Tout est fait depuis une trentaine d’années pour que l’avortement
apparaisse comme un acte banal. C’est une nouvelle fois le cas, avec
la suppression du délai de réflexion dans la dernière loi santé votée
ces jours. Pourquoi si ce n’est qu’il faut tout faire pour déculpabiliser
les femmes qui y ont recours, et au-delà des femmes, les hommes,
les médecins, bref de proche en proche, toute la
société qui organise et cautionne la suppression
de centaines de milliers de vies humaines par an
? La culpabilité est le fait de se sentir coupable. Or
est coupable celui qui a commis une faute. Certes
le sentiment de culpabilité peut parfois prospérer
sans qu’il y ait eu faute objective, c’est le cas de la
conscience scrupuleuse. En s’appuyant sur cette
distinction, notre société s’évertue à affirmer que
le sentiment de culpabilité engendré par l’avorte-
ment n’est pas causé par une réelle faute, mais par
des dispositions sociales liées à une anthropolo-
gie et à une morale désuètes, aux yeux desquels l’avortement est vu
comme un acte mauvais. Dès lors, tout ce qui, dans la législation ou
dans le vocabulaire utilisé, pourrait rappeler un tel jugement moral
doit être supprimé.
L’avortement : De la tolérance d’un mal à la proclamation d’un
droit
Les dispositions que la loi Veil avait prescrites présupposaient
que l’avortement est un mal. Rappelons-en les éléments. Dans
son discours à l’Assemblée le 26 novembre 1974, elle affirmait que
les « diverses consultations doivent conduire à mesurer toute la gravité
de la décision que la femme se propose de prendre » . En effet, « les
deux entretiens que la femme aura eus, ainsi que le délai de réflexion
de huit jours qui lui sera imposé, ont paru indispensable pour lui faire
prendre conscience de ce qu’il ne s’agit pas d’un acte normal ou banal,
mais d’une décision grave qui ne peut être prise sans en avoir pesé les
conséquences et qu’il convient d’éviter à tout prix ». Enfin, elle affirmait
que la loi « ne crée aucun droit à l’avortement » et elle ajoutait que « la
société tolère un tel acte mais qu’elle ne saurait [le] prendre en charge,
ni [l’] encourager ». Pourquoi est-on passé en quelques années de la
tolérance d’un mal à la proclamation que l’avortement est un droit
essentiel de la femme ?
Suffit-il de nier la contradiction pour faire disparaître la culpabi-
lité ?
Il est très difficile voire impossible pour une personne et pour une so-
ciété, de vivre dans un état de scission intérieure, c’est-à-dire de s’ins-
taller durablement dans une action dont on se sent coupable. L’adage
prêté à Paul Bourget « si on n’arrive pas à vivre comme on pense, on finit
par penser comme on vit » manifeste le désir de cohérence et d’unité
inscrit dans le cœur de l’être humain. La loi Veil, quelles que soient
les intentions de ses rédacteurs, se voulait un compromis entre deux
thèses contradictoires. En effet, de deux choses l’une : soit la femme
porte un être doué de vie humaine et alors l’avortement est un ho-
micide et à ce titre ne peut être légalisé ; soit partant de la conclu-
sion que l’avortement doit être légalisé, il faut qu’il ne soit plus qua-
lifié d’homicide et il faut donc refuser de reconnaître l’humanité de
l’embryon humain. Mais alors l’avortement devient
aussi banal que de se faire arracher une dent, et il
ne s’agit pas simplement de le tolérer, mais de le
voir comme l’effectuation d’un droit de la femme
sur son corps. La loi Veil voulant transiger s’enfonce
dans la contradiction. Or une contradiction ne tient
pas face au besoin de cohérence interne à l’esprit
humain ; ce qui devait arriver arriva et en quelques
années toutes les dispositions liées à une logique
de tolérance étaient abrogées sous la pression de
la logique alternative, celle du droit.
On peut bien sûr soutenir que la loi Veil a été le
fruit d’un compromis politique pour faire accepter l’inacceptable
et que ses auteurs la considéraient comme la première étape d’une
entreprise de basculement de l’opinion publique en général, et de la
majorité parlementaire en particulier, pour légitimer progressivement
l’avortement comme un droit essentiel de la femme. Il n’en reste pas
moins que l’avortement continue à apparaître comme un acte qui
n’est pas banal, car un embryon humain n’est pas une dent, fut-elle de
sagesse. On peut chercher à congédier le réel quand il nous contrarie,
mais le réel résiste. Alors que faire ?
Se libérer de la culpabilité en accueillant la faute
Une des tâches majeures de notre époque est de restaurer la grandeur
de la culpabilité comme signe, alerte, qu’un mal a été commis. Notre
société est dans le déni du mal, mais le mal n’a pas pour autant dispa-
ru et engendre son lot de souffrance, de désespérance, de dépression.
Casser un thermomètre n’a jamais fait baisser la fièvre. Comme le dit
si bien Pascal : « D’où vient qu’un boiteux ne nous irrite pas et qu’un
esprit boiteux nous irrite ? A cause qu’un boiteux reconnaît que nous al-
lons droit et qu’un esprit boiteux dit que c’est nous qui boitons » (Pascal,
B.80). Il ne s’agit pas d’accabler le boiteux, mais de dénoncer l’esprit
boiteux qui empêche le boiteux de se voir comme tel, pour prendre
les moyens de marcher droit. La seule manière de lutter contre le
mal, d’être libéré de sa culpabilité n’est pas de nier la faute commise,
mais d’entrer dans le chemin du pardon, pardon demandé et pardon
offert à l’autre et à soi. Mais le pardon repose sur la conscience de la
faute commise. Notre société s’épuise à vouloir lutter contre le mal de
l’avortement en proclamant que c’est un acte banal au lieu d’avoir le
courage de nommer le mal, afin de tout faire pour l’éviter en amont,
et le soigner en aval.
■
Notre société est
dans le déni du mal,
mais le maln’a pas
pour autant disparu.
◗ 1.Simone Veil, Les homme aussi s’en souviennent, Paris, Stock, 2004, p.30à 39
IVG-IMG
Eloge de la culpabilité
COIN DES EXPERTS
LETTRE
MENSUELLE
N°175
avril
2015
La loi Veil se voulait
un compromis entre
deux thèses contra-
dictoires.
TRIBUNE
Né en 1968, agrégé de philosophie. Il enseigne en classes
préparatoires au Collège Stanislas et à l’Ipc Faculté libre de
philosophie.
→
D’étapes en étapes, les lois, comme les idées, semblent de-
venues folles. La brèche ouverte au moment de la dépé-
nalisation de l’avortement en 1975, loin de se résorber,
semble s’approfondir. Pourtant le législateur, en élargissant le
champ d’application des lois et en supprimant les contraintes,
banalise l’acte, mais ne réussit pas à endiguer la culpabilité.
Pour Gènéthique, Thibaud Collin, philosophe, s’interroge : faut-il
échapper à la culpabilité, cet ultime instinct de vie ?