La crise du capitalisme d`aujourd`hui : une analyse

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O Olho da História, n. 14, Salvador (BA), junho de 2010.
Robert Rollinat
La crise du capitalisme d´aujourd´hui : une analyse marxiste
Robert Rollinat
La fin de l’année 2008 a été marquée par le déferlement brutal d’une crise bancaire
et financière exceptionnelle. Partie des Etats-Unis, avec les « subprimes » (des crédits
immobiliers souscrits par des ménages désormais insolvables), cette crise s’est étendue,
comme une traînée de poudre, à la planète toute entière. Par-delà les manifestations
financières de la crise se sont très vite révélées ses origines économiques, industrielles et
sociales : surproduction de marchandises, programmes entiers de logements et de bureaux
invendables, explosion des fermetures d’entreprises et des licenciements, dans tous les
secteurs d’activité. Les économistes s’accordent pour considérer que le pire reste à venir.
Ce qui est en question c’est la nature même du capitalisme et
d’un système
d’accumulation prédateur fondé sur la recherche exclusive du profit et de la spéculation. Il
ne s’agit pas de simples dérives ou de manquements éthiques qui pourraient être résolus
par de nouvelles règles du jeu ou normes régulatrices : c’est la logique même des marchés
mondialisés qui se sont développés sans contrôle depuis plusieurs décennies qui est remise
en cause.
Cette situation historique exceptionnelle appelle immédiatement la comparaison
avec la grande crise des années 1930 qui a conduit au fascisme et à la guerre. Il nous faut,
dès à présent, tenter d’en saisir le déroulement car elle conditionne déjà la vie au quotidien
de milliers d’hommes et de femmes, dans tous les pays du monde.
Ces derniers temps, le discours économique et politique des adeptes fanatiques du
libre marché et de la mondialisation sans entraves s’est quelque peu modifié. En
contradiction totale avec les préceptes antérieurement énoncés et considérés comme
incontournables, il est demandé à l’Etat, c’est-à-dire aux citoyens, de venir à la rescousse
des banques et des capitaines d’industrie en difficulté. Il est nécessaire d’évaluer la
signification de ces tentatives dans le cadre d’une compréhension globale de l’ensemble du
système et des rapports de classes sous-jacents. De ce point de vue, les analyses et les
concepts hérités du marxisme, les explications fournies par Marx sur les crises industrielles
et bancaires du XIXème siècle, sur les crises de surproduction conservent non seulement
toute leur pertinence mais constituent aujourd’hui la seule référence théorique permettant
de comprendre les évènements.
Sans nul doute, une nouvelle période historique s’est ouverte. Elle sera chaotique,
marquée de nombreux conflits, avec des conséquences politiques et sociales incalculables.
Il convient, par-delà les faits eux-mêmes et le déferlement médiatique des « mauvaises
nouvelles », de tenter de comprendre les origines et les causes de cette crise, ses enjeux et
ses conséquences pour le futur. A quelle étape de la crise sommes-nous parvenus ? Que va
t’il se passer maintenant ? Quels seront les effets pour les travailleurs et les salariés, pour
la jeunesse, déjà largement précarisée et menacée de paupérisation ? Quels mots d’ordre,
adaptés à la nouvelle situation, faut-il avancer pour leur permettre d’organiser la
résistance et la mobilisation ?
O Olho da História, n. 14, Salvador (BA), junho de 2010.
Robert Rollinat
Au coeur de la crise: l´antagonisme capital-travail et la realisation du profit
Depuis plusieurs mois maintenant, la crise est d’abord apparue comme crise
financière et bancaire mais très vite on en a constaté les conséquences au niveau de la
production et de l’emploi. La crise est donc la crise d’un mode de production global et pour
nous, d’un point de vue marxiste, elle doit être considérée d’abord comme crise de la mise
en valeur du capital. Pour une compréhension correcte des processus actuellement en cours,
il faut la considérer, à une étape historique donnée de l’évolution du système capitaliste,
comme une crise de réalisation, de valorisation du capital considéré dans sa globalité. C’est
cette démarche que nous voudrions expliciter ci-après.
Rappelons tout d’abord que, pour Marx, un des impératifs permanents du capital, sa
« raison d’être » pourrait-on dire, c’est non seulement de produire pour réaliser la valeur (et
donc de dégager à cette occasion la plus-value, source du profit), c’est aussi de se
reproduire comme capital. Sur ce point, la phrase bien connue du « Capital » de Marx, doit
servir de base pour l’analyse :
La véritable barrière de la production capitaliste, c’est LE CAPITAL lui-même : le capital et sa
mise en valeur par lui-même apparaissent comme point de départ et point final, moteur et fin
de la production ; la production n’est qu’une production pour le capital et non l’inverse…Les
limites qui servent de cadre infranchissable à la conservation et à la mise en valeur de la
valeur-capital reposent sur l’expropriation et l’appauvrissement de la grande masse des
producteurs…Le moyen, développement inconditionné de la production sociale, entre
perpétuellement en conflit avec la fin limitée : mise en valeur du capital existant. [« Le
Capital », Livre 3, chap.15, p.263]. 1
Ces dernières années, sous la constante pression d’une mondialisation sauvage et
d’une dérégulation sans limites, avec l’émergence de nouveaux marchés, suite notamment à
« l’ouverture » vers les pays de l’Est et la Chine, la concurrence inter-impérialiste s’est
considérablement accentuée. Les conditions de la mise en valeur du capital sont
progressivement devenues plus difficiles. Il a fallu trouver de nouveaux espaces, aussi bien
dans les principaux pays capitalistes qu’à la « périphérie », pour, vaille que vaille, continuer
à dégager un surplus de valeur, de plus-value, fondement même du profit. Dans le
capitalisme, régime fondé sur la propriété privée des moyens de production, cette quête
insatiable du profit est la raison première de la course effrénée à l’accumulation du capital,
condition même de sa mise en valeur, en fait de sa survie.
De manière générale, dans la mesure où les lois générales de la concurrence tendent
à aiguiser la lutte entre les producteurs et les différents capitalismes , la tendance du capital
va être de chercher à réduire la part du travail payé dans la production afin de maintenir les
conditions d’extorsion de la plus-value, donc la réalisation du profit. Un des moyens
« classiques » de satisfaire cette tendance, c’est d’augmenter la productivité du travail,
notamment par des investissements en machines, en équipements afin d’économiser de la
main d’œuvre et donc les salaires. Autre moyen, largement utilisé ces dernières années et
permettant d’aboutir au même résultat : les délocalisations
1
productives, permettant, elles
Les éditions de MARX utilisées ici sont : pour « Le Capital », (Cap.) Editions Sociales, Paris, 8
tomes [1959-1960] ; pour les « Théories sur la plus-value », TPV, (Livre IV du « Capital »), Editions
Sociales, Paris, 3 tomes [1974-1976] ; pour les « Fondements de la critique de l’économie politique », (
« Grundrisse »), Editions Anthropos, 2 vol., Paris, 1969.
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aussi, d’abaisser le coût du travail. Dans le cadre du capitalisme, la tendance de fond, c’est
bien de réduire, dans la production, la part revenant au salaire (le « travail vivant »)
comparativement au capital accumulé sous forme de biens d’équipement
(le « travail
mort » selon la terminologie adoptée par Marx.
A un moment donné, la plus-value « réalisable » ne peut donc venir que de
l’exploitation de la force de travail, du travail vivant. Au plan global, c’est donc le procès
d’ensemble des rapports entre capital et travail qu’il convient d’analyser. Ce rapport est
évidemment complexe car il intègre des éléments à la fois économiques (ceux qui
touchent à la rentabilité « physique » du capital investi) mais aussi les rapports de classe.
Cependant, pour Marx, un des éléments essentiels de l’explication des crises concerne la
« loi de la baisse tendancielle du taux de profit ».
Lorsque, dans le Livre III du « Capital », Marx analyse les fondements théoriques et
les mécanismes de cette « loi », il considère qu’elle est essentielle pour la compréhension
du capitalisme et de son évolution de longue période. Elle doit donc être considérée comme
un élément incontournable de l’explication des crises, « le mystère, dit Marx, dont la solution
préoccupe toute l’économie politique depuis Adam SMITH » [Marx, Cap., L. 3, chap.18,
p.227].
Sa présentation est relativement simple, triviale diraient même certains. Si l’on
raisonne d’un point de vue global, on doit considérer les deux composantes du capital : d’un
côté, le capital fixe ou constant (ou encore circulant) : C qui représente tous les
équipements nécessaires à la production et d’un autre côté, le capital variable, V qui
représente la force de travail engagée dans la production (les salariés). C’est la combinaison
des deux qui permettra au capitaliste de produire les marchandises et de dégager le surplus,
la « plus-value ». Cependant, à un moment donné, dès l’instant où les machines ont déjà
été acquises à un certain prix, MARX considère qu ‘elles ne peuvent plus dégager de
« valeur » supplémentaire. Elles représentent, certes,
du travail mais c’est du travail
« cristallisé » en machines, du travail « mort » qui doit être combiné, à nouveau, avec du
travail « vivant » pour produire. La plus-value, le profit ne pourront alors être pris que sur
ce travail « vivant », c’est-à-dire sur les travailleurs réellement engagés dans la production.
Si l’on accepte ces prémisses, on conçoit que l’évolution même du mode de
production capitaliste conduise le capital à se substituer au travail. Le capital variable V tend
donc à diminuer au bénéfice de du capital constant C (c’est aussi une façon de constater la
hausse de la productivité sociale moyenne du travail : la même force de travail a tendance
à « mobiliser » un capital de plus en plus important). La « base d’extorsion » de la plusvalue qui, à un moment donné, ne peut être que le « travail vivant » se restreint donc
inéluctablement par rapport au capital total investi et donc, avec elle, le profit lui-même.
La tendance historique, « naturelle », du système est donc de développer la force
productive du travail en mettant en action une masse croissante de moyens de production
(Mp) par une masse relativement décroissante de travail (T). Cette tendance se traduit,
selon la formule de Marx, par « la hausse de la composition organique du capital »,
fondement de la baisse tendancielle du taux de profit :
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A mesure que diminue progressivement le capital variable relativement au capital constant,
s’élève de plus en plus la composition organique de l’ensemble du capital et la conséquence
immédiate de cette tendance c’est que le taux de plus-value se traduit par un taux de profit
général en baisse continuelle, le degré d’exploitation du travail restant sans changement ou
même augmentant. [MARX, Capital, L.3, t.6, chap.XIII, p.227].
La baisse tendancielle du taux de profit:
verifications empiriques ou confirmation historique?
Pour bon nombre d’économistes, l’argument principal pour rejeter la théorie
marxiste des crises consiste à invoquer la « non-vérification » empirique de la « loi » de la
baisse tendancielle du taux de profit. Il est certes difficile, au plan global, d’appréhender de
manière précise la masse des profits réalisés (qui dépend directement de la plus-value
extraite) ainsi que le taux de ce profit (par rapport au capital investi), ne serait-ce que parce
que les catégories économiques de Marx ne correspondent pas avec les indicateurs macroéconomiques officiels 2 . Que l’on songe aussi aux différents moyens utilisés par les grands
dirigeants des banques et des entreprises pour masquer leurs rémunérations ou encore à la
difficulté de « répartir », pour des sociétés multinationales, les bénéfices réalisés dans le
pays d’origine et dans les pays étrangers. Le scandale Enron aux Etats-Unis avait mis au
jour les fraudes financières ( avalisées par les agences de notation et les comptables)
utilisées pour cacher les bénéfices réels et déjouer les contrôles fiscaux.
Mais l’essentiel n’est pas là. Marx, dans les 50 pages consacrées dans la troisième
section du Livre III du Capital à la question, met l’accent sur les mécanismes généraux de la
concurrence qui conduisent à la « loi générale » de la baisse du taux de profit. Mais il admet
que la loi générale d’accumulation du capital, la tendance historique générale à la baisse du
taux de profit puisse être, momentanément ou plus ou moins durablement, remise en
question par des contre-tendances « qui contrecarrent » cette loi ou l’empêchent de se
manifester (Chapitre XIV de la 3ème section). Quelles sont ces contre-tendances, ces
influences contraires qui confèrent à la loi le caractère d’une tendance historique qu’il faut
donc considérer sur une longue période ? Ce sont en fait tous les obstacles à la mise en
valeur du capital, à la réalisation du profit : la concurrence entre capitalistes et les diverses
formes du capitaux, les différentes formes de résistance du salariat.
On pourrait presque considérer que les « contre-tendances » bien connues
évoquées
par Marx ne sont en fait
logiquement des analyses classiques
l’extorsion
là que « pour mémoire » car elles découlent
effectuées par ailleurs sur le rapport salarial et
de la plus-value. En effet, on comprend que « l’augmentation du degré
d’exploitation du travail », « la réduction du salaire au-dessous de sa valeur », la
surexploitation puissent « contrecarrer » la baisse taux de profit 3 . De la même manière, « la
2
Beaucoup de malentendus découlent des définitions du capital (et du profit qui en découle).
Chez Marx, le capital, une des formes de la valeur, est l’expression d’un rapport de production
historiquement déterminé. Pour les économistes « orthodoxes », il n’est qu’un instrument de
production, ayant, indépendamment du travail, sa propre « productivité ». Voir sur ce point, l’ouvrage
déjà ancien de : Jean BENARD [1952] : « La conception marxiste du capital ». SEDES. Paris.
3
Marx note bien le caractère contradictoire du processus : « ..les mêmes causes qui élèvent
qui élèvent le taux de la plus-value .. tendent à réduire la force de travail employée par un capital
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baisse du prix des éléments du capital constant » (due par exemple à un accroissement de
la productivité ou à la dépréciation du capital investi suite à une crise) peut, dans certains
secteurs, conduire, à taux de plus-value constant, à un relèvement du profit. Marx évoque
également « la surpopulation relative » (de main d’œuvre), « inséparable du développement
de la productivité du travail » et qui se manifestera d’autant plus fortement que le mode de
production capitaliste sera développé [Marx, L.3, T.6, p.249]. C’est une manière de rappeler
le rôle essentiel de cette « armée industrielle de réserve » qui, en pesant sur les salaires,
permet, pour un temps, de maintenir ou d’améliorer la rentabilité du capital investi, donc le
taux de profit.
Enfin, une des causes permettant de contrecarrer la baisse du taux de profit c’est
bien entendu « le commerce extérieur ». Marx se situe ici dans le contexte du XIXème
siècle, celui des « capitalismes nationaux » déjà contraints de dépasser les limites de leur
propre marché mais cette expansion est inhérente à la nature même du capital, à la
dynamique même de l’accumulation. Rosa Luxembourg fera de cette expansion un des
fondements des traits parasitaires permanents du capitalisme : l’impérialisme et le
militarisme.
Donc, chez Marx, « les mêmes causes qui provoquent la baisse du taux de profit
général suscitent des effets contraires qui freinent, ralentissent et paralysent partiellement
cette baisse. Ils ne suppriment pas la loi mais en affaiblissent l’effet ». Sinon, continue t’il,
« ce n’est pas la baisse du taux de profit général qui serait incompréhensible, mais
inversement la lenteur relative de cette baisse » [Cap., L.3, t.6, p.251]. Par delà ces
contradictions, et en considérant l’élévation de la composition organique du capital (qui
restreint la base d’extorsion de la plus-value), on peut considérer qu’il est dans la nature
même du mode de production capitaliste et aussi des nécessités de l’accumulation et de la
reproduction du capital, d’aboutir à une situation où la pénurie de plus-value devient la
règle et conduit « mécaniquement » à la baisse tendancielle du taux de profit4 .
Il faut donc tenter de resituer le fonctionnement de la
loi dans son contexte
historique car « elle n’agit que sous forme de tendance dont l’effet n’apparaît d’une façon
frappante que dans des circonstances déterminées et sur de longues périodes de temps
[Cap., L.3, t.6, p.251]. Nous verrons plus loin que la crise de surproduction est précisément
une des occasions où elle se manifeste de façon la plus brutale.
donné, elles tendent à la fois à diminuer le taux de profit et à ralentir le mouvement de cette baisse »
[Le Capital, L.3 , tome 6, p. 247].
4
Cette citation de Marx ( et la précédente) nous semble mettre un terme à la controverse
engagée entre F. Chesnais et A. Bihr à propos de « l’excès » ou de « l’insuffisance » de plus-value. La
« loi » de la baisse tendancielle du taux de profit découle du mouvement même du capital et de la
difficulté à réaliser la plus-value à long terme (loi « historique » selon Marx). Il y a donc bien,
« structurellement », une pénurie de plus-value. Bien entendu, dans certains secteurs et avec des
temporalités conjoncturelles plus courtes, on pourra constater des « excédents » de plus-value en quête
de valorisation, mais cela ne saurait invalider la loi générale de l’accumulation du capital. Voir : A. BIHR
: « Le triomphe catastrophique du néo-libéralisme », 1er Nov. 2008 ; F. CHESNAIS : « A propos d’un
excès de plus-value », Janvier 2009 sur le site : www.alencontre.org
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Dans la mesure où la loi de la baisse tendancielle du taux de profit reste bien, chez
MARX, au cœur de l’explication de la crise, il est normal qu’elle ait été l’objet de
controverses, y compris entre marxistes. Dans un débat engagé en 2008 sur le site Internet
anglais « Workers’Liberty », à partir d’un article déjà ancien sur l’analyse des crises chez
Marx 5 , la question est à nouveau débattue. Ainsi, Martin THOMAS considère t’il que, chez
Marx, si l’on s’en tient au seul changement technologique, les « contre-tendances » de la loi
seront généralement plus fortes que la tendance elle-même. Il n’y aurait donc pas de « loi
d’airain » du changement technique conduisant mécaniquement à la baisse du taux de
profit. Ce n’est donc pas là qu’il faudrait rechercher l’origine des crises mais plutôt dans les
rapports entre la production et les marchés. Selon Thomas, la « loi » de baisse tendancielle
du taux de profit aurait été abusivement érigée en statut de « théorie » marxiste par le
stalinisme
dans
les
années
1930,
pendant
la
« troisième
période »
sectaire
de
l’Internationale Communiste et correspondrait à une vision « catastrophiste » de la période.
Il estime en conséquence que la crise ne peut, chez Marx, être seulement enracinée dans la
production mais doit être analysée à partir de l’interaction entre la production et la
circulation, du côté de l’argent aussi bien que du côté de la marchandise, ce qui tendrait à
invalider la conception « orthodoxe » de la loi de baisse tendancielle du taux de profit.
Nous retrouvons ici les termes d’un débat initié en Allemagne par Henryk Grossman
à la veille de la crise de 1929 6 . Selon lui, la théorie marxiste de l’accumulation ne porte pas
sur les déséquilibres production-circulation ou production-consommation. Elle ne porte pas
sur « l’harmonie ou la désharmonie des proportions échangées dans le schéma de
reproduction, mais sur la tendance à la baisse du taux de profit à la baisse », compte tenu
de l’élévation de la composition organique du capital inhérente à l’accumulation 7 . Grossman
considère donc que l’insuffisance de plus-value due à la hausse de la composition organique
doit conduire à un arrêt de l’accumulation, à « l’écroulement » du système capitaliste, la
masse de plus-value extraite
ne pouvant à la fois permettre de renouveler le capital
constant, de payer les salaires et aussi de satisfaire la « consommation » des capitalistes. Il
admet cependant que pour un capitalisme désormais intégré dans l’économie mondiale, la
« tendance à l’écroulement » peut être affaiblie en raison notamment de l’exportation du
capital. Cette exportation de capital est la conséquence de la « surracumulation » dans les
pays les plus développés et doit se traduire par la ponction d’une plus-value « extra »
supplémentaire à la périphérie. C’est la raison pour laquelle, selon Grossman, la vigueur de
l’expansion impérialiste est particulièrement forte dans la phase ultime de l’accumulation du
capital.
5
Martin THOMAS : «Marx on capitalist crisis », Août 2008. Critique de Phil FERGUSON et
réponse de THOMAS : « An exchange on crisis and the « Tendancy of the Rate of Profit to Fall » ,
Novembre 2008, dans: www.workersliberty.org
6
Henryk GROSSMAN : « La loi de l’accumulation et de l’effondrement du système capitaliste »,
publié en Allemagne en 1929. Nous n’avons pu consulter directement cet ouvrage apparemment
épuisé. Cité ici d’après Paul MATTICK : « Crises et théories des crises » [1976]. Champ Libre. Paris et
Jean DURET : [1933] : « Le marxisme et les crises ». Gallimard. NRF.
7
L’apport des schémas de reproduction
développement spécifique.
à l’analyse de la crise fera plus loin l’objet d’un
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Crise d´accumulation du capital ou desequilibre production-consommation?
Dans bon nombre de présentations se réclamant de Marx, l’explication des crises n’a
donc pas pour point de départ les mécanismes de l’accumulation et la baisse tendancielle du
taux de profit mais, comme il a été évoqué ci-dessus, l’analyse, dans la société capitaliste,
de la contradiction production-consommation. Cette deuxième approche est souvent
opposée à la première, notamment dans l’analyse des causes des crises de surproduction 8 .
Elle s’appuie implicitement, pour une bonne part, sur les « fameux » schémas de la
reproduction du Livre II du « Capital » de Marx. Certains auteurs ont tendance à privilégier
cette démarche et à « oublier » la première 9 . En fait, cette approche n’est pas, selon nous,
contradictoire avec la première, elle la complète sur plusieurs points.
La « contradiction » production-consommation est inhérente au fonctionnement du
capitalisme lui-même, elle découle logiquement des mécanismes de l’échange et du
décalage entre l’achat et la vente de la marchandise, du double caractère même de cette
marchandise comme valeur d’échange et comme valeur d’usage. Ce décalage productionconsommation provient aussi du fait qu’il ne s’agit pas seulement de « produire » la plusvalue (le procès de production immédiat), encore faut-il la « réaliser », c’est-à-dire vendre
les marchandises à un prix si possible supérieur au prix de production. C’est la raison pour
laquelle, « les conditions de l’exploitation immédiate et celles de sa réalisation ne sont pas
identiques…Les unes n’ont pour limite que la force productive de la société, les autres les
proportions respectives des diverses branches de la production et la capacité de
consommation de la société » [Cap., L.III, tome 6, p.257].
Quelle peut donc être, dans une situation historique donnée, la « capacité de
consommation » de la société ? Elle ne peut être déterminée, dit Marx, « ni par la force
productive absolue, ni par la capacité absolue de consommation, mais par la capacité de
consommation sur la base de rapports de distribution antagoniques qui réduit la
consommation de la grande masse de la société à un minimum susceptible de varier
seulement à l’intérieur de limites plus ou moins étroites » [Cap. L.3, t.6, p.257]. La
consommation est donc « structurellement » limitée par les lois de l’accumulation et de
reproduction de la plus-value, la nécessité d’élargir, sous la pression de la concurrence, la
masse de capital investi : « plus la force productive se développe, plus elle entre en conflit
avec la base étroite sur laquelle sont fondés les rapports de consommation » [Cap. L. 3, t.6,
p.258]
Mais cette « sous-consommation » n’est pas la cause première de la crise, elle n’a
qu’une place « secondaire », « subordonnée ». Marx insiste sur ce point, notamment
lorsqu’il critique les positions de l’économiste « classique » Sismondi et de ses épigones. Il
rappelle que, sans méconnaître l’importance de la contradiction entre production et
8
Une bonne présentation de cette problématique est faite, à partir des textes de Marx, par
Gilles RASSELET : « L’analyse marxienne des crises de surproduction par la contradiction productionconsommation ». Revue ACTUEL MARX [1996], « Actualiser l’économie de Marx », pages 9 à 30.
9
Par exemple dans l’ouvrage de MATTICK ci-dessus référencé : « Crises et théories des
crises ». Voir notamment le 3ème chapitre, pp. 67-117 où le problème de l’accumulation chez Marx est
analysé, de manière très réductrice, comme celui du déséquilibre entre production et consommation.
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consommation, « ce fait ne peut expliquer les crises qui sont provoquées par une autre
contradiction plus profonde, la contradiction fondamentale du système économique
moderne : celle qui existe entre le caractère social de la production et le caractère privé de
l’appropriation ». De ce point de vue, ce qui explique les crises, ce n’est pas la « sousconsommation », mais « l’anarchie de la production » [Marx, Cap. Livre II, t.2, p. 176].
La crise est
n’est donc pas, dans ses déterminants, une crise de « sous-
consommation » mais bien une crise de « surraccumulation » (ce qui ne veut évidemment
pas dire que la consommation des masses soit suffisante pour satisfaire ses besoins). « Il
n’est pas produit trop de richesse. Mais, périodiquement il est produit trop de richesse sous
ses formes capitalistes opposées les unes aux autres » selon la formule de Marx.
Même si elle prend
cette apparence, la crise n’est donc pas un problème de
« répartition ». Il est dans la nature même du système que les fabricants soient amenés à
« surproduire » même s’ils ne peuvent ignorer la demande des produits sur le marché. De
même, il est logique, qu’aiguillonnés par le profit, ils ne versent pas des salaires suffisants
aux producteurs pour leur permettre « d’acheter » la masse des biens produits. Marx le
souligne ironiquement : « C’est pure tautologie que de dire : les crises proviennent de ce
que la consommation solvable ou les consommateurs capables de payer font défaut. Le
système capitaliste ne connaît d’autres modes de consommation que payants à l’exception
de ceux de l’indigent ou du filou » [Cap., L.2, t.5, p. 63].
Le capital, nous l’avons dit, n’a pas comme objectif de produire pour satisfaire « les
besoins de consommation » de la population, il n’existe que face au travail salarié. Mais,
selon le distinguo de Marx, ce travail nécessaire n’a de sens que s’il produit, dans le même
mouvement, un surtravail , seul susceptible de générer une plus-value. Ce rapport entre
travail nécessaire et surtravail est essentiel
pour la mise en valeur du capital 10 . C’est ce
rapport qui offre la possibilité de poursuivre l’accumulation dans des conditions de rentabilité
satisfaisantes. S’il est, temporairement ou
durablement
remis en question, la crise ne
pourra qu’éclater.
Le point de départ et d’arrivée, c’est bien le mouvement du capital et de sa mise
en valeur. C’est ce mouvement , fondé sur l’extorsion du
profit, qui détermine tous les
autres. C’est ce processus qui, historiquement resitué, permet de saisir les fondements
même de la crise et de son déclenchement.
Les schémas de la reproduction ont d’abord pour objectif d’analyser les mécanismes
de l’accumulation, en « statique » (reproduction simple), en « dynamique », dans le temps
(reproduction élargie). Ils sont
exposés, dans un certain désordre, dans le Livre II du
« Capital » mais ils permettent aussi de définir et de préciser l’affectation de la production
sociale 11 . Ils complètent la compréhension des mécanismes généraux de l’accumulation
10
Cette question est bien explicitée dans un texte récent de Louis GILL : « A l’origine des
crises : surproduction ou sous-consommation ? », Revue CARRE ROUGE, n°40, Avril 2009, pp. 44-46.
11
Marx précise que « la reproduction simple apparaît comme une abstraction » car elle
suppose implicitement l’absence d’accumulation, « hypothèse étrange » [Capital, L. 2, t. 5, p.48]. Il
analyse donc ensuite la « reproduction élargie ». Cependant les schémas de la reproduction simple
suffisent pour expliciter les mécanismes de « répartition » du surproduit social.
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mais aussi de certains processus et comportements de la crise, en particulier en opérant la
distinction entre biens de consommation nécessaires et biens de luxe.
Le « produit total de la société » se décompose en deux grandes sections : celle des
moyens de production , marchandises qui entrent dans la consommation productive (section
I) , celle des moyens de consommation qui entrent dans la consommation individuelle de la
classe capitaliste et de la classe ouvrière (section II) [MARX, Capital, Livre II, tome 5, p.
49].
Nous nous attacherons ici à discuter les échanges à l’intérieur de cette dernière
section, celle des moyens de consommation, car c’est elle qui constitue le « débouché final »
des biens produits. L’apport des schémas de reproduction et notamment la décomposition de
la consommation finale dans la section II (différente de la consommation « intermédiaire »
qui concerne le renouvellement des moyens de production de la section I) est de mettre en
évidence la destination des profits non réinvestis dans la production.
La pression constante à la baisse des revenus salariaux (résultat « naturel » de la
hausse de la composition organique du capital) conduit, de fait, à un excédent de
marchandises « invendables », celles qui ne rencontrent pas un pouvoir d’achat suffisant, en
particulier du côté de la « classe ouvrière » (le salariat au sens large). Ce sont donc d’abord
des biens de consommation « nécessaires » 12 (dont une part peut être également
consommée par la classe capitaliste et les titulaires de profit) qui verront leur production se
réduire. Le capital devra donc trouver d’autres champs de valorisation susceptibles de
rapporter le profit nécessaire.
Un des secteurs privilégiés de cette valorisation sera la production de biens de
13
luxe , c’est-à-dire la production de biens encore capables de satisfaire une demande
solvable, celle des titulaires de profit et aussi de certaines couches supérieures de
rémunération 14 . Cette « production de luxe », très diversifiée (produits haut de gamme,
« consommation » de services à la personne, biens d’équipement, voitures de luxe et
immobilier de prestige, etc) s’est développée fortement ces dernières années, servant de
support « alternatif » à la valorisation du capital. Elle semble échapper, pour un temps, aux
contraintes d’austérité de l’économie globale. En fait, elle représente un transfert
gigantesque
de
richesse
des
classes
productives
de
la
société
vers
des
classes
« parasitaires » car une part croissante de la richesse produite et des profits réalisés ne
contribue
plus
au
renouvellement
du
capital
productif
mais
vient
alimenter
une
12
Marx parle aussi de « biens de consommation pilotes », « articles qui ne peuvent être
produits qu’en masse et industriellement » [TPV, tome 2, p.631]. Aujourd’hui on pense évidemment aux
biens de consommation courante : outre les biens alimentaires, l’automobile, le textile, l’équipement du
logement, etc.
13
Moyens de consommation de luxe : ceux dit MARX « qui n’entrent que dans la
consommation de la classe capitaliste et ne peuvent donc être échangés que contre de la plus-value qui
n’échoit jamais à l’ouvrier » [Capital, L. II, tome 5, p. 56].
14
Bien entendu cette catégorie s’est diversifiée ces dernières années. Il y a toujours des
fortunes « entrepreneuriales » qui mobilisent capitaux et main d’œuvre mais aussi les bénéficiaires de la
Finance et de la Rente, sous leurs différentes formes (stock options, bonus, etc) . Les « working rich »
ne doivent, eux , leur succès qu’à leur seul patrimoine « humain » : le talent des sportifs, chanteurs,
top-models et autres traders.
O Olho da História, n. 14, Salvador (BA), junho de 2010.
Robert Rollinat
consommation ostentatoire et improductive. Cette « consommation » n’est seulement
possible que pour une minorité réduite de la population. Elle est un élément qui conduit à
une spectaculaire aggravation des inégalités sociales.
L’extension de la consommation de biens de luxe, le « gaspillage consumériste » de
certaines élites (ainsi ces nouveaux milliardaires cosmopolites dont certains ont bénéficié, en
Russie et ailleurs des privatisations) a été spectaculaire à partir des années 1990. Fondée,
pour une bonne part sur la spéculation financière, foncière et immobilière, elle était déjà la
marque de ce « capitalisme drogué » qui sera à l’origine de la crise. La production de luxe
est, pour un temps, un moyen d’ élargir la base d’extorsion de la plus-value. Son extension
incontrôlée constitue la base de certaines « bulles » spéculatives et préfigure déjà la crise
de surproduction.
Il y a là, venant à côté d’autres formes (en particulier celle liées à la spéculation
boursière et financière et à l’endettement des ménages) une base pour constituer une forme
spécifique de capital, celle du capital fictif. Nous y reviendrons plus loin plus en détail.
Le capitalisme, nous l’avons dit, doit donc en permanence s’adapter à la logique de
la rentabilité et trouver les moyens de préserver le taux de profit, nécessité absolue pour la
poursuite de l ‘accumulation et la reproduction du capital. En ce sens, les « contretendances » à la baisse du taux de profit ne peuvent constituer qu’un palliatif provisoire.
Tôt ou tard, la loi de la valeur finit par l’emporter : la poursuite de l’accumulation à tout prix,
l’extorsion de la plus-value et du profit rencontrent leurs propres limites : le capital luimême. C’est alors que la crise devient la seule manière de continuer, sur d’autres bases,
l’accumulation 15 . Comme nous le verrons plus loin, elle se manifeste brutalement par une
surproduction de marchandises qui est aussi, dit Marx, une surproduction de capital. Pour
rétablir le rapport entre travail nécessaire et surtravail, il faut opérer une « purge » en
profondeur, dévaloriser le capital déjà accumulé (en fait en détruire la valeur), réduire
drastiquement le coût et l’importance de la force de travail. C’est la condition nécessaire, en
l’absence de changement radical de système productif, pour relancer l’accumulation sur de
nouvelles bases.
Les contradictions de la reconstruction et de la mondialisation capitaliste
La crise actuelle n’est, de ce point de vue, analysable que sur une longue période.
Fred MOSELEY a étudié empiriquement, sur toute la période de l’après-guerre aux EtatsUnis, les données statistiques disponibles permettant d’évaluer l’évolution du taux de
profit 16 . De 1950 au milieu des années 1970, il constate, pour l’économie américaine dans
son ensemble, une baisse de près de moitié de ce taux, passant de 22 à 12%. Tous les pays
15
Issac JOHSUA le dit d’une autre manière : « Pour Marx, il est clair qu’une théorie du capital
est par le même acte une théorie de sa crise..Chez lui, le capital n’est analysé qu’au rythme de ses
contradictions.. », dans « La grande crise du XXIème siècle », 2009, La Découverte, Paris, p. 60.
16
MOSELEY Fred [1991] : « The Falling Rate of Profit in the Postwar United States
Economy »; “ The Long Trends of Profits”, www.workersliberty.org, Mars 2008.
O Olho da História, n. 14, Salvador (BA), junho de 2010.
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capitalistes auraient eu, pendant cette période une évolution semblable. Entre 1974 et le
début des années 1980 (1982-1983), le taux de profit reste à des niveaux relativement bas
pour ensuite opérer un redressement assez net jusqu’au début des années 2000 (crise
américaine de 2001). Il est ensuite, jusqu’au déclenchement ouvert de la crise de fin 2008,
resté à un niveau relativement stable (avec un maximum en 2006) mais toutefois inférieur
aux niveaux historiques de l’après-guerre. Moseley précise bien que ces estimations ne
valent que pour l’économie intérieure des Etats-Unis et n’incluent pas les profits réalisés à
l’étranger, non intégrés dans les données officielles (ces profits sont pourtant devenus une
part croissante des profits d’entreprise puisque passés depuis les années 1970 de 10 à 30 %
du total). Les données disponibles pour les autres pays capitalistes sont beaucoup moins
convaincantes.
Robert BRENNER analyse, dans le désormais classique « Economics of Global
Turbulence » publié en 2006, l’évolution de l’indice du taux de profit net du secteur
manufacturier américain entre 1978 et 2001 (page 274, graphique 15.2). L’indice atteint son
maximum en 1980-82 pour ensuite décliner jusqu’à la fin de la période étudiée. Il parle,
pour ce secteur, d’une « pression universelle et permanente de sur-capacité, contractant le
taux de profit à des niveaux incapables d’attirer des investissements et d’accroître la
productivité suffisamment pour restaurer la profitabilité »
Il s’ensuit, selon lui,
une
détérioration marquée de la place du travail dans la production, détérioration plus marquée
dans les pays anglo-saxons.
Il semble évident que les contre-tendances évoquées plus haut ont joué à plein pour
enrayer cette baisse du taux de profit, pour faire face, à chaque étape, à la pénurie de plusvalue. Le processus n’est appréhendable et compréhensible que sur la longue période de
l’après-guerre. Il est particulièrement marqué pour les pays européens et la France.
Une manière d’aborder, de façon indirecte, la question centrale du taux de profit et
de son évolution consiste à examiner l’évolution fonctionnelle de la valeur ajoutée 17 et de
son « partage » entre salaires et profits. Si l’on admet que les profits des entreprises
proviennent exclusivement de la mise au travail des salariés, on peut mesurer la part de
valeur ajoutée qui leur revient sous forme de salaires. Les données INSEE permettent, pour
la France de l’après-guerre, d’effectuer ce calcul. Jusqu’à la crise de 1973-74, pour les
sociétés non financières, la part salariale varie entre 70 et 72% du total. Elle varie entre 72
et 76% de 1975 à 1985, pour ensuite se stabiliser, à la baisse, entre 66 et 68% depuis 1988
jusqu’en 2007. La part du salaire dans la production n’aurait donc que faiblement diminué
en longue période puisque se situant à des niveaux proches de ceux de « l’âge d’or » du
fordisme de l’avant 1973, époque du « compromis salarial » où les salariés, capables
d’imposer un rapport de forces, pouvaient prétendre recueillir une part des gains de
17
La somme des valeurs ajoutées (production nette de chaque branche) correspond,
rappelons-le, au Produit Intérieur Brut (PIB) d’un pays. L’inconvénient, pour nous, de cet indicateur est
qu’il intègre des éléments très différents : l’apport net des secteurs « productifs », celle des activités de
Banque et de Finance mais aussi, pour ce qui est de l’activité « publique » par exemple,
les
rémunérations des fonctionnaires ou des militaires. On prend donc généralement en compte la valeur
ajoutée des entreprises de l’industrie, des services et du commerce. Une commission, nommée par N.
Sarkozy et présidée par J. Stiglitz, vient d’ailleurs de proposer la « réforme » de cet indicateur.
O Olho da História, n. 14, Salvador (BA), junho de 2010.
Robert Rollinat
productivité. La presse, une partie de la classe politique, le patronat, les « réformateurs » de
tout acabit se sont emparés de la question 18 . Après tout, si la part du salaire dans la valeur
ajoutée ne s’est pas trop dégradée, la crise pas n’est si grave et pourrait donc être
surmontée avec une plus « juste » répartition.
Ce que montrent en fait plusieurs études, c’est que le relatif maintien du salaire
moyen dans certains pays capitalistes, et nous retrouvons-là une « contre-tendance »
évoquée par Marx, a été rendu possible par une importante augmentation de la productivité
du travail. Ainsi, en France, entre 1992 et 2004, dans l’industrie, le coût horaire du travail a
augmenté de 1,7% par an alors la productivité horaire s’accroissait de 4,1% par an (dans
les transports et communications, les évolutions sont respectivement de 1,5% et 4,4%,
dans les activités financières de 2% et 2,3%) 19 . Dans un pays comme les Etats-Unis, dans
de nombreux secteurs, le salaire moyen n’a pu être maintenu qu’au prix de l’allongement de
la durée du travail ou en « cumulant » plusieurs emplois précarisés.
En fait, le « partage » de la valeur ajoutée salaires-profits ne rend que très mal
compte de l’aggravation de l’inégalité des revenus parmi les salariés eux-mêmes. Ainsi, aux
Etats-Unis, si l’on considère, non pas le revenu moyen (« augmenté » par les salaires les
plus élevés) mais le revenu du salarié médian, on constate que le premier s’est accru
d’environ 2,5% entre 2000 et 2007 alors que ce dernier n’a progressé que 0,1%. Le revenu
réel du ménage médian a quant à lui baissé durant cette période, alors que le coût des
assurances de santé a fortement augmenté (+68% de 2000 à 2007) ainsi que celui des frais
d’éducation (+46%). La proportion des habitants sans couverture pour les frais de santé est
passée de 13,9% à 15,6% entre 2000 et 2007 20 .
Les indicateurs de salaire moyen ne concernent que les salariés à temps complet. Il
serait nécessaire de prendre en compte les salariés à temps partiel dont l’importance n’a
cessé d’augmenter (en France ils sont passés de 8,2% du total en 1982 à 17,9% en 2005).
Le développement de multiples formes d’emploi précaire ou temporaire a aussi amplifié les
écarts de salaires. A l’autre extrémité de l’échelle des salaires , on constate qu’en haut de la
hiérarchie, une minorité dont le statut peut-être considéré comme plus proche du capitaliste
que du salarié 21 a vu ses rémunérations augmenter nettement dans les années 1990. En
18
En particulier la revue « Alternatives Economiques », le quotidien « Libération », Madame
Parisot, Présidente du MEDEF. Dans son discours sur la prétendue « refondation du capitalisme » le
Président de la République s’est invité au débat en préconisant une « répartition plus juste des
profits » : un tiers pour les salariés, un tiers pour les actionnaires, un tiers pour les investissements.
19
REMOND A. : « Ecarts de salaires et de rémunérations : quelles évolutions ? » Document
de travail. Février 2009. Groupe ALPHA.
20
Une statistique plus récente encore indique que de 2000 à 2008, le coût de la police
d’assurance médicale privée de base a augmenté aux Etats-Unis de 87% alors que le revenu familial
médian reculait de 1%. Lors de l’entrée de G. Bush à la Maison Blanche le nombre d’Américains sans
aucune protection médicale était de 38 millions, à la fin de son mandat, il était monté à 46 millions :
« B.Obama souhaite une couverture médicale universelle aux Etats-Unis ». LE MONDE, 14 mai 2009,
p.7.
21
Ainsi, certains salariés de la finance et les « traders » qui cumulent souvent salaires élevés,
épargne salariale et « bonus ». Voir l’excellent ouvrage de Olivier GODECHOT [2007] : « Working rich.
Salaires, bonus et appropriation du profit dans l’industrie financière ». La Découverte. Paris.
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France ce sont certains hauts salariés de la Banque et de la Finance, notamment les
« traders » au contact des marchés financiers, qui ont été les premiers bénéficiaires de cette
évolution.
Ce n’est donc pas seulement le rapport salaire-profit qui est concerné
mais les
inégalités dans leur ensemble au sein même des sociétés capitalistes, en premier lieu aux
Etats-Unis. Paul Krugman a estimé que, dans ce pays, la « révolution conservatrice » initiée
avec le reaganisme et présentée comme le nouveau paradigme de la création de richesse,
a conduit les USA à régresser en 20 ans à un niveau d’inégalité comparable à celui du
19ème siècle 22 . Même l’Angleterre thatchérienne n’est pas allée, selon lui, aussi loin dans la
rupture du « contrat social ». Les Etats-Unis ne sont plus une société de classes moyennes,
dans laquelle les bénéfices de la croissance économique ont pu être, pendant un temps,
partagés car, entre 1979 et 2005, le revenu réel médian des ménages n’a été augmenté que
de 13% alors que celui des 0,1% les plus riches a augmenté de 296%.
La discussion autour du « partage » de la valeur ajoutée et du rapport « profitsalaire », nécessairement appréhendée dans le cadre des économies « nationales », ne rend
donc
que
très
partiellement
compte
des
contradictions
globales
du
processus
d’accumulation du capital dans un contexte de mondialisation accélérée, surtout à partir des
années 1980. La « distribution » des revenus ne peut être considérée dans le seul cadre
national
car le processus d’extraction de la plus-value et de
réalisation du profit est
d’emblée conçu dans une perspective globale de mise en valeur du capital où les stratégies
de délocalisation et d’exploitation, à l’extérieur, de main d’œuvre à bas coût jouent un rôle
essentiel (que l’on songe simplement à l’importance de la Chine comme « atelier du
monde » et fournisseur de produits à bas coûts dans les stratégies des firmes américaines).
L’approche par le partage de la « valeur ajoutée », en décalage avec l’explication
de la crise fondée sur les contradictions de l’accumulation du capital, tend à centrer l’analyse
sur la « distribution » du revenu, en particulier sur « l’insuffisance » de la demande due à
des salaires réduits. Implicitement, on admet qu’une « autre répartition » du revenu serait
concevable, grâce à des « réformes » appropriées. On entre alors dans toutes les stratégies
qui, dans une optique keynésienne, contribueraient, via des plans de « relance » de la
consommation, à résoudre les problèmes fondamentaux de mise en valeur posés par la
crise.
Ce sont les lois de l’accumulation du capital et l’impératif permanent d’extorsion
et de réalisation du profit qui détermine le « partage » de la valeur ajoutée. Ce « partage »
dépend du rapport de forces entre les classes sociales et il n’y a pas « partage » des profits
ou « plus juste répartition » concevable dans un régime fondé sur l’exploitation du travail
salarié 23 .
22
Paul KRUGMAN : « De la révolution inégalitaire en Amérique ». New York Times, 18 et 22
Septembre 2007.
23
Michel HUSSON dénonce la « proposition baroque » de la règle des « trois tiers » du
Président Sarkozy mais semble succomber dans les pires illusions quand il propose de lui substituer
« un schéma de sortie de crise fondé sur une augmentation de la part salariale qui pourrait obéir à une
autre règle des trois tiers : 1/ revalorisation des salaires ; 2/ ressources nouvelles pour la protection
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Robert Rollinat
En outre, la comparaison avec la période de l’après-guerre et les heures
« glorieuses »
du
fordisme
doit
être
maniée
avec
la
plus
grande
précaution.
La
reconstruction de l’après-guerre s’était faite non pas tant conformément aux principes
théoriques du keynésianisme que grâce à l’intervention massive de l’Etat dans l’économie.
Les grandes lignes de cet interventionnisme, rendu nécessaire par le contexte politique de la
période et la forte poussée sociale et salariale de l’immédiat après-guerre, sont bien
connues : mise en place d’un système monétaire international basé sur le dollar pour
rétablir les échanges internationaux et favoriser la reconstruction (Système de Bretton
Woods), économie « dirigée » pour relancer l’investissement productif
et consolider,
notamment pour les salariés, les fondements d’une nouvelle protection sociale et d’un
nouveau modèle salarial 24 . La reconstruction
en Europe a été facilitée par l’énorme
dévalorisation du capital et les destructions subies pendant la guerre.
Même si ce modèle « fordiste » des « Trente glorieuses » n’a pas eu pour les
salariés les vertus redistributrices qu’on lui a parfois prêtées (il reste marqué par de très
durs conflits sociaux et les évènements de Mai 1968), il n’en constitue pas moins une
rupture avec l’économie du « laisser faire » qui avait conduit à la crise mondiale des années
1930. La période de reconstruction va être
marquée par une forte inflation (on parle
« d’inflation de reconstruction »). C’est en fait la hausse continue des prix qui permet de
différer, pour un temps, les revendications sociales et de limiter, en termes réels, la
croissance des salaires. Cela étant, dans la phase ascendante du cycle de reconstruction (se
traduisant en Europe par une forte accumulation de « nouveaux » capitaux et une
augmentation spectaculaire du salariat au détriment des autres catégories sociales),
l’augmentation de la masse des profits va de pair avec une lente augmentation des salaires
réels et une certaine amélioration des conditions de vie de la grande masse des travailleurs.
La puissance relative du salariat lui permet de préserver, en termes de salaires, une position
de force face aux exigences (en termes de profit et de rentabilité) du capital investi dans la
production.
La crise de 1973-74 va, de ce point de vue, constituer la première grande
« rupture » de l’après-guerre. Mais, le premier choc pétrolier ne fait que révéler les
faiblesses de la période antérieure. En France, par exemple, on constate une baisse de la
productivité moyenne du capital à partir de 1973. Mais, jusqu’au second choc pétrolier
(1980), les impératifs de l’ouverture à la concurrence internationale (on ne parle pas encore
de mondialisation) pèsent fortement sur la rentabilité de l’économie et la réalisation des
profits. Pour tenter de rétablir cette rentabilité, le taux d’endettement des entreprises
sociale ; 3/ nouveaux emplois créés par la réduction du temps de travail. La viabilité d’un tel
programme serait assurée par la baisse des dividendes et un recours accru au crédit pour le
financement des entreprises, sans toucher aux capacités d’investissement, ni même à la sacro-sainte
compétitivité ». Dans le contexte actuel de la crise, on voit mal comment ce « programme » pourrait
être mis en œuvre sauf à rompre totalement avec la logique du capital [ « Sur la compression salariale
en France », Note HUSSONET, n°6, 28 Février 2009].
24
Pour plus de détails, notamment pour la France, voir : ROLLINAT R. [1987,1988] : « La
société française
depuis 1945. De la modernisation pervertie à la crise (1945-1974) ; « De la crise au
krach de 1987 » . Revue « EPOQUE », n° 4 et n°5.
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augmente fortement (de 1960 à 1976, en 15 ans, ce taux passe de 28 à 45 % de
l’investissement réalisé). La répartition de la plus-value, grossièrement appréhendable à
travers le « partage » profit-salaires, découle indirectement des rapports de force politiques
dans le pays. L’incapacité d’adapter (à la baisse) le niveau des salaires et de l’emploi aux
nouvelles conditions de la reproduction du capital va se traduire par le gonflement de la
masse monétaire en circulation et une inflation accrue.
Cette période, jusqu’au début des années 1980, est donc marquée à la fois par la
récession économique et l’inflation à deux chiffres : les économistes doivent forger à la hâte
un nouveau concept : celui de la stagflation. La contre-tendance prend ici la forme d’une
intervention indirecte de l’Etat à travers la hausse des prix (inflation) et un déficit budgétaire
orienté, pour partie, vers la gestion « sociale » d’un chômage qui a fortement augmenté :
financement de plans « sociaux », de pré-retraites, plans « emplois jeunes », etc. Cette
phase de keynésianisme « bâtard » (bâtard car négligeant un élément essentiel du point de
vue de l’accumulation : l’investissement productif) ne pouvait être que transitoire 25 . Les
« relances » de 1975 (relance « Chirac ») , puis celle de 1981-82 (consécutive à l’arrivée de
F. Mitterand au pouvoir), sous la pression sociale et politique, devaient, par l’action
budgétaire, relancer la demande mais il faut très vite s’adapter au nouveau contexte
international et opérer le « tournant de la rigueur ». A partir de l’Angleterre et des EtatsUnis, c’est maintenant « l’économie de l’offre » qui sert de référence (en fait le retour
doctrinal et dans les faits aux
lois brutales du marché et à
la dénonciation de « l’Etat-
providence »).
Ce tournant radical du début des années 1980 qui initie l’évolution qui nous conduit
à la crise d’aujourd’hui n’a rien de pacifique. Il prend appui sur des victoires politiques sur le
salariat : celles du thatchérisme en Grande-Bretagne et du reaganisme aux Etats-Unis. La
défaite des grandes grèves en Angleterre contre les dénationalisations, celle, en 1981, des
contrôleurs aériens aux Etats-Unis (une profession entière liquidée et remplacée par des
militaires) marquent les étapes identifiables de l’entrée dans la désinflation, une désinflation
qui est
d’abord une désinflation salariale. En « décrochant » l’évolution les salaires par
rapport à celle des prix, la désindexation des salaires a pour but de modifier radicalement le
partage salaires-profits au profit de ces derniers.
L’entrée dans la désinflation salariale, nouvelle depuis la guerre, est un fait
déterminant, trop sous-estimé par les économistes. Elle signifie que les différentes politiques
macro-économiques inspirées du keynésianisme (dépenses de l’Etat, politiques fiscales et
monétaires expansionnistes, baisse des taux d’intérêt) utilisés jusque là ont perdu de leur
apparente efficacité 26 . Il faut désormais envisager une « purge » du système productif, en
fait une destruction-dévalorisation partielle du capital accumulé afin de tenter de rétablir le
25
ROLLINAT, op.cit., “EPOQUE“, n°5, pp.19-35.
26
Petrino DILEO rappelle comment l’efficacité supposée des politiques keynésiennes est
phagocitée par les mécanismes même du marché et comment ces politiques , notamment lors du New
Deal et pendant la seconde guerre mondiale, ont d’abord été conçues pour permettre de sauver le
système capitaliste. Une question qui n’a jamais paru aussi actuelle. P. DILEO : « The return of
Keynes ? » International Socialist Review, N°63, Janvier-Février 2009.
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taux de profit et la rentabilité, par tous les moyens, et en premier lieu par la réduction des
salaires et la hausse du chômage. Le retour au monétarisme doctrinal s’affirme : respect
des « équilibres » budgétaires, réduction de l’action de l’Etat dans le domaine social, priorité
donnée à la « stabilité des prix » et à la lutte contre l’inflation (avec, pour ce faire, la
proclamation de « l’indépendance » des banques centrales, échappant désormais à tout
contrôle politique).
Au
niveau
de
la
production,
les
années
1980
sont
marquées
par
la
désindustrialisation rapide de secteurs entiers de l’économie, notamment aux Etats-Unis
(réduction des effectifs, « down sizing »), d’abord délocalisations « internes » (aux EtatsUnis par exemple, certaines industries du Nord sont réimplantées au Sud avec des coûts de
main d’œuvre abaissés) 27 . Mais, mondialisation oblige, c’est le processus de délocalisation
« externe » qui, tout au long des années 1990, va désormais prévaloir. Les économistes et
les
sociologues
d’entreprise
décrivent
une
nouvelle
réalité économique:
celle
des
« entreprises réseau » où les fonctions de « management », de conception, de produit, de
marketing et de gestion financière restent assurées au « centre » du réseau mais où toutes
les autres fonctions, notamment celles de production et de commercialisation sont
effectuées à la « périphérie », à moindre coût. On décrit le fonctionnement de la « hollow
corporation », l’entreprise « coquille vide », celle qui peut générer de la valeur et du profit,
simplement en coordonnant, par la sous-traitance interne et externe, les différentes
activités. C’est le modèle « Nike » : faire produire à l’extérieur, donc se débarrasser des
usines, sous-traiter les autres fonctions de l’entreprise (comptabilité, informatique,
marketing, commercialisation), conserver la conception et les fonctions de contrôle
essentielles (et bien sûr le drainage des bénéfices). L’avantage principal pour le capital : une
main d’œuvre souple et « ajustable » en fonction des besoins, une réduction considérable du
coût du travail. Dans la « hollow corporation », toutes les tâches non essentielles peuvent
être « externalisées », effectuées par une main d’œuvre à bas coût ou à statut précaire. Ce
système préfigure celui des « hedge funds », système où la logique financière en vient à
dominer totalement la logique productive.
Il n’est pas surprenant de constater que les effets combinés de ces mesures vont
contribuer, pour un temps, en Europe et aux Etats-Unis, au rétablissement des taux de
profit. Ce n’est pas seulement le niveau de salaire qui est concerné mais l’ensemble de ses
compléments : les cotisations sociales en Europe, le montant des cotisations privées
d’assurance maladie et de retraite aux Etats-Unis. La hausse de la productivité du travail, les
licenciements dans l’industrie (aux Etats-Unis, les politiques de «down sizing », réduction
des effectifs au travail se multiplient dans les années 1980, dans toutes les branches
d’industrie).
27
Aux Etats-Unis, une des stratégies a été d’utiliser la loi sur les faillites (le fameux chapitre
11). Cette loi permet aux entreprises de continuer à fonctionner tout en renégociant leurs dettes. Elle
leur permet surtout de dénoncer les contrats salariaux avec les syndicats. Initiée, dans les années
1990, dans l’industrie de l’acier, cette politique a été étendue aux compagnies aériennes (après 2001, la
moitié d’entre elles ont été placées sous le Chapitre 11). Il a ainsi été possible de réduire de 25% et
plus, non seulement les salaires mais aussi les « benefits » : prestations sociales et retraites. En mai
2009, cette loi semble devoir être à nouveau utilisée pour « sauver », avec l’aide de l’Etat une partie de
la firme automobile General Motors.
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Le capitalisme comme systeme global: la mondialisation destructrice
Mais ce n’est pas seulement à partir des pays des pays du « centre » qu’il est
possible de comprendre l’évolution du capitalisme mondial à partir des années 1970, il faut
aussi prendre en compte les nécessités pour lui de conquérir de nouveaux champs
d’accumulation afin de faire face aux difficultés de réalisation de la plus-value. Il est difficile
de recenser ici les différentes formes que va prendre, vers la « périphérie », ce nouvel
expansionnisme mais l’objectif, en particulier pour le capitalisme américain, est toujours le
même : renforcer la logique de l’économie de marché, tenter d’en étendre les fondements et
les principes sur tous les continents 28 . Derrière le terme aseptisé de « mondialisation » se
cachent les impératifs de la mise en valeur du capital et de la rentabilité.
Au
plan
international,
un
« néo-libéralisme »
militant
et
doctrinaire
va,
systématiquement, chercher à imposer cette vision fondée sur la primauté du marché et du
laisser-faire, sur la remise en question radicale du rôle de l’Etat en matière fiscale et sociale.
L’Ecole de Chicago de Milton Friedman aux Etats-Unis a été un des vecteurs les plus
puissants de la propagation du nouveau « modèle » qui n’est, en fait, que l’affirmation
doctrinale du capitalisme de marché. Logiquement, le « monétarisme » friedmanien combat
donc toute forme d’intervention de l’Etat dans l’économie.
Comme application d’économie « pratique », il faut en finir avec tout relent de
keynésianisme ou de développement industriel endogène
expériences
et d’abord s’en prendre aux
« développementistes » du Sud du continent, obstacle à l’implantation des
multinationales et à la libre circulation des capitaux. A l’issue de la guerre, dans certains
pays
du
« Tiers
Monde »,
notamment
en
Amérique
Latine,
ces
conceptions
développementistes avaient commencé, sous l’égide de gouvernements nationalistes, à être
mis en œuvre. Ainsi, en Amérique latine, sous l’influence de la CEPAL, était mise en avant la
nécessité, pour l’Etat, d’aider à la mise en place d’un modèle « industriel » national adapté
afin de tenter d’échapper aux importations
de l’extérieur et
à l’ancienne domination
coloniale. Mais ce modèle « substitutif » d’importations est, dès son origine, contesté par les
théories fondées la philosophie du « libre marché ».
Les « Chicago Boys » latino-américains de Friedman vont, au CHILI, expérimenter,
en 1973, le nouveau modèle. Mais, dans un pays où un gouvernement socialiste a pu, par
les urnes, accéder au pouvoir, il faut une « thérapie de choc » et mettre en place, un
« laboratoire » où la société aura été expurgée de toute forme de résistance sociale
organisée. Le modèle radical du néo-libéralisme n’est pas conciliable avec la démocratie
politique, il lui faut un coup d’Etat et la dictature 29 . Du point de vue politique, dès le début
des années 1970, le CHILI servira de banc d’essai à toutes les réformes économiques et
monétaires que le FMI et la Banque mondiale chercheront
par la suite à implanter en
28
L’Europe est évidemment aussi concernée par cette évolution : voir ROLLINAT R.
« Globalization and Social Europe to-day. Welfare State, Capital and Politics ». First Conference of the
International Association for Political Economy”, Shanghaï, Avril 2006.
29
KLEIN N. [2008] : « La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre ». Actes
Sud. Paris. Voir aussi : GUNDER FRANK A. [1976] : « Economic Genocide in Chile. Monetarist Theory vs
Humanity”. Spokesman Books.
O Olho da História, n. 14, Salvador (BA), junho de 2010.
Robert Rollinat
Amérique latine mais aussi en Asie, en Afrique au cours des années 1980 et 1990. Dans un
contexte politique évidemment différent, le thatchérisme en Angleterre, le reaganisme aux
Etats-Unis s’inspireront directement de l’orthodoxie friedmanienne. Aux Etats-Unis, la
première « victoire » de ce néo-libéralisme a été, après l’accession de Reagan au pouvoir,
l’échec de la grande grève des contrôleurs aériens américains en 1980. En dix ans, le
transport aérien a été militarisé, totalement dérégulé et
dérèglementé. Le secteur est
devenu une référence pour d’autres branches de l’économie publique qu’il faut aussi tenter
de privatiser.
C’est aussi le modèle libéral impulsé par Milton Friedman et ses émules qui va servir
de référence au moment de « l’ouverture » des anciens pays communistes à l’Est de
l’Europe mais aussi en Chine. L’effondrement du mur de Berlin en 1989 va évidemment
accélérer considérablement le processus.
Un des exemples les plus révélateurs des méthodes utilisées par les « Chicago
Boys » est peut-être celui de la Pologne. Au moment de la victoire électorale de
« Solidarité » en 1988 et l’entrée dans la démocratie politique, le régime économique du
pays est en pleine crise avec une dette de 40 milliards de dollars et un taux d’inflation de
600%. Les Etats-Unis et le FMI vont , au nom de « l’aide » à la stabilisation et d’un prêt en
dollars proposer la « thérapie de choc » de la libéralisation : suppression des contrôles de
prix et des subventions, vente au secteur privé des mines, des chantiers navals et des
entreprises d’Etat, création d’une Bourse des valeurs et mise en place d’une devise
convertible 30 . Les conséquences, outre la répression syndicale, furent une flambée des prix,
une désindustrialisation complète du pays, en totale rupture avec les objectifs initiaux du
gouvernement élu. Les investisseurs étrangers pouvaient désormais souscrire à bon prix à la
privatisation des ressources du pays et imposer la loi du marché.
C’était une parfaite
illustration de la théorie du désordre selon Friedman : exploiter la situation de crise pour
imposer les mesures radicales permettant d’entrer, de manière brutale, dans l’économie de
marché.
L’exemple de la Russie mériterait ici un développement beaucoup plus long. Mais il
montre aussi comment, suite à l’effondrement de la bureaucratie, le chaos et la crise
politique qui ont suivi ont permis à des firmes et des banques multinationales de s’implanter
dans le pays, de supprimer tous les obstacles politiques à l’exploitation de ses richesses. Il
s’en est suivi une politique de bradage à outrance et de privatisation des secteurs encore
rentables de la production et de ceux liés à l’exploitation des matières premières. Les
richesses publiques russes ont pu êtres ainsi acquises à des conditions sans précédent,
notamment sous le gouvernement Elstine 31 . Les anciens bureaucrates s’allient sans
30
Naomi KLEIN rappelle le rôle essentiel dans ce processus de l’économiste Jeffrey Sachs,
adepte de Friedman, et du spéculateur et milliardaire Georges SOROS [KLEIN, 2008, pp.217-220]. Le
même Sachs avait fait ses premières armes en 1985 en Bolivie. Pour mettre fin à l’hyperinflation, l’aide
américaine avait été conditionnée à un coup de force politique contre les syndicats, à la suppression du
contrôle des prix, à l’ouverture complète des frontières et à la privatisation des sociétés d’Etat.
31
L’ouvrage le mieux documenté sur cette politique : REDDAWAY Peter, GLINSKI Dmitri :
[2001] « The Tragedy of Russia’s Reforms. Market Bolschevism against Democracy ».US Institute for
Peace Press. Washington. Voir aussi dans KLEIN et POMER, dir. [1998], The New Russia : FREELAND
O Olho da História, n. 14, Salvador (BA), junho de 2010.
Robert Rollinat
vergogne aux partisans du libre marché. Les plus habiles constitueront, sur les dépouilles de
l’économie russe, une nouvelle classe de milliardaires en dollars.
Les origines de la crise asiatique qui a culminé en 1997-1998 doivent, elles aussi,
être recherchées, dans la mise en œuvre de la « mondialisation libérale ». Pourquoi les
« tigres
asiatiques »,
présentés
dans
les
années
1990
comme
« modèles »
d’une
industrialisation nouvelle dans le Sud-Est asiatique sont-ils brutalement entrés en crise en
1997-1998 ? En fait, ces « nouveaux pays émergents » ont été, eux aussi, victimes de la
logique des marchés mondialisés et d’une « ouverture » sans entraves aux capitaux
internationaux en quête de placements spéculatifs. Ce qui avait fait la richesse (relative) de
la Malaisie, de la Corée du Sud, de la Thaïlande, de l’Indonésie,
législation protectionniste qui interdisait aux
c’est, à l’origine, une
étrangers d’acheter des entreprises ou des
terres. Le rôle de l’Etat (qui était loin d’être un modèle de démocratie politique), conduisait
cependant à mettre en place des segments de production efficaces, grâce à de bas coûts de
main d’œuvre (exemple des conglomérats coréens comme Daewo, Hyundai, Samsung).
Cependant, sous la pression du FMI et de la nouvelle Organisation Mondiale du Commerce,
on commença à libéraliser le secteur le secteur financier et bancaire, favorisant l’entrée
massive de capitaux et la spéculation sur les devises, ébranlant les modèles locaux
d’économie dirigée.
Les pays asiatiques, désormais fortement endettés et à court de devises connaissent
une grave crise financière et doivent recourir aux prêts du FMI. Les fameux « programmes
de stabilisation » du FMI excluent tout retour à un contrôle des mouvements de capitaux
mais ils conduisent à des milliers de licenciements (24 millions estimés pour la zone,
triplement du chômage en Corée du Sud et en Indonésie entre 1997 et 1999). Le coût
humain de la « purge » asiatique et de « l’ajustement structurel » a été considérable. C’est
pourtant désormais le « modèle » de référence du capital mondialisé et de ses principes :
ouverture à la concurrence et aux capitaux extérieurs, libre échange et « libéralisation » du
secteur bancaire et financier, endettement gigantesque des pays en devises fortes suite
généralement à la mise en place de la convertibilité forcée. Pour sortir de la crise, « l’aide »
du FMI et des pays du « centre » est conditionnée à la restructuration de la production, à la
réduction brutale des dépenses de l’Etat en matière sociale,
concurrence internationale, à la privatisation et à la
à l’ouverture totale à la
mise aux enchères des actifs et des
sources de matières premières encore négociables. La crise asiatique, considérée par
certains comme « la chute d’un deuxième mur de Berlin » est une étape décisive dans la
mondialisation sauvage du capital international, de ses contraintes de valorisation. Elle
anticipe sur l’aggravation des contradictions dans la mise en valeur du capital aux Etats-Unis
et en Europe tout au long des années 1990 et 2000.
Maurice ALLAIS, un économiste français, devenu prix Nobel d’Economie et peu
suspect de sympathies marxistes, avait en 1998 dénoncé cette doctrine « laissez-fairiste
mondialiste » dont les experts et les consultants du FMI et de la Banque mondiale s’étaient
Chrystia [2000] “Sale of the Century. Wild Ride from Communism to Capitalism”. Crown; New York ; N.
KLEIN [2008], op.cit., chap.11: « Le feu de joie d’une jeune démocratie »,. pp.266-293.
O Olho da História, n. 14, Salvador (BA), junho de 2010.
Robert Rollinat
fait les ardents propagandistes dans les pays du Tiers-Monde. La doctrine du libre échange
mondialiste impliquait la disparition de tout obstacle à la libre circulation des marchandises,
des services et des capitaux. Selon les experts internationaux du FMI et de la Banque
mondiale, c’était la condition à la fois nécessaire et suffisante d’une allocation optimale des
ressources à l’échelle mondiale. Ce nouvel « intégrisme » du marché, c’était la doctrine
universelle qui devait s’imposer
au monde entier, ouvrant, à l’aube du XXIème siècle un
nouvel âge d’or. Il a été le credo indiscuté de toutes les grandes organisations
internationales pendant deux décennies, qu’il s’agisse de la Banque mondiale, du Fonds
monétaire international, de l’Organisation mondiale du commerce ou de la Commission
Européenne. Il a servi de base, en Amérique latine et ailleurs, à la doctrine du « Washington
Consensus ».
Mais ces certitudes ont fini par être balayées par la crise profonde qui s’est
développée à partir de 1997 en Asie du Sud-Est, puis en l’Amérique latine, pour culminer en
Russie en août 1998. La crise argentine, avec la fin chaotique de la convertibilité en 20012002 a encore ébranlé les dogmes. Partout, mais plus particulièrement en Asie et en Russie,
un chômage massif et des difficultés sociales majeures sont apparues. L’instabilité du
système
financier
et
monétaire
mondial
s’est,
au
début
du
nouveau
millénaire,
considérablement aggravée.
La crise de surproduction d´aujourd´hui:
devalorisation et destruction du capital
La « mondialisation » ce sont donc ces tentatives continues d’étendre, au plan
mondial,
le champ d’action du capital pour en poursuivre, vaille que vaille, la mise en
valeur. Elle rencontre partout des résistances et conduit à une crise mondiale larvée dont les
guerres, notamment celle d’Irak, sont une des expressions les plus brutales. Après l’entrée
chaotique des anciens pays de l’Est européen dans l’orbite de l’économie mondiale de
marché, l’adhésion de la Chine à l’Organisation Mondiale du Commerce en 2001, son
affirmation comme premier « manufacturier » du monde grâce à une main d’œuvre à bas
coût est un fait politique et économique déterminant. Il va signifier une exacerbation
considérable de la concurrence au niveau mondial en contribuant à révéler, dans tous les
pays du « centre », dans de nombreux secteurs, d’importantes surcapacités de production.
Rien ne serait peut-être arrivé sans une alliance qu’on peut estimer contre-nature
entre le parti communiste chinois et le Big business américain. Cette alliance remontait à
1978 quand les dirigeants chinois ont décidé de faire entrer la Chine dans l’économie de
marché. Cela s’est fait en partie avec la complicité des Chinois de l’étranger mais surtout
en établissant une parité yuan-dollar telle que
les multinationales, d’abord japonaises et
américaines, puis européennes tiraient un bénéfice immédiat de la délocalisation de leur
production en Chine compte tenu du gain obtenu en termes de coûts de production. Suite à
ces délocalisations, on assiste donc, au début des années 2000, à une explosion du
commerce mondial et des exportations chinoises et aussi, logiquement, à un énorme
gonflement
des déficits commerciaux américains, britanniques et des autres pays
O Olho da História, n. 14, Salvador (BA), junho de 2010.
Robert Rollinat
européens (l’Allemagne qui continue à fournir une partie des biens d’équipement nécessaires
étant, pour un temps, épargnée).
Ces déficits ont contribué à affaiblir la position du salariat et de la classe moyenne,
en particulier aux Etats-Unis. Le palliatif a été la hausse considérable du taux d’endettement
de ces catégories grâce à des taux d’intérêt très bas et à la politique de la Fed. Crédits à la
consommation, prêts massifs au logement (y compris aux moins solvables), tout a contribué
au gonflement d’une « bulle » énorme, les déficits américains étant compensés par les
excédents chinois et japonais (et les pétrodollars). C’est cette bulle qui a commencé à se
dégonfler depuis maintenant plusieurs mois. Sans pouvoir décrire ici en détail les étapes de
ce processus (voir 2ème partie), il est évident qu’il a contribué au déclenchement de la crise
de surproduction mondiale que nous subissons aujourd’hui et dont il faut maintenant
reprendre la théorie.
L’apport de la théorie marxiste à l’analyse des crises du capitalisme débouche en
effet sur l’analyse des crises de surproduction, phénomène récurrent des contradictions de
ce système. On l’a déjà évoqué : il y a deux façons d’appréhender l’origine des crises de
surproduction chez Marx : soit en la reliant à la contradiction consommation-production (la
masse des marchandises produites ne peut être absorbée par un une consommation
« insuffisante »), soit en la rattachant à l’analyse de la baisse tendancielle du taux de profit.
Pour nous, c’est cette dernière approche, nous l’avons dit, qui nous semble la plus
pertinente car elle intègre, dans sa démarche même, les résultats de la première.
De manière élémentaire, la possibilité de la crise découle de la «disjonction » entre
le procès de production immédiat et le procès de circulation des marchandises. Ce sont deux
procès qui peuvent « s’autonomiser » relativement dans la mesure où la valeur d’usage et la
valeur d’échange de ces marchandises ne coïncident pas. Pour être vendues, les
marchandises doivent « passer » par le prix (échangées contre de l’argent, M-A). Cette
« métamorphose » sépare les processus d’achat et de vente et contient, dans sa nature
même, la crise si les deux processus ne se recoupent pas (différence avec le troc) : « La
difficulté de transformer la marchandise en argent, de vendre provient simplement de ce
que la marchandise doit nécessairement être transformée en argent alors que l’argent ne
doit pas nécessairement être transformé en marchandise, que vente et achat peuvent donc
être disjoints » [Marx, TPV, t.2, p.607].
Nous avons précédemment insisté sur l’impérieuse nécessité pour le capital, non
seulement de dégager de la plus-value, du profit, mais aussi de se reproduire comme
capital. Il ne s’agit généralement pas de simplement remplacer ce capital « à l’identique »
mais de remplacer le capital avancé avec le taux de profit, le taux de plus-value habituels.
Les signes avant-coureurs de la crise c’est que cette reproduction va se trouver
« contrariée » ou remise en question. La cause la plus courante de cette situation c’est que,
dans un contexte de concurrence exacerbée, le prix de marché des marchandises produites
(ou de certaines d’entre elles) tombe en dessous de leur prix de production.
La « plus-value » accumulée sous forme d’argent ne peut donc
transformée en capital qu’avec perte.
plus être
« Il se produit un arrêt dans la reproduction, par
conséquent dans le flux de la circulation. Achat et vente se figent réciproquement et du
O Olho da História, n. 14, Salvador (BA), junho de 2010.
capital inemployé apparaît sous forme d’argent inutilisé ..
Robert Rollinat
ou encore sous forme de trésor
dans le coffre des banques » [Marx, TPV, tome 2, p.590]. Au début de la crise, c’est sous
forme de capital de prêt pléthorique que se manifeste la dévalorisation du capital investi. Il
faut donc tenter de trouver, dans une conjoncture de plus en plus difficile, de nouveaux
« supports » pour réinvestir la plus-value inutilisée. La Finance, la spéculation immobilière,
les dépenses de luxe ont été , surtout à partir des années 1990 dans les pays capitalistes,
des « débouchés de substitution » à cette crise de valorisation (voir plus loin). On peut donc
considérer
que,
de
manière
structurelle,
le
rythme
d’accumulation
(l’investissement dans la production) va diverger du taux de profit réalisé
La
crise
marchandises
33
de
surproduction
apparaît
d’emblée
comme
32
du
capital
.
surproduction
de
(augmentation considérable des stocks de biens et marchandises invendus)
mais elle est aussi, nécessairement, surproduction de capital. Des capitaux ont été investis,
dans de nombreux secteurs de production, mais ces capitaux sont désormais « en jachère »,
partiellement occupés ou inoccupés. Leur mise en valeur comme capital ne se réalise plus
car n’étant plus en mesure de produire des marchandises « vendables » sur le marché 34 .
La surproduction se manifeste tout d’abord par une destruction de capital. Marx
décrit le processus que l’on peut constater aujourd’hui dans de nombreux secteurs, partout
dans le monde : « Le procès de travail se ralentit ou est, par endroits, complètement
32
M. HUSSON, s’appuyant sur des données européennes, établit, qu’à partir du début des
années 1980, pour les pays de la Triade (Etats-Unis, Japon, Union Européenne) le taux de profit
(rendement net sur stock de capital net) aurait nettement augmenté alors que, dans le même temps, le
taux d’accumulation (taux de croissance du capital net investi) aurait stagné, voire baissé. Il voit
logiquement dans ce découplage la conséquence d’une surexploitation accrue du travail et de la baisse
de la part des salaires dans la production, ce qui aurait permis de générer des profits supplémentaires
qui ne se seraient pas investis. Mais la conclusion qu’il tire de ce constat nous semble totalement
erronée :
« A partir du moment où le taux de profit augmente grâce au recul salarial sans reproduire
des occasions d’accumulation rentable, la finance se met à jouer un rôle fonctionnel dans la
reproduction en procurant des débouchés alternatifs à la demande salariale.. » [ « Un pur capitalisme »
, 2008, p.20, Editions Page Deux, Lausanne]. On voit mal comment la « demande salariale », en
baisse relative (et même absolue), compte tenu des processus décrits ci-desssus, pourrait constituer
un « débouché » de la finance. . Cette vision se rapproche en fait de celle développée pendant un temps
par Michel AGLIETTA et d’autres sur le « capitalisme patrimonial » (on parlait aussi de « capitalisme
actionnarial » : les salariés pourraient accéder, eux aussi, en achetant des actions, au marché boursier
et donc participer au « partage du gâteau »). Mauvais prophète, D. PLIHON insistait alors sur la
« résilience » du capitalisme: « Notre hypothèse est donc que, en dépit de la crise profonde qui le
frappe au début des années 2000, le nouveau régime de croissance qualifié de « capitalisme
actionnarial » qui se met progressivement en place ne sera pas remis en cause » [PLIHON D. [2006], :
«Le nouveau capitalisme». La Découverte, p.112].
33
C’est surtout la surproduction de marchandises que constate et décrit , à partir de 1810,
lors des crises successives du XIXème siècle et jusqu’en 1929, l’économiste libéral français Jean
LESCURE dans le 1er tome du classique : « Des crises générales et périodiques de surproduction »,
[1932], 4ème éd., Domat-Montchrestien. Paris. Dans le tome II, « Causes et remèdes », il rejette aussi
bien les explications « monétaires » de ces crises (rôle de l’or, du papier-monnaie ou du crédit) que les
théories dites « organiques », celles qui se réfèrent à Marx et à ses épigones (p.420 et suiv.). Il
préconise finalement d’utiliser une
«méthode historique complexe», assez éclectique ,
pour
comprendre la nature de ces crises. Le livre de LESCURE vaut surtout pour la description détaillée qu’il
donne des crises « d’ancien type », notamment celles de la fin du XIXème siècle.
34
Le sens du mot par rapport aux besoins est bien précisé : « Le terme overproduction en soi
induit en erreur. Tant que les besoins les plus pressants d’une grande partie de la société ne sont pas
satisfaits ou tant que ne sont satisfaits que ses besoins les plus immédiats, on ne peut naturellement
pas parler d’une surproduction de produits, en entendant par là que la masse des produits serait
excédentaire par rapport aux besoins de ces produits »,( MARX, TPV, tome 2, p..628).
O Olho da História, n. 14, Salvador (BA), junho de 2010.
Robert Rollinat
paralysé, c’est du capital réel qui est détruit. Le travail qui n’est pas exploité est autant dire
de la production perdue. Des matières premières qui restent inemployées ne sont plus du
capital » [T.P.V. , tome II, p. 591]. Des bâtiments, des bureaux ou des entrepôts qui ne
sont plus occupés, des stocks de marchandises produites mais devenues invendables, des
machines et des chaînes de production qui ne produisent plus, autant de moyens de
« détruire » le capital investi. Concernant les machines et les équipements, la destruction de
valeur, de capital est d’autant plus importante que ces biens de production sont récents,
qu’ils n’ont accompli qu’une partie de leur cycle productif. Ils sont le fruit du travail mais ils
ne valent plus rien, « leur valeur d’usage et leur valeur d’échange s’en vont au diable »
[op.cit., p. 591]. Dans la crise actuelle, les exemples abondent, dans tous les secteurs de
production, d’équipements récents, voire de haute technologie, devenus brutalement
inopérants, obsolescents.
Mais la destruction du capital dans la crise signifie encore dit Marx, « la dépréciation
de masses de valeur qui les empêche de renouveler ultérieurement leur procès de
reproduction comme capital à la même échelle...Des masses de marchandises faisant
fonction de capital ne peuvent pas se renouveler comme capital entre les mêmes mains. Les
anciens capitalistes font faillite [Marx, T.P.V., tome 2, p.592].
Pour toutes ces raisons, il faut considérer que la crise actuelle, d’un point de vue
fondamental, est bien une crise « classique » du capitalisme, une crise de surproduction.
Certes, on ne brûle plus, comme en 1929, le café dans les chaudières des locomotives, les
entrepôts ne débordent pas toujours de marchandises invendues (on a amélioré depuis lors
la gestion des stocks..) mais le problème fondamental demeure : dans le capitalisme, la
contradiction Capital-Travail s’exprime dans le fait que « la limite de la production, c’est le
profit du capitaliste, nullement le besoin du producteur » [Marx, TPV, t.2, p.629].
La surproduction n’est évidemment que relative . Il y a surproduction par rapport
aux capacités d’absorption du marché, par rapport à la demande « solvable » et cela ne veut
évidemment pas dire que les besoins sociaux des individus sont satisfaits.
La crise de
surproduction «générale» (ou absolue) n’a évidemment rien à voir avec les besoins de la
population, « elle n’ a affaire qu’avec les besoins solvables » [Marx, TPV, tome 2, p.604].
Mais, dans les faits, les impératifs de la mise en valeur et de la réalisation du profit font que
« ..la production ne s’effectue pas en tenant compte des limites existantes de la
consommation, mais n’est limitée que pour le capital lui-même » [TPV, op.cit. , tome 2,
p.620].
A la base de la compréhension des crises, il faut donc revenir au point de départ de
l’analyse marxiste, développée dans « Le Capital » selon laquelle la relation entre le travail
salarié et le capital détermine entièrement le caractère du mode de production capitaliste.
C’est cette problématique de la mise en valeur du capital et de ses contradictions qui, par
delà les mécanismes du crédit et toutes les « ruptures » monétaires et financières », nous
permet d’en comprendre l’origine et les formes d’apparition. C’est la seule démarche qui
permette d’en historiciser le développement et d’en comprendre l’irruption souvent brutale
à un moment donné.
O Olho da História, n. 14, Salvador (BA), junho de 2010.
Robert Rollinat
Ernest MANDEL avait déjà signalé, à l’occasion de la crise de 1973-1974, que le
« déclencheur » de la crise de surproduction ne doit pas être confondu avec les raisons de
fond qui ont amené cette crise, ni avec sa forme d’apparition
35
. Mais, ce qui est tout à fait
caractéristique de ce type de crise, c’est la brutalité et la rapidité de son déclenchement. Les
Etats-Unis se sont ainsi fin 2008 rapidement retrouvés dans une situation de chômage de
masse : 2,6 millions d’emplois détruits en cours d’année mais avec une brutale accélération
en Novembre (585 000 emplois perdus) et Décembre (524 000 emplois perdus). Si l’on
examine la France et l’Europe, la détérioration est tout aussi spectaculaire. Dans la zone
euro, ce sont les pronostics les plus pessimistes qui se sont réalisés. En Angleterre, après la
fermeture de la chaîne de magasins Woolworth
(800 magasins fermés, près de 30 000
licenciements), d’autres distributeurs sont à leur tour touchés ainsi que les usines Nissan
(1200 postes supprimés) et tous les secteurs d’activité économique. 3000 emplois sont, au
début de l ‘année 2009, journellement perdus en Angleterre. En Allemagne, le chômage est
reparti brutalement à la hausse 36 . Depuis lors, les principaux indicateurs, notamment ceux
de la production et de l’emploi ont été revus plusieurs fois à la baisse.
Du point de vue de la brutalité du processus de crise engagé depuis quelques mois,
la comparaison avec 1a crise des années 1929-30 37 s’impose d’emblée, en particulier quant
au rythme de sa diffusion. Une récente étude de deux historiens économistes américains,
B.Eichengreen et K.H. O’Rourke montre que, si l’on considère l’ensemble de la production
industrielle mondiale, le recul sur neuf mois (à partir de deux « pics », juin 1929 d’une part
et avril 2008, d’autre part) est plus important aujourd’hui qu’alors. Il en va de même, à
partir des mêmes dates de référence, pour l’indicateur de volume du commerce mondial et
l’indicateur des marchés mondiaux d’actions (même si ces derniers se sont depuis mars
2009 légèrement redressés). Un autre indicateur tout aussi inquiétant est celui, mesuré pour
24 pays, des déficits fiscaux (mesurés par rapport au PIB) en 1929-30 et aujourd’hui. Ces
déficits ont déjà atteint aujourd’hui des niveaux beaucoup plus importants qu’en 19291930 38 . Si l’on admet que le « détonateur » de la crise d’aujourd’hui a été constitué par la
35
« L’événement détonateur qui précipite les crises de surproduction est à distinguer de leur
forme d’apparition. Celui-ci peut être un scandale financier, une brusque panique bancaire, la
banqueroute d’une grande firme comme il peut être simplement le retournement de la conjoncture
(mévente généralisée) dans un secteur clef du marché mondial...mais le premier phénomène à saisir est
bien la rupture brutale de l’équilibre entre offre et demande de marchandises.. » [MANDEL E. [1982] :
« La crise 1974-1982. Les faits. Leur interprétation marxiste ». Flammarion, page 261 ].
36
Un exemple parmi d’autres, celui du n°1 mondial de l’acier ArcelorMittal. A l’issue du 1er
trimestre 2009, ses ventes avaient été divisées par deux par rapport au 1er trim. 2008. Victime des
difficultés des principaux clients de la sidérurgie, de l'automobile et de la construction, le groupe a vu
son chiffre d'affaires tomber, dans le même temps de 29,80 à 15,10 milliards de dollars. La perte nette
atteint 1,1 milliard de dollars, presque deux fois plus que les prévisions des analystes. ArcelorMittal, qui
fait actuellement tourner ses usines à seulement la moitié de leurs capacités, estime que la réduction
"temporaire" de la production correspond au niveau de baisse de la demande. Ses effectifs mondiaux
ont été réduits depuis fin décembre de 4.000 employés.
37
Pour une contribution récente en ce sens, voir : Chris HARMAN : « La grande dépression
et la crise présente », Revue « LA BRECHE », N°5, janvier-mars 2009, Lausanne., pp. 5-20.
38
EICHENGREEN B. , 0’ROURKE K.H. [2009] : « A tale of two depressions ». Travail en
cours, cité ici d’après le site web espagnol www.sinpermiso.org : « Una comparacion historicoestadistica de la Gran Depresion con la crisis presente », 12 Avril 2009.
O Olho da História, n. 14, Salvador (BA), junho de 2010.
Robert Rollinat
crise des sub-prime et les faillites bancaires aux Etats-Unis, il faut constater que le rythme
de diffusion de la crise a été très rapide et ce, en raison de la mondialisation de la
production, des réseaux commerciaux et de la finance.
Une des autres manifestations les plus évidentes de cette crise, c’est aussi
la
dépréciation, dévalorisation brutale, du capital déjà installé. La dépréciation périodique du
capital existant a toujours été considérée par Marx comme un moyen de tenter de résoudre
les contradictions du système et, en premier lieu, la baisse tendancielle du taux de profit :
La dépréciation périodique du capital existant qui est un moyen immanent au mode de
production capitaliste d’arrêter la
baisse du taux de profit et d’accélérer l’accumulation de
valeur-capital par la formation d’un capital neuf perturbe les procès de procès de circulation et
de reproduction du capital et, par suite, s’accompagne de brusques interruptions et de crises
du procès de production. [Le Capital, op.cit. Livre 3, p.262].
Mais, au moment de la crise elle-même,
la dépréciation-dévalorisation prend des
proportions gigantesques, des pans entiers d’équipements, sans même achever leur cycle
(non amortis) deviennent caducs. Il y a bien destruction massive de valeur avec toutes les
conséquences sociales qui en découlent.
Depuis quelques mois, il y a déjà eu une énorme destruction de ce capital accumulé.
La première forme de destruction est celle qui s’opère en Bourse. Aux Etats-Unis, en un seul
jour, le 15 octobre 2008, la baisse des cours a conduit à la perte de 1,1 trillion de dollars.
On estime qu’à cette date, les marchés boursiers avaient déjà perdu, au niveau mondial, 27
trillions de dollars, que la perte de valeur des seuls
logements américains pouvait être
évaluée à 5 trillions de dollars, celle des fonds de pension 2,5 trillions de dollars 39 . La faillite
des banques qui les conduit à disparaître doit aussi être considérée comme une destruction
de capital et de valeur (ainsi celle de la banque Lehman Brothers capitalisée avant sa chute
entre 30 et 40 billions de dollars et celle de l’assureur AIG qui, quelques mois avant
l’effondrement était encore estimée entre 150 et 200 billions de dollars). Et comment
mesurer la valeur énorme du capital productif détruit par la réduction de la production et
les fermetures d’usines, sans évidemment oublier la destruction de la force de travail ellemême ?
Le credit, le capital porteur d´interet : composantes de la speculation finaciere
Pour appréhender les développements brutaux de la crise actuelle, il fallait donc
d’abord repartir des « fondamentaux » que sont, pour la théorie marxiste, la mise en valeur
du capital et les contraintes de réalisation du
profit
et
resituer ces impératifs de
valorisation du capital dans le contexte historique de l’évolution du capitalisme, en
particulier depuis la « reconstruction » de l’après-guerre. Les violentes « contradictions »
dans la finance, les banques et les monnaies qui sont apparues au grand jour à la fin de
2008 ne sont en effet compréhensibles que comme expression de la crise globale de ce
39
Chiffres cités par Joel GEIER : « Capitalism’s worst crisis since the 1930 s ». International
Socialist Review , N°62, Nov.Dec. 2008. Voir aussi « Le Monde », 26-27 Octobre 2008, page 1,
« 25000 milliards de dollars évanouis » (perte évaluée à cette date de la seule capitalisation boursière
mondiale depuis le début de l’année 2008).
O Olho da História, n. 14, Salvador (BA), junho de 2010.
Robert Rollinat
mode de production capitaliste. Mais comment formaliser le lien entre ces deux niveaux, la
crise de la production d’une part, les faillites de banques et la crise boursière d’autre part ?
Une réponse cohérente et logique nous est proposée par Marx lorsqu’il met en
évidence le rôle du crédit dans la production capitaliste et quand il analyse les
rapports
généraux entre la marchandise et la monnaie. Pour ce faire, il étudie d’abord l’argent dans
son rôle « purement technique » lié à la circulation et à l’échange des marchandises, puis sa
fonction dans le procès de circulation du capital commercial et industriel. Mais l’argent n’est
pas seulement une forme, une « représentation » de la valeur, c’est aussi la possibilité de
développer le crédit.
Historiquement, le système de crédit a accéléré le développement matériel des
forces productives et la constitution d’un marché mondial. Mais il
« capitaliste particulier ou à celui qui passe pour tel », d’avoir
permet également au
«la disposition absolue, à
l’intérieur de certaines limites, du capital d’autrui, de propriété d’autrui et, par conséquent,
de travail d’autrui » [ Cap., L.III, t.7, op.cit., p.104].
Cela est rendu possible par la
centralisation des « petites épargnes » au sein des banques mais aussi grâce à tous ceux
qui, disposant de capitaux disponibles, vont chercher à les mettre en valeur. Le système de
crédit est un moyen pour élargir la production par delà les capacités d’absorption du marché
(voir aujourd’hui la surproduction de logements et d’automobiles), de favoriser la
spéculation commerciale.
Le crédit accélère donc le procès de reproduction en général. Il sert de base à la
spéculation parce qu’il permet d’abord, de manière élémentaire, de garder plus longtemps
séparés les actes d’achat et de vente. Ce que MARX analysait dans le contexte du
capitalisme industriel du XIXème siècle s’est trouvé largement amplifié dans le capitalisme
d’aujourd’hui fortement bancarisé et où la promotion et l’usage du crédit ont été
pris en
charge, à des taux élevés, parfois usuraires, par une multitude d’organismes et d’institutions
spécialisées, y compris des officines chargées de « refinancer » les dettes des ménages les
plus endettés. Certaines appréciations de Marx sur le rôle de la spéculation sont très
actuelles :
Si le système de crédit peut faire figure de levier principal de la surproduction et de la
surspéculation commerciale, c’est seulement parce que le procès de reproduction, par nature
élastique, se trouve tendu ici jusqu’à l’extrême limite, étant donné qu’une grande partie du
capital social est utilisée par ceux qui ne le possèdent pas... [Marx, Cap., L.3, T.7, p. 106].
Mais surtout dit MARX, le crédit
va permettre, pour un temps, de surmonter « la
barrière du capital » précédemment évoquée (l’investissement
nouveau se heurtant au
capital déjà accumulé) en lui permettant d’ investir d’autres secteurs d’activité à la
rentabilité jugée meilleure. Le développement du système de crédit va rencontrer le premier
ses propres limites car le prêt implique toujours, après un certain délai, le remboursement.
Cela se traduit généralement par de violentes crises de crédit et des faillites (d’individus ou
d’entreprises). C’est là qu’il faut trouver l’origine de l’ économie de surendettement.
L’endettement est rendu nécessaire par l’insuffisance de l’épargne due elle-même à la
dégradation du revenu (voir la crise des sub-primes aux Etats-Unis).
O Olho da História, n. 14, Salvador (BA), junho de 2010.
Robert Rollinat
L’analyse du crédit nous conduit assez naturellement à considérer le taux d’intérêt.
Du point de vue de la loi de la valeur,
l’intérêt ne peut être pris que sur le « profit
d’entreprise » : c’est ce que le « capitaliste-investisseur » doit prendre sur la plus-value
réalisée, base du profit, pour rémunérer l’apporteur de capitaux, notamment le banquier 40 .
On conçoit également qu’à travers les opérations de prêt, les capitaux en quête de
placement et de rentabilité se « détachent », du moins en apparence, des processus
immédiats de la production et de la mise en valeur. MARX
considère le capital porteur
d’intérêt comme « forme aliénée du rapport capitaliste » : « Avec le capital porteur d’intérêt,
le rapport capitaliste atteint sa forme la plus extérieure, la plus
fétichisée. Nous avons ici
A-A’, de l’argent produisant de l’argent, une valeur se mettant en valeur elle-même, sans
aucun procès qui serve de médiation aux deux extrêmes » [Cap., L.3, section V, p.55].
A la différence du capital de production ou encore du capital marchand (A-M-A’) qui,
dit MARX, « représente encore un procès » (celui
de la sphère de la circulation des
marchandises), la formule A-A’ (où A’ est nécessairement supérieur à A) suppose que
l’argent acquière
la propriété de créer de la valeur et, selon la fameuse formule, « de
rapporter de l’intérêt tout aussi naturellement que le poirier porte des poires » [Cap, L.3,.
op. cit. p.56].
L’argent devient ainsi un « fétiche automate » et la valeur d’usage de
l’argent, comme pour la forme travail, sera « de créer de la valeur, une valeur supérieure à
celle que l’argent lui-même contient ».
Les « illusions monétaires » entretenues aujourd’hui par les mécanismes de la
spéculation financière et boursière trouvent là une explication. L’intérêt (ou le dividende)
apparaissent comme une composante du profit (c’est-à-dire de la plus-value prise au
salarié) mais aussi, contradictoirement, comme le fruit proprement dit du capital , comme
« la chose première », le profit « d’entreprise » apparaissant alors comme une forme
dérivée, seconde, accessoire du procès de reproduction.
Si l’on admet les principes sous-jacents à la loi de valeur, le fait que cette valeur
puisse se « révéler » à travers
différentes formes (en particulier sous la forme argent-
monnaie, sous la forme marchandise, sous la forme capital) et que ces différents maillons
constituent autant de formes spécifiques dans la circulation générale du capital, il faut alors
considérer que le capital financier n’est pas un « nouveau » capitalisme ou une perversion
d’un capitalisme « pur » dont la base pourrait, par exemple, être industrielle. Il s’agit bien
d’un seul un même système, le secteur financier n’étant qu’une « excroissance » naturelle
du capitalisme global dont les fins restent les mêmes, l’extorsion du profit) 41 . Ce point sera
développé ultérieurement.
40
MARX analyse en détail ce partage du profit en intérêt et « profit d’entreprise » dans le
Livre 3 du « Capital ». Il établit en particulier, contre la position de certains économistes de son époque,
qu’il ne peut exister un « taux naturel » de l’intérêt « indépendant » du taux de profit (et donc des
conditions générales de réalisation de la plus-value).
41
R. BRENNER va encore plus loin. Questionné sur le paradigme de la « financiarisation » ou
du « capitalisme financier » qui aurait, à partir des années 1980, provoqué une « résurgence » du
capital, il considère que l’idée même de « capitalisme financier » est une contradiction dans les termes
car, dit-il, « en dehors d’exceptions significatives comme le prêt au consommateur, le profit financier
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Robert Rollinat
Il n’y a donc pas d’un côté « le réel », de l’autre « le financier », il y a le problème
permanent de la mise en valeur, de la valorisation du capital. MARX considère, que ce qui
distingue les capitalistes « modernes » des anciennes classes dirigeantes, c’est qu’il leur faut
utiliser leur argent pour accumuler du capital et non le dépenser : « Sans accumulation, le
capital ne peut constituer les bases de la production.. Si la plus-value était simplement
consommée, alors le capital ne pourrait se réaliser lui-même comme capital, ne pourrait se
reproduire lui-même comme capital, c’est-à-dire comme valeur qui produit une valeur plus
grande.. » [Marx, Grundrisse, Chap.8, p.56] . Nous retrouvons là cette « barrière »
incontournable du capital : le capital lui-même.
Capital reel et capital fictif: la bourse, la finance, la rente fonciere
Ne fois considérée la fonction du crédit en général, sa « capacité » à anticiper les
ventes (crédit commercial) et à favoriser l’investissement dans la production (crédit
productif), après avoir montré l’importance des relations entre « capital productif » et
« capital porteur d’intérêt », il nous faut examiner maintenant un maillon essentiel de la
théorie marxiste des crises qui nous permet plus concrètement d’étudier les mécanismes de
création et d’éclatement des fameuses
« bulles financières », d’en comprendre les ravages
destructeurs sur les banques, les épargnants et les salariés. Cet apport qui distingue
l’approche marxiste de toutes les autres consiste à prendre en compte, à côté du « capital
en général » et des autres formes du capital, la notion de capital fictif 42 .
Premier constat : dans sa nature même, parce qu’il suppose l’existence de la
banque, le mécanisme du crédit aboutit à une création de moyens de paiement ex nihilo. En
effet, le propriétaire d’un dépôt auprès d’une banque va le considérer comme une encaisse
disponible, alors que, dans le même temps, la banque peut utiliser le même dépôt à d’autres
fins (à faire du crédit par exemple à un autre client). A chaque opération de crédit il y a ainsi
duplication monétaire. Une banque peut donc
financer des investissements à long terme
avec des fonds empruntés à court terme (ceux des dépôts à vue ou à court terme de ses
déposants). Au total, le mécanisme du crédit aboutit à une création de monnaie
par de
simples jeux d’écriture. Il est donc fondamentalement instable.
Le mécanisme du crédit permet donc la création (ou la destruction) monétaire par
la voie bancaire. Pour les bénéficiaires du crédit, on a pu parler de « miracle du crédit »,
puisqu’il permet de créer ex nihilo un pouvoir d’achat effectif qui s’exerce sur le marché,
sans que ce pouvoir d’achat puisse être considéré comme la rémunération d’une quelconque
activité de production. Autant la mobilisation d’« épargnes réelles » par les banques peut
durable dépend de l’obtention de profits durables dans l’économie réélle » . Interview du 22 Février
2009. En espagnol sur le site www.sinpermiso.info.
42
En France, c’est François CHESNAIS qui a contribué, notamment à partir d’une analyse
détaillée et rigoureuse de la 5ème section du Livre III du « Capital », à réhabiliter, de manière
convaincante, la notion de « capital fictif » , CHESNAIS, 2006, dans « La Finance capitaliste » , Actuel
Marx, Puf ].
O Olho da História, n. 14, Salvador (BA), junho de 2010.
Robert Rollinat
leur permettre de financer des investissements productifs, autant la création de « faux
droits » par la création monétaire mène directement à la spéculation.
Analysant les premières grandes crises bancaires mondiales du XIXème siècle,
notamment celles de 1847 et de 1857-58, Marx précise : « Pour qu’un système de crédit
fictif puisse naître, il faut toujours deux parties, débiteurs et créanciers et que les premiers
aient toujours tendance à faire des affaires avec le capital d’autrui et à s’enrichir à ses
dépens… De quelle nature sont donc les rapports sociaux qui
suscitent presque
régulièrement ces « périodes d’auto-mystification, de surspéculation, de crédit fictif ? »
[Marx, New York Tribune, 4 oct.1858]
43
.
La notion même de capital fictif englobe celle de crédit fictif. Et le capital fictif
découle des comportements spéculatifs qui sont immanents à la société capitaliste ellemême. Ils sont étroitement liés aux conditions générales de mise en valeur du capital avec,
comme objectif incontournable, la recherche du profit. Marx se réfère à Sismondi et à sa
notion de « capital imaginaire » (imaginary capital) pour préciser la définition du terme.
Le capital fictif concerne donc tous les instruments monétaires ou financiers
susceptibles de rapporter de l’argent à partir de l’argent (le cycle « court » A-A’) sans
repasser par la production ou l’échange de marchandises. Ces instruments se sont fortement
développés ces dernières années (voir 2ème partie) constituant ce capital fictif qui, dans la
phase de montée spéculative, va s’émanciper pour un temps des contraintes de la loi de
valeur. Selon la formule de Marx, « le capital fictif est fictif dans le sens où sa valeur capital
comptable
est purement illusoire ». Mais cette illusion n’est pas étrangère au mode de
production capitaliste (elle ne découle pas par exemple d’une mauvaise « psychologie » des
marchés ), elle en est un sous-produit naturel.
Michael
capital
Perelman
rappelle que dans les économies modernes, la croissance du
fictif creuse l’écart entre les prix et les valeurs. Plus les signaux de prix vont être
faussés (suite à la spéculation), plus l’information sur la valeur, sur l’économie réelle, va se
réduire et même disparaître 44 . Pendant la crise, l’élimination des valeurs fictives contribue
au relèvement du taux de profit, au moins tant que ces valeurs fictives (avec la charge
qu’elles font peser sur les producteurs) sont éliminées à un rythme qui dépasse la baisse
générale des prix. La destruction du capital fictif est donc étroitement liée avec le processus
de dévalorisation du capital. On a là un schéma théorique qui, autour de cette notion de
capital fictif, nous permet de comprendre la naissance et l’éclatement des bulles financières,
leur
articulation « souterraine » avec le monde réel.
On comprend aussi pourquoi c’est
souvent dans la sphère financière, notamment sur les marchés boursiers, que le
déclenchement de la crise se produira. C’est là où l’écart entre valeurs et prix de marché
est devenu le plus important que la correction va se faire la plus soudaine et brutale.
43
Cité d’après le recueil de textes de Marx et Engels : « La crise » [1978] , préface de R.
Dangeville, UGE,
Paris, pp. 201-204.
44
PERELMAN Michael [1987] : « Marx’crisis Theory, Scarcity, Labor and Finance » Praeger ,
New York., Voir surtout le Chapitre 6: “Fictitious Capital and Crisis Theory”, pp. 170-217.
O Olho da História, n. 14, Salvador (BA), junho de 2010.
Robert Rollinat
La crise actuelle dont le déclencheur a été la crise des « subprime » aux Etats-Unis a
eu pour origine un secteur bien spécifique : celui de la construction et de l’immobilier. Cet
aspect doit être considéré comme tel car il concerne une catégorie économique particulière,
trop souvent évacuée dans le débat marxiste : la rente foncière. Qu’est-ce qui a permis les
prêts à risque de la part des banques sinon la valorisation artificielle du support que
constitue l’immobilier, valorisation de ce que l’on pourrait qualifier, en termes marxistes, de
rente absolue ?
Lorsque l’on se penche sur la théorie de la rente dans le « Capital », on est
confronté à un problème : Marx traite essentiellement de la
rente en agriculture (à
l’exception d’un court développement sur la rente des terrains à bâtir et sur les mines). Il y
a bien sûr, Ricardo l’avait montré, la rente différencielle (expression de la localisation et de
la fertilité comparée des sols) mais il y a surtout la rente absolue, composante, forme,
support du profit. Et, tout comme l’intérêt, dit Marx, la rente doit être prélevée sur le profit
global 45 . Qu’est-ce qui contribue aujourd’hui à redonner une place essentielle à la rente ?
C’est le fait qu’elle ne concerne plus seulement la terre agricole comme au XIXème siècle
mais une multitude d’activités économiques dépendantes qui ont généré, pendant un temps,
de nombreux emplois de « services » dans de nombreux secteurs : l’immobilier urbain,
l’exploitation des richesses naturelles énergétiques, les centres commerciaux, de loisirs, de
vacances, etc. Ces activités nécessitent un « support » foncier qui peut, comme tel, servir
de base à la spéculation.
On peut considérer, ces dernières années, que la rente foncière et sa valorisation
(artificielle car déconnectée du processus productif)
a
constitué un support privilégié de
46
« création » et d’extension du capital fictif . En effet, qu’est-ce qui permet d’opérer le lien
entre le crédit immobilier et la rente foncière ? Tout simplement les hypothèques sur les
terrains et les logements concernés. Lorsque la courbe de prix des biens immobiliers s’est
retournée, et avec elle la valeur des hypothèques, la « bulle immobilière » fictive
s’est
dégonflée. Comme on le sait, depuis le début de la crise, le prix des logements et des
terrains n’a pas seulement baissé dans la plupart des pays, il s’est effondré dans certains (
Irlande, Espagne mais aussi Etats-Unis). Et la correction est loin d’être terminée.
Derrière la rente, il y a le rapport d’appropriation, le droit de propriété. Ce droit n’est
pas celui de l’entrepreneur actif mais du rentier-spéculateur. C’est un support du
parasitisme. Marx le dit à sa manière: «.. ce qui, dans la mise en valeur de la propriété
foncière et le développement de la rente
apparaît, du point de vue économique, comme
particulièrement caractéristique est que leur montant n’est nullement déterminé par
45
Chez MARX, les développements sur la rente foncière se situent à la fin du Livre III du
« Capital » dans une section VI intitulée, de manière significative, « Conversion du surprofit en rente
foncière ».
46
PERELMAN précise à ce sujet : « La capitalisation des biens capitaux réels est très
importante car ces valeurs capitalisées sont un déterminant majeur des prix de marché » . La terre
(cultivable ou à bâtir) est un bien-capital réel qui n’échappe donc pas à la spéculation, avec un prix de
marché qui peut se « détacher » plus ou moins durablement de sa valeur [PERELMAN, op.cit., pp. 197198]
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Robert Rollinat
l’intervention du bénéficiaire mais par le développement du travail social auquel il n’a
aucune part et qui ne dépend nullement de son action » [MARX, Cap. , L .3 , t.6, p. 28].
Or, les politiques néo-libérales de crise ont élargi, ces dernières années, la
dimension « propriétaire », rentière, on pourrait dire « parasitaire » du capitalisme. Tout
d’abord, par les privatisations à outrance du « foncier » dans certains pays européens mais
aussi en Amérique latine, en Europe de l’Est et ailleurs. En Argentine, suite à la crise de
2002, un quart de la pampa a été rachetée par des intérêts étrangers, de même qu’une
partie de l’Amazonie brésilienne par des firmes agro-alimentaires américaines. La vente par
l’Etat anglais de son parc de logements sociaux
procède de la même logique. Partout,
l’espace « public » a été réduit.. Le champ d’accumulation du capital dans le foncier, les
biens touristiques, les ressources énergétiques en a été élargi d’autant. Cet élargissement
a été considérable après la chute du mur de Berlin et l’effondrement des régimes
soviétiques.
Cette politique organisée du capital mondial, en premier lieu américain, de
« reconquérir » les terres libres, les sources d’énergie et de matières premières, dans de
nombreuses parties du monde, s’est non seulement traduite par des guerres mais aussi,
plus simplement, par le démantèlement des lois et règlements existants en matière foncière.
Elle a conduit à privatiser une partie des actifs publics, de « réinvestir » tout ce qui, jusque
là,
n’était, jusque là, « pas à vendre ».
L’Etat, c’est dit N. Klein, le « nouveau territoire
colonial » que l’entreprise conquistador doit piller en recherchant sans relâche de nouvelles
sources de profit dans le domaine public [Klein, op.cit, p. 294]. Pour ce faire, un
rôle
essentiel est dévolu à la corruption car il est nécessaire d’obtenir l’appui du Politique pour
investir , dans les meilleures conditions, ces nouveaux champs d’accumulation.
Le capitalisme en crise engendre donc un nouveau « parasitisme »
propriété foncière et la
rentiers malveillants
basé sur la
rente. Il ne s’agit pas là d’ une perversion supplémentaire de
mais bien d’un mécanisme inhérent à la nature même du système
47
économique . La crise d’aujourd’hui concerne donc aussi tous ces secteurs. Elle est d’autant
plus brutale que le développement de ces activités « rentières » n’avaient obéi à aucune
règle particulière, sauf celle du profit maximum.
L´economie permanente d´armement, la privatisation securitaire
Les nécessités de la valorisation du capital ont aussi trouvé un champ, trop souvent
sous-estimé, dans l’économie d’armement. Compte tenu des contradictions mondiales de la
mise en valeur évoquées plus haut, l’armement, le « marché de la guerre » constituent un
47
On pourrait ici établir un parallèle avec l’évolution du pouvoir mafieux tel qu’il été analysé,
à propos de l’Italie, par Lebert et Vercellone . Les activités de la mafia n’ont plus rien à voir avec la
« mafia-entreprise » de l’industrie du crime et de la protection. Elles n’apparaissent plus comme
violation du marché mais comme forme endogène de l’accumulation du capital. Il y a interpénétration
des activités formelles (la finance, l’investissement immobilier, les concessions de services publics)
avec l’informel (l’intimidation et la violence). Au plan politique, la mafia n’apparaît donc plus comme un
anti-Etat mais comme une composante des classes dirigeantes [LEBERT, VERCELLONE, 2006].
O Olho da História, n. 14, Salvador (BA), junho de 2010.
Robert Rollinat
« débouché » pour la production même si les marchandises produites, les armes, n’ont
qu’une « valeur d’usage » qui est celle de la destruction.
Ernest Mandel, suivant Rosa Luxembourg, analysait déjà la fonction spécifique de
« l’économie de réarmement permanente » dans son ouvrage « Le troisième âge du
capitalisme », indiquant « que le capital excédentaire n’est réinvesti de manière productive
que dans le cas où un débouché rentable lui est garanti ». Ce débouché rentable étant de
plus en plus difficile à trouver dans la production « normale » des biens et services, une
« demande supplémentaire » était créée par l’Etat, en partie grâce aux impôts, en partie par
les emprunts émis [Mandel, 1997, pp.219-246].
La crise de 1929 qui a débouché sur la seconde guerre mondiale et la préparation à
la guerre a été, surtout à partir de 1939 aux Etats-Unis, l’élément qui, bien plus que le New
Deal , a contribué, avec un coût social très élevé, à la reprise de l’accumulation du capital 48 .
Or, il est évident qu’aujourd’hui, les guerres en cours, notamment celles d’Irak et
d’Afghanistan, s’appuient déjà sur un complexe militaro-industriel bien supérieur à celui des
années 1930. Il faut donc considérer que, dans le processus même de la crise et
de la
manière dont elle pourra se dénouer ( en l’absence d’une véritable solution socialiste) la
question du financement de la guerre jouera un rôle déterminant.
Pour s’en tenir ici aux plus récentes données budgétaires sur la question, rappelons
que fin Septembre 2008, en pleine controverse sur les milliards de dollars que les
contribuables américains allaient devoir octroyer aux banques (notamment ceux du Plan
Paulson), le Sénat américain a voté les 612 milliards du budget de la défense pour 2009.
Mais, en réalité, les dépenses annuelles pour la « sécurité nationale » - c’est à dire le budget
de la défense augmenté de toutes les dépenses militaires dissimulées dans les budgets des
administrations de l’énergie, de l’État, du Trésor, des Anciens Combattants, de la CIA, et de
nombreux autres services de l’état - dépasse d’ores et déjà les 1000 milliards de dollars,
montant supérieur au total de tous les autres budgets de la défense nationale dans le
monde 49 . Cette comptabilité n’est pourtant encore que très partielle car elle n’inclut pas tous
les coûts macro-économiques induits
par la guerre qui, additionnés dans le temps, par
exemple pour la seule guerre en Irak, aboutissent aujourd’hui selon Bilmes et Stiglitz à 3000
milliards de dollars 50 .
48
Voir l’ouvrage de B. WADDELL [2001] : « The war against the New Deal. World War II and
American Democracy” . Northern University Press.
49
Ainsi, pour les dépenses militaires américaines de 2007, à côté des 552 milliards de
dépenses « officielles » de « défense nationale », il faudrait prendre en compte, plus de 9 milliards pour
l’espace, 29 milliards pour des subventions (à 80% militaires) à des gouvernements étrangers, 40
milliards pour les prestations sociales aux vétérans, 12 milliards pour les dépenses médicales, 250
milliards pour la dette militaire proprement dite, soit une somme globale équivalente à 7,3 % du PNB.
Sources: National Income and Product Accounts; Office of Management and Budget, Budget for Fiscal
Year 2009 et James M. Cypher, “From Military Keynesianism to Global-Neoliberal Militarism,” Monthly
Review 59, no. 2 (Juin 2007). Voir aussi, Ch. JOHNSON : «Le gouffre financier du Pentagone », Tom
Dispatch, 28 Sept. 2008.
50
C’est notamment la démarche de L.J. BILMES et J. STIGLITZ dans leur ouvrage « The
Three Trillion Dollar War : the True Cost of the Irak Conflict », , Traduction Fayard, mars 2008.
O Olho da História, n. 14, Salvador (BA), junho de 2010.
Robert Rollinat
Il faut aussi considérer le fait qu’aux Etats-Unis, surtout après 2001, le secteur de la
sécurité intérieure, complémentaire du premier, a lui aussi été un secteur privilégié de mise
en valeur du capital, avec des profits considérables. Suite au 11 septembre 2001, la
« guerre contre le terrorisme » a été conçue, dès le départ pour être financée par des
intérêts privés. Les
membres de l’administration Bush, dont le Secrétaire d’Etat à la
Défense D. Rumsfeld qui avait siégé dans les Conseils d’Administration de grandes firmes
comme Halliburton ou Blackwater vont permettre à ces firmes de profiter directement de
la manne des contrats de guerre et de fournitures qui ne feront, le plus souvent, pas même
l’objet d’une adjudication. Le complexe militaro-industriel apparaît
organiquement lié et
dépendant du pouvoir politique et est devenu selon l’heureuse expression de N. KLEIN , « la
porte à tambour entre le gouvernement et l’industrie » [Klein, op.cit, p.378].
Du point de vue de l ‘analyse de la crise,
on peut considérer cette politique a
favorisé l’émergence d’une « bulle » de financement sécuritaire 51 , largement spéculative,
qui contribuera, à son niveau, à la crise bancaire américaine ouverte commencée au début
de 2008.
51
« De la même façon qu’Internet avait lancé la bulle « point com », les attentats du 11
Septembre lancèrent celle du capitalisme du désastre…Désormais l’Etat, au lieu d’assurer la sécurité,
l’achèterait au prix du marché...[KLEIN, 2008, op. cit., pp.360-61].
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