger aux chan-
gements en cours et à l’émergence de nouveaux acteurs et secteurs d’activité
d’économie sociale. Aussi des acteurs plus récents dans ce champ ont-ils endossé
cette définition, le repère des valeurs étant assez compréhensif et souple pour
chapeauter de nouvelles formes d’activités. La définition que propose Jean-
Louis Laville (1995) rend compte également, bien qu’autrement, de ces proces-
sus en cours en intégrant à nouveau la dimension réciprocitaire de l’économie,
à la suite de Polanyi (1983), et les nouvelles combinatoires qui se dessinent dans
les rapports entre acteurs sociaux (Laville, 1994).
Les chercheurs n’inventent pas l’économie sociale et ses différentes formes
d’activités. Ce sont évidemment les acteurs de l’économie sociale et d’autres
acteurs sociaux qui les mettent en place et à l’épreuve. Les chercheurs proposent
des concepts et des dispositifs analytiques qui visent à saisir le plus justement
possible la nature et la portée de l’économie sociale. Par ailleurs, ces mêmes
acteurs sociaux peuvent, en toute liberté, s’approprier définitions, autres
concepts et perspectives d’analyse, et les reformuler dans l’orientation de leurs
projets et intérêts, qu’il s’agisse des mouvements sociaux, des divers dispositifs
et organisations de l’économie sociale, de l’État et autres pouvoirs publics, des
entreprises privées capitalistes qui cherchent à s’approprier le marché, etc.
Or, c’est ce que font ces acteurs dans la ligne de leurs intérêts et de leur
propre programme politique, social ou économique2. Par conséquent, les défini-
tions de l’économie sociale acquièrent une portée non seulement théorique et
heuristique, mais fortement concrète et stratégique. Les mouvements sociaux,
particulièrement le mouvement des femmes et le mouvement communautaire,
mais aussi le mouvement syndical en ce qui concerne les services aux personnes,
se sont impliqués très activement au Québec dans ce débat au cours des
20 dernières années. Et la question semble loin d’être épuisée, comme le montre
Martine D’Amours dans sa contribution à ce dossier. L’enjeu repose sur la
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reconnaissance étatique, ou plus largement institutionnelle, et l’accessibilité aux
ressources. Mais des contradictions par rapport à l’économie sociale se sont
glissées entre mouvements sociaux et même entre fractions de ces mouvements.
Nous connaissons les tensions qui existent entre une partie des syndicats
et les organisations communautaires à ce sujet. Même à l’intérieur d’une
organisation syndicale comme la Confédération des syndicats nationaux, qui
soutient le développement des activités d’économie sociale (Aubry et Charest,
1995), la Fédération de la santé et des services sociaux n’a jamais caché ses
réticences à son égard. Si la concurrence sur le plan des emplois a une certaine
influence dans cette position, il reste que pour cette importante fédération
syndicale, comme pour d’autres syndicats du secteur public d’ailleurs, le
développement social passe essentiellement par l’État (Boucher et Jetté, 1998).
Il est également clair qu’il n’y a pas unanimité sur ce plan à l’intérieur du
mouvement communautaire non plus. Certaines organisations communautaires
tiennent à se définir comme des entreprises d’économie sociale et font pression
sur les pouvoirs publics pour obtenir reconnaissance et appui. D’autres, par
contre, rejettent cette identité, même si elles produisent des services. À cet égard,
il est même surprenant de voir à quel point, comme le rapporte Jacques
Caillouette dans ce dossier, des porte-parole d’une même organisation commu-
nautaire défendent l’appartenance à deux identités tout en produisant les mêmes
services. La seule différence, ce sont les clientèles, l’une étant solvable, l’autre
pas, la première passant par le marché, l’autre par une forme de redistribution
autre qu’étatique, ou du moins pas exclusivement étatique. Dans ce cas, les
activités d’économie sociale sont considérées comme instrumentales par rapport
au mouvement social. Enfin, les organisations communautaires qui s’inscrivent
dans la tradition de la défense des droits sociaux ou encore de l’éducation popu-
laire refusent habituellement l’étiquette d’économie sociale et s’en méfient même.
Pourtant, ce qui traverse l’ensemble des définitions et des descriptions de
l’économie sociale repose sur deux composantes: l’association3 et l’entreprise4.
La première assure la libre participation, l’égalité, la démocratie, la portée plus
sociale de l’économie. La deuxième garantit la production et la distribution de
services comme de biens, la dimension plus économique du social. Un des
problèmes d’arrimage entre les deux, c’est que des acteurs n’arriveraient pas,
ou ne chercheraient pas à le faire pour des raisons de stratégies et d’intérêts, à
concevoir l’entreprise et l’activité économique en dehors d’un marché effecti-
vement ou potentiellement rentable, le champ d’action par excellence du capi-
talisme. De la sorte, des organisations de mouvements sociaux craignent de se
faire contaminer et même littéralement aspirer par l’économie capitaliste domi-
nante. Il est vraisemblable aussi qu’elles appréhendent de compromettre leur
mission sociale, le cœur du mouvement social selon elles, en allant sur le terrain
de l’économique. De la sorte, l’«encastrement» (Granovetter, 2000) de l’éco-
nomie dans le social ne s’opère pas automatiquement dans les représentations
des groupes sociaux impliqués dans le développement social. Or, cette difficulté
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est notamment accentuée par la position quelque peu économiciste de l’État
québécois sur l’économie sociale, comme le souligne Martine D’Amours. Enfin,
plusieurs groupes communautaires et groupes de femmes considèrent comme
fragiles leurs projets dans le champ de l’économie sociale. Ils déplorent la fai-
blesse de l’appui étatique à leur vision de l’économie sociale, tout en se méfiant
de l’implication du même État dans leur action, craignant, non sans raison, que
les pouvoirs publics ne rétrécissent leurs activités à des formes de sous-traitance
de services pour de simples motifs budgétaires.
Au-delà des questions de définition, l’orientation de l’économie sociale
est devenue un enjeu social important et se retrouve donc imbriquée dans les
rapports sociaux et les luttes qui les traversent, dans les rapports tant avec l’État
qu’avec le marché. Toutes les contributions à ce dossier y reviennent sous divers
angles et par rapport à diverses dimensions. La question de la reconnaissance,
de l’autonomie et de l’orientation de l’économie sociale dans les secteurs des
services à la population, de l’emploi, de la consommation, de la culture, prend
une place importante dans les luttes sociales que mènent les mouvements
sociaux. Mais quelle est plus précisément la portée de l’action collective des
mouvements sociaux?
MOUVEMENTS SOCIAUX ET ORIENTATION DE SOCIÉTÉ
Mettons de côté les approches structuralistes d’analyse des mouvements
sociaux, qu’elles soient de type fonctionnaliste ou marxiste. Elles accordent aux
mouvements trop peu d’impact sur la structure sociale, réduisant leur capacité
d’acteur autonome et limitant l’action collective à des manifestations publiques
ou des protestations, y compris les émeutes, donc à une action sans possibilité
de projet sociétal (Boucher, 1990 et 2002; Touraine, 1984). Oublions aussi les dé-
bats de l’individualisme méthodologique autour des motivations individuelles
de participation à l’action collective: problème du passager clandestin ou free
rider, du poids des intérêts de type économique (Olson, 1975) ou, encore, du
choix entre exit et voice (Hirschman, 1970). Restent donc les approches qui abor-
dent les mouvements sociaux comme des acteurs collectifs engagés dans les
conflits sociaux.
Certaines de ces approches conçoivent les mouvements sociaux avant tout
comme des groupes d’intérêts et des groupes de pression, insistant sur la concur-
rence entre les uns et les autres, dans certains cas5, ou le conflit de pouvoir avec
les institutions et les autorités, dans d’autres6. Cependant, toutes concentrent
leurs études sur les stratégies des acteurs. Cette perspective est présente dans
plusieurs études sur le développement local de type communautaire7auquel
est associée l’économie sociale (Favreau et Lévesque, 1996). Mais tout en mettant
l’accent sur les stratégies des acteurs, la plupart des chercheurs qui s’intéressent
à l’économie sociale situent ces stratégies de lutte de pouvoir et d’accès aux
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