prématuré, "l'unité politique peut conduire à l'unification monétaire. Par contre, l'unité monétaire
imposée sous des conditions défavorables se révélera un obstacle à la réalisation de l'unification
politique". L’opinion de M. Friedman rejoint celle d’un autre Prix Nobel d’économie, le Français
Maurice Allais : « si la réalisation d’une monnaie unique européenne, aboutissement nécessaire à
terme d’un marché unique, est hautement souhaitable dès que possible, penser qu’un tel objectif
serait réalisable sans l’établissement préalable d’une Communauté politique européenne est
parfaitement illusoire. (…) De même qu’en 1954 le projet de Communauté européenne de défense
(CED) ne pouvait qu’échouer dès lors que n’existait pas préalablement une Communauté politique
européenne, de même un fonctionnement efficace et durable d’une Union monétaire européenne
avec une monnaie unique est inconcevable en dehors de l’existence préalable d’une Communauté
politique réelle ayant fait, au cours de plusieurs années, la preuve de sa stabilité » (Erreurs et
impasses de la construction européenne. Éditions Clément Juglar. 1992). Plus récemment, en mai
2010, un autre prix Nobel, Paul Krugman, pourtant opposé aux thèses monétaristes et
néoclassiques, partage en définitive le même sentiment que ses prédécesseurs : il considère que
cela a été une erreur de croire qu’il était possible d’avoir une monnaie unique avant de faire une
union politique. Plus récemment encore, dans Le Monde du 3-4 juillet 2011, un quatrième autre
prix Nobel d’économie, Amartya Sen écrit en analysant la crise que connaissent depuis 2008 les
« PIGS » : « Comment certains pays de la zone euro se sont-ils retrouvés dans une situation aussi
calamiteuse ? La décision saugrenue d’adopter une monnaie unique, l’euro, sans plus d’intégration
politique et économique a certainement joué son rôle (…). C’est pour moi une piètre consolation
de rappeler que j’étais fermement opposé à l’euro, tout en étant très favorable à l’unité européenne
(…) ». Et encore plus récemment, dans un entretien donné au journal Le Monde paru le 23 mai
2014, l’économiste Thomas Piketty déclare sans hésiter : « pendant longtemps, on a cru qu’un
grand marché avec une concurrence libre et parfaite était suffisant pour fonder un projet politique ;
on a ajouté l’euro, en redoutant l’inflation et en se méfiant des États. L’idée d’une monnaie sans
État a germé à ce moment-là. C’est une folie. On ne peut pas faire fonctionner une monnaie unique
comme ça. On a besoin d’un minimum d’union budgétaire et fiscale et pour cela d’un minimum
d’union politique, démocratique ».
De toute façon, l'avènement de la monnaie unique marque le passage de l'économique au politique
et on peut en attendre la relance de la construction européenne avec le retour au premier plan de la
question du fédéralisme ; car, comme le note P.-A. Muet dans le rapport publié en 1998 par le
Conseil d'analyse économique de Matignon, "l'Europe n'a avancé qu'au rythme d'une intégration
économique accrue. La contrepartie de cette démarche est l'écart qui s'est progressivement creusé
entre l'européanisation croissante des économies nationales et la faiblesse des institutions
politiques et démocratiques européennes". Depuis cette réflexion, le déficit démocratique semble
d’être aggravé en Europe, d’où les difficultés rencontrées lors des ratifications du traité
constitutionnel, qui compromettent pour un temps plus ou moins long les progrès de l’Europe
politique. Et, par dessus le marché, les conséquences de la crise des subprimes de 2007-2010 sur
les finances publiques de plusieurs États membres et les dissensions que cela cause au sein de la
communauté européenne montrent que l’UEM ne permet pas vraiment de faire un pas vers une
Europe davantage politique. Et cela bien que l’idée de gouvernement économique fasse son
chemin, tellement les circonstances la légitiment. Analysant la crise que subissent depuis 2008 les
« PIGS », le prix Nobel d’économie en 1998 Amartya Sen écrit dans Le Monde du 3-4 juillet
2011 : « la tradition du débat public démocratique est sapée par le pouvoir incontrôlé que
détiennent les agences de notation qui de facto dictent aux gouvernements démocratiques leurs
programmes, souvent avec le soutien d’institutions financières internationales ». Mais, comme
l’écrit P.-A. Delhommais en parlant de l’euro (Le Monde des 28-29 mars 2010), « le bouclier s’est
transformé en glaive. Et c’est à cause de l’euro que l’Europe se retrouve en crise. En crises, pour
être plus précis. Crise des finances publiques, d’abord, comme en Grèce. (…) Crise de
compétitivité, ensuite. (…) Crise institutionnelle aussi. (…) Crise d’identité enfin, avec un euro
dont on promettait qu’il rapprocherait les peuples le possédant et dont on s’aperçoit au contraire
qu’il les éloigne. Et les déchire ».