Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de

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 Marketing et Management
entre Eros et Polemos :
Principes de liaison et
dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique du 8 décembre 2009
ISTEC - 12 rue Alexandre Parodi, 75010 Paris. Tél : 01 40 03 15 68. Fax : 01 40 03 15 89. www.istec.fr
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris SOMMAIRE
La légitimité du repreneur d’entreprise : proposition d’une grille d’analyse, Olivier
CULLIERE, ISTEC ……………………………………………………..…..…….. p 03 à 24
Pour un meilleur équilibre de la cellule familiale : un regard sur le fonctionnement
des Self-Helps Groups en Inde, Philippe BRODA, NEGOCIA ………………. p 25 à 49
Rationalité managériale et tradition compagnonnique : la tension polémique comme
dynamique d’institutionnalisation dans un cabinet de conseil, Jérôme MERIC,
CERMAT-IAE Tours…………………………………………….. …………….... p 50 à 78
Furtivité et activité managériale : contribution d’une variable polémique au
management des organisations, Jean-Pierre DUMAZERT, CREGOR/ORHA,
Université Montpellier 3, ……………………………………………………… p 79 à 103
Un modèle sadomasochiste de l’organisation ?, Yvon PESQUEUX, CNAM
………………………………………………………………………………….. p 104 à 128
Le cocktail, ou de la guerre dans les affaires, Jean-Luc MORICEAU, Télécom Ecole
de management/Cemantic, ………………………………………………..… p 129 à 142
Procédure judiciaire inter-entreprise et liaisons / deliaisons paradoxales : le cas des
contentieux informatiques, Rémi JARDAT, ISTEC et Pierre SAUREL, Université
Paris IV Sorbonne………. …………...………………………………………. p 143 à 165
Sexe, mensonges et vidéo. Liaisons et déliaisons dans les écosystèmes d’affaires
des formats de stockage vidéo, Didier CALCEI, ESC TROYES, Zouhaïer
M’CHIRGUI, EUROMED, Marc OHANA, ESC TROYES …………...……. p 166 à 197
Le « feu sage » invisible dans la relation acteur-organisation, Adel ALOUI, ISTEC
………………………………….………………………………………………... p 198 à 212
2
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Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris La légitimité du repreneur d’entreprise :
Proposition d’une grille d’analyse
Olivier CULLIERE
ISTEC
12, rue Alexandre Parodi
75 010 Paris
[email protected]
Le phénomène de reprise d’entreprise fait l’objet d’une documentation croissante.
La communauté scientifique s’attache à décrire ses frontières, ses formes, ses aspects
quantitatifs, le processus qu’il déroule, les acteurs qu’il met en scène ainsi que les facteurs de
réussite et d’échec qui le régissent. Cette contribution s’insère dans la dernière thématique.
Parmi les nombreuses difficultés susceptibles d’être rencontrées (OSEO, 2005), sont
celles relatives aux relations humaines (Handler, 1990 ; Deschamps, 2000), et plus
particulièrement aux liens qui sont créés et détruits entre les acteurs qui se trouvent impliqués
dans l’opération. Les auteurs posent la question de l’identité organisationnel et individuelle
(Bouchikhi, 2004, Milton, 2008, Riot et al., 2007), de la socialisation du nouveau dirigeant
(Boussaguet, 2007, d’Andria et Chalus-Sauvannet, 2007), de l’impact des relations familiales
(Cadieux, 2005 ; Davis et Harveston, 1998 ; Le Breton-Miller et al., 2004) ou même du deuil
que représente le départ pour le cédant (Dubouloy, 2008 ; Estève, 1997 ; Pailot, 2000). Nous
souhaitons ici porter l’attention sur le problème du besoin de légitimité du repreneur
d’entreprise.
Il apparaît en effet à travers plusieurs travaux que la légitimité accordée au nouveau
dirigeant constitue un déterminant non négligeable de la réussite d’une transmission
d’entreprise (Barach et al., 1988 ; Bayad et Barbot, 2002 ; Koffi et Lorrain, 2005). Pourtant,
dans ce cadre, peu est dit à propos de ce concept, dans ses déterminants et les critères de
jugement qui le portent. En tout cas pas assez à notre sens par rapport au potentiel
d’exploitation qu’il renferme, tant pour le besoin de compréhension des chercheurs, que pour
l’action des praticiens (acheteurs, accompagnateurs).
Sur la base d’une revue documentaire, l’objectif de cette contribution est de
construire une grille d’analyse de la légitimité du repreneur. Ceci amène à se poser la question
sous-jacente suivante : quels sont les déterminants de la légitimité du repreneur d’entreprise
3
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Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris ainsi que leurs interactions ? L’intérêt pratique consiste à proposer un moyen simple de
découverte des sources de légitimité qui sont concrètement en jeu. L’intérêt académique
réside dans la discussion sur liée à la nature des bases de légitimité.
Le traitement de la problématique nécessite de repérer les éléments de détermination
cette dernière, pour ensuite procéder à l’élaboration de l’outil proposé. Pour ce faire, le
présent texte marque trois temps. D’abord, nous précisons le positionnement conceptuel de
l’étude. Puis nous développons les dimensions de la légitimité du repreneur. Pour terminer,
nous présentons la grille d’analyse.
1. Le besoin de légitimité du repreneur d’entreprise
Pour la communauté des chercheurs, la transmission d’entreprise relève d’un
enchaînement de plusieurs phases partant de l’émergence de l’idée de vendre – ou d’acheter –
pour prendre fin en même temps que l’acheteur perd son statut de repreneur pour endosser
celui de chef d’entreprise. L’opération, selon qu’elle déroule un processus (Cadieux et al.
2000 ; Deschamps, 2000) plus ou moins lourd, fait naître des enjeux intermédiaires et entrer
en interaction diverses parties prenantes. Cette section initiale vise à positionner plus
précisément l’objet de recherche, et à expliciter l’intérêt du recours au concept sur lequel nous
travaillons
1.1 Positionnement de l’étude
Pour l’INSEE 1 la reprise d’entreprise correspond au transfert total ou partiel de son
activité d’une unité légale vers une autre. Nous retenons ici les rachats totaux, impliquant la
complète sortie du vendeur, privilégiant le contexte des individus portant des projets propres.
Nous nous plaçons aussi dans le cas des reprises par des personnes physiques, les rachats par
entités morales étant motivés par des enjeux industriels plus prégnants. (OSEO, 2005). Enfin,
nous ne nous focalisons pas sur une forme d’entreprise (Brouard et Cadieux, 2007), la
1
www.insee.fr, rubrique Définitions.
4
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Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris question de la légitimité étant toujours valable, notamment que la reprise soit à caractère
familial ou pas. 2 .
Parmi l’ensemble des reprises accompagnées par OSEO (2005) plus de 20% se
soldent par un échec dans les six années qui suivent leur réalisation 3 . Certains facteurs
récurrents fragilisent ces opérations, qui ne sont pas suffisamment pris en considération par
ceux qui les conduisent ou y prennent part. Or, étant la seule modalité de continuation de
l’activité relayant le départ – volontaire ou non – de l’actuel dirigeant, il relève de la stratégie
d’assurer le succès de la transmission par des actes concourant à pérenniser l’entreprise
(Haddadj et d’Andria, 2001). Les principales causes d’insuccès ont été repérées.
L’étude d’OSEO identifie les difficultés financières (prix du rachat et poids du
remboursement de la dette contractée), circonstancielles (rupture brutale due à la maladie ou
au décès du dirigeant) et techniques (méconnaissance du secteur d’activité par le repreneur,
manque de préparation). Dans un contexte de processus de reprise fortement marqué par les
interactions humaines (Handler, 1990), celles-ci font l’objet d’une attention croissante, sans
doute motivée par leur richesse d’expression. Elles se traduisent par des comportements plus
ou moins exacerbés et conscients de fragilisation du remplaçant et de son projet, faisant
obstacle à une transmission empreinte de sérénité et d’esprit collaboratif (Chabert, 2005). On
peut citer les conflits relationnels avec le cédant présent après la reprise (OSEO, 2005), les
difficultés d’ordre psychologique du dirigeant historique à quitter l’entreprise (Deschamps et
Paturel, 2005 ; Dubouloy, 2008 ; Pailot 2000) ou encore les risques perçus par les salariés de
perdre un « père », possible traite à leurs yeux, et de subir des dérèglements de leur identité
professionnelle dus aux remaniements organisationnels occasionnés (Deschamps et Paturel,
2005).
Toujours sur le plan humain, mais davantage liés au collectif que constitue
l’entreprise, des travaux font valoir que la création/destruction de liens sociaux provoquée par
la reprise ne va pas forcément de soi. Certaines problématiques ont émergé telles que la
socialisation du nouveau patron (Boussaguet, 2007), plus particulièrement son entrée
2
Par contre, pour les besoins de l’analyse en aval de la présentation du concept, nous serons amené à distinguer
les formes de rachat.
3
Cas des reprises par personnes physiques et morales. Si on accepte que les entreprises reprises par des
personnes morales bénéficient de moyens relativement importants et que celles qui ne sont pas suivies par des
organismes sont plus fragiles, le taux de défaillance général des reprises par personne physique devrait être
supérieur à ce taux.
5
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Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris (d’Andria et Chalus-Sauvannet, 2007) et les mutations identitaires induites par le changement
de direction (Bouchikhi, 2004). Nous souhaitons nous engager dans cette voie en nous
focalisant pour notre part sur la question de la légitimité du repreneur.
1.2 Les fondements du besoin de légitimité du repreneur
En tant qu’utilisateur d’un système de domination, un dirigeant d’entreprise s’appuie
sur un autre système, celui de la légitimité. De longue date, ce dernier a été théorisé par
rapport à l’exercice du pouvoir. Dans son approche historique, Zelditch (2001) distingue deux
orientations sous-jacentes aux conceptions majeures qui ont été faites de la légitimité.
L’approche par le consensus défend la position de la légitimité d’un but par l’accord collectif
qu’il emporte. Celle du conflit accepte l’existence de divergences entre dominants et dominés,
à condition qu’elles soient maquillées de façon à ce que l’inacceptable devienne acceptable.
La vérité des pratiques est sûrement intermédiaire et c’est parce que Weber (1971) accepte
cela 4 , que nous retiendrons sa définition : la légitimité d’un système de domination
correspond à « la chance pour des ordres […] de trouver obéissance de la part d’un groupe
d’individus » (p.285). En effet, la recherche de consensus ou l’engagement dans le conflit ne
peuvent être des modes de direction d’entreprise durables et systématiques. Nous adoptons
parallèlement le point de vue émis par Hybels (1995) qui modère le modèle de domination en
notant que c’est d’abord la soumission des dominés qui soutient la relation.
Revenant à notre contexte, l’entreprise est influencée par diverses coalitions. Cellesci peuvent
poursuivent des objectifs spécifiques et ont cette capacité de conditionner
l’acceptabilité sociale des décisions prises par le dirigeant (Laufer, 1996 ; Pfeffer, 1981). Or,
comme le précisent Riot et al. (2007), la transmission est un moment fort de questionnement
et de redéfinition des bases du pouvoir accordées à la direction. De plus, l’acheteur acquiert
une organisation où des jeux d’acteurs internes et externes sont en place (Deschamps et
Paturel, 2005). Ainsi, le succès de l’opération de reprise tient pour partie à la faculté du
nouvel arrivant à démontrer l’opportunité qu’il incarne auprès des partenaires dans et hors
l’entreprise. Ceci conduit à observer que le choix d’un repreneur par un cédant aurait avantage
à intégrer les attentes des parties prenantes de l’entreprise (Fox et al., 1994) et en conséquence
4
Il différencie le niveau individuel de la légitimité du niveau social. Un individu peut être réfractaire aux normes
sociales tout en s’y pliant sachant que les autres agiront dans le respect de ces normes (exemple du voleur qui
cache son forfait). Ceci s’inscrit à la fois dans le conflit et dans le consensus.
6
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Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris que le successeur doit prendre les mesures susceptibles de légitimer son autorité auprès de ces
dernières (Deschamps et Paturel, 2005 ; Koffi et Lorrain, 2005). Pour ces raisons, la légitimité
est ici appréhendée dans une perspective d’acceptation sociale du dirigeant entrant. Elle est
interprétée comme le droit de diriger, accordé au repreneur par les parties prenantes de la
cible parce que celles-ci estiment qu’il satisfera à leurs attentes (Bayad et Barbot, 2002 ; Koffi
et Lorrain, 2005).
Le principal objectif poursuivi est l’acquisition du leadership. Le remplacement du
dirigeant engendre à divers degrés une bifurcation du projet collectif. Un nouveau chemin est
emprunté qui doit être clarifié et adopté par les collaborateurs en place. Sans quoi un manque
de sens et de clarté peut conduire au rejet de la nouveauté et à l’échec de la reprise. Or, ceci
est bien le rôle du leader : montrer la voie, faire mouvoir les autres dans la direction qu’on
désire, fédérer autour d’un projet collectif (Boussaguet, 2007) et identitaire (Riot et al., 2007),
mettre en avant les valeurs d’écoute, de disponibilité (Deschamps, 1998), ou encore rassurer
les personnes quant à leurs nouvelles places dans l’entreprise (Deschamps et Paturel, 2005).
Typiquement, le manageur, lui, sera davantage dans l’efficience des pratiques. Ainsi,
Deschamps et Paturel (2005) insistent sur l’importance pour le repreneur de devenir leader
dans son organisation. Il est à noter que cet argument fait des salariés de l’entreprise un
déterminant essentiel du succès des reprises 5 .
Pourtant, le défi de la conquête du leadership peut se révéler délicat à relever. D’un
côté, le repreneur ne bénéficie pas de l’aura du prédécesseur, et, de l’autre, le personnel,
souvent tenu à l’écart du processus de sélection, ne perçoit pas aisément l’opportunité du
choix effectué (Deschamps et Paturel, 2005). Si l’on veut réduire les blocages engendrés par
la seule utilisation de l’autorité unilatérale permise par la fonction et éviter des départs
indésirables, pour plutôt jouer sur la collaboration, alors la légitimité, en tant que pouvoir de
direction accordé, peut apparaître comme l’assise indispensable au transfert de leadership du
patron sortant vers son remplaçant. Le droit de décider peut en effet être considéré comme un
facilitateur de la capacité d’influence, dans la mesure où le formel a la force de l’explicite et
de l’incontournable, ce dont ne jouit plus le cédant qui a juridiquement quitté sa fonction.
Les sources de la légitimité sont diverses. Dans le schéma de Barach et al. (1988), le
successeur n’est efficace à long terme qu’à la condition où les parties prenantes lui accordent
5
Pour OSEO (2005), le principal problème rencontré après l’opération de reprise par le nouveau dirigeant est
celui de la gestion du personnel.
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Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris une acceptation et une crédibilité vis-à-vis de son action. L’acceptation est définie comme la
croyance que le repreneur inscrit ses décisions dans le respect de la culture d’entreprise, et la
crédibilité comme la perception que ses compétences techniques conviennent à la fonction de
direction qu’il va investir. Ces deux éléments participent indéniablement de la légitimité du
repreneur. Mais ils nous semblent insatisfaisants parce que ne reflétant pas la diversité des
critères liée à la variabilité des attentes des acteurs qui l’octroient, parce que négligeant les
aspects contextuels dans lesquels elle se construit et parce qu’ignorant la dimension
temporelle de sa formation.
La question qui nous occupe est de savoir quels sont les déterminants de la légitimité
du repreneur d’entreprise ainsi que leurs interactions en vue d’élaborer un outil d’analyse de
ce phénomène ? A travers cette problématique, l’ambition est double. D’abord, comme le
remarquent Koffi et Lorrain (2005), bien que la légitimité soit reconnue comme essentielle au
succès de la transmission, peu est dit à son propos et elle reste appréhendée de façon
générique. Il s’agit donc en premier lieu, par un examen documentaire, de repérer les
dimensions et les déterminants de la légitimité du repreneur d’entreprise. Ensuite, dans une
visée pratique, les acteurs en prise avec la problématique de la légitimité du repreneur
d’entreprise ont besoin d’outils. Les acheteurs, au premier plan, ainsi que ceux qui les
accompagnent, ne disposent pas de grille de lecture leur permettant d’embrasser de façon
synthétique la problématique de la légitimité. Nous tentons donc en second lieu de mettre en
interaction les différents déterminants et critères retenus au sein d’une matrice.
2. Les dimensions du besoin de légitimité du repreneur d’entreprise
Répondre à ces objectifs nécessite de circonscrire les bases de la légitimité du
repreneur d’entreprise. Comme il a été suggéré, celles-ci sont variées et requièrent une vision
complète du contexte de reprise. Nous nous inspirons dans les lignes qui suivent du panorama
dressé par Brouard et Cadieux (2007) des environnements au sein desquels les transmissions
se déroulent. Mais le concept de légitimité conduit à distinguer plus simplement deux niveaux
d’évaluation du bien-fondé d’un projet de reprise : un premier niveau d’ordre contextuel et un
second d’ordre individuel.
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Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris 2.1. Légitimité du repreneur et contexte de la reprise
Le contexte de la reprise est pour nous constitué de facteurs liés à l’entreprise en
elle-même au moment de son rachat. Ces éléments présentent la particularité d’être objectifs
parce qu’ils s’imposent à toutes les stratégies d’acteurs qui peuvent être activées 6 . De sorte
que leur caractéristique essentielle, pour le thème qui nous occupe, est qu’ils orienteront la
nature des critères à partir desquels les parties prenantes octroieront la légitimité. Dans leur
étude, Brouard et Cadieux (2007) font référence à ce type de contexte. Bien qu’ils les classent
de façon différente, nous reprenons certaines des composantes qu’ils citent, sur la base de leur
homogénéité et de leur prépondérance par rapport au traitement de notre concept.
La situation économique de l’entreprise à reprendre est un premier facteur
situationnel à retenir 7 . Deschamps et Paturel (2005) font valoir que, face à la sortie du
dirigeant historique, lorsque la société est saine, l’enjeu est de maintenir son potentiel en
préparant au mieux le passage de relais. Les éventuels points d’achoppements se situent dans
la perte de confiance, l’incompréhension et la remise en cause des liens par les partenaires,
ceux-ci anticipant que les conditions qui ont précédemment engendré la réussite sont amenées
à être perturbées. Finalement, si l’entreprise vendue est saine, on peut raisonnablement penser
que les parties prenantes souhaitent voir les configurations actuelles perdurer, ainsi que le
choc culturel induit par la reprise minimisé. Ceci revient à privilégier des critères de légitimité
axés sur la continuité et la reproduction de l’existant.
Le cas des entreprises en difficulté est inverse. Les mêmes auteurs recensent
différents motifs responsables de la situation de crise. Sans entrer dans le détail, il faut surtout
souligner que la principale cause de défaillance est liée aux problèmes de gestion. Ainsi,
redresser ce type d’entreprises suppose d’abandonner les schémas déficients qui ont prévalus.
La survie de l’organisation étant cette fois-ci en question, les parties prenantes sont en attente
de modèles de gestion renouvelés. Le projet de reprise, pour obtenir l’accord des partenaires,
doit rompre avec les façons de faire incriminées. Le choc culturel, exclu dans le premier cas,
est désormais davantage perçu comme nécessaire. Les bases de légitimité sont alors plutôt
orientées vers la rupture et la remise en cause de l’existant.
Ensuite, la forme du rachat peut avoir une incidence. Le lien antérieur du repreneur
6
Même si ces stratégies peuvent consister à les ignorer.
Travaillant sur la transmission en général, Brouard et Cadieux (2007) parlent du macro-environnement, qui ne
se restreint pas à la situation économique de l’entreprise.
7
9
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Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris avec l’entreprise cible conditionne la légitimité que celui-ci inspire aux parties prenantes.
Deschamps (2000) a par exemple mis en évidence différentes réactions de la part du
personnel, selon que le nouveau dirigeant était auparavant un partenaire, un salarié, ou
extérieur à la firme. Du côté du cédant, Haddadj et d’Andria (2001) trouvent qu’il souhaite
être relayé préférentiellement par un membre de la famille, puis par un salarié et enfin par une
tierce personne. La proximité du lien préalable avec l’entreprise peut donc se révéler décisive
pour la légitimité du repreneur, en ce sens qu’elle établit une hiérarchie dans le « droit à la
succession ».
Fournissant un cadre d’analyse sur lequel s’appuyer, Brouard et Cadieux (2007)
distinguent les transmissions familiale, interne et externe. Dans le cas du rachat par la
descendance, la légitimité du successeur peut être biaisée par le souhait du cédant de garder
l’entreprise dans le giron familial. Plus clairement l’enfant n’est sans doute pas soumis aux
mêmes critères de légitimité que ne le serait un candidat externe à la famille. Ceci peut
d’ailleurs fragiliser sa légitimité aux des autres parties prenantes (Koffi et Lorrain, 2005).
Dans le cas de la reprise par un ou plusieurs salariés ou partenaires, des relations
professionnelles et humaines ont sans doute pu être nouées de longue date. Ceci présentent
l’avantage d’assurer au vendeur une relative certitude quant aux connaissances techniques et
aux valeurs de qui seront appliquées par l’acheteur. En contrepartie, il est donc moins aisé
pour ce dernier de recourir à des leviers de légitimation fondés sur les impressions telles que
le récit de vie (Riot et al., 2007), et qui peuvent être efficaces pour un repreneur externe. Dans
le cas d’une reprise par une personne sans lien précédent avec la cible, la problématique de la
légitimité apparaît comme la plus complète et complexe dès lors que, potentiellement, toutes
les preuves sont à produire vis-à-vis de l’ensemble dans parties prenantes impliquées dans
l’opération.
Le processus de reprise mis en œuvre participe également des facteurs situationnels
dominants. Si les auteurs estiment que la reprise relève d’une succession d’étapes, celles-ci
sont plus ou moins respectées dans la pratique. Les motivations des cédants n’incitent pas
forcément à s’attarder sur le choix et l’accompagnement du repreneur, quand ceux-ci sont
possibles. Il faut donc accepter que le processus puisse se réduire à une simple sélection et à
une signature jusqu’à se développer en plusieurs phases, comme certains modèles le
décrivent. Deschamps (2000), dans le cas de la reprise, distingue l’engagement dans la voie
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Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris du repreneuriat, les choix techniques liés à la nature de la cible et à son évaluation, et
l’intégration du nouveau dirigeant au sein de l’organisation préexistante. Cadieux et al.
(2000), se basant sur les travaux de Hugron (1992), proposent de retenir l’enchaînement
suivant concernant la transmission familiale : l’initiation du successeur au fonctionnement de
l’entreprise, l’intégration à des postes subalternes lui permettant de se familiariser, le règne
conjoint où il est introduit dans sa fonction de dirigeant et le désengagement marquant le
retrait définitif du prédécesseur.
L’implication en termes d’acquisition de légitimité est double. En premier lieu, le
déroulement du rachat qui s’ensuit est un facteur contextuel puisqu’il délimite les événements
possibles. Ainsi, plus il sera long, plus les parties prenantes auront l’occasion de faire valoir
leur approche de la légitimité du repreneur, c’est-à-dire seront actifs par rapport au processus
de légitimation de celui-ci. En second lieu, une dynamique apparaît par rapport à la nature des
critères de légitimité, selon la phase dans laquelle on se trouve, et ce vis-à-vis d’un seul et
même pourvoyeur de légitimité. Pour illustration, on peut s’attendre à ce que le cédant
s’attache dans les premiers temps (initiation ou engagement) à s’assurer des compétences
techniques du candidat à la reprise à travers un curriculum vitae et une discussion
professionnelle, et que par la suite (intégration) il cherche à discerner des qualités
relationnelles ou des valeurs, moins aisées à cerner, qui lui semblent être les bonnes.
2.2 Légitimité du repreneur et parties prenantes
Le niveau individuel fait directement référence aux parties prenantes. Il soulève des
éléments plus subjectifs dans la mesure où chacune d’entre elles défend sa propre vision du
candidat qui devrait être retenu. Ces acteurs ou groupes d’acteurs sont ceux qui portent
effectivement l’évaluation de la légitimité du repreneur potentiel et sont influencés en cela par
les facteurs situationnels précédemment décrits, ainsi que leurs attentes propres. Parmi les
parties prenantes intéressées à la reprise (Barnes et Hershon, 1976 ; Brouard et Cadieux,
2007), nous focalisons l’attention sur le cédant, les salariés et les partenaires externes de
l’entreprise. Remarquons que d’évidence les attentes des uns et des autres sont fortement
contingentes aux cas de reprises existant. Les questionnements que nous soulevons ici sont
inspirés de la documentation, sélectionnés pour la place importante qui leur est accordée, et
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Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris doivent être considérées comme typiques. Ils peuvent être enrichis et nuancés de nombreuses
manières.
Le cédant constitue la partie prenante dont l’influence en matière de légitimation du
repreneur apparaît comme la plus déterminante. Dans la mesure où il est généralement le
principal pilote du processus de reprise et où il détient le pouvoir de désignation de l’acheteur
8
, le cédant peut être considéré comme le pourvoyeur de légitimité dont les critères sont les
plus décisifs. Le repreneur doit en conséquence être conscient de ses attentes.
Plusieurs phénomènes sont susceptibles de jouer. D’abord, la relation qui unit le
dirigeant à sa société peut être très personnelle. De la création de l’entreprise jusqu’à l’instant
présent, l’histoire de l’un ne s’écrit pas sans celle de l’autre : c’est à travers son organisation
que l’entrepreneur a progressivement construit son identité sociale (Deschamps et Paturel,
2005). De sorte que, en mettant un terme à ses fonctions, le cédant associe facilement son
départ à une idée de mort précoce (Dubouloy, 2008 ; Estève, 1997). On comprend alors
qu’une lourde charge identitaire et affective puisse être investie par le dirigeant dans son
entreprise et que les décisions relatives à sa vente en ressentent l’influence. Ensuite, Haddadj
et d’Andria (2001) soulignent que le cédant est sensible aux compétences sectorielles et
relationnelles du repreneur. L’exercice durable de sa fonction l’alerte sur les spécificités de
son entreprise, à la fois sur le plan technique et sur le plan humain, qu’il faut maîtriser afin de
prendre de bonnes décisions. Enfin, nous devons revenir sur la propension du prédécesseur à
élire un candidat qui lui est proche a priori, le cas le plus fort étant celui de la transmission
familiale. Nous avons soutenu que les critères de légitimité étaient alors biaisés. La question
devient de savoir quelles peuvent être les conséquences lorsqu’on est ce proche quand on ne
l’est pas.
La deuxième partie prenante relevée est constotuée par le groupe des salariés9 . La
culture du secret entourant les reprises (Paturel, 2000) est un frein à l’expression des attentes
du personnel. Pourtant celui-ci concourt également à la réussite de la reprise (Estève, 1997 ;
Boussaguet, 2007). Comme il a été mentionné, le repreneur doit développer un leadership afin
d’obtenir la collaboration des salariés. Puisqu’un enjeu du processus de reprise est de ne pas
perdre les éléments indispensables à la performance, voire à la survie de l’entreprise
(Deschamps et Paturel, 2005), il est nécessaire de considérer sur quelles bases le personnel
8
Ce qui peut être modéré par la présence des conseillers-experts (Brouard et Cadieux, 2007) qui animent la
transaction et influencent les décisions.
9
On considère ce groupe comme homogène dan ses critères de légitimité vis-à-vis du repreneur.
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Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris apprécie typiquement le caractère légitime du repreneur.
Un premier type d’évaluation est relatif à la nature du nouveau projet d’entreprise et
à la capacité du repreneur à le porter : la pérennité de la société est en jeu, en même temps que
les emplois. Mais la transmission fait également naître chez les salariés du stress lié à une
remise en cause de leur vécu (Riot et al., 2007). Plus précisément, le changement de direction
suscite d’abord pour eux certaines peurs professionnelles. Ils entrent dans une période de flou
quant à leur maintien dans l’entreprise et quant à la concordance de leurs compétences avec
d’éventuels remaniements fonctionnels ou managériaux. Ils sont ensuite confrontés à une
instabilité psychologique : le remplaçant instille des modèles originaux qui bouleversent les
repères et l’imaginaire organisationnels autour desquels les collaborateurs internes ont
construit leur identité au sein de la société (Deschamps et Paturel, 2005).
La troisième partie prenante comprend les partenaires. Nous réunissons sous ce
terme les financiers, les clients, les fournisseurs et les collaborateurs techniques. En tant que
détenteurs de ressources indispensables, ils participent de même de la pérennité de l’entreprise
et pourraient en cela être consultés par le cédant dans son choix d’un repreneur (Deschamps et
Paturel, 2005 ; Haddadj et d’Andria, 2001). Il est en effet envisageable qu’ils souhaitent
mettre un terme à leur collaboration, dans le cas où le successeur ne leur paraîtrait pas détenir
ces qualités qui avaient auparavant permis à l’ancien patron de mener efficacement ses
affaires et ses relations interorganisationnelles (Deschamps et Paturel, 2005). Par ailleurs, le
dirigeant a un rôle à tenir dans la légitimation du repreneur vis-à-vis des relations externes de
l’entreprise. Il peut jouer de sa crédibilité intacte pendant les phases de transition et de
désengagement afin d’introduire son successeur auprès des contacts qui ont été les siens ou
qu’il faut créer (Bayad et Barbot, 2002, Cadieux, 2005).
Au cas par cas, chaque groupe développe des attentes particulières à l’égard du
repreneur 10 . Acceptons globalement que leur objectif commun est de garder un niveau au
moins équivalent de qualité d’échange avec l’entreprise rachetée (Chabert, 2005). Concernant
les partenaires techniques, le problème est de s’assurer du maintien de la collaboration et des
conditions dans lesquelles elles se déroulaient. Pour les clients, la fourniture des produits,
leurs qualités et leurs prix sont les préoccupations. Du côté des fournisseurs, ce sera la
capacité du repreneur à comprendre et à donner de la valeur à leurs produits. Enfin pour les
banquiers, les critères pourront s’orienter vers un style de gestion favorisant le maintien de la
10
Barach et al. (1995) et Le Breton-Miller et al. (2004), cités par Brouard et Cadieux (2007).
13
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris trésorerie et de la capacité de remboursement de l’entreprise.
3. Une grille d’analyse du besoin de légitimité du repreneur d’entreprise
Nous avons listé les déterminants contextuels et individuels de la légitimité du
repreneur d’entreprise. Cette dernière section présente la construction d’une grille d’analyse
de cette dernière. Le but visé est d’acquérir un capital légitimité, et ainsi de contribuer au
développement d’un pouvoir de commandement et de leadership. Dans la pratique, l’intérêt
de l’outil réside avant tout dans la prise de conscience par son utilisateur des enjeux en
matière de légitimité : la découverte des aspects de sa personne et de son projet à mettre en
avant, ou même éventuellement des modifications à apporter, et ce à quels moments du
processus et vis-à-vis de quelles parties prenantes. Nous décrivons la structure de la grille,
puis son mode de remplissage et enfin discutons de son exploitation.
3.1 La structure de la grille et sa dynamique 11
L’outil proposé se présente sous forme d’une matrice croisant les étapes du
processus avec la liste des parties prenantes. Le choix de la dimension parties prenantes se
justifie par le fait que celles-ci sont les vecteurs directs de la légitimité. Pour la seconde
dimension, nous avons posé que les attentes des acteurs sont influencées par les facteurs
contextuels. Il serait donc possible d’opter soit pour la situation économique, soit pour la
forme du rachat, soit pour le processus mis en œuvre. Or, les deux premiers ont un statut
différent du troisième en ce sens qu’ils exercent une influence sur le fond des critères de
légitimité, tandis que le processus garde un effet structurel, d’un niveau plus général, parce
qu’il porte par définition non pas sur la nature des critères mais sur les objectifs intermédiaires
de l’opération de reprise. De ce fait, il semble judicieux de retenir le processus comme
deuxième dimension de la matrice et de considérer la forme du rachat et la situation
économique comme des données de départ 12 . L’intérêt de la dimension processus, est, comme
nous l’avons fait apparaître précédemment, de permettre à l’utilisateur de différencier les
11
12
Nous présentons la grille en fin de cette section.
Nous reviendrons sur ce point au paragraphe 32.
14
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris parties prenantes actives et leurs attentes dominantes spécifiquement à chaque étape de la
reprise.
L’existence des déterminants contextuels, conduit à se demander avant tout dans
quelle situation on se situe. S’agit-il d’une transmission familiale, d’une reprise interne,
externe, l’entreprise est-elle en bonne santé ou en difficulté, et quel processus est en cours ou
va se dérouler ? Les incidences se font sentir sur le contenu des deux dimensions de la
matrice, faisant remarquer que celle-ci est à géométrie variable.
Ainsi, le processus n’est pas toujours identique relativement à la forme du rachat.
Nous avons souligné que les modélisations des auteurs différent, même si les étapes restent
proches, selon que la reprise est familiale ou pas. La présence d’une phase d’initiation et
d’accompagnement durable semble être la principale distinction. Par ailleurs, la santé de
l’entreprise est susceptible de rendre le processus plus ou moins long. En cas de difficulté,
l’urgence de changer de direction se fera plutôt davantage ressentir qu’en situation prospère
où l’on peut se donner le temps du choix et de la formation du successeur.
Du côté des parties prenantes, la construction est également contingente. Si les
acteurs ou groupes d’acteurs les plus déterminants en termes de légitimation du repreneur sont
les trois catégories proposées, ceux-ci peuvent être affinés ou même complétés. Notamment,
le personnel n’est pas forcément homogène par rapport à cette problématique, comme nous
l’avions supposé plus haut par commodité. Dans ce cas, il faudra repérer les sous-ensembles
qui se distinguent. Produisant les mêmes implications, ce que nous avons regroupé sous
l’expression de partenaires externes ne développent pas tous des attentes identiques vis-à-vis
du repreneur. Et bien souvent ces acteurs ne sont pas réellement des parties prenantes, dans la
mesure où ils ne sont pas impliqués dans le processus de choix. Ils disparaîtront alors de la
grille, au moins pour les premières phases du processus. Par ailleurs, les déterminants
contextuels vont pouvoir faire surgir des parties prenantes. Par exemple, dans le cas d’une
entreprise familiale, la famille a un poids décisif dans les prises de décision (Cadieux, 2005 ;
Davis et Harveston, 1998 ; Le Breton et Miller, 2004) et par conséquent dans la définition de
la légitimité du successeur ou du repreneur. Ou bien encore, la situation économique peut
fixer les capacités du vendeur à s’entourer de conseillers prenant l’opération de reprise en
charge. Ceux-ci sont doués de la sorte d’une forte capacité d’influence à l’égard de la vision
que le cédant aura des acheteurs potentiels. Ainsi, un consultant pourra être listé comme partie
prenante supplémentaire (Cadieux, 2007).
15
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris 3.2 Le mode de remplissage de la grille
Nous obtenons une grille à deux entrées, croisant en colonnes une série de parties
prenantes et en lignes des étapes représentatives du processus effectivement mis en pratique.
Pour être remplie, chaque case du tableau peut donner lieu à un double questionnement,
correspondant aux deux dimensions.
La première question, horizontale, consiste à mettre au clair l’objectif de la phase du
processus dans laquelle on se situe. Ceci est important et fait écho à des arguments précédents
soulignant la variabilité des attentes selon le stade considéré. Par exemple, dans la phase
d’initiation, un critère fort, au regard du cédant, pourra être celui de l’intérêt du successeur
pour le métier de l’entreprise, alors que dans l’étape du règne conjoint son envergure , sa
capacité à occuper le fauteuil du dirigeant sera jaugée.
La seconde question, verticale, porte sur la partie prenante considérée. Il s’agit de
clarifier les attentes de chaque type d’acteur, et de les traduire en critères de légitimité, dans le
cadre des enjeux successifs décrits juste avant. Il faut remarquer que chaque case ne sera pas
obligatoirement alimentée. Toutes les parties prenantes ne sont pas actives au cours de toutes
les phases du processus. Nous reprenons le cas fréquent des salariés et partenaires externes
qui sont tenus à l’écart ou au secret des premières phases de la reprise. Ces acteurs
présenteront un moindre intérêt pour l’utilisateur de la grille, sauf à considérer que certains
d’entre eux participent réellement au choix du repreneur, a l’instar d’un bras droit de
l’entreprise, d’un consultant influent, ou d’un banquier qui soutiendra tel projet et pas tel autre
sur la base de ses propres attentes.
Les réponses qui sont apportées ne sont pas indépendantes, encore une fois, des
facteurs contextuels. En tant que données a priori, ils exercent également une influence sur les
critères de légitimité, après avoir contribué à définir la structure du tableau. Par exemple, si
nous nous situons dans le cas d’une entreprise à caractère familial mais reprise par une
personne externe, la capacité d’adaptation du repreneur à l’identité de la famille (Milton,
2008) peut constituer un critère fort de légitimité aux yeux de cette dernière. Ou bien, comme
nous l’avons suggéré plus haut, le fait que la santé de l’entreprise soit bonne ou mauvaise
incitera les parties prenantes à privilégier des projets prônant la continuité ou la rupture.
16
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Un dernier point doit aborder le problème du recueil d’informations. Les guides
dédiés à la reprise soulignent l’importance de la préparation des dossiers et de l’audit, social
entre autres, de l’entreprise en amont de la signature du rachat (Tariant, 2007). Ce travail
nécessite un accès aux détenteurs de l’information, qui ne se réduisent pas au seul dirigeant en
place. Cependant, il n’est pas toujours aisé de produire la connaissance de terrain requise par
le remplissage de la grille. La culture du secret dans laquelle baigne souvent l’opération de
reprise (Paturel, 2000) complique ou empêche les contacts entre le repreneur et les parties
prenantes 13 . En particulier, les salariés, par méfiance 14 , peuvent avoir tendance au
renfermement, ou à une difficulté à exprimer un savoir tacite tel que celui relatif à la culture
d’entreprise… lorsqu’ils ne sont pas simplement mis au courant une fois seulement le choix
du successeur effectué. Par ailleurs, si l’acheteur potentiel est maintenu à l’écart de
l’entreprise, celle-ci révèlera moins aisément les caractéristiques propres, notamment les
valeurs collectives, qui fondent en partie les critères de légitimité. La solution naturelle
consiste dans le recueil d’informations secondaires (à travers les clients, les fournisseurs, les
concurrents, en se faisant passer pour un client…), avec toutes les limites que cela comporte.
3.3 L’exploitation de la grille
Une fois la grille remplie, l’utilisateur a potentiellement répertorié pour chaque
phase du processus plusieurs parties prenantes actives et caractérisées par des critères de
légitimité qui leurs sont propres. Si ces attentes apparaissent convergentes il n’y aura aucune
difficulté de sélection entre elles. Si elles divergent, voire se révèlent contradictoires,
obligation sera faite de hiérarchiser les acteurs et leurs critères en fonction de la phase du
processus dans laquelle il se positionne. Un exemple est celui du repreneur qui, dans les
moments préalables à la signature, où l’objectif principal est d’être l’élu, se pliera plus
facilement aux attentes du cédant au détriment de celles des salariés et des partenaires de
l’entreprise. Il tiendra une attitude plutôt inverse durant la transition où son besoin de
leadership auprès du personnel et d’insertion dans les réseaux existants de l’entreprise sont
pressants. Considérant cela, on pourra finalement ouvrir une colonne supplémentaire dans la
13
Ceci est moins vrai dans le contexte d’une transmission familiale, où on peut considérer que l’information est
davantage diffusée et ce sur une longue période. De même, les reprises menées via intermédiaires consultants ou
organismes d’accompagnement s’adossent à des données relativement fournies sur les entreprises et à des
réseaux de connaissances spécialisés.
14
Les peurs psychologiques mentionnées au paragraphes 22.
17
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris matrice en vue de faire la synthèse et la sélection, pour chaque ligne, des éléments de
légitimité à retenir en conformité à une hiérarchie de parties prenantes elle-même établie à
l’aune de l’objectif de chaque phase du processus.
Pour conclure, quelle utilisation faire de cette grille ? Une fois les critères décisifs
déterminés, quelle mode d’exploitation peut être mis en pratique ? Un premier niveau de
réponse consiste à préconiser de se plier aux critères de légitimité autant que faire se peut,
compte tenu de l’enjeu fondamental que nous avons posé en préalable, à savoir celui de la
réussite de la reprise. Nous sommes alors tentés de distinguer deux types d’attitude de la part
des repreneurs : celle par laquelle on convoite une entreprise parce qu’elle correspond aux
compétences et aux intérêts de l’individu, et celle par laquelle le choix de l’entreprise se fait
par défaut, dans le seul but de reprendre. On sent bien que a légitimité du repreneur devrait
être plus facilement adaptable dans le premier cas que dans le second.
Un second niveau de réponse amène sur le terrain des modalités pratiques d’une telle
adaptation. Avant tout, il faut affirmer que l’adaptation a des limites. Les hommes et leurs
projets de reprise ne sont pas à ce point malléables que toutes convergences soient
envisageables. Des aspects objectifs tels que les connaissances techniques, sectorielles, les
aptitudes relationnelles, par exemple, ne se développent pas assez facilement pour être
modifiées à volonté. Ceci étant dit, les vecteurs de légitimité conventionnels doivent bien
entendu être produits. Il s’agit de l’expérience du métier (CV), d’un réseau qu’on peut
mobiliser, de l’apport d’un marché, de la connaissance de l’entreprise etc. Au-delà, lorsque
l’invisible doit être démontré, comme la motivation, l’envie, le désir d’une entreprise malgré
un curriculum vitae ou un passé personnel totalement décalé, la question reste encore peu
traitée, surtout dans le cadre de la reprise. Des pistes sont soulevées comme la notion de récit
de vie étudiée par Riot et al. (2007), qui est certes rattachée en l’occurrence à la confiance,
mais peut être mobilisée pour la légitimité. Dans la même lignée, mais concernant la création
d’entreprise, le story telling est présenté comme un moyen d’acquérir de la légitimité
(Lounsbury et Glynn, 2002) aux yeux des détenteurs de ressources, dans la mesure où les
histoires ont pour but de produire du sens et de la cohérence là où les éléments matériels de
démonstration sont inexistants (Aldrich et Fiol, 1994). Une situation que nous pouvons
extrapoler au cas des repreneurs en mal d’arguments objectifs.
Rappelons enfin que la prise de conscience de l’importance de la problématique de
la légitimité est un premier pas. Si celle-ci fait ressentir ses effets dans la pratique, elle n’est
18
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris que très rarement formalisée et ne fait pas l’objet d’une analyse systématique jusqu’ici. Ainsi,
pouvoir formaliser plus systématiquement des éléments de compréhension sur le déroulement
du processus et les comportements typiques des acteurs en présence constitue une avancée en
soi. Sans s’obliger à élaborer des techniques lourdes de légitimation, le simple respect des
contraintes que la grille met au jour par rapport aux parties prenantes permet d’accroître ses
chances de réussite.
Parties prenantes
Critères
(lesquelles ?)
à retenir
(lequel ?)
Processus
Forme du rachat
Situation économique de
l’entreprise
Figure 1 : grille d’analyse de la légitimité du repreneur d’entreprise
19
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Conclusion
L’objectif de cette contribution était de proposer une grille d’analyse de la légitimité
du repreneur d’entreprise. Pour ce faire, nous avons procédé à une étude documentaire en vue
de repérer les principaux déterminants de cette légitimité. Ceux-ci ont été classés selon qu’ils
relevaient de facteurs contextuels à la reprise ou qu’ils étaient relatifs aux attentes des parties
prenantes. Nous avons abouti à la création d’une matrice reprenant les éléments
précédemment retenus comme décisifs.
La grille présente une structure fondamentale fixe qui consiste dans le croisement
des deux dimensions du processus d’un côté, et des acteurs de la reprise de l’autre. Elle se
caractérise par une dynamique interne liée à la diversité des contextes de transmission
observables, et qui constitue des données contraignant l’analyse en amont. Ces éléments
situationnels, selon ce qui semble déterminant en matière de légitimité du repreneur, sont
listés comme étant la forme du rachat et la situation économique de l’entreprise. Ceci a
finalement une incidence sur la nature du processus et des parties prenantes prise en compte.
La grille porte un intérêt dans ce qu’elle produit de façon brute. Elle permet d’abord
de rendre conscient que la légitimité participe de la réussite de la reprise. Ensuite elle est un
moyen pour le repreneur, et son éventuel accompagnateur, de se poser la question des attentes
développées par les uns et les autres, du moment auquel celles-ci s’expriment et des
possibilités d’y répondre. Enfin, elle peut être un tremplin vers des pratiques de légitimation
plus élaborées à l’instar de techniques apparentées à celle du story telling.
Nous acceptons sans peine que les facteurs situationnels retenus ici puissent être
enrichis. Nous avons sélectionné ceux qui apparaissent de façon récurrente dans la littérature,
qui démontraient une certaine importance vis-à-vis de la légitimité et qui s’appliquent dans la
plupart des cas. Des facteurs plus spécifiques peuvent s’ajouter si l’opportunité est réelle. Par
exemple, des niveaux d’offre et de demande d’entreprise fortement déséquilibrés sur le
marché de la reprise peuvent amener les uns et les autres à redéfinir leurs critères de
légitimité.
Pour terminer, la problématique de la légitimité participe de l’effort de recherche
visant à comprendre les créations et destructions de liens en œuvre au cours d’une reprise
d’entreprise. Nous désignons ici essentiellement les travaux relatifs aux changements
d’identité et à la socialisation du nouveau dirigeant. Ces phénomènes sont proches et
20
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris s’interpellent souvent de façon imprécise dans la littérature. Ils méritent donc pour la suite
d’être distingués clairement dans leurs enjeux, leurs définitions, leurs modes d’expression et
leurs exploitations.
21
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
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24
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Pour un meilleur équilibre de la cellule familiale : un regard sur
le fonctionnement des Self-Help Groups en Inde du Sud *
Broda Philippe,
Enseignant-Chercheur à NEGOCIA
8 Avenue de la porte de Champerret
75838 Paris Cedex 17
[email protected]
Résumé
Les ménages occupent une place à part dans l'univers de l’économie et de la gestion. De ce
fait, si l’examen de l’antagonisme entre les principes de liaison (Eros) et de conflit (Polemos)
fait sens dans ces champs disciplinaires, son investigation au sein même de la famille n’est
alors pas dépourvue d’intérêt. Le cadre de l’Inde du Sud offre même un champ exploratoire
particulièrement riche de ce point de vue. La microfinance s'y est développée, en effet, par
l'intermédiaire des Self-Help Groups (SHG). Constituées majoritairement de femmes, ces
associations s'efforcent d'encourager leurs membres à entreprendre des activités économiques
afin d'améliorer la situation de leurs familles qui, parfois, vivent dans un état de dénuement
extrême. Mais les SHG ne sont pas de simples pourvoyeurs de financement. Leur action
incorpore également un volet social. De ce fait, ils occasionnent une modification de
l’articulation entre les principes de liaison et de conflit à l’intérieur même de la cellule
familiale. Les ONG qui accompagnent les SHG dans leur démarche sont pleinement
conscientes de ces changements : elles misent justement sur eux. L’objet de cette
communication est de rendre compte de ce constat et d’en mesurer les implications.
Dans une première partie, les circonstances dans lequel les SHG sont apparus sera
décrit. Pendant plus de quarante ans, le gouvernement indien a décrété des mesures sociales
pour soutenir les couches de la population les plus pauvres. Mais, aussi généreuses qu'elles
aient pu être, ces initiatives se sont heurtées à chaque fois aux réalités du terrain. Dans les
années quatre-vingt-dix, la libéralisation de l'économie a provoqué un envol de l'économie
indienne sans profiter davantage aux plus démunis. L'environnement idéologique est devenu
particulièrement propice à la montée en puissance de la microfinance. Il fallait favoriser
l'empowerment des pauvres, leur permettre de s'extraire de leur état par eux-mêmes. Modèle
dominant de la microfinance indienne, les SHG sont apparus tandis que la pauvreté ambiante
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Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris correspondait à un fonctionnement déséquilibré des familles - les phénomènes de violence
conjugale ou de maltraitance envers les enfants témoignant de la soumission du principe de
liaison à celui de conflit.
Les caractéristiques essentielles des SHG seront soulignées dans une deuxième partie.
A cette intention, leurs critères d’évaluation, tels qu’ils sont affichés par la NABARD et les
institutions qui les assistent, jouent un rôle central. En expliquant ce qui distingue le bon grain
de l’ivraie, ces critères révèlent finalement les présupposés sur lesquels tout l’édifice des SHG
repose. Par la voie de l'économie et du social, l'objectif sous-jacent qui leur est assigné n'est
pas de contribuer à la revanche du principe de liaison mais, plus modestement, d’assurer un
meilleur équilibre entre les deux principes à l’intérieur du cercle familial. Il sera ensuite
intéressant de se demander si les SHG tiennent leurs promesses en procédant à une évaluation
de leurs performances que ce soit dans la sphère de l'économie ou celle du social.
Mots clés
Microfinance, Self-Help Groups, ménages, inégalités, impact
Key words
Microfinance, Self-Help Groups, gender, disparity, impact
Je remercie :
- l'ISTEC, la Voix de l'Enfant et les Centres Leclerc pour l'organisation du voyage ;
- Rémi Jardat, enseignant-chercheur, Julie Castanié et Adrien Pujol, étudiants, tous de
l'ISTEC, pour le travail d'équipe dans la collecte des données;
- les dirigeants de RTUT, ICCW et Arunodhaya sans oublier les coordinateurs et membres de
Self-Help Groups pour le temps précieux qu'ils nous consacré.
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Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Introduction
Chez les anciens Grecs, l'économie était la gestion du ménage, l'administration
du foyer. De son côté, le mot management pourrait tirer son origine de « ménager » qui
signifiait au seizième siècle conduire son bien avec une certaine sagesse. Ces considérations
étymologiques attestent que les ménages occupent une place à part dans l'univers de
l’économie et de la gestion. De ce fait, si l’examen de l’antagonisme entre les principes de
liaison (Eros) et de conflit (Polemos) fait sens dans ces champs disciplinaires, son
investigation au sein même de la famille n’est alors pas dépourvue d’intérêt. Le cadre de
l’Inde du Sud offre même un champ exploratoire particulièrement riche de ce point de vue. La
microfinance s'y est développée, en effet, par l'intermédiaire des Self-Help Groups (SHG).
Constituées majoritairement de femmes, ces associations s'efforcent
d'encourager leurs
membres à entreprendre des activités économiques afin d'améliorer la situation de leurs
familles qui, parfois, vivent dans un état de dénuement extrême. Mais les SHG ne sont pas de
simples pourvoyeurs de financement. Leur action incorpore également un volet social. De ce
fait, ils occasionnent une modification de l’articulation entre les principes de liaison et de
conflit à l’intérieur même de la cellule familiale. Les ONG qui accompagnent les SHG dans
leur démarche sont pleinement conscientes de ces changements : elles misent justement sur
eux. L’objet de cette communication est de rendre compte de ce constat et d’en mesurer les
implications.
Dans une première partie, les circonstances dans lequel les SHG sont apparus sera
décrit. Pendant plus de quarante ans, le gouvernement indien a décrété des mesures sociales
pour soutenir les couches de la population les plus pauvres. Mais, aussi généreuses qu'elles
aient pu être, ces initiatives se sont heurtées à chaque fois aux réalités du terrain. Dans les
années quatre-vingt-dix, la libéralisation de l'économie a provoqué un envol de l'économie
indienne sans profiter davantage aux plus démunis. L'environnement idéologique est devenu
particulièrement propice à la montée en puissance de la microfinance. Il fallait favoriser
l'empowerment des pauvres, leur permettre de s'extraire de leur état par eux-mêmes. Modèle
dominant de la microfinance indienne, les SHG sont apparus tandis que la pauvreté ambiante
correspondait à un fonctionnement déséquilibré des familles - les phénomènes de violence
conjugale ou de maltraitance envers les enfants témoignant de la soumission du principe de
liaison à celui de conflit.
27
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Les caractéristiques essentielles des SHG seront soulignées dans une deuxième partie.
A cette intention, leurs critères d’évaluation, tels qu’ils sont affichés par la NABARD et les
institutions qui les assistent, jouent un rôle central. En expliquant ce qui distingue le bon grain
de l’ivraie, ces critères révèlent finalement les présupposés sur lesquels tout l’édifice des SHG
repose. Par la voie de l'économie et du social, l'objectif sous-jacent qui leur est assigné n'est
pas de contribuer à la revanche du principe de liaison mais, plus modestement, d’assurer un
meilleur équilibre entre les deux principes à l’intérieur du cercle familial. Il sera ensuite
intéressant de se demander si les SHG tiennent leurs promesses en procédant à une évaluation
de leurs performances que ce soit dans la sphère de l'économie ou celle du social.
1. SHG : Les raisons du succès
Bien que l'organisation en SHG ne soit en aucune manière obligatoire, c'est pourtant à travers
ce modèle que la microfinance se décline principalement en Inde 15 . Le fonctionnement des
SHG, qui attise une curiosité grandissante de la part de la communauté des chercheurs,
véhicule une dimension culturelle manifeste. D'après la Tamil Nadu Women's Development
Corporation (DeW), un SHG peut être défini comme un « petit groupe, économiquement
homogène, de pauvres, ruraux ou urbains, formé volontairement pour contribuer à un fonds
commun destiné à être prêté aux membres selon des décisions collectives et dans le but de
travailler ensemble pour le développement économique et social de leur famille et de la
communauté » (Palier, 2003, p. 231). Présentée comme la plus ancienne démocratie du
monde, l'Inde semble donc correspondre à ce modèle ascendant au sein duquel la volonté du
groupe émane d'un débat entre ses membres 16 . Toutefois, l'essor des SHG est, en premier
lieu, le signe de l'impasse des politiques traditionnelles de lutte contre la pauvreté (1.1) avant
d'être le révélateur de caractéristiques propres à justifier son succès (1.2).
15 Environ un quart des emprunteurs ont recours aux formes plus classiques du microcrédit (Ghate, 2008, p. 13).
16 L'opposition avec le modèle de la Grameen Bank est apparente aussi de ce point de vue. Servet (2006, p.
272-284) propose une comparaison fouillée des deux modèles. Jaffrelot (1998, p. 70-77) discute du caractère
présumé éternel de la démocratie indienne, du rôle du colonisateur et de l'historiographie nationaliste à ce
propos.
28
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris 1.1 L'échec des politiques sociales
A
de
multiples
égards,
les
performances
de
l'économie
indienne
sont
impressionnantes. Elles le sont d'autant plus que, pendant les décennies qui ont suivi son
accès à l'indépendance, le décollage économique du pays a été retardé par un choix de modèle
de développement basé sur la planification qui s'est avéré malencontreux. Le PIB de l'Inde,
déjà le douzième au monde et même le quatrième en parité de pouvoir d'achat, comme son
taux de croissance annuel régulièrement supérieur à 5.5 % avec des pointes qui avoisinent les
10 %, ne rendent comptent qu'imparfaitement de ses réussites sur le plan économique. Les
entreprises indiennes sont présentes dans des secteurs qui requièrent du travail qualifié
(informatique, pharmacie...). Elles se montrent innovantes (avec la Tata Nano par exemple)
et, à l'instar des entreprises chinoises, font preuve d'un esprit de conquête dans la compétition
internationale (Tata, Mittal...) 17 .
Mais ces glorieux satisfecit ne peuvent occulter les disparités qui subsistent, voire
s'aggravent parfois, au sein même de la société indienne. Entre Etat central et régions, régions
riches et régions pauvres, villes et campagnes, hautes et basses castes, hommes et femmes, les
clivages ne manquent pas - cette typologie d'oppositions n'étant d'ailleurs pas exhaustive.
Tous les Indiens, loin s'en faut, ne sont pas associés à la croissance économique spectaculaire
de leur pays. Les « laissés-pour-compte » du système sont tellement nombreux et démunis
qu'ils rendent le contraste entre les extrêmes encore plus saisissant 18 . Il n'est peut-être pas
surprenant que, sur un territoire aussi vaste (7ème superficie mondiale), aussi peuplé (2ème
pays après la Chine) et dans un tel contexte historique, la mise en œuvre de politiques
publiques volontaristes de réduction des inégalités n'ait pas abouti. Mais les pères fondateurs
de l'Inde post-colonisation avaient pourtant affiché de fortes ambitions en la matière.
Il convient de préciser que l'Inde s'est construite dans une logique de modernisation
aux antipodes du projet de Gandhi, qui était ancré dans les traditions et dans lequel le
« village-république » occupait une place prépondérante. Nehru souhaitait un changement
fondamental, rapide et qui profiterait, non pas à certaines castes, mais à l'ensemble de la
17 Ce paragraphe s'appuie sur les données de la Banque Mondiale (www.worldbank.org) ainsi que sur les
ouvrages de Boillot (2006), Jaffrelot (2006) et Panagariya (2008).
18 Panagariya (2006, p. 282-310) présente une explication économique de la difficulté à enclencher un cercle
vertueux (secteurs intensifs en travail qualifié, en travail non qualifié, réglementations, investissements dans
l'éducation supérieure...)
29
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris population. Il conduisit ainsi son pays sur une voie où l'impulsion réformiste était
communiquée par l'Etat central. Dans cette perspective, le regard porté sur le village devenait
radicalement hostile. Ambedkar, président du comité chargé de rédiger la Constitution et
ministre de la Justice de Nehru 19 , répondit à des élus proches du message de Gandhi et qui
auraient apprécié de voir la fonction du village mieux reconnue par la Constitution :
« Qu'est-ce que le village sinon le cloaque du localisme, le repaire de l'ignorance, de
l'étroitesse d'esprit et du communalisme ? Je suis heureux que le projet de Constitution ait
ignoré le village et adopté l'individu comme son unité de base » (Jaffrelot, 1998, p. 77)
20
Au bout du compte, il apparaît que, si le socialisme d'Etat indien n'a pas atteint son
objectif de réduction de la pauvreté, il a plutôt péché par excès d'ambition que par défaut. En
cherchant à faire sauter des verrous, considérés comme des facteurs de blocage social, le
gouvernement s'est concrètement heurté aux pouvoirs locaux. Ce qui l'a privé en retour des
relais indispensables à l'exécution de sa politique de soutien aux plus défavorisés. Dans une
formule peut-être simplificatrice mais qui a le mérite d'être synthétique, Daniélou n'hésite pas
à affirmer que
« la bourgeoisie socialiste qui a pris le pouvoir en Inde s'est opposée à la hiérarchie des
castes, au pouvoir modérateur des Brahmanes, prêtres lettrés, pauvres mais puissants, et à
celui des princes riches mais imbus de principes chevaleresques et protecteurs du peuple »
(1983, p. 387)
sans oublier de rappeler le combat qu'elle a mené contre les corporations professionnelles. Les
ONG ne répètent pas cette erreur aujourd'hui. Elles ont pris le parti de composer avec les
panchayats (conseils de village).
Ce sont les échecs de la politique dirigiste qui ont provoqué le changement de cap,
cette libéralisation du système dont les effets ont été immédiatement perceptibles dans
l'économie. Il a suffi de prendre ses distances avec les redoutables plans quinquennaux, de
supprimer de nombreuses règlementations (abolition du Licence Raj en premier) et de s'ouvrir
aux échanges extérieurs pour que le pays parvienne à prendre son envol économique. En
revanche, dans le champ du social, la lutte contre la pauvreté ne pouvait se limiter à une
attente - celle que les bienfaits de l'économie de marché finissent par retomber sur la majorité
de la population. Entre les mesures inefficaces de l'Etat central et l'inaction, il convenait
19 Il s'agit du même Ambedkar, qui sera vénéré des Dalits ou intouchables (Naipaul, 2002, p.9-10, 17) et se
trouvera à l'origine d'un mouvement de conversion au bouddhisme toujours vivace de nos jours
20 Avec cette évocation de l'individu, la rupture est encore plus apparente avec l'ordre social traditionnel, en
particulier si l'on se réfère à l'analyse « holiste » qu'en fait Dumont (1966).
30
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris d'inventer de nouvelles formes d'intervention, pas nécessairement incompatibles avec le
discours libéral ambiant d'ailleurs.
Dans ces conditions, comme les autres inégalités, celle qui existait entre les hommes et
les femmes ne pouvait pas se résorber de manière significative par la grâce de l'intervention
de l'Etat. A cet endroit, il est important de souligner que cette inégalité, déterminante dès lors
que l'on examine le fonctionnement des ménages, n'était pas spécifique au cas de l'Inde. En
vérité, il s'agit d'un mal endémique à nombre de pays en développement, cela
indépendamment du modèle culturel qui les caractérise en particulier. Amartya Sen (2000, p.
110-113) a mis au jour la problématique des « femmes manquantes » : rapport
femmes/hommes inférieur à 0.95 (il dépasse souvent 1.05 dans les pays du Nord), taux de
mortalité supérieur chez les femmes dans toutes les classes d'âge jusqu'à quarante ans. En
faisant abstraction des cas d'infanticide, l'explication du phénomène réside prioritairement
dans le moindre accès aux soins et à la nourriture de la gent féminine. Ce sont des dizaines de
millions de « femmes manquantes » qui sont recensées dans les pays du Sud - la Chine et
l'Inde fournissant l'essentiel des bataillons 21 .
Vulnérables, fragiles, livrées à des croyances qui perpétuent leur acceptation de cet
état de fait, les femmes indiennes sont habituellement soumises dans leur ménage. Leur
dépendance est aussi bien économique que culturelle. Les hommes tirent normalement profit
de cette situation qu'ils ont contribué à instaurer. Il n'est pas rare qu'ils usent de violence pour
asseoir leur domination 22 . Au regard du couple formé par eros et polemos, l'emprise du
second sur le premier apparaît donc sans conteste à l'intérieur de la cellule traditionnelle
indienne. Pourtant, cet état des lieux doit être nuancé. Toutes les régions de l'Inde ne sont pas
affectées de la même manière par cette réalité. Des paradoxes peuvent même être observés.
Les rapports entre les hommes et les femmes sont plus conflictuels dans un Etat riche comme
le Pendjab, qui a subi de nombreuses invasions tout au long des siècles et a développé en
réaction des stratégies de défense des traditions, que dans des zones plus pauvres où le fait
qu'une femme travaille amène un complément de revenu améliore son statut dans le ménage
(Manier, 2006, p. 42-49).
21 Autre illustration de ce fossé mais cette fois dans le domaine de l'éducation : en Inde, l'écart entre le taux
d'alphabétisation des hommes demeurait encore largement supérieur à celui des femmes en 2007 (77 % contre 54
%, www.worldbank.org).
22 Bénédicte Manier décrit une multitude d'exemples de violences exercées contre les femmes, fardeau dans une
société « patriarcale » (2006, p. 36-42 et 119-147). La coutume du satî, crémation des veuves, en est un héritage
historique.
31
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Ce n'est probablement pas un hasard si l'économiste du développement qui est à
l'origine de « l'approche par les capabilités » (capabilities), Amartya Sen, est indien. Les
droits ou libertés théoriques doivent pouvoir être distingués de ceux qui sont susceptibles
d'être convertis et utilisés effectivement dans la vie quotidienne. Qu'une femme n'exprime pas
le désir de savoir lire ne résout pas le problème que pose son analphabétisme. Elle demeure
handicapée socialement sur ce point. Cela signifie simplement qu'elle vit dans un
environnement qui la décourage d'envisager toute forme d'apprentissage. La pauvreté est alors
définie comme une « privation de capabilités ». Et, comme les revenus ne sont pas le seul
instrument à produire des capabilités 23 , la lutte contre la pauvreté dépasse la dimension
strictement pécuniaire (Sen, 2000, p. 95-110). Désormais, les politiques de soutien aux classes
défavorisées en tiennent davantage compte, qu'elles soient menées par les Etats, les
organisations internationales ou les ONG. Que la femme analphabète soit incitée à
s'alphabétiser fait partie intégrante de leurs missions.
1.2 Des formes d’action plus adaptées
L'Inde n'a pas échappé à l'onde de choc propagée par la chute du bloc soviétique. Si
cet effondrement a permis de relativiser les ratés de la voie qu'elle avait préférée pour son
développement, il n'en a pas moins démontré la nécessité de choisir un autre chemin à cette
intention. De surcroît, la disparition du clivage Est-Ouest a modifié également le regard porté
sur les rapports Nord-Sud et, plus généralement, sur les questions de développement. La
vieille formule « trade, not aid » a retrouvé une seconde jeunesse au début des années quatrevingt dix. La solution apparente consistait à devenir partie prenante du commerce
international. Au niveau national, le slogan pouvait aussi être compris comme un appel à la
responsabilisation, à l' « empowerment » des classes défavorisées. Pour s'en sortir, il ne fallait
plus compter véritablement sur une intervention de la puissance publique mais sur soi-même.
C'est dans la brèche ainsi ouverte que se sont engouffrés des acteurs, comme les ONG, et des
activités telles que la microfinance 24 .
23 La liste de ces « capabilités » reste à définir. Afin d'objectiver la démarche, Nussbaum (1997) propose une
réflexion qui part des caractéristiques partagées par l'ensemble du genre humain, selon Aristote .
24 La finalité des ONG, auxiliaire du néolibéralisme ou modèle de solidarité, ne sera pas discutée dans le cadre
de ce travail. Les critiques qui leur sont adressées reposent en grande partie sur leur reconnaissance, toute
pragmatique, des structures de pouvoir existantes Les ONG sont inévitablement obligées de s'appuyer sur ces
dernières pour accomplir leurs missions (Centre Tricontinental, 1998, p. 5-33).
32
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris A ce propos, une précision s'impose : la microfinance ne se cantonne pas au
microcrédit même si ce dispositif en incarne la figure emblématique. L'épargne, l'assurance, la
garantie des prêts, l'encaissement des chèques et le transferts de fonds de migrants vers ses
proches appartiennent également à la gamme de services qu'elle offre. Dans une remarquable
synthèse, Servet (2006) met en perspective l'enthousiasme suscité par la microfinance depuis
les années quatre-vingt dix avec comme point d'orgue le prix Nobel attribué en 2006 au
fondateur de la Grameen Bank, Muhammad Yunus 25 . Les limites ne manquent pas. Tout
d'abord, il ne s'agit que d'une technique qui, comme toutes les techniques, doit être utilisée
avec précaution 26 . Dans le cas contraire, les emprunteurs sont susceptibles d'être entraînés
vers une spirale d'endettement qui aggravera leur situation 27 . D'autre part, sans même parler
de rentabilité, la quête d'autonomie financière des institutions qui pratiquent le microcrédit
peut les amener, soit à sélectionner les bénéficiaires des emprunts - et les plus nécessiteux
sont alors privés d'accès au microcrédit - , soit à fixer des taux d'intérêts élevés - et alors c'est
l'ensemble des emprunteurs qui est fragilisé 28 .
Selon les estimations de Servet (2006, p. 24), le nombre des organisations de
microfinance qui pourraient survivre sans aide extérieure ou subvention d'aucune sorte oscille
entre 1 % et 10 %. Heureusement, serait-on tenté de dire avec une pointe d'ironie, en tenant
compte de ce qui vient d'être écrit. C'est pourquoi le rôle des ONG et l'action publique restent
déterminants dans le fonctionnement des organismes de microcrédit. Leur renforcement est
même primordial parce que, si le microcrédit ne constitue certainement pas le remède
miraculeux qui guérira l'humanité de la pauvreté, il n'empêche que son action peut être
considérée comme positive dès lors que les attentes à son sujet sont teintées de plus de
modestie. Le simple fait de faciliter l'accès au crédit bancaire à des catégories de la population
qui n'y sont pas a priori éligibles, de les intégrer dans les circuits de la finance formelle,
représente en soi une authentique performance 29 .
25 A moins qu'il ne s'agisse de l'introduction en bourse de Compartamos, organisme de crédit mexicain, en 2008.
26 La question de la neutralité politique de la microfinance a été posée, bien sûr. En tant que technique,
l'argument est peut-être recevable mais le contexte qui a présidé à l'émergence de la microfinance, lui, ne l'est
pas (Servet, 2006, p. 17). Il est intéressant d'examiner le sens que Yunus donne à sa propre action (2009).
27 La crise de la microfinance en Bolivie en 2001, avec une révolte d'emprunteurs surendettés, l'illustre
parfaitement.
28 Sur ce point, voir les données éloquentes du Portail Microfinance (2009) sur les pays en développement. La
France n'échappe pas à cette tendance. Selon le Canard Enchaîné (2009, p. 4), pour un prêt de 1000 euros sur 12
mois, le taux effectif global proposé par l'Adie atteint 21 %
29 Sur les obstacles rencontrés par les classes les plus défavorisées pour se lancer dans des entreprises
économiques... et les moyens de les contourner, de Soto présente une analyse originale (2005).
33
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Fournir des services financiers aux groupes sociaux les plus défavorisés a toujours fait
partie des priorités annoncées par les différents gouvernements indiens qui se sont succédé
depuis l'indépendance du pays. Pourtant, ni les politiques de nationalisation, ni la création de
la NABARD (National Bank for Agriculture and Rural Development) en 1982 n'était
parvenues à faire sortir les plus pauvres de l'exclusion bancaire dans laquelle ils étaient
naturellement confinés. Ainsi que l'explique Palier (2003, p. 228-230), malgré un réseau
particulièrement dense, le système bancaire était complètement inadapté aux besoins de ces
populations : procédures complexes, calendrier déconnecté de la saisonnalité des revenus, pas
de crédit à la consommation... De ce fait, les taux de remboursement étaient faibles et les
banquiers assez peu enclins à accorder des emprunts. Ce qui provoquait immanquablement
l'enlisement des plans chargés de bonnes intentions conçus par le gouvernement.
C'est pourquoi, lorsque la RBI (Reserve Bank of India), l'autorité de supervision des
banques, a demandé à celles-ci en 1991 d'entreprendre des actions dans le champ de la
microfinance, son changement d'optique s'est avéré total. Une année plus tard, la NABARD se
lançait dans un projet pilote. Les autres institutions financières centrales lui ont emboîté le pas
en s'ouvrant également dans cette direction : par exemple, RMK (Rashtriya Mahila Kosh),
fonds national de crédit pour les femmes, créé en 1993 et SIDBI (Small Industries
Development Bank of India) à travers sa fondation pour le microcrédit en 1999. Les ONG, qui
réclamaient depuis un moment de tels programmes, sont satisfaites. Dans ce schéma, elles
tiennent un rôle central : elles font office d'interface entre les institutions financières et la
population. Elles remplissent une fonction utile pour le prêteur aussi bien que pour
l'emprunteur.
Pour les banques, l'action des ONG permet déjà une baisse sensible des coûts de
transaction, externalisés et pris en charge par ces dernières. Ensuite, elle offre une meilleure
connaissance de la population, de ses capacités financières et de ses besoins, c'est-à-dire une
garantie de meilleurs taux de remboursement 30 . Les sommes empruntées par individu étant
souvent modiques selon les critères des banques, l'arbitrage rentabilité-coût-risque penchait
rarement du côté de l'octroi de crédit. Désormais, les banques sont plus incitées à se prêter au
jeu, en tout cas bien plus qu'avec le système des quotas de crédits accordés aux pauvres qui
étaient fixés administrativement par le pouvoir central. L'information circule mieux au profit
30 Certaines ONG, comme la SEWA (Self-Employed Woman's Association) , possèdent leur propre organisme
de crédit. Krauss et Osner (1999) présentent une analyse assez exhaustive de l'histoire, du fonctionnement et la
stratégie de la SEWA.
34
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris de tous. La présence des ONG sur le terrain, leur proximité avec le population, produit donc
d'excellents résultats, y compris du point de vue des emprunteurs.
On sait que, malgré un éventail de ses pratiques particulièrement large, la
microfinance indienne est principalement caractérisée par la place qu'y occupent les SHG.
Les avantages escomptés de cette forme organisationnelle sont multiples. Presque tous
découlent du changement d'échelle - ce n'est plus un individu très pauvre qui emprunte mais
environ une quinzaine - et de la force intrinsèque du groupe. Ainsi, les SHG peuvent disposer
de fonds plus importants que ceux que la simple épargne de ses membres aurait autorisé.
Parallèlement, le principe de caution solidaire remplace le dépôt de garantie. L'effet de taille
favorise pareillement l'action des ONG. En se constituant en SHG, les plus pauvres
bénéficient ainsi d'un meilleur suivi de la part de celles-ci. Grâce à l'accompagnement de
coordinateurs locaux, leur politiques systématiques de conseil, de soutien et de formation
deviennent plus efficaces 31 .
La croissance rapide du nombre des SHG témoigne du jugement positif porté sur eux
par la population. En 2007, 41 millions d'Indiens avaient un jour obtenu un crédit bancaire par
l'intermédiaire des SHG et, par rapport à l'année précédente, 9,6 millions de personnes
supplémentaires décidaient d'adhérer au programme - chiffres également à comparer aux 11
millions de membres des SHG en 2003. Dans un pays où approximativement 70 % de la
population ne possède pas de compte en banque 32 , il n'y a d'ailleurs pas que les plus démunis
qui profitent de cette porte ouverte par les institutions financières. Environ 50 % des membres
des SHG vivent en dessous du seuil de pauvreté. Parmi les autres informations notables, plus
de 90 % d'entre eux sont des femmes 33 . En fait, les inégalités sociales s'entrecroisent et
parfois se cumulent : elles existent entre familles aussi bien qu'à l'intérieur des familles. Ces
données brutes suggèrent que les secondes sont mieux combattues que les premières. Il reste à
vérifier si le règne de polemos s'en trouve concrètement menacé.
31 Les techniques de négociation enseignées, en apparence rudimentaires, sont d'un grand secours. Par exemple,
en situation de négociation d'un prêt avec une banque, il ne faut pas s'affoler si le chargé de clientèle fait
patienter l'emprunteur potentiel, a priori fragile, pendant un long moment.
32 Sur les disparités entre régions et même intra régionales, en particulier au Tamil Nadu, Fouillet présente des
éléments édifiants. La demande potentielle de services de microfinance se situe dans une fourchette comprise
entre 290 millions, nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté, et 650 millions, nombre des personnes
sans compte bancaire (2005, p. 1).
33 Ces chiffres proviennent de Microfinance in India : A State of the Sector Report, 2007 (Ghate, 2008).
35
Marketing et management entre Eros et Polemos,
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Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris 2. A l’épreuve des faits
La popularité des SHG ne doit pas présager de leur efficacité. Entre « fausse
conscience » et aberrations de la « rationalité mimétique », les arguments pouvant justifier un
engouement indu à leur propos ne manquent pas. Une réponse à cette question épineuse ne
doit pas s'appuyer sur des idées reçues ou des effets de mode. De la même façon, elle doit
éviter le piège qui consiste à empiler les anecdotes parce que, non seulement ce procédé ne
constitue pas une preuve, mais il risque même de provoquer des biais dans l'analyse. Etudier
si, effectivement, les réalisations des SHG sont à la hauteur des attentes de leurs concepteurs
exige une approche méthodique. Dans un premier temps, c'est la manière dont l'idéal-type du
SHG est bâti qui sera passée en revue (2.1). Il s'agit de trouver les meilleurs critères
permettant d'atteindre la véritable fin qui lui est assignée. Ces critères utilisés sont de deux
ordres, social et financier. En tant que responsable des bonnes pratiques d'un pan de la
microfinance, la NABARD met, certes, en exergue la dimension financière mais les deux
aspects coexistent. Ensuite, la légitime interrogation sur l'impact de l'action des SHG sera
abordée (2.2). Il sera intéressant de remarquer alors que la tangibilité des effets se discute
également sur les deux plans économico-financier et social.
2.1 Les conditions d’une révolution progressive
Les trois ONG examinées au Tamil Nadu possèdent un dénominateur commun. Qu'il
s'agisse d'Arunodhaya (traduction :« Le soleil se lève »), d'ICCW (Indian Council for
Children Welfare), de RTUT (Reaching The Unreached Trust), leur objectif déclaré est de
protéger les enfants. Dans cette optique, chacune développe des programmes spécifiques qui
peuvent renvoyer à des modes d'action susceptibles de différer. Il est cependant significatif
que ces trois ONG se retrouvent une nouvelle fois sur un des moyens qu'elles emploient. En
l'occurrence, toutes s'appuient sur la mise en place et l'encadrement de SHG. Il ne s'agit
évidemment pas de l'unique levier d'intervention de ces ONG mais il figure néanmoins
toujours en bonne place dans leurs programmes d'action, tels qu'ils ressortent de leurs rapports
d'activités, des brochures qu'elles diffusent ou de leurs sites Internet. En outre, c'est un autre
trait qui a déjà été mentionné, 90 % des membres de SHG sont des femmes. Ces constats ne
peuvent être considérés comme anodins - la relation qui les unit pareillement.
36
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Des raisons pratiques sont parfois évoquées pour expliquer la féminisation des SHG.
Une phase d'épargne de ses membres doit toujours précéder celle de l'octroi du crédit de la
part de la banque puis sa répartition à l'issue d'une décision du groupe. Or, expliquent
unanimement les responsables d'ONG rencontrés, les femmes sont bien plus capables que les
hommes, non seulement de dégager l'épargne préalable, mais aussi d'utiliser les fonds prêtés à
bon escient, c'est-à-dire au profit de leur famille. Dans les bidonvilles comme dans les villages
de pêcheurs visités, les hommes sont suspectés de gaspiller les plus petites sommes d'argent à
des fins personnelles, c'est-à-dire pour boire et s'enivrer. Il se trouve que l'alcoolisme fait
partie des obstacles auxquels les travailleurs sociaux se heurtent sur le terrain au quotidien. De
ce problème récurrent aux représentations qui sous-tendent l'action des ONG, la transition est
alors aisée : pour sauver les enfants, il est impératif de procéder à une (ré)habilitation de la
famille et ce sont les femmes qui sont les meilleures garantes de cette opération. Car, sinon,
comment expliquer que des ONG dédiées à l'enfance consacrent tant de ressources à l'essor
des SHG qui sont constitués de femmes 34 ?
L'argument se comprend : dans de nombreuses cultures, les femmes sont associées
aux
activités altruistes, gratuites ou de proximité. Guérin remarque à juste titre que
« l'opposition entre mobiles intéressés et désintéressés apparaît surtout comme une
reconstruction normative de la réalité » (2003, p. 36). Cela ne retire rien au fait que les
femmes sont d'ordinaire jugées dépositaires de cette dimension du comportement humain 35 .
Tout se passe comme si, à l'intérieur de la famille, le division du travail était nette : la loi, ce
qui est tranché et fort, relève de l'homme tandis que l'amour, la souplesse, le lien, décrivent le
domaine de la femme. Ainsi, quand l'homme assure son emprise sur la famille, la femme étant
réduite à un état de dépendance absolue, un principe de lutte, de conflit prévaut. Le poids de
polemos est écrasant. En somme, le diagnostic posé par les ONG - un rééquilibrage des
34 Dans cette constellation de SHG féminins, les exceptions n'infirment pas la règle. A Sadayankuppam, dans la
zone d'Ennore, banlieue industrielle de Pondichéry, Arunodhaya a encouragé la création de SHG masculins.
Dans ce cas précis, les individus sont des Irulas, appartenant à des tribus en voie de sédentarisation et vivant dans
le plus extrême dénuement. L'action des ONG comprend également leur enregistrement auprès de l'état civil,
signe que tout est à construire avec eux. Dans ces familles, il faut prendre autant soin de l'homme, en lui
permettant d'exercer des activités économiques, que de la femme. Dans des districts ravagés par le Tsunami, des
SHG d'hommes apparaissent pour des raisons similaires. Il est noter que ces SHG participent à un programme
élaboré en collaboration avec la Tamil Nadu Corporation for Development of Women (Arunodhaya, 2007).
35 Autre illustration, une grande partie des expériences menées dans le cadre de l'économie solidaire concerne
exclusivement les femmes (Guérin, 2003, p. 14).
37
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris rapports entre l'homme et la femme, plus équitable, est vital pour le bon fonctionnement de la
cellule familiale - se traduit mécaniquement par une montée en puissance d'eros 36 .
Afin que ce scénario dans lequel polemos s'efface devant eros se réalise, cela au profit
de l'enfant, la position de la femme au sein de la structure familiale doit donc être
singulièrement renforcée. Cette autonomisation graduelle est favorisée par l'action des SHG.
Mais ce n'est pas sans soulever des problèmes en matière d'évaluation. Comment peut-on être
sûr qu'un SHG remplit avec efficacité sa mission au service des femmes qui en sont membres
? Pour standardiser les pratiques, la NABARD affiche une liste de critères supposés guider les
SHG dans la direction souhaitée. Ces recommandations ne peuvent être prises à la légère.
Bénéficier d'un adossement bancaire en dépend tout simplement. En effet, si ces indications
ne revêtent aucun caractère d'obligation légale, les banques commerciales, qui sont souvent
réticentes et mal informées sur le sujet, utilisent quasiment en l'état les critères de la
NABARD 37 . C'est pourquoi les ONG qui encadrent des SHG répercutent, via leurs
formateurs et coordinateurs, ce guide des bonnes pratiques au niveau de leurs propres SHG.
Par essaimage, c'est peu ou prou l'ensemble des SHG qui devient ainsi normé.
L'investigation des caractéristiques synonymes de performance pour un SHG se révèle
fort instructive. La NABARD précise d'emblée que l'évaluation d'un SHG diffère de celle d'un
individu dans le sens où ce ne sont pas des questions de caution ou de nantissements qui
doivent être pris en compte. La solidité financière n'est pas en jeu ici. L'objectif est
d'appréhender la « dynamique de groupe » à travers des caractéristiques comme « la cohésion,
la vigueur, le fait d'être guidé par des objectifs, la participation des membres, les décisions
démocratiques et le leadership collectif ». Le point est important : pour un banquier, la
meilleure garantie de remboursement est de se trouver face à un véritable groupe, uni,
solidaire et qui fonctionne de façon démocratique. Le scénario à éviter est d'accorder un crédit
à un assemblage artificiel de personnes qui s'est constitué ad hoc. A partir de là, la NABARD
36 Cette problématique de complémentarité des couples fait évidemment songer aux analyses de Gary Becker
sur la famille (1993). Celles-ci ne semblent pourtant pas mobilisables dans le contexte de l'Inde. Elles reposent
en effet sur une logique de choix individuel peu compatible avec les contraintes qui pèsent sur les unions dans ce
pays (Dumont, 1966, p. 143-168).
37 Dans son introduction sur « les méthodes d'évaluation » des SHG, la NABARD prend elle-même en exemple
« les quelques banques commerciales proactives, banques rurales régionales et banques coopératives » qui ont
élaboré leurs propres critères. L'analyse des paragraphes suivants s'appuie sur l'intégralité du document
(www.nabard.org).
38
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris s'appuie sur la définition classique des SHG (proximité géographique, homogénéité 38 ,
épargne préalable, responsables élus, décisions démocratiques...) pour faire émerger un
ensemble de critères qui puissent être commodément traduits sous la forme d'une notation.
En définitive, selon la grille d'évaluation de la NABARD, quinze critères permettent
d'évaluer les SHG. Une note sur 10 est attribuée à chacun d'entre eux 39 . La note globale d'un
SHG ne peut donc excéder 150. La NABARD conseille aux banques de prêter des fonds dès
que le SHG atteint un score de 120. En deçà, il est estimé trop peu solide et dynamique. Il est
alors recommandé au SHG de travailler ses lacunes avant de se (re)présenter pour postuler à
un crédit bancaire. Ces quinze critères peuvent être divisés en trois catégories : l'organisation
du groupe (composition, ancienneté, fréquence des réunions), son fonctionnement (taux
d'assistance aux réunions, tenue d'un compte-rendu de ces réunions, participation de tous aux
discussions, processus décisionnel réellement démocratique, connaissance des règles) et ses
caractéristiques financières (fréquence de l'épargne, mode de recouvrement de l'épargne et des
prêts aux membres, décaissement des prêts, taux d'intérêt pratiqué envers les membres, ratio
prêt / épargne, taux de recouvrement des prêts, tenue de livres de comptes).
Il est clair que si un SHG parvient à se constituer un fonds par l'épargne de ses
membres, à leur accorder des prêts et à enregistrer des taux de remboursement satisfaisants, le
crédit bancaire ne fait que stimuler l'activité en mettant de l'huile dans les rouages. En faisant
abstraction d'éventuels effets pervers, il joue un rôle de facilitateur. En aucune façon, le prêt
de la banque ne doit être perçu comme le paramètre susceptible de rendre le SHG viable.
Dans ce cas, le SHG est considéré trop fragile. En d'autres termes, la période d'essai - car c'en
est une - ne s'est pas avérée concluante. Face au risque élevé, la banque refusera d'accorder un
crédit au SHG. On comprend mieux la place du critère « ancienneté du SHG », évaluée
positivement dès qu'elle dépasse une durée d'un an. De manière générale, l'action de
standardisation de la NABARD est axée sur les critères financiers qui allouent 70 points sur
les 150. Au-delà de la pure arithmétique, c'est sa position institutionnelle, c'est-à-dire sa
responsabilité envers les banques commerciales, qui justifient ce tropisme.
38
A propos de l'« homogénéité » (caste, sexe, activité...), la NABARD insiste sur une catégorie, celle du
statut économique : une relation de dépendance, une dette à rembourser par exemple, est incompatible avec
l'appartenance des personnes concernées au même SHG. Ces cas ne sont pas toujours évidents à détecter pour les
coordonnateurs.
39
Pour illustration, la qualité de la « composition » d'un SHG est mesurée en fonction de son homogénéité
: un groupe jugé homogène recevra une note de 10 et, dans le cas contraire, seulement 5 points lui seront
attribués.
39
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Il n'empêche que la NABARD n'ignore pas que les critères financiers ne sont pas
uniques et que d'autres facteurs méritent d'être pris en compte dans l'appréciation de la
dynamique du groupe. D'ailleurs, toujours dans le document intitulé « méthodes
d'évaluation », mais avant la présentation de la synthèse des quinze critères, un « progrès
personnel / social » est évoqué avec « un niveau minimal d'alphabétisation devant être
obtenu » et du « travail social » qui doit être accompli. Ces éléments ne se retrouvent pas dans
le tableau final 40 . De ce point de vue, la dissonance avec les ONG qui, dans leur approche des
SHG, mettent justement l'accent sur les aspects sociaux est totale. Ainsi, dans un manuel
diffusé par ICCW, les SHG sont décrits comme des composantes d'un « environnement créatif
pour le changement social » (2002, p. 43). Bien sûr, la dimension économico-financière ne
peut être négligée. Elle constitue un pilier de l'ensemble de l'édifice, une des conditions de la
promotion du statut de la femme. Toutefois, ce sont les changements psychologiques,
culturels, organisationnels, politiques, institutionnels et sociaux que les ONG valorisent.
Dans le fonctionnement des SHG, les aspects économiques et sociaux se rencontrent,
s'entrecroisent et se renforcent. Chacun préfère se focaliser sur ceux qui renvoient à son
champ d'intervention spécifique : les ONG remarquent l'étendue de la pauvreté, les formes
qu'elle prend et appréhendent alors le rôle des SHG dans une perspective sociale ; malgré une
claire conscience de la situation, la NABARD, on l'a noté, privilégie la dimension financière.
Mais, quelle que soit la place respective des facteurs économiques et sociaux, leur action
s'inscrit effectivement dans ce plan d'amélioration de la position de la femme dans la famille
indienne ou, pour revenir à la terminologie de Sen, d'expansion de ses « capabilités ». Selon
les plus ardents défenseurs des SHG, le mouvement doit se dérouler avec une forme de
modération. Il n'est pas question de bouleverser les structures existantes. La NABARD
recommande même aux coordinateurs de SHG de s'adresser aux anciens qui, dans les villages,
sont les gardiens de la tradition (non daté, p. 5). Le but est de les rassurer pour pouvoir se
40
Un autre exemple, encore plus éclatant, atteste que la NABARD reconnaît le rôle des critères non
financiers. Dans un « manuel sur la formation des SHG » destiné aux personnes qui les accompagnent, elle
explique que la première démarche consiste à détecter des pauvres qui pourraient être intégrés au programme.
Mais qu'est-ce qu'une famille pauvre ? Sur les onze critères que la NABARD mentionne alors (non daté, p. 7),
deux seulement se réfèrent au niveau strictement économique (revenus, emprunt auprès d'un prêteur privé), les
neuf autres possèdent une dimension sociale (source d'approvisionnement en eau, alimentation, santé, distance
aux sanitaires, alphabétisation des adultes, scolarisation des enfants, alcoolisme, matériaux de l'habitation, caste).
La NABARD n'est pas schizophrène : sur le terrain, la pauvreté n'est pas spécialement économique.
Ce même document (p. 23) propose une liste de seize critères qui doit permettre d'évaluer les SHG.
Cette fois, le niveau d'éducation (lecture, écriture) est bien présent mais la finance demeure prégnante.
40
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris reposer sur leur autorité morale. L'action des SHG est présentée comme ne générant que des
résultats positifs. Il reste maintenant à vérifier cette affirmation.
2.2 Des effets mal appréciés
Des retombées sont attendues dans deux domaines : celui de l'économico-financier et
celui du social. Mais estimer l'efficacité des SHG s'avère être une tâche particulièrement
délicate dans chacun d'entre eux. Dans le premier, le fait que l'action de ses membres se
déroule surtout dans le champ de l'économie informelle, qui est caractérisée par le vague et
l'imprécision, n'est pas le moindre des obstacles. Si l'on ajoute que les activités économiques
en question, par nature faiblement capitalistiques, dépendent en général du secteur primaire
(femmes vendeuses de poisson, de riz...), c'est-à-dire d'un environnement où les aléas sont
nombreux (climat, santé du bétail...), la mesure est d'autant plus ardue. Et c'est sans compter
la présence de problèmes plus classiques d'évaluation : pertinence des indicateurs utilisés
(revenu, patrimoine) ou biais statistiques (la remontée du cours de l'or, composante essentielle
du patrimoine des familles, n'explique-t-elle pas en grande partie l'augmentation des richesses
?).
En ce qui concerne l'appréciation des conséquences sociales, la situation est encore
plus complexe. Outre le choix du bon indicateur (scolarisation croissante des enfants,
alphabétisation des femmes, baisse des violences conjugales, participation des femmes à la
vie politique...) et la difficulté à recueillir sur le terrain des informations exactes 41 , il convient
d'intégrer également la dimension temporelle. Selon le schéma idéal, les SHG doivent libérer
les femmes de leur état de soumission afin que la cellule familiale indienne s'ouvre à de
nouveaux modes de fonctionnement. Dans une telle configuration, des changements de
mentalité se trouvent être à l'origine de changements de comportements. Il est donc logique
que ces évolutions se produisent avec une certaine lenteur. Si l'on admet que l'éventuel
41
Divers facteurs peuvent être invoqués à cet égard. Une ONG comme ICCW recense les interventions de
son centre de crise destiné à protéger les enfants (2007, p. 40-43). Le danger d'être confronté à un artefact
statistique n'est pas mince : en effet, l'évolution des chiffres signifie-t-elle que l'existence du numéro d'urgence
est mieux connue au sein de la population, que celle-ci est plus sensibilisée aux questions de violence ou que les
violences elles-mêmes augmentent ?
De plus, ainsi que le soutient Jardat (2009), comme toutes les organisations, les ONG présentent leurs
rapports d'activité de sorte que leur action soit le mieux possible justifiée aux yeux de leurs commanditaires.
Leur approche diffère de celle des chercheurs qui est, par essence, suspicieuse. S'appuyer sur les ONG,
incontournables de par leur maillage du terrain, pour conduire des investigations, est facteur de conflit
d'interprétation.
41
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris avènement d'eros ne peut survenir que de manière progressive, ce constat s'impose davantage
: la longue durée est effectivement l'horizon des changements sociaux.
Ces réserves n'interdisent évidemment pas la réalisation d'études d'impact. Les plus
significatives d'entre elles portent sur la microfinance dans son ensemble, tout en faisant état
de différences entre ses modalités (SHG, institutions de microfinance comme la Grameen
Bank, prêts individuels). Après avoir effectué un tour d'horizon de ces enquêtes, Guérin,
Palier et Prevost (2009) en dressent un bilan mitigé. Les résultats les plus probants se situent
indéniablement dans le champ économique. Globalement, 67 % des sommes empruntées sont
utilisées à des fins productives (36 % pour les SHG, 82 % pour le modèle Grameen) 42 ,
principalement pour aider le développement de micro-entreprises familiales implantées en
milieu rural 43 . Dans une autre étude, une hausse de 32 % des créations d'entreprises est même
relevée (Banerjee et alii, 2009, p. 12). Si elles disposent d'assez peu de marges de manœuvre
pour se prémunir contre les accidents de la vie économique ou familiale, ces entreprises
réussissent dans deux tiers des cas à procurer une hausse des revenus à la famille du créateur
(Guérin et alii, 2009, p. 29).
En dépit de l'augmentation de la population en Inde, le nombre des personnes vivant
sous le seuil de pauvreté, s'il est défini à un dollar par jour, a diminué en vingt cinq ans de
plus de 40 %. En revanche, comme par un système de vases communicants, les effectifs de la
classe des individus vivant avec moins de deux dollars et demi par jour se sont trouvés
considérablement accrus (Banque Mondiale, 2008). S'élever au dessus du seuil de pauvreté ne
signifie pas se rapprocher du niveau de revenus des classes moyennes urbaines. Les progrès
sont donc réels mais légers. L'action des SHG participe de cette logique. Qu'il s'agisse des
revenus générés par l'activité économique, de la souplesse, du plus grand confort autorisés par
l'emprunt, une amélioration du bien-être des ménages apparaît à travers l'évolution de leurs
dépenses de consommation (explosion des postes santé et éducation, ce qui établit d'ailleurs
un lien avec les effets sociaux, à travers une modification des coefficients budgétaires des
ménages). Dans le même ordre d'idée, une plus grande attention est accordée au durable : les
habitations deviennent cimentées (Guérin et alii, 2009, p. 30-31).
42
Dans le cas des SHG que nous avons rencontrés par l'intermédiaire de RTUT, ICCW et Arunodhaya,
pas nécessairement représentatifs de ce qui se pratique sur l'ensemble du territoire, une très grande majorité de
femmes s'est lancée dans des activités économiques (vente de poisson, de riz...).
43
Il arrive que l'entreprise soutenue soit celle du mari, et non celle de son épouse qui a souscrit un
emprunt. Ce « détournement » du crédit bancaire est peut-être préjudiciable par rapport au projet d'émancipation
de la femme par son travail mais pas en termes de révision de son statut. Sa capacité à mobiliser des fonds
renforce sa position au sein du couple.
42
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris En parallèle, quoique la hausse de la valeur de l'or exige une certaine prudence dans
son analyse, le ratio endettement/patrimoine a tendance à baisser pour 90 % des ménages.
Mais c'est pourtant sur les personnes qui voient leur situation se détériorer et qui accumulent
alors crédit sur crédit que les média braquent leurs projecteurs 44 . Il est vrai que les
évènements ne suivent pas forcément le cours espéré dans le sens où le microcrédit ne se
substitue pas entièrement aux prêteurs privés. En fait, les ménages procèdent plutôt à une
diversification de leurs sources de financement. Malgré leurs taux élevés, les prêteurs privés
offrent davantage de flexibilité aux ménages que le microcrédit. De surcroît, ce sont souvent
des personnages importants dans les villages et il serait imprudent de couper les liens avec
eux. C'est pourquoi, tout en voyant leur part décliner, les prêts des moneylenders représentent
encore 30 % de l'endettement des ménages 45 . La multiplicité des accès à un financement,
associée à la baisse du coût du crédit, facilite la gestion de trésorerie de la grande majorité des
ménages - ce qui est une avancée sensible - mais elle fragilise en même temps les plus
vulnérables (Guérin et alii, 2009, p. 33).
De leur côté, la plupart des indicateurs sociaux ne dévoilent aucune inflexion véritable
à ce jour. Avant d'être annonciatrice d'un changement, la croissance des dépenses de santé et
d'éducation, soulignée plus haut, doit d'abord être comprise comme un décollage à partir du
point le plus bas. Les violences familiales ne connaissent pas non plus de régression
fulgurante. Pourtant, des signes encourageants sont également apparus. Les rencontres
régulières au sein des SHG ont amorcé un processus de prise de conscience de la part de leurs
membres. Savoir que d'autres femmes partagent les mêmes soucis et découvrir qu'il est
possible de se comporter autrement constitue une condition nécessaire, quoique non
suffisante, à une révolution sociale même silencieuse. Palier (2003, p. 244) se réfère à une
étude attestant, grâce aux SHG, d' un saut en matière de confiance en soi (de 20 %, avant la
naissance du SHG, à 89%, après !), de refus des violences domestiques, ainsi que d'un recul
significatif de l'adoption d'attitudes résignées face à des difficultés 46 . Dans ces circonstances,
l'espoir est permis.
44
Pour illustration, le reportage de Stéphanie Lebrun et Philippe Levasseur sur France 2 : « Banquier des
pauvres » (Envoyé Spécial, 14 mai 2009).
45
De par leur faculté d'obtention des crédits bancaires, les femmes membres de SHG bénéficient d'une
bonne réputation auprès des prêteurs privés. Ce qui alimente leur endettement auprès de ces derniers.
46
Le bien-être que les membres des SHG affichent, lorsqu'ils sont interrogés sur leur intérêt pour les sujets
de discussion non économiques abordés durant leurs réunions (droit des femmes, école...), est frappant.
43
Marketing et management entre Eros et Polemos,
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Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris A l'échelle du pays, l'indicateur de la participation des femmes (IPF) 47 a progressé :
entre 1996 et 2006, il est passé de 0.413 à 0.451 (PNUD, 2009). Cela ne démontre rien pour
les SHG eux-mêmes mais il est difficile d'imaginer que ce sentiment de posséder des droits,
ce courage insufflé par l'action du groupe ne les a pas poussés dans la bonne direction. Les
femmes membres de SHG sont moins recroquevillées sur leurs problèmes. Elles s'ouvrent sur
l'extérieur à tous les niveaux, le moindre n'étant pas celui de la mobilité spatiale (Guérin et
alii, 2009, p. 37). Pour conduire leurs projets, les femmes sortent en effet de leur domicile et
élargissent leur périmètre d'action. Les hommes ne sont pas dupes du risque de perte de
pouvoir qu'ils encourent. Selon les équipes d'ONG, ils n'hésitent alors pas à reprocher à leurs
femmes de négliger leurs obligations familiales. Que polemos cherche parfois à résister n'est
pas forcément une mauvaise nouvelle : c'est plutôt le signe que les lignes bougent.
Des effets pervers existent : des femmes tellement investies dans leur micro-entreprise
et convaincues qu'il s'agit d'une chance exceptionnelle à saisir pour elles et leur famille sont
susceptibles de retirer leurs enfants de l'école pour que ceux-ci les assistent dans leur
activité 48 . Toutefois, il n'est pas exagéré de supposer que les SHG finiront par renforcer la
scolarisation. Pour que les enfants ne subissent pas les mêmes tourments que les mères,
l'éducation est présentée dans le groupe comme la meilleure issue possible. Il faut savoir que
les campagnes traditionnelles d'information sur l'école sont loin de pouvoir se targuer de
performances exceptionnelles. L'action des comités d'éducation des villages (VEC), qui sont
composés de notables, de parents et d'enseignants, ne débouche pas sur des effets significatifs
(Banerjee et alii, 2007). Les « bonnes idées » ne font pas « les bons comportements ». Or, en se
reportant aux expériences de Kurt Lewin sur la dynamique de groupe (1958), un SHG peut être
assimilé à une instance dans laquelle les femmes prennent la parole et s'engagent devant les autres
membres, y compris sur les questions d'éducation quand elles sont débattues. Il s'agit bien des
conditions optimales pour obtenir un passage à l'acte.
A la réflexion, certains des reproches adressés aux SHG, et plus généralement aux avatars
de l'émancipation de la femme indienne, sont en fait le témoignage d'une évolution favorable.
Prêter uniquement une oreille attentive aux demandes de la population féminine à l'approche des
élections, parce que l'on estime que les SHG sont un « réservoir de voix », est décevant si l'on se
focalise sur les promesses qui ne sont pas tenues. Mais cela signifie également que les femmes
existent politiquement, qu'elles sont incontournables et que les candidats doivent désormais traiter
47
48
La dénomination de l'IPF en anglais est le GEM (Gender Empowerment Measure).
Ce danger a été mentionné à deux reprises lors d'entretiens avec des responsables d'ONG.
44
Marketing et management entre Eros et Polemos,
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Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris de leurs préoccupations. Ce qui n'était pas le cas auparavant. Si la route est encore longue, des
étapes ont été indiscutablement franchies. Pale (2000) raconte qu'une élue s'est plainte devant le
chef du gouvernement du Madhya Pradesh de l'absence de chaises pour les femmes invitées à
une réunion. Elle a reçu des excuses. Quelques décennies plus tôt, elle aurait été pendue pour
son audace... Les responsables politiques sont peut-être plus respectueux des femmes que les
maris car ils sont exposés à une éventuelle action collective. Mais, à tous les niveaux, les SHG
semblent aider leurs membres à grignoter tout doucement un terrain inoccupé durant des
siècles.
45
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Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Conclusion
En dehors de ses propres mérites, la microfinance doit aussi en partie son
développement au libéralisme triomphant des années quatre-vingt-dix. Accorder aux démunis
des crédits adaptés à leur état, afin qu'ils puissent participer aux échanges économiques et
s'enrichir aussitôt, se trouve parfaitement en phase avec cette idéologie. La microfinance
n'affirme pourtant pas que la responsabilisation des pauvres va de pair avec une
déresponsabilisation de la puissance publique. Il n'existe aucune raison objective pour laquelle
l'empowerment des femmes par le biais des SHG devrait être le corollaire du disempowerment
de l'Etat. Il est vrai que, dans le cas de l'Inde, l'essor de la microfinance est venu
opportunément soulager la population, quasiment laissée à l'abandon par les échecs répétés
des politiques publiques. Mais les éventuels accomplissements des SHG n'exonèrent
absolument pas l'Etat indien de ses obligations envers ses citoyens. En fait, la microfinance
n'est qu'un outil, un moyen. Rien ne serait plus préjudiciable à la discussion que d'opposer
stérilement le triptyque « promotion des SHG - déresponsabilisation de l'Etat - promotion du
libéralisme » à son contraire « critique des SHG - responsabilisation de l'Etat - critique du
libéralisme ».
Au bout du compte, les observations de notre enquête terrain menée au Tamil Nadu
sont corroborées par des travaux d'une autre envergure portant sur la microfinance en Inde. Le
bilan des SHG peut être considéré comme plutôt encourageant. Si l'on accepte l'idée que ces
associations ne peuvent constituer une solution miraculeuse aux problèmes rencontrés par les
femmes dans les familles pauvres, plusieurs éléments positifs sont ressortis dans l'économique
comme dans le social bien que, dans le dernier domaine, les performances ne soient
véritablement appréciables que dans la longue période. Par rapport au débat sur le libéralisme,
il faut savoir qu'une intervention extérieure bien ciblée représente un formidable accélérateur
de progrès. Pour illustration, l'installation du séchoir solaire à Samiarpettai, dans le district de
Cuddalore, peut être assimilée à un bouleversement en termes organisationnels. Auparavant,
les femmes des SHG devaient se relayer pendant une journée entière. Désormais, elles
récupèrent le poisson séché qu'elles vont vendre après une attente de seulement quatre heures.
Mesuré en temps économisé pour la famille, les activités économiques et la communauté dans
son ensemble, le gain est exceptionnel. Dans ce cas, c'est une ONG qui est à l'origine de
l'intervention extérieure mais celle de l'Etat est tous aussi envisageable.
46
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48
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
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49
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Rationalité managériale et tradition compagnonnique :
la tension polémique comme dynamique d’institutionnalisation
dans un cabinet de conseil.
Jérôme MÉRIC 49
Maître de conférences CERMAT-IAE de Tours
Professeur affilié ESCEM
[email protected]
8, rue Manet,
37300 Joué les Tours
02 47 20 52 60
Résumé
Autant le management est acquis de longue date au principe érotique de convergence
des objectifs, autant la raison contradictoire n’est pas une attitude « naturelle » au milieu
gestionnaire. Pourtant l’acceptation de la contradiction porte un éclairage très profitable sur
les dynamiques organisationnelles. Il en va du cas présenté dans cet article.
L’étude transversale d’une pratique spécifique – l’induction dans un cabinet de conseil
– met en évidence un jeu d’interactions entre ses aspects ostensifs (les scénarii d’action),
performatifs (les actions) et les artefacts (les productions matérielles) qu’elle produit.
Ces interactions permanentes, loin de susciter un changement, contribuent à maintenir
la pratique étudiée dans un état étonnamment immuable. En définitive, ce cas illustre
l’institutionnalisation de l’induction dans une organisation spécifique.
L’analyse des résultats fait ressortir trois composantes fondamentales du processus
d’institutionnalisation observé. La première est – sans surprise – la répétition (via
l’observation ou la prescription). Le deuxième consiste en la conjonction de l’autorité et de
l’ancienneté. Enfin, la coexistence – par essence polémique – de scénarii d’action rationnels
et d’un mode d’agir traditionnel dans la même organisation contribue à la mutation de la
pratique étudiée en institution.
Mots-clés
Rationalité, tradition, polémique, pratique, changement organisationnel, institution.
49
L’auteur tient à remercier pour son soutien le British Advanced Institute of Management, et
son programme GNOSIS dirigé par E. Antonacopoulou.
50
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Abstract
From its early times, management science has always sought ways to implement the erotic
principle of goal congruence. In the same time, contradictory Reason seems not to belong to
the “natural” environment of managers. This is all the more regrettable that contradiction
casts a profitable light onto organizational dynamics. This article introduces a case in which
both contradiction and congruence based frameworks need to be developed to fully
understand how a specific practice – induction in a consulting company – has remained
compliant to the same standards for years, whereas the main context and “practices” have
changed many times elsewhere.
The method for research is based on the hypothesis that a practice can be depicted as a set of
interactions between ostensive (action scripts), performative (actions) aspects and artefacts
(material outcomes).
It appears that these constant interactions, instead of leading to constant change and
adaptation, contribute to maintain the studied practice in a - quite surprisingly – permanent
state. Such interactions can be identified as institutionalizing dynamics.
The research results lead to circumscribe three major components of the observed
institutionalization process. The first one is – unsurprisingly – repetition (through observation
or prescription). The second one consists in the conjunction of authority and seniority.
Finally, the polemic coexistence of rational action scripts and actual traditional actions leads
to the change of a simple practice into an institution.
Key Words
Rationality, tradition, polemic, practice, organizational change, institution.
51
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Introduction
La raison contradictoire (la polémique à son sens étymologique) n’est a priori pas
ancrée dans la pratique gestionnaire. Du moins, l’idéal managérial est souvent assimilé au
principe érotique de l’obtention de la convergence des efforts dans une direction unique (Fiol,
1991). Dans le même état d’esprit, la notion de dynamique est appréhendée à l’échelle des
systèmes entiers, afin de rendre observable et maîtrisable un changement, et non à celle d’une
pratique quotidienne, soumise à des interactions permanentes et parfois erratiques. Or ces
dernières sont tout autant constitutives d’une dynamique. L’image héraclitéenne du fleuve
illustre cette idée de changement permanent sous l’immobilité de la forme globale.
A l’échelle d’une organisation, le changement et la stabilité sont devenus des objets de
science, l’adjectif « dynamique » désignant l’aptitude à évoluer ou à provoquer l’évolution
(Zollo et Winter, 2002). Ces “modèles d’action collective appris et stabilisés” (op. cit., p. 340)
sont censés permettre la conception et la direction du changement des routines de
l’organisation dans une direction souhaitée, comme autant de moteurs susceptibles de
mouvoir tout ou partie du système (Cyert & March, 1963, Levitt & March, 1988, Nonaka &
Takeuchi, 1995). Cette vision à la fois macroscopique et unidirectionnelle permet tout d’abord
d’assimiler dynamique et mouvement. Par ailleurs, elle présente l’avantage de fournir une
opposition, aux apparences tout aristotéliciennes, entre la dynamique et l’immobilité.
L’acceptation de la contradiction (enantiodromie) porte au contraire à poser un regard
tout autre sur les dynamiques organisationnelles. Elle conduit notamment à considérer que ces
dernières peuvent échapper à toute forme d’intention rationnelle, et qu’elles engendrent aussi
bien l’immobilité globale que le changement. March, avec Simon (1958), suggère
l’association du terme de routine avec celui d’inertie de l’organisation. C’est pourtant ce
même auteur qui décrit les routines comme un facteur de changement majeur, à travers des
schémas d’adaptation inspirés de la cybernétique (Cyert et March, 1963), ou des interactions
soutenant l’apprentissage (Levitt et March, 1988, Feldman, 2000) et l’innovation (Miner,
1990). A considérer l’évolution des théories à ce sujet, il semble que la contradiction se soit
résolue par la mise en valeur de ces dernières approches, et l’abandon de l’association entre
routine et immobilité. Rares sont ceux qui, au contraire, ne cherchent pas à résoudre le conflit,
52
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris et font l’hypothèse que changement et stabilité proviennent des mêmes dynamiques (Feldman,
2003).
Dans cet article, nous proposons d’appréhender le cas d’une organisation par les pratiques
qu’elle met en œuvre. Plus précisément, nous examinons ce que les anglo-saxons désignent
par l’ « induction », c'est-à-dire le processus par lequel les nouveaux venus sont accueillis
puis intégrés dans la structure. Cette pratique a été étudiée – avec d’autres - dans le cadre d’un
cabinet de conseil 50 , pour laquelle elle revêt une importance capitale. Dans une organisation
de cette nature, l’induction apparaît comme un vecteur de changement majeur. C’est la raison
pour laquelle elle a fait l’objet d’une attention toute particulière.
L’étude de cas présentée est longitudinale, fondée sur des observations ponctuelles (et
réitérées), et des entretiens à grande échelle. Pendant la période d’investigation, aucun
changement majeur n’a été observé, même lorsqu’il aurait pu sembler nécessaire. Ces
résultats de recherche nous amènent à considérer la contradiction qui peut ici se manifester
entre la rationalité érigée en principe de fonctionnement par le cabinet, et l’adoption patente
d’un mode d’agir purement traditionnel. Pour ce faire, nous étudions les dynamiques induites
entre les artefacts, les éléments ostensifs et performatifs de la pratique d’induction. Nous
montrons comment de constantes interactions parviennent à immobiliser l’organisation. Ce
jeu polémique entre la tradition observable et la rationalité managériale érigée en référence
absolue ne serait-il pas en fin de compte significatif d’un processus d’institutionnalisation
particulier ?
Dans un premier temps, nous présenterons la méthodologie mise en œuvre pour l’étude de
cas, ainsi que le cadre théorique qui a guidé tant la méthodologie que l’interprétation des
résultats. Ensuite, les principales observations sont présentées, afin de souligner leur caractère
paradoxal. Enfin, l’interprétation des résultats est fournie, pour aboutir à des propositions
relatives au phénomène d’institutionnalisation dans la sphère gestionnaire.
53
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris 1. Méthodologie de la recherche : une étude de cas concentrée sur la
pratique.
L’objet de la présente recherche étant initialement l’étude de pratiques, il a semblé
nécessaire de les définir avant de pouvoir déterminer la méthode à mettre en œuvre pour
l’analyser.
1.1 Qu’appelle-t-on une pratique ?
On compte au moins deux approches de ce que peut être une pratique. La première,
que l’on peut décrire comme issue de l’école « rationaliste », définit une pratique comme un
ensemble déterminé et stable de tâches élémentaires ou d’actions menées par des « acteurs ».
Selon ce cadre d’analyse, le changement dans les pratiques et l’apprentissage peuvent être
appréhendés comme des actes rationnels et délibérés mis en œuvre dans une durée déterminée
(Zollo et Winter, 2002). Cette définition présente l’avantage de la simplicité, de
l’observabilité, et mène assez naturellement à des descriptions fondées sur les méthodologies
traditionnelles d’analyse de processus 51
Après une brève phase exploratoire en entreprise, il apparaît à chaque fois que cette
définition se réfère plus à ce que l’on appelle communément des « routines » qu’à des
pratiques (au sens étymologique du terme). Les pratiques semblent inclure non seulement des
tâches organisées selon des scénarii d’action, mais elles incorporent aussi l’action pour ellemême. La pratique associe des modèles d’action et la manière dont ces modèles sont
effectivement appliqués (Bourdieu, 1977). De fait, le terme grec praxis décrit l’action et la
pensée au même moment. Plus précisément, il désigne l’action comme contexte de la pensée
et la pensée comme contexte de l’action (Castoriadis, 1998). Si l’on souscrit à cette acception,
on doit élargir l’approche de ce qu’une pratique peut être, en tenant compte du langage, des
productions matérielles, des intentions et des réalisations. Le sujet « pratiquant », selon
Castoriadis (1998) est à son tour transformé par sa propre expérience. Cette seconde approche
confère à la pratique une autonomie que l’école rationaliste ne lui octroie pas : une pratique
51
Une approche a priori valorisante pour les professionnels en même temps que pour les chercheurs.
54
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris est source de changement, elle n’en est pas seulement l’objet ; elle porte cette contradiction en
elle. En ce qui concerne l’apprentissage, les pratiques vues comme praxis ne nécessitent pas
l’« invention » de forces exogènes susceptibles de les faire évoluer comme l’intention
formelle, des « méta-pratiques » ou d’autres artefacts. Cette définition rassemble de
nombreuses sous–approches, comme celles fondées sur le constructivisme ou la
« structuration » (Giddens, 1984, Latour, 1987). Cette seconde sous-approche, qui peut être
présentée comme l’ « école de la structuration et/ou de la traduction », nous porte à considérer
les pratiques comme un agrégat d’éléments ostensifs (modèles d’action explicités dans un
discours), performatifs (les actions effectivement entreprises) et d’artefacts (outils et
productions matérielles), mis en œuvre dans ou par des « actants », et en constante interaction.
Selon ce cadre conceptuel, l’apprentissage est le fait d’une dynamique permanente et ne
trouve pas nécessairement son origine dans l’intention ou la rationalité (Pentland et Feldman,
2005).
Le choix de cette seconde approche implique l’adoption d’une méthodologie spécifique
qu’il convient de détailler.
1.2 Durée, détail, et singularité : le choix de l’étude de cas.
Lorsque les terrains ou les préoccupations de recherche sont encore peu explorés, il
semble nécessaire de valoriser dans un premier temps des études approfondies et si possible
menées dans la durée. L’apport des études de cas peut consister à cerner plus précisément des
objets encore flous (Glaser & Strauss, 1967 ; Eisenhardt, 1989).
En second lieu, l’étude de cas peut être préférée à une appréhension quantifiée à plus large
échelle d’observations lorsque ce que l’on étudie – en particulier une pratique – est
difficilement mesurable (Strauss & Corbin, 1990 ; Yin, 1994). En cela, l’étude de cas permet
d’opérationnaliser des objets complexes pour des recherches ultérieures.
Enfin, une étude de cas offre l’occasion non seulement d’appréhender dans son entièreté le
phénomène observé, mais aussi de percevoir des dynamiques qu’une enquête ne permettrait
pas de saisir (Yin, 1994).
Pour l’ensemble de ces raisons, le recours à une étude de cas se justifie pour étudier
l’évolution (ou l’absence d’évolution) d’une pratique dans un secteur particulier, et qui plus
est dans la durée.
55
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris 1.3 Méthode de recherche
Dans un premier temps, une phase exploratoire a été mise en œuvre. Cette étape a
permis de cerner les « contours » de la pratique étudiée. Par la suite, des entretiens et des
observations ciblés sur la pratique en question ont été menés. Les entretiens ont permis de
rencontrer des associés, des consultants à différents grades d’ancienneté, et la seule personne
chargée du recrutement et de l’administration des ressources humaines. Les entretiens ont été
renouvelés autant de fois qu’il semblait nécessaire. La petite taille de la structure a très vite
soulevé des problèmes de disponibilité des interlocuteurs. Nous avons aussi collecté des
documents privés et publics. Les derniers correspondaient essentiellement à des sites internet
et à des articles de presse consacrés à l’entreprise. Les documents privés se sont faits plus
rares, non en raison de la confidentialité, mais plutôt parce que la hiérarchie plate du cabinet
favorise la communication directe. Nous avons toutefois pu consulter des notes de service en
rapport avec le processus d’induction, puis des mails et des programmes de formation
continue suivis par le personnel. Le tableau 1 fait la synthèse de ces documents, classés selon
qu’ils alimentent des données ostensives, performatives, et des bases d’artefacts (en relation
avec la définition de la pratique précédemment évoquée).
56
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Objet de recherche
Données recueillies
Aspects ostensifs de la pratique
Associés
(entretiens)
Consultants récemment embauchés
Consultant junior
Consultant senior
Personnel administratif
Observations
Entretiens de recrutement (rounds)
Entretiens de feedback et d’évaluation
Artefacts
Documents internes (notes de service, agendas,
programmes de formation continue…)
Documents externes (sites web, articles dans la presse
professionnelle spécialisée…)
Tableau 1 – Démarche de recueil de données pour l’étude de cas.
L’exploitation des données et la méthode d’analyse se sont progressivement
construites selon les informations qui pouvaient être collectées au moment. En définitive, les
premières investigations ont essentiellement fait remonter des éléments d’artefacts et ostensifs
de la pratique étudiée. Dans l’optique de mieux cibler les recherches ultérieures, ces premières
données ont été exploitées pour établir les « frontières » de la pratique d’induction. Il s’est agi
non pas d’établir une nomenclature de tâches rattachables à cette dernière, mais seulement
d’identifier les « actions-clés » par lesquelles nous pouvons considérer que l’induction est
mise en œuvre. Ces actions-clés peuvent être hiérarchisées et présentées comme la figure 1 le
suggère.
57
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Processus
d’induction
(complet)
Recrutement
Induction
Gestion des missions
Formation
Feedback
Evaluation
Figure 1 – “actions-clés” ostensives :
frontières possibles pour la pratique d’induction
Le choix a été fait d’incorporer le recrutement dans le processus d’induction, car il est
apparu que le cabinet de conseil en question associe systématiquement les deux processus en
vue de l’intégration du personnel, et des consultants en particulier. Ces « actions-clés » ont
constitué le centre de nos investigations, un guide pour nos entretiens et les phases
d’observation, mais ils n’ont pas pour autant été l’objet exclusif de ces dernières. Le contexte
de leur mise en œuvre appartient au champ de la pratique, et nécessite autant d’attention.
La démarche d’analyse des informations recueillies a suivi deux directions. La première,
consistant à formaliser au mieux les processus, a vite débouché sur l’impasse de l’absence de
changement apparent. La deuxième a consisté à mettre en relation les éléments ostensifs,
performatifs et les artefacts pour évaluer leurs interactions et l’impact de ces dernières sur la
pratique étudiée.
Les phases d’observation et les artefacts ont confirmé dans une large mesure les
scénarii d’action identifiés (ie les éléments ostensifs). Ensuite, l’étude des interactions nous a
permis d’examiner comment les trois éléments constitutifs de la pratique parviennent à se
maintenir les uns les autres et finalement conserver le système en l’état. Nous avons ensuite
essayé de comprendre comment une organisation de la sorte parvient à induire une si forte
standardisation de ses pratiques. C’est alors que nous avons pu souligner l’attachement
organisationnel aux valeurs, à la tradition, et à la cooptation.
58
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris 2. L’étude de cas : pratique de l’induction dans un cabinet de conseil.
Nous suivrons ici pas à pas notre démarche d’interprétation, afin d’expliciter
pleinement la méthodologie mise en œuvre. Après une brève présentation du cas, les éléments
ostensifs sont étudiés. Leur relation aux artefacts, en raison de leur forte interaction autoconfirmatoire est ensuite présentée. Dans un troisième temps, la norme de fonctionnement de
l’induction, telle qu’elle ressort de l’interaction des artefacts et des éléments ostensifs est
explicitée. Enfin, la triangulation s’achève par l’examen des aspects performatifs.
2.1 Informations générales sur le cabinet de conseil.
Le cabinet étudié est spécialisé dans le conseil en stratégie d’entreprise. Sa création est
due à l’association d’anciens consultants de Mc Kinsey, Booz Allen, et BCG. Le mode de
recrutement adopté est une réplique de celui mis en œuvre par ces entreprises « d’origine ».
Aux dires des interlocuteurs rencontrés, l’objectif poursuivi par ces consultants était de
travailler dans une structure plus petite et surtout ne consacrer l’essentiel des missions qu’à la
stratégie. Aujourd’hui, le bureau parisien du cabinet fonctionne avec 10 associés et 50
consultants. En raison de sa petite taille, la hiérarchie qu’il adopte est plate (ie à deux
niveaux). Les associés savent se rendre disponibles pour tous les consultants, et répondre à
leurs questions à tout moment.
Les principaux clients du cabinet sont les dirigeants de grandes entreprises internationales, ou
de plus modestes intervenant dans des secteurs dynamiques. L’offre du cabinet consiste
essentiellement en du conseil stratégique. L’opportunité de se diversifier dans l’analyse de
processus a toujours été rejetée par les associés depuis la création de l’entreprise.
La méthode de travail du cabinet relève du « sur mesure ». Les associés préfèrent concevoir
des méthodes propres à chaque client plutôt qu’adapter des méthodes déjà prêtes à des
situations singulières. Cette dernière attitude est d’ailleurs vécue en interne comme la marque
d’une absence d’éthique professionnelle. Les clients sont impliqués de façon croissante au fur
et à mesure que la mission avance, de manière à pouvoir prendre en main la solution livrée
dès avant le départ des consultants. Cette démarche est reconnue en interne comme un
« facteur-clé de succès » du cabinet. L’exigence en adaptabilité et en capacité d’analyse des
consultants est d’autant plus élevée.
59
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Après quatre années difficiles, le cabinet de conseil connaît une nouvelle période de
prospérité à partir de 2005. Pour cette raison, le recrutement et l’induction sont largement
réactivés, du moins jusqu’en 2008.
2.2 Les données ostensives (première phase d’entretiens) : le paradoxe d’un
formalisme informel.
Il n’est pas surprenant que, dans un cabinet de conseil, une pratique quelle qu’elle soit
puisse être présentée par les personnes interrogées comme un processus. En revanche, deux
aspects ostensifs relatifs à cette pratique doivent être relevés, car ils se révèlent
contradictoires. Tout d’abord, l’induction est décrite par tous les interlocuteurs comme un
processus parfaitement normalisé, alors qu’aucune règle écrite n’existe à ce sujet (aucun
artefact ne dicte cette manière de faire, ni les étapes à franchir). De plus, il peut paraître
surprenant que des descriptions aussi cohérentes et formalisées de l’induction se manifestent
dans une organisation où les relations informelles entre les membres sont mises en avant. Les
associés sont particulièrement attachés à une nette différenciation des étapes du processus
d’induction. Très vite après les premiers entretiens, il a été possible de concevoir un schéma
de flux pour représenter le processus, lequel schéma présenté ensuite aux interlocuteurs a fait
l’objet d’un consensus complet. La figure 1 restitue ce que, dans le métier, on qualifie de flow
chart pour l’induction.
Prospection
Processus
Candid
Processus
d’induction
(spécifique) :
missions
oui
Up or
Out
Up
Fin du
Figure 1bis : « Flow chart » de l’induction.
Cette première phase d’entretiens suggère l’acceptation formelle et informelle (via le discours
et les représentations) d’une tradition de l’induction, la répétition consensuelle, non-écrite et
très formalisée d’une « manière de faire ».
60
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris 2.3 La confrontation aux artefacts : la confirmation du respect de la règle et de son
succès.
L’absence de manuel de procédure ou de document de cet ordre dans le cabinet ne doit
pas obérer le fait que d’autres artefacts confortent le point de vue restitué par les éléments
ostensifs. Le récit des consultants concernant leur propre embauche « suit à la lettre » ce qui
apparaît dans les pages dédiées du site web du cabinet et dans les articles destinés notamment
aux jeunes diplômés. Il s’agit bien là de la manifestation du respect d’une procédure non
écrite. L’annonce de cette procédure dans le site et les journaux spécialisés contribue à son
tour à ce que la norme soit respectée. Les documents internes, quoique rares, corroborent le
respect des scénarii d’action. Les agendas pour leur part, peuvent être considérés comme des
artefacts (ils ne relèvent pas d’une observation directe), mais aussi comme des aspects
performatifs de la pratique (ils sont autant de « preuves » que les règles sont respectées). Ce
sont les documents externes qui, véhiculant notamment un message à l’attention des
candidats, exercent une influence coercitive sur la pratique interne. Dans la plupart de ces
supports, les journalistes insistent sur le rôle du recrutement, « la méthode pour construire une
équipe efficace et talentueuse », « le pourquoi d’un turnover aussi faible si on le compare à la
moyenne du secteur ». Non seulement de telles productions incitent au respect de la règle
(elles la rendent explicite et publique), mais elles fournissent aussi un miroir
« autoréalisateur » par la preuve qu’elles fournissent de son succès. Cette interaction des
composantes de la pratique est restituée dans la figure 2.
Ostensif
-déclarations
-récits personnels
-injonctions
…
Reproduction
Confirmation
(ex : site web)
Succès avéré
Artefacts
-privés (agendas,
notes de
service…)
-publics (site web,
articles)
(ex : articles élogieux)
Confirmation du respect
des règles établies
(ex :verification d’agendas)
Observation
Témoignages
Performatif
-entretiens de
recrutement
-réunions de
décision
(ex :certains articles/recherché
sur le terrain)
Figure 2 : Analyse du rôle confirmatoire des artefacts vis-à-vis de l’action et de sa formalisation.
61
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris 2.4 L’explicitation de la règle restituée par les artéfacts et les éléments ostensifs :
formalisme, loyauté, et élitisme.
Du recrutement aux premières promotions, le processus d’induction mis en œuvre
dans le cabinet semble très formalisé, sans pour autant être inscrit dans le moindre manuel de
procédures. La norme qui ressort des entretiens et de la recherche documentaire peut être
décrite comme privilégiant un formalisme particulier, la loyauté (ou peut-être la fidélité), et
l’élitisme. Elle tient en sept points. Tout d’abord le recrutement est très ciblé (1), respectant
un cahier des charges strict (2), et suit un processus très formalisé (3). Une fois les consultants
recrutés, le feedback mis en œuvre pendant les missions respecte un ensemble de règles
précises (4). Les programmes de formation suivent une démarche systématique (5). Enfin,
l’induction semble conçue pour privilégier une « expertise généraliste » (6) et minimiser le
turnover des consultants (7).
(1) Un recrutement ciblé
Tous les consultants juniors sont diplômés des meilleures écoles d’ingénieurs et de
commerce françaises (Polytechniques, Centrale, Les Mines, Les Ponts, HEC, ESSEC, ESCP).
Ce choix très élitiste est considéré devant garantir la possibilité de faire face à l’exercice d’un
métier « très exigeant ». Un associé souligne que « la diversité n’est pas vraiment l’objectif ».
En définitive, l’intégration et la complicité entre consultants est aussi recherchée comme
résultat d’un esprit de corps.
(2) Des compétences précises recherchées
Les qualifications des consultants ne sont formalisées ni en terme de connaissance ni
en termes techniques. Le processus de recrutement se concentre sur l’identification des
comportements au travail et de la capacité d’analyse. Les candidats sont évalués au regard de
« benchmarks ». Ces archétypes comportementaux peuvent être restitués par n’importe lequel
des consultants, mais, une fois de plus, ils ne sont pas écrits, à l’exception d’une phrase notée
sur le site web : « nous recherchons des personnes qui savent analyser des situations
complexes et les traduire en termes simples dans peu de phrases ».
62
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris (3) Processus de recrutement très formalisé
Les jeunes diplômés doivent suivre 3 séries de 2 entretiens chacune. Les critères de
recrutement pris en compte sont de trois ordres :
ƒ
la motivation, « pas si importante, car ceux qui s’apprêtent à suivre un processus aussi
lourd sont nécessairement motivés » (un associé) ;
ƒ
l’expérience ou plutôt la capacité à apprendre de cette dernière ; « Maintenant, je sais
parfaitement qu’ils n’avaient rien à faire de mon année de césure réalisée chez Saint
Gobain », affirme un junior, « ce qui était important, c’étaient les enseignements que
j’en avais tirés » ;
ƒ
les compétences spécifiques reposent sur le sens de l’analyse (comme nous l’avons
déjà évoqué) et la capacité de restitution synthétique.
Le comportement et l’attitude sont pris en compte au regard des standards déjà
mentionnés, mais ils demeurent des variables secondaires, l’expérience pouvant les faire
évoluer. Chaque entretien contient une brève étude de cas, pendant laquelle la capacité à faire
face à la situation est testée. Les connaissances techniques sont d’autant moins valorisées que
les candidats n’ont pas nécessairement de cursus gestionnaire (les ingénieurs en l’occurrence).
Après chaque interview, les recruteurs notent le candidat. Les diplômés qui ne se voient
opposer aucun veto (une possibilité d’émission est accordée à tous les consultants), qui
obtiennent au moins une évaluation « enthousiaste », et moins de deux « non » de la part des
recruteurs sont embauchés. « Dès que vous êtes entré, on vous parle de la règle des « deux
non ». Mais vous ne savez jamais si quelqu’un dans l’équipe s’est opposé à votre
recrutement » (un consultant junior).
(4) Un feedback répondant à des règles précises
Le système de feedback fait partie de celui plus large consacré à l’évaluation des
consultants. Il suit deux processus distincts et complémentaires. D’abord, chaque mission
suscite des feedbacks individuels (au moins un pendant la mission, et un autre à son terme).
Ces retours sont résumés dans ce que l’on appelle « la synthèse semestrielle ». Après chacun
de ces entretiens individuels, les associés et les chefs de mission se réunissent pour déterminer
si le consultant doit progresser dans la structure ou en sortir (il s’agit de la règle du up or out).
63
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris (5) Une démarche de formation systématique.
Les programmes de formation sont dispensés pour la plupart hors de la structure, mais
sont conçus pour répondre à un cahier des charges précis. A l’exception des cas où une
mission requiert un syllabus spécifique, les programmes de formation sont prédéterminés pour
chaque niveau hiérarchique. Par exemple, les consultants juniors suivent tous un séminaire de
« finance avancée », alors que les associés se concentrent sur le leadership et le
développement personnel (« comment adapter votre style de leadership à des attitudes au
travail divergentes » est le titre de l’un de ces programmes).
(6) La recherche d’une « expertise généraliste ».
La spécialisation n’est constatable qu’à partir d’un certain niveau d’ancienneté.
Personne n’est censé se spécialiser avant quatre ou cinq ans d’expérience dans le cabinet. Les
consultants sont censés rester très polyvalents tout au long de leur carrière. Le cabinet se
positionne sur le marché du conseil en stratégie, ce qui explique une telle approche. Ce choix
est aussi cohérent avec la taille de l’entreprise : « plus vous êtes petit, plus vous devez être
polyvalent pour répondre à une demande extrêmement variée » (un associé). Si le contraire
devait se produire, une sur-spécialisation soulèverait des problèmes de gestion du personnel
insurmontables.
(7) Un turnover très faible.
Le turnover des consultants est l’un des plus faibles du secteur. Cette information est
confirmée dans la presse professionnelle. Parmi 60 employés, 4 consultants quittent la société
chaque année pour contribution insuffisante. Les autres départs constatés (moins d’un par an)
correspondent à des personnes embauchées par un client, ou à des femmes suivant des maris
mutés.
2.5 La triangulation par les aspects performatifs : la dynamique et l’immuabilité.
Les pratiques observées convergent avec les aspects ostensifs évoqués jusqu’à présent,
et ce à chaque étape du processus décrit en figure 1bis. Elles apportent aussi un éclairage
complémentaire sur la manière dont certaines de ces étapes sont mises en œuvre par le
personnel de l’entreprise. Cette analyse permet de comprendre en particulier comment la
pratique d’induction se maintient (et se reproduit) par l’interaction permanente de faits,
64
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris d’actions, et de discours. Tous les changements qui ont pu être relevés sur la période relèvent
d’adaptations minimes appliquées à une règle qui apparaît comme immuable. Il s’agit pour
l’essentiel de modulations de faible ampleur dues à la personnalité du candidat, à l’urgence
d’un recrutement, et autant de cas particuliers. Toutefois, la « loi commune » n’est nullement
remise en cause par ces faibles embardées (par exemple, le nombre d’entretiens ne sera pas
réduit pour quelque raison que ce soit).
Nous examinons à présent l’ensemble de ces enseignements : tout d’abord, la mise en
évidence d’un conditionnement préalable aux entretiens de recrutement (un rituel non évoqué
dans les entretiens), puis le retour sur le vécu des entretiens par les candidats, et enfin la
délibération des recruteurs.
(1) Le conditionnement préalable à l’entretien.
« 10 heures du matin. La candidate entre pour sa première série d’entretiens. Elle se
présente au bureau d’accueil, demande à rencontrer Monsieur T. (associé). Elle attend 15
minutes assise en face du bureau. Enfin Monsieur T. arrive. Ils se serrent la main. Il lui
demande d’attendre encore une minute pour aller chercher le consultant qui doit participer à
l’entretien (un entretien se fait à deux consultants au minimum). Les locaux sont répartis sur
deux étages. Le rez-de-chaussée rassemble l’accueil et les bureaux. Les salles se réunion sont
à l’étage. C’est pourquoi la candidate ne voit qu’une partie (l’accueil) de l’endroit où elle
travaillera. L’associé, le consultant et le candidat montent au premier étage ». Bien que ce
récit puisse paraître relater des actes extrêmement simples et spontanés, la séquence qu’il suit
est répétée de la même manière aux entretiens suivants. Bien que nous ne disposions pas
d’éléments qui nous permettent d’affirmer que ce rituel est accompli de manière volontaire, le
processus place le candidat dans un contexte pré-initiatique, par la conjonction d’une longue
attente et d’une organisation spécifique de cette dernière.
(2) Les entretiens.
Bien entendu, les entretiens diffèrent ne serait-ce qu’en raison du caractère des
recruteurs et des candidats. Néanmoins les standards précédemment évoqués sont amplement
respectés. Pour chaque entretien, les recruteurs s’assoient d’un côté d’une longue table de
réunion. Le candidat est seul sur « l’autre rive ». Le premier entretien porte essentiellement
sur la motivation et l’expérience. Lorsque le candidat a tendance à aborder des propos
65
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris purement techniques, il est aimablement appelé à rectifier sa position au plus vite. Les
questions sont adaptées à chaque candidat, mais elles tendent vers les mêmes objectifs que
sont la mesure de l’autonomie et l’appréciation des capacités analytiques. Le deuxième
entretien est concentré sur des études de cas, et suit une démarche ritualisée. Après un bref
exposé introductif réalisé par l’associé ou le consultant, le candidat se voit présenter une
situation oralement tout d’abord, puis avec l’aide d’un support documentaire. On lui octroie
deux minutes pour réfléchir à la réponse. Après cela, les recruteurs font en sorte d’élargir le
cadre de réflexion du candidat (à d’autres contextes, par exemple), et demandent des réponses
les plus brèves possibles. Si le candidat ne saisit pas immédiatement la problématique du cas,
il ne reçoit aucune information complémentaire ; les recruteurs peuvent alors proposer un
autre sujet.
(3) les délibérations
Tous les associés participent à la délibération. S’y ajoutent les consultants qui ont pris
part aux entretiens. Chaque recruteur donne son avis sur le candidat et lui attribue une note. A
l’occasion d’une réunion, nous avons pu assister au cas où un associé et un consultant (sur dix
personnes ayant rencontré le candidat) ont exprimé leur réticence à recruter un candidat. La
règle des « deux non » appelait le rejet de la candidature. Pourtant, en raison du démarrage
d’une mission importante dans les deux semaines, un recrutement immédiat paraissait
indispensable. Pour cette raison, les deux participants « hostiles » ont dû étayer leurs points de
vue, et finalement ont reconnu que leur opinion était plutôt fondée sur un « relationnel
difficile de prime abord » que sur d’autres éléments « tangibles ». Ils ont alors retiré leur note
négative. La majorité semble alors avoir imposé sa vision à deux individus. Toutefois, la
réunion s’est toujours déroulée de manière à ce que l’on ne déroge par à la règle des « deux
non », le respect de cette dernière étant apparu comme une priorité.
L’analyse des aspects performatifs et ostensifs montre que ces deux faces de la
pratique interagissent constamment, non pour favoriser un changement d’ordre quelconque,
mais pour maintenir le système en l’état. Ces interactions se révèlent de natures distinctes et
complémentaires. Il apparaît qu’elles relèvent de processus mimétiques, confortés par
l’exercice d’une autorité fondée sur l’ancienneté, le recours à la rationalité ostensive et enfin
l’usage de la contre-exemplarité.
66
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris La reproduction mimétique de l’induction
De fait, chaque étape du processus décrit dans les scénarii d’action est
scrupuleusement respectée par les individus. A l’inverse, on n’apprend pas ces pratiques aux
nouveaux venus, du moins pas de manière formelle et réfléchie. Ces derniers acquièrent la
pratique « sur le tas », en reproduisant ce qu’ils observent. Ce mode d’interaction contribue à
maintenir l’induction dans un état stable, pour ne pas dire immuable. Les nouveaux-venus
restituent un scénario d’action dont on peut observer la réalisation, et agiront dans le futur
conformément à ce dernier. Celui qui apprend à pratiquer « l’induction » dans ce cabinet entre
dans une « communauté de pratiques », au sens de Wenger et Snyder (2000) : « Les
communautés de pratiques sont des groupes de personnes qui partagent un intérêt ou une
passion pour quelque chose qu’ils font et apprennent à faire de mieux en mieux au fur par leur
interaction régulière 52 ». Une telle construction, comme le soulignent Wenger et Snyder, ne
requiert aucune forme d’intentionnalité. Les nouveaux-venus développent les schèmes de
l’induction sans nécessairement le vouloir, ni poursuivre un quelconque objectif. Ils
reproduisent ce qu’ils ont vécu comme candidats, puis « de l’autre côté », comme consultants
recruteurs. Le mimétisme est reconnu comme un moyen d’apprentissage : « Passer au peloton
d’exécution avant de passer dans le peloton. Rien de mieux pour apprendre à manager un
entretien d’évaluation ! » (un consultant sénior). La reproduction n’est cependant pas le seul
mode d’interaction des aspects ostensifs et performatifs.
L’autorité fondée sur l’ancienneté
L’autorité assure aussi le respect des scénarii d’action. La taille de l’entreprise ne
permet pas la traduction de cette dernière en ordres formels et en objectifs. Elle devient
visible lorsque les consultants ne respectent plus les normes internes : « Tu ne devrais pas
autant aider le candidat. N’oublie pas que nous n’avons pas du tout fait la même chose avec
toi » (un associé à un consultant junior lors de son premier entretien de recrutement) ; « La
prochaine fois, tu n’oublies pas de m’appeler avant d’accueillir le candidat, OK ? » (un
associé à une consultant avant un entretien). L’influence de l’autorité sur le mimétisme et
l’obéissance est renforcée par la rencontre d’un système de valeurs internes et d’un souci
constant d’action rationnelle. Nous avons pu relever au moins deux valeurs promues par le
52
Notre traduction.
67
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris cabinet en relation avec l’induction. Tout d’abord, le respect des règles et du groupe est érigé
en principe : « Up or out » signifie aussi « tu es avec nous ou pas » (un consultant sénior). En
second lieu, la légitimité (et donc l’autorité) provient directement de l’ancienneté dans le
structure : « Bien sûr, vous pouvez toujours discuter avec un associé ou un sénior, mais c’est
toujours le plus ancien dans une réunion qui a le dernier mot » (un consultant junior). Du fait
que la règle du « up or out » s’applique dans le cabinet, il semble logique que l’ancienneté
traduise la légitimité. Ce phénomène trouve bien sûr sa justification rationnelle.
La rationalité ostensive et le recours au contrexemple.
L’autonomie laissée aux consultants est supposée accroître l’efficacité et l’efficience
dans la gestion des missions : « Nous n’avons pas de temps à perdre avec des personnes qui
peuvent un jour devenir d’excellents consultants » (un associé). Les observations et les
témoignages concourent à cette rationalisation, comme autant de preuves que les règles et les
procédures non écrites sont fondées sur le bon sens et la justesse de raisonnement. « En ce qui
me concerne, je n’aurais pas été capable de réussir dans cette mission si je n’avais pas suivi la
formation en finance approfondie. Je l’avais tellement peu vu avant, ou du moins c’était
superficiel » (un consultant junior – ingénieur).
Nous avons aussi noté le recours aux « histoires de ce que tu ne devrais jamais faire »,
construites à l’instar des fables ésopiques. Lorsqu’il est demandé aux consultants de justifier
pourquoi le récit qu’ils nous font relève du contrexemple, nous recueillons une réponse
rationnelle. Si nous ne formulons pas cette demande, le contrexemple est livré tel quel, sans la
moindre rationalisation, comme « la chose que l’on ne devrait jamais faire ». Cette dualité
dans l’attitude de nos interlocuteurs permet de déceler à quel point les comportements
demeurent ancrés dans des traditions et des valeurs.
L’ensemble de ces résultats intermédiaires nous conduit à formuler l’hypothèse
suivante : les constantes interactions entre les aspects performatifs et ostensifs de l’induction
concourent à maintenir cette pratique aussi proche que possible d’un standard, à l’image de ce
qui se produit dans un système autopoïétique. L’analyse de ces interactions est proposée dans
la figure 3, et une synthèse pour l’ensemble de la pratique (artefacts compris) en figure 3bis.
Tous les éléments analysés contribuent à la construction d’une communauté de pratique,
comme nous l’avons déjà mentionné. Toutefois, si l’on se réfère à Wenger et Snyder, de telles
68
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris communautés suivent des modèles particuliers, et il convient de s’interroger sur le modèle
prévalant dans ce cabinet de conseil.
Ostensif
-déclarations
-récits personnels
-injonctions
…
Reproduction
Prééminence du mimétisme
Autorité
Justification rationnelle
fondée sur l’ancienneté
d’un agir traditionnel et en valeur
Preuves de réussite
Exemples rationnalisés
Contrexemples (non nécessairement rationnalisés)
Figure 3 : L’induction comme pratique auto-entretenue –
interaction des aspects ostensifs et performatifs
Practique : induction
Confirmations
Ostensif
- déclarations
Autorité
Rationnalisation
- Récits
personnels
- injonctions
Performatif
-Processus de
recrutement
-Entretiens
-Délibérations
Témoignage
Preuves de succès
Preuves
de succès
Reproduction / confirmation
avec les
Artefacts Cohérence
règles déclarées
-documents
privés
-documents
publics
Observation
Témoignages
Figure 3bis: l’induction comme une pratique auto-entretenue et ritualisée
69
Performatif
-entretiens (avant,
pendant et après)
-réunions
(délibérations,
evaluation…)
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris 3. L’interprétation des résultats : mécanismes d’institutionnalisation
d’une pratique.
Comment une pratique, en l’occurrence l’induction, peut-elle être érigée en loi
commune pour l’ensemble des membres d’une organisation 53 ? Cette étude de cas offre, par la
mise en œuvre d’une méthodologie spécifique, la possibilité de répondre à cette question dans
une situation spécifique. La notion de « loi commune » nous a été suggérée par le constat d’un
premier paradoxe, lié au formalisme strict des démarches dans un univers qui se veut
relativement informel, et où les règles ne font presque jamais l’objet d’un écrit. Là où les
procédures ne sont pas consignées dans un manuel, elles semblent gravées dans l’esprit de
chacun. Non seulement la démarche d’induction, mais aussi les aspects qualitatifs tels les
critères de recrutement font l’objet d’un consensus que nous n’avons pas pu mettre en défaut.
Nous analyserons d’abord les modalités du consensus présent dans le cabinet de conseil
étudié, puis nous proposerons une synthèse sur les mécanismes d’institutionnalisation relevés
dans cette recherche.
3.1 L’étude de cas : une organisation fondée sur l’agir traditionnel et en valeur.
Le « formalisme informel » tel que nous l’avons qualifié précédemment trouve avant
tout sa source dans la « norme sectorielle ». C’est là un argument avancé par les associés.
Tous les fondateurs ont d’abord travaillé dans des grands cabinets de conseil (Mc Kinsey pour
la majorité d’entre eux). Cette expérience commune contribue certainement à la formation des
processus que nous avons étudiés. Néanmoins, il est difficile de comprendre l’absence de
changement par la simple reproduction de « ce qui se fait dans le secteur ».
C’est à ce stade qu’intervient la question du contrôle des membres du cabinet. Les démarches
formelles de feedback et d’évaluation ne constituent qu’une partie de ce dernier. L’étude de
cas révèle, notamment par les aspects ostensifs, l’existence de valeurs partagées. Le recours
fréquent aux contrexemples, ou encore l’importance accordée à l’ancienneté dénotent aussi un
attachement à des valeurs et à une forme d’action traditionnelle. Alors que le terme de
« coaching » est aujourd’hui très prisé dans le milieu professionnel, les membres du cabinet
lui préfèrent unanimement celui de « compagnonnage ». L’emploi de ce terme a bien sûr
donné lieu à des interrogations de notre part, et les réponses données ont toujours fait
53
C’est là une définition de l’institution proposée par Pesqueux (2007).
70
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris référence à des arguments rationnels : « le compagnonnage contribue à améliorer les capacités
et les compétences de l’équipe. C’est de l’apprentissage en « peer to peer », puisque le coach
et/ou l’évaluateur (la même personne) a eu le même vécu que la personne évaluée. La
connaissance est transmise par des personnes qui avaient les mêmes missions il y a quelques
années » (un associé). Un consultant junior est censé faire preuve de suffisamment
d’autonomie pour construire puis proposer son travail avant qu’on ne le conseille. En
l’occurrence, ce sont des associés désignés qui s’en chargent. « Pas de solution (personnelle),
pas de conseil (personnalisé) » (un associé). Pour cette raison, les associés prennent toujours
part aux missions, des premiers contacts commerciaux jusqu’à la post-évaluation.
Le compagnonnage n’est cependant pas qu’un mot pour traduire le processus
d’accompagnement des nouveaux venus. Il traduit aussi l’instauration d’un système
traditionnel bien défini.
L’absence d’écriture confrontée à la constance de la pratique constitue un premier
élément cohérent avec le fonctionnement d’un système traditionnel. De surcroît, le
formalisme, le recours aux références externes, et le processus d’accompagnement des
nouveaux relèvent d’une référence permanente à une forme de tradition. A des scénarii
d’action fondés sur l’agir rationnel en finalité, il faut opposer un vocabulaire et des mises en
œuvre ancrés dans la rationalité en valeur et l’agir traditionnel (Weber, 1922).
Le tableau 2 dresse un parallèle entre les principales caractéristiques de l’induction
pratiquée par le cabinet de conseil et celle mise en œuvre dans les organisations
compagnonniques. A l’exception du potentiel de violence et du caractère secret qui marquent
ces dernières, le rapprochement permet de représenter plus précisément l’ancrage du cabinet
de conseil étudié dans les agir traditionnels et en valeur dont le compagnonnage constitue un
archétype. L’inventaire des caractéristiques est proposé en première colonne. La seconde livre
leur justification rationnelle (ostensive et légitimatrice). La troisième établit les similitudes
avec le système compagnonnique. A la lecture de ce tableau, il apparaît clairement que
l’usage du terme de « compagnonnage » dans le cabinet ne relève pas seulement d’une
coquetterie discursive.
71
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Processus d’induction
(caractéristiques)
Interprétations archétypales
Rationalité en finalité
Rationalité en valeur – Agir
Articulation moyens-fins
traditionnel
Archétype compagnonnique
L’élitisme assumé
Trouver les meilleurs potentiels
(recrutement)
Trouver les meilleures « pierres
brutes »
La motivation est un critère
Le processus de recrutement est si
Certitude d’être suffisamment
pré-assuré
lourd que seules des personnes
attractif et exigeant pour ne recevoir
motivées s’y engagent.
que des candidats motivés.
Les capacités plutôt que les
La technique s’apprend plus aisément
Un candidat est une « pierre brute »
connaissances techniques.
sur le terrain.
qui doit révéler ses capacités à être
taillée à la perfection plutôt qu’être
grossièrement sculptée.
Les consultants et les
Accroître l’implication du personnel et
L’accueil des candidats et leur
associés participent au
promouvoir l’esprit d’équipe sont les
initiation requièrent l’approbation de
processus.
objectifs poursuivis.
la communauté dans son ensemble.
La cooptation est le seul moyen de
créer une communauté autour de
valeurs partagées, et cela a toujours
été le cas.
L’accompagnement et
Efficience des processus de feedback et
La communauté survit tant que
l’évaluation sont réalisés par
d’évaluation.
chaque individu suit la même voie
des pairs.
que ses prédécesseurs. Les maîtres
montrent le voie de « l’ars perfecta ».
Ils transmettent des valeurs, des rites,
et le savoir faire.
Les consultants juniors
Promouvoir l’autonomie.
Les apprentis doivent « faire leur
doivent savoir proposer une
route » avant d’être guidés par le
solution avant d’être
maître.
conseillés.
La règle du “Up or out”
Conserver les résultats au meilleur
Les apprentis deviennent
niveau possible.
compagnons (grade intermédiaire)
une fois qu’ils ont prouvé leur
capacité. Ceux qui n’y parviennent
pas se voient offrir une seconde
chance, ou sont exclus.
Une expérience variée dans
Assurer la polyvalence et l’adaptabilité
Le système du Tour de France
un court délai.
des consultants.
favorise la rencontre de différents
72
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris maîtres et le travail dans des
contextes différents. Il a valeur
initiatique.
Un formalisme sans écrit.
Taille de l’entreprise et hiérarchie
Tradition orale et rituelle.
plate.
La référence à d’autres
Faire de même que « ce qui marche
Les nouvelles entités sont fondées par
cabinets.
ailleurs ».
d’anciens maîtres qui répliquent les
règles existantes.
Tableau 2 – L’induction dans le cabinet de conseil: ses caractéristiques, leur justification, et leur
compréhension.
Nombreux sont les principes du compagnonnage issus de considérations empiriques.
Toutefois, ils sont aujourd’hui érigés en pures traditions.
3.2 Au-delà du cas : propositions sur les dynamiques d’institutionnalisation d’une
pratique.
La présente étude de cas laisse apparaître qu’une pratique peut acquérir le statut
d’institution de manière autonome. En d’autres termes, elle s’intègre, par sa mise en œuvre,
aux finalités d’ordre supérieur qui constituent ce que l’on peut appeler une institution
(Pesqueux, 2007). La méthodologie de cette recherche – fondée sur l’analyse de l’interaction
entre les aspects ostensifs, performatifs et les artefacts constitutifs de la pratique – permet de
relever un ensemble de pistes et de questionnements de recherche sur les dynamiques
d’institutionnalisation.
La présente étude confirme d’abord le caractère déterminant de la reproduction, qui
relève de deux mécanismes distincts et complémentaires. Il s’agit avant tout du mimétisme
direct, c'est-à-dire la réitération de ce qui a été observé ou vécu. En second lieu, le discours
traduit de manière précise la mise en œuvre, et revêt à son tour un caractère normatif pour les
implémentations futures. D’aucuns diraient que, dans ce contexte, la pratique se mue en
routine. Dans le cas du cabinet de conseil, l’induction n’est jamais réalisée comme une simple
habitude. Elle relève plus précisément du geste rituel, ancré dans des convictions et une forme
de réflexion. Les aspects ostensifs de la pratique sont là pour en témoigner. Ils se renouvellent
en permanence par de nouveaux exemples et contrexemples alors que la référence
(l’archétype visé) demeure la même.
73
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris La conjonction de l’autorité et de l’ancienneté contribue aussi à l’institutionnalisation,
en cela qu’elle constitue une source de légitimité supplémentaire pour « tout ce qui s’est fait
jusqu’à présent ». Elle recourt bien sûr au modèle cumulatif de l’expérience : plus on a de
vécu, plus on est apte à diriger une mission, une démarche commerciale, le cabinet. Mais elle
traduit aussi l’idée que l’ancienneté est la garantie d’une « répétition suffisante » des pratiques
ritualisées : plus on a eu l’expérience de la même pratique (plus on l’a répétée), plus on est
capable d’en assurer la reproduction (moins on est capable de la remettre en cause).
La dernière réflexion suscitée par cette recherche repose sur l’association de
rationalités et d’agir contradictoires. Les scénarii d’action adoptés par le cabinet reposent sans
exception sur la rationalité en finalité. Les actes accomplis de manière rituelle se réfèrent à
l’agir traditionnel. Cette opposition est contenue dans la pratique d’induction étudiée, elle en
est même constitutive. Il serait facile d’interpréter cela sous l’angle d’une « hypocrisie »,
c'est-à-dire sous celui d’un discours rationnalisant conçu pour couvrir des actes d’une tout
autre nature. Le procès en non-sincérité adressé aux aspects ostensifs relève d’une
simplification qui ignore l’attachement (de longue date54 ) des membres de l’organisation à la
rationalité téléologique. Ce hiatus est au contraire une clé pour comprendre le processus
d’institutionnalisation d’une pratique dans une entreprise qui se conçoit comme un « temple »
de la rationalité. Les éléments ostensifs légitiment une façon d’agir qui sans eux ne serait pas
acceptable pour les membres de l’organisation. L’un des faits les plus marquants à cet égard
est l’absence (dans les aspects performatifs) d’une rationalité adaptative qui dépasse le cadre
de remises en cause minimes du mode fonctionnement établi. Aucune « réforme » de la
pratique en question n’a jamais été envisagée. L’explication rationnelle produite pour ce
phénomène est des plus simples : « on ne change pas ce qui marche ». La rationalité,
probablement érigée en valeur (ie une fin en soi), fonde la tradition dans l’organisation. De la
polémique assumée naît une forme d’harmonie qui n’appartient qu’à cette organisation, ce qui
suggère que la raison contradictoire est en fin de compte plus structurante que l’aveuglement
rationnel.
Cette étude met donc à jour trois dynamiques complémentaires qui conduisent à
l’institutionnalisation de la pratique observée. La figure 3 en rappelle la nature, et les
54
Par leur éducation, par leur travail quotidien, les consultants sont « plongés » dans la rationalité téléologique.
Omettre cet élément reviendrait à leur intenter un procès en cynisme.
74
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris interactions observées : si une institution repose sur la répétition, elle relève aussi de
processus de légitimation, assurés non seulement par la conjonction de l’ancienneté et de
l’autorité, mais aussi (et plus fondamentalement) par l’opposition permanente entre la
rationalité des scénarii d’action et le caractère traditionnel des façons d’agir.
Un mécanisme :
la reproduction
Aller/retour discoursmise en œuvre
Mimétisme simple
Institutionnalisation
Une opposition :
rationalité
téléologique et
tradition
Une coïncidence :
autorité et ancienneté
Figure 4 : Trois composantes fondamentales des dynamiques d’institutionnalisation
75
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Conclusion
Les sciences humaines ne sont pas capables d’élaborer une intelligibilité des
phénomènes selon le modèle des sciences physiques (Liu, 1997). L’intelligibilité pour le
chercheur en sciences physiques repose sur la mise en évidence de causalités, alors que la
complexité des phénomènes humains ne permet pas de les identifier clairement. De fait, le
caractère diffus des causes possibles, les cas de récursivité, et la singularité du fait social
(comme phénomène scientifique) excluent le développement d’une intelligibilité en sciences
humaines comparable à celle recherchée en sciences physiques. Pour cette raison, le
chercheur en sciences humaines confronte sa représentation (sa compréhension) du
phénomène étudié à celle des autres, et c’est du débat scientifique que peut éventuellement
émerger une représentation commune (si tant est que ce soit possible).
L’appréhension d’un phénomène dans sa complexité nécessite une étude approfondie
de ce dernier. Dans ce contexte, la méthodologie d’approche des situations d’entreprise par
l’étude de cas se justifie pleinement. Pour ce qui concerne cette recherche, ce sont bien des
éléments relativement inattendus (au sens de Yin, 1994) qui ont émergé de la recherche. A
l’attente d’un positionnement « intégralement » rationnel, nous nous sommes vu opposer la
force d’un agir traditionnel et ancré dans des systèmes de valeur. De l’étude des facteurs de
changement sur une pratique spécifique, nous avons dû appréhender des dynamiques
conduisant à l’immuabilité d’un système. Nous aurions pu rencontrer des routines inertes,
menées par la force de l’habitude et de la tradition, ou bien une pratique en constante
évolution. Au lieu de cela, nous avons observé des interactions constantes et une forme
globale immobile.
Cette étude apporte un éclairage particulier non pas sur le changement, mais sur la
mutation d’une pratique en institution (Jardat et Méric, 2007). Si nous n’avons pas assisté
directement à cette mutation, nous avons pu examiner comment les trois volets de la pratique
(ostensifs, performatifs et artefacts) interagissent pour assurer cette institutionnalisation. Il
ressort de ce travail que le mimétisme et le rôle de l’ancienneté dans la formation de l’autorité
constituent deux dynamiques fondamentales dans ce processus. Toutefois, dans un univers
gestionnaire comme celui étudié, l’institutionnalisation n’apparaît possible que si
l’organisation porte, dans son discours et ses actes deux modèles a priori contradictoires.
L’archétype traditionnel alimente le phénomène de reproduction, et l’archétype de la
76
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris rationalité téléologique constitue la seule source possible de légitimité dans l’action. Sans l’un
des pendants de cette polémique, la situation deviendrait insupportable pour la plupart des
acteurs – absence de sens dans un cas, carence en repères stables dans l’autre. Des études
analogues dans d’autres organisations devraient permettre d’enrichir ou nuancer ces résultats,
si du moins l’on s’intéresse à la pratique d’induction. Cette dernière présente en effet l’intérêt
de constituer un processus d’institutionnalisation majeur, en même temps qu’elle peut devenir
à son tour une partie intégrante de l’institution.
77
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Bibliographie
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78
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Furtivité et activité managériale :
Contribution d’une variable polémique au management des
organisations
Jean-Pierre Dumazert
Doctorant en Sciences de Gestion, CREGOR/ORHA, Université Montpellier 3
4 rue du Grenache 34090 MONTPELLIER
Mail : [email protected] Tél. : 06.03.60.61.07
Soumission : à titre de contribution « recherche doctorant »
Résumé
Dans le cadre de notre thèse en sciences de gestion, nous avons exploré et mobilisé le concept
de furtivité qui n’existe pas dans cette discipline. La volonté de l’importer sur ce champ de la
recherche scientifique, proche du management en entreprise, n’est pas dénuée de sens. La
totalité des acteurs dans une organisation est dotée de pouvoirs, de micro-pouvoirs multiformes, dont certains sont visibles et explicites, alors que beaucoup sont cachés consciemment
ou non. Or, le principe de liaison et de dé-liaison, dans l’organisation et l’action collective, est
abordé, sous une forme philosophique par Platon dans le mythe de Gygès (deuxième livre de
La République). Platon y affirme qu’aucune limite ne saurait être fixée aux désirs individuels
et que de fait, tous les désirs cherchent satisfaction sans jamais se soumettre à une règle
commune. Finalement, échapper aux règles et aux lois finit par nuire à cette forme
d’organisation qu’est la démocratie. Sur ce point, le philosophe grec nous renvoie à l’une des
problématiques de nos sociétés modernes ; la crise de l’autorité à tous les niveaux de la
société. L’autorité est également l’un des thèmes évoqués par les 45 professionnels du
management que nous avons interrogés, subissant - ou utilisant - l’impact des phénomènes
furtifs. Ainsi, la présence d’un pouvoir qui se forme aux zones d’incertitude, à la fois par
l’individu et par le système, influence les liaisons entre les acteurs et apporte avec elle une
polémique aux formes multiples : conflit/coopération, individualisme/solidarité d’équipe et
autonomie/concertation. En proximité ou en liaison directe avec le pouvoir, la confiance, la
rationalité limitée ou l’opportunisme, la furtivité est à la fois une réponse et un outil aux
différentes contraintes qui se présentent face aux managers ou aux individus. La possession
d’une compétence, le contrôle des zones d’incertitudes, la maîtrise des flux d’information et
l’utilisation des règles organisationnelles, forment quatre grandes sources de pouvoir. Les
79
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris managers (experts) rencontrés au cours de notre étude qualitative ont évoqué la furtivité
comme appartenant bien à cette formalisation. Suite à une enquête exploratoire menée à partir
de 45 entretiens semi-directifs, notre recherche montre que les managers identifient
parfaitement ce concept, et qu’ils lui attribuent une importance clé dans la prise de décision et
dans le choix des actions. Cet article présente notre approche conceptuelle de la furtivité et
montre clairement quelques-unes des applications qui en sont faites en management.
Mots clés : furtif, phénomènes, caché, secret, rapide
Key words: furtive, phenomena, hidden, secret, fast
80
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Introduction
H.G. Wells dans son roman fantastique, L’homme invisible (1897), développait le thème d’un
pouvoir nouveau, celui de ne plus être vu tout en évoluant parmi ses semblables. L’auteur
nous entraînait sur un sujet captivant et particulièrement difficile, l'invisibilité d'un corps et les
alternatives que cela présente. Les conséquences sont alors très nombreuses. Si l’individu est
invisible, la contrainte morale perd sa signification puisqu’il peut se laisser aller à toutes les
formes d’infractions, de criminalité et de méfaits. L’individu peut ainsi échapper à une réalité
sociale capable de l’identifier et de le réprimer. L’homme invisible est de fait en dehors du
système et échappe à toutes sanctions. On remarque au fil du roman que créer de l’invisibilité,
c'est devenir une source de menace et de crainte pour ceux qui ne la détectent pas. En sciences
naturelles, on observe depuis longtemps que les animaux prédateurs utilisent souvent une
forme de furtivité naturelle, soit pour chasser, soit pour se défendre. Notre recherche
scientifique explore la propagation du concept de furtivité en sciences de gestion et en
particulier concernant les fonctions du management : marketing, production, ressources
humaines, etc. Plusieurs questions se sont présentées dès le début : peut-on évoquer ce
concept en sciences de gestion ? Comment l’observer ? La furtivité peut-elle s’appréhender,
être explorée ? Est-elle liée aux entreprises, aux individus, à la technologie ? Peut-on
envisager de la mesurer ? Si oui, une échelle de furtivité serait-elle alors concevable (peu
furtif à très furtif) ?
Partant d’un intérêt pour ce qui est caché, secret (confidentiel) et rapide, au sein des
organisations (pratiques, comportements, groupes informels, etc.), la thèse que l’on
souhaiterait avancer, dans le cadre de cette communication, est qu’il apparaît possible
d’intégrer un nouveau concept en tant que variable de management. Dans le roman d’H.G.
Wells, Griffin devient invisible et se retrouve pourchassé, étudié, observé et traqué. La
symbolique est forte ; il est difficile de ne pas chercher à découvrir ce qui est caché et secret
(lorsqu’on a identifié sa présence). Dès lors, le chercheur placé en position d’observateur sait,
que le jeu organisationnel (Cyert & March, 1963), va créer une situation de management où
une partie des ressources seront consacrées à la poursuite d’expériences inédites. Or le
parallèle n’est pas loin avec les postulats de l’analyse stratégique des organisations proposée
par Michel Crozier (1977, 1989). Ainsi doit-on repérer les relations entre acteurs et les
81
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris phénomènes qui les structurent, donc les incertitudes et les acteurs qui les contrôlent. Mais il
faut également détecter les modes de régulation (Crozier & Friedberg, 1977) à partir des
solutions trouvées par les acteurs pour concilier leurs intérêts divergents.
Notre questionnement est parti du postulat que certaines sources de pouvoir (Crozier,
1977, p. 72-76) sont à considérer pour observer la présence du concept de furtivité en
management. Comme le présentait M. Crozier ; la possession d’une compétence, le contrôle
des zones d’incertitudes, la maîtrise des flux d’information et l’utilisation des règles
organisationnelles forment ces quatre grandes sources de pouvoir. Selon nous, cette vision
polémique du pouvoir et de l’organisation se trouve depuis longtemps dans le Mythe de
Gygès 55 , décrit par Platon au début du deuxième livre de La République, œuvre
fondamentalement politique. L’œuvre de Platon cherche non seulement à démontrer
l’universalité de la vérité contre les formes de relativisme, mais aussi à donner force de loi à
la vérité, en élaborant une forme d’Etat qui ne repose plus sur les désirs individuels (Annas,
1981). Il est intéressant de voir que Platon parle de la liberté individuelle comme le droit de
satisfaire tous ses désirs. Dans une vision singulière de la démocratie, Platon affirme
qu’aucune limite ne saurait être fixée aux désirs individuels et que de fait, tous les désirs
cherchent satisfaction sans jamais se soumettre à une règle commune. Finalement, échapper
aux règles et aux lois finit par nuire à cette forme d’organisation qu’est la démocratie. En
suivant la pensée philosophique de Platon, nous estimons que le concept de furtivité trouve sa
place dans l’entreprise, à la fois en tant que concept de gestion, mais également, comme
variable d’un management moderne soumis aux tensions et à plusieurs formes de mal-être au
travail (Barth et Variengien, 2008). D’une part en raison de la définition conceptuelle que
nous en proposons : « ensemble des phénomènes vus comme des événements anormaux et
surprenants, généralement cachés, secrets (confidentiels) et exécutés de façon rapide, soit au
niveau de la réflexion, soit au niveau de l’action, permettant d’obtenir un avantage ou
d’éviter d’en perdre un ». D’autre part, en raison de sa structure polémique observée
notamment au regard des consensus obtenus lors de notre étude de terrain.
55
Le mythe de Gygès est raconté par Platon comme un berger trouvant un jour un anneau lui permettant de
devenir invisible. Avec la découverte et la maîtrise de ce nouveau pouvoir, Gygès va séduire sa reine, comploter
à ses côtés et assassiner son roi pour s’emparer du pouvoir. Rien ne peut résister à Gygès doté d’une telle source
de pouvoir.
82
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Dans une première partie, nous exposerons les principaux éléments relatifs au concept
de furtivité, tels que nous les avons définis et étudiés dans le cadre de notre recherche. Puis,
dans une seconde partie, nous présenterons le cadre scientifique de la recherche menée. Enfin,
dans une troisième partie, nous aborderons la méthodologie suivie et une partie des résultats
obtenus, notamment ceux portant sur la présence des phénomènes furtifs dans l’activité
managériale. Enfin, en conclusion, nous dévoilerons les apports et les perspectives attendus
pour la recherche en sciences de gestion et le management.
1. Le concept de furtivité Dans le cadre de notre recherche, nous cherchons à montrer que la furtivité est un
concept polysémique dont le contenu et l’interprétation varient suivant le contexte et les
circonstances. La décision de mobiliser ce concept pour qualifier, certaines pratiques, de
phénomènes furtifs, relève d’un choix d’observation 56 . Il fait appel à plusieurs notions
connexes, dont la distinction ne tient souvent qu’aux nuances associées, au contexte, et aux
circonstances. Ainsi, d’une façon générale, on dira d’un objet 57 qu’il est furtif s’il apparaît
comme :
-
caché : qui cache son but ou les moyens par lesquels il cherche à l’atteindre ;
-
secret : qui est réservé à quelques personnes ;
-
rapide : qui décide ou procède sans tarder, dont les différentes phases se déroulent à
des intervalles rapprochés.
Mais cette première approche est nettement insuffisante. La furtivité peut s’appliquer
concernant un organisme (virus, insecte ou animal) ou un objet (machine), c’est d’ailleurs, en
premier lieu, concernant ces formes de vie ou d’activités, que se définissent et s’observent les
phénomènes furtifs. Dans notre thèse, la furtivité dont il est question, s’applique, en situation
de relations de pouvoir et de négociation stratégique au sein des organisations, et concerne
donc les êtres humains s’y trouvant en activité. Bien que nous les évoquions de façon
synthétique, nous avons fait abstraction du cas des animaux qui peuvent aussi être qualifiés de
furtifs, mais dans un autre registre. Il en va de même pour les virus (vivants ou
56
57
La présence de la furtivité dans d’autres sciences et disciplines est exposée dans notre thèse.
Le terme objet est à considérer au sens le plus large : organisme, machine, animal, être humain, etc.
83
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris informatiques), les engins militaires (avions), les signaux faibles (rayonnement), la
construction (chantiers furtifs), etc. L’étude du concept de furtivité est par nature complexe.
Nous avons, par conséquent, choisi d’organiser l’objet de notre recherche, en schématisant un
cadre principal d’analyse, constitué de trois cadres généraux : conceptuel, théorique et
contextuel. Concernant le cadre théorique, il est difficile de positionner le concept de furtivité
dans la discipline des sciences de gestion, lorsque la littérature scientifique ne le mobilise
quasiment jamais. Il convient alors de l’importer d’autres disciplines (Stengers, 1987 ; Girin,
2001), de le placer dans le cadre théorique, puis de le mobiliser dans le cadre contextuel
propre à l’activité managériale 58 .
Schéma 01 : Le cadre d’analyse de la furtivité 59
Introduction générale
PHÉNOMÈNES
FURTIFS
Conceptuel
(la furtivité)
Chapitre I. Section 1
Chapitre I. Section 2
Théorique
(deux théories)
Contextuel
(l’activité
managériale)
Chapitre II.
Section 1
Présence et
contribution à
l’activité
managériale
ORGANISATIONS
Chapitre III & Chapitre IV
C’est donc ce cadre principal d’analyse qui a guidé, dans un premier temps, l’objet de
notre recherche (revue de littérature) en amont de l’étude de terrain. Ainsi étudions-nous, la
présence de la furtivité dans l’organisation et sa contribution à l’activité managériale, en se
délimitant à ces trois cadres généraux.
58
Concernant le cadre contextuel, dans notre recherche, nous distinguons : le management, comme l’ensemble
des techniques d’organisation qui sont mises en œuvre pour administrer une entité, de l’activité managériale ellemême ; représentée par le rôle et les contraintes des managers.
59
Ce schéma montre, d’une part, le cheminement de notre questionnement scientifique pour explorer et
comprendre la présence et la contribution des phénomènes furtifs à l’activité managériale, d’autre part, il met en
concordance ce questionnement et les chapitres de notre thèse.
84
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Notre choix s’est porté sur l’activité managériale pour deux raisons principales.
Premièrement, il nous est apparu comme plus facile, d’aborder des décideurs sur une
thématique comme celle de la furtivité dans l’organisation. Deuxièmement, les managers
présentent l’avantage d’être à la fois, acteurs et décideurs (au sens du management) dans le
système organisationnel. Nous pourrions rajouter, également, que la nature même de la
fonction managériale est bien d’évoluer dans des environnements complexes et incertains, au
travers de la décision, de l’action et de la réaction (Mintzberg, 1982).
2. Le cadre scientifique de la recherche Afin d’explorer et de comprendre la présence des phénomènes furtifs au sein de
l’activité managériale, nous avons procédé à une première réflexion conceptuelle et théorique,
mais également, à une seconde réflexion plus contextuelle. Cette double approche a permis de
positionner notre objet de recherche portant sur un champ pratiquement jamais traité en
sciences de gestion. Mais les pratiques furtives ne sont pas pour autant récentes et sont
évoquées, souvent implicitement, par un grand nombre de chercheurs en gestion. En effet,
d’une certaine façon, on pourrait être amené à penser que, nous n’inventons rien, en disant
que ces phénomènes sont, sous d’autres termes ou différents aspects, déjà évoqués par
certains auteurs (Crozier, 1963 ; Crozier & Friedberg, 1977 ; Moullet, 1992 ; Friedberg,
1993 ; Chantereau, 2001 ; Brunet & Savoie, 2003 ; Miller, 1995 ; Sutton, 2007 ; Bouchez,
2008). Toutefois, concernant ces auteurs, l’évocation des phénomènes furtifs est faite de
façon, plus implicite qu’explicite, plus indirecte que directe. Dans d’autres cas, cette
évocation ne traite pas des phénomènes que nous abordons dans le cadre de notre thèse de
doctorat. Nous situons ici, l’un des apports majeurs de notre recherche, qui est bien d’explorer
et de comprendre ce que sont les phénomènes furtifs, et d’en évaluer, la contribution à
l’activité managériale.
Pour répondre, précisément, à la délimitation du champ de la recherche, nous sommes
partis de l’analyse sociologique de Michel Crozier (1963), sur le monopole industriel, et en
particulier, sur le cas spécifique des ouvriers d’entretien. D’une façon générale, on constate, à
la lecture du Phénomène bureaucratique, que la lutte des individus et des groupes, pour le
pouvoir, se trouve à la source des conflits. Concernant les ouvriers d’entretien, ils développent
une stratégie visant à limiter l’ingérence d’un autre groupe, ou d’une autorité quelconque,
dans le domaine qui est sous leur contrôle. Pour y parvenir, ils font bloc « pour rendre
85
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris absolument impossible aux ouvriers de production et aux chefs d’atelier de s’occuper, d’une
façon ou de l’autre de l’entretien. » (Crozier, 1963, p. 190). Pour empêcher, toute intervention
extérieure sur les procédures d’entretien, les ouvriers de ce service partent du principe que
« Les problèmes d’entretien et de réparation doivent demeurer secrets. » (p. 190). Une fois ce
constat établi au sein du service et admis par tous les ouvriers d’entretien, un élément de
stratégie a été mis en place : « Les ouvriers d’entretien ont réussi à faire disparaître des
ateliers les plans des machines et les notices d’entretien… » (p. 190), faisant, de fait, accepter
à l’organisation que toute la politique de l’entretien repose sur des réglages individuels. Bien
que Michel Crozier utilise cet exemple, comme élément central des relations de pouvoir dans
cette partie du monopole industriel, il ne qualifie pas 60 , précisément, ce phénomène. Dans la
réflexion globale qu’il propose sur la vie des organisations, Le Phénomène bureaucratique
nous amène, sur ce terrain des relations de pouvoir, à réfléchir de la façon suivante : pourquoi
l’individu cherche-t-il à créer des zones d’incertitude, autour de lui, dans l’organisation ? Estil en mesure de les contrôler ? Dans quel but ?
Dans une première approche sociologique, notre recherche scientifique s’est intéressée,
précisément, aux phénomènes tels que celui décrit à propos des ouvriers d’entretien. Ainsi,
ces employés du monopole industriel, tiennent-ils cachées 61 les procédures (manuels
techniques), et secrète 62 , une partie de la performance industrielle (savoir-faire technique). Et,
à ce point précis, se trouve le noyau dur de notre thèse de doctorat : le fait de cacher quelque
chose, de le tenir secret, et stratégiquement de chercher, en agissant de la sorte, à obtenir un
avantage ou à éviter d’en perdre un 63 . Forcément, les travaux incontournables de Herbert
Simon & James G. March (1947 à 2005) sur la rationalité limitée et la Théorie
comportementale de la firme, puis en France, ceux de Michel Crozier et Erhard Friedberg,
depuis la parution du Phénomène bureaucratique (1963), ont nourri notre questionnement
scientifique. Ainsi, en toute logique, l’incertitude et l’acteur stratégique dans l’organisation
60
En réalité Michel Crozier (1963) évoque à plusieurs reprises la manipulation, la contrainte et le marchandage.
Dans notre thèse, le concept de furtivité renvoie à des éléments explicatifs, plus spécifiques, qui permettent de
mieux qualifier les phénomènes furtifs que nous abordons dans le cadre de cette recherche.
61
Cacher s’entend avec les éléments : « mettre dans un lieu où l’on ne peut trouver, mais également, dissimuler,
ne pas exprimer ou faire en sorte de ne pas être vu » (Dictionnaire Larousse, Edition 1997).
62
Secret, pour sa première définition : « ensemble de connaissances, d’informations qui doivent être réservées à
quelques-uns et que le détenteur ne doit pas révéler » (Dictionnaire Larousse, Edition 1997).
63
Le fait de présenter de cette façon la stratégie de l’acteur renvoie, selon nous, aux travaux de Vroom (1964) et
à la Théorie des expectatives. Mais si l’on veut admettre que la furtivité s’entend, en fonction de l’atteinte
probable d’un résultat pouvant être évalué instrumentalement, il faut lui opposer la rationalité limitée de l’acteur.
En effet, notre thèse montrera que l’individu qui progresse dans l’organisation au moyen de la furtivité, envisage
rarement toutes les conséquences de ses actes.
86
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris forment l’approche scientifique de notre recherche. Ces concepts sont d’ailleurs très bien
identifiés par les managers interrogés, car ils doivent les prendre en compte et les gérer au
quotidien.
2.1. Le cadre conceptuel de la recherche Le cadre conceptuel a été traité prioritairement puisque de sa précision dépendait, en
toutes circonstances, l’observation et la compréhension des phénomènes furtifs. Il renvoie à la
nature même des concepts, en proposant un détour par la philosophie et la sociologie, et à leur
mobilisation en sciences de gestion. Dans notre thèse, ce cadre aborde également les questions
liées au rôle des concepts, à leur analyse, à leur place en gestion et à leur utilisation dans le
cadre de la recherche scientifique.
En nous appuyant sur un grand nombre de travaux, nous montrons que la présence des
phénomènes furtifs est, à la fois, liée et impliquée dans plusieurs autres concepts clés de
l’activité managériale : l’action collective, la coopération, la décision, la prise en compte de
l’autre et le pouvoir. L’approche managériale de notre recherche prend, par conséquent, en
compte l’impact d’une maîtrise (au sens du savoir-faire), selon Savall et Zardet, « liée aux
négociations et aux relations, productives, efficaces et efficientes, lesquelles se déconstruisent
inéluctablement et qu’il faut reconstruire inlassablement. (2008, p. 49). Et de cette capacité
de coopération durable de ses membres dépend le niveau de performance de l’organisation (p.
49). Notre recherche sur les phénomènes furtifs repose donc sur une double approche,
sociologique et managériale.
Toutefois, le passage d’une science à une autre, pour un concept polysémique, est donc
à considérer avec la plus grande rigueur scientifique (Stengers, 1987 ; Girin, 2001). L’analyse
de concept est une démarche complexe, car cela ne revient pas à dévoiler, une fois pour
toutes, sa signification (Ludwig, 2004). Il s’agit plutôt de placer le concept étudié dans un
réseau plus vaste, de mettre à jour les liens qu’il entretient avec d’autres concepts. De ce point
de vue, l’analyse conceptuelle est une tâche qui doit toujours être recommencée, et le
positionnement scientifique 64 , choisi pour notre thèse de doctorat, tient compte de cet aspect
de la recherche.
64
Notre positionnement s’inscrit dans un paradigme constructiviste, placé sous une logique inductive.
87
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris 2.2. Le cadre théorique de la recherche Le cadre théorique est indispensable pour placer le concept de furtivité dans les sciences
de gestion et mobilise pour sa part, deux théories majeures. Ces théories guident notre
questionnement scientifique et notre démarche de recherche, même si nous admettons qu’un
champ théorique, plus large, aurait pu éventuellement être appelé. Ainsi, concernant l’action
rationnelle ou la conduite individuelle et groupale, plusieurs théories auraient pu être étudiées
dans le cadre de notre recherche. Puisque nous nous sommes appuyés sur le Phénomène
bureaucratique (1963), nous avons choisi de solliciter la Théorie de l’acteur stratégique,
élaborée par Michel Crozier et Erhard Friedberg (1977), laquelle constitue une théorie
centrale en sociologie des organisations. Elle réfute l’idée que le jeu des acteurs est déterminé
par la seule cohérence du système 65 dans lequel ils se trouvent, et qu’il faut chercher, en
priorité, à comprendre comment se construisent les actions collectives, à partir de
comportements et d’intérêts individuels, parfois contradictoires. Basée essentiellement sur
l’intérêt individuel de l’acteur dans l’organisation, nous mobilisons cette théorie pour tenter
d’y relier le concept de furtivité. Nous avons placé l’analyse des phénomènes furtifs
principalement sur les relations des acteurs dans l’entreprise, pour cette raison, nous
mobilisons également la Théorie comportementale de la firme (March & Cyert, 1963), qui
constitue, de notre point de vue, une théorie essentielle pour comprendre et explorer les
phénomènes furtifs dans l’organisation. Ainsi, la coalition des décisions, les objectifs et les
ressources, les conflits, l’évitement de l’incertitude, forment des concepts ou des mécanismes
majeurs pour analyser les jeux organisationnels, d’intérêt et de pouvoir. Des apports
théoriques sur le comportement de l’acteur ont également été sollicités. En effet, tout individu
génère un comportement qui résulte d’un mouvement dialectique entre conflit et coopération
(Perroux, 1973 ; Reynaud & Douard, 1972 ; Crozier & Friedberg, 1977 ; Savall & Zardet,
2008), entre attraction et répulsion vis-à-vis de son environnement humain et social
(Sainsaulieu, 1977, 1983 ; Reynaud, 1989).
65
Concernant le système, nous retiendrons, dans le cadre de cette thèse, la définition donnée par Edgar Morin
(1977, p. 102), comme unité globale organisée d’interrelations entre éléments, actions ou individus. Précisions
également que cette unité globale se régule (est régulée) en liaison avec ses environnements.
88
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris 2.3. Le cadre contextuel de la recherche Le cadre contextuel est délimité, globalement, par le management vu comme l’ensemble
des techniques d’organisation qui sont mises en œuvre pour administrer une entité. Le
management s’intéresse principalement au pilotage des activités, au développement des
organisations et à la conduite des acteurs en situation de travail (Plane, 2008, p. 3). Dans cette
vision de l’activité humaine et sociale au sein de l’organisation, l’action collective relève d’un
effet de système (Crozier et Friedberg, 1977, p. 18). Ainsi, l’animation des équipes et des
groupes, le développement organisationnel et la dynamique de l’action organisée deviennent
indissociables (Crozier et Friedberg, 1977, p. 20). Le management se doit d’amener
l’organisation vers le niveau de performance attendu grâce au pilotage efficient de ses
activités. Mais comme le souligne Jean-Michel Plane (2008, p. 4), « Le management
s’intéresse à l’action collective, il a une histoire, il a ses propres mythes, ses propres
croyances, mais ne peut en aucun cas tout traiter ou tout résoudre ». Toutefois, dans notre
recherche, nous avons choisi de nous intéresser, plus spécifiquement, aux activités
managériales et non pas au management en tant que fonction de l’organisation. Le contexte
représenté, dans notre cadre principal d’analyse, par l’activité managériale, s’inscrit bien dans
un système social que Crozier et Friedberg (1977) qualifient de construit social. Il est
composé à la fois par le rôle du manager, les contraintes et caractéristiques liées au leadership
et à la négociation, ainsi que par les compétences des managers.
3. Le cadre méthodologique de la recherche Compte tenu de la complexité liée à l’importation et à la mobilisation du concept de
furtivité en sciences de gestion, nous avons préféré adopter une approche aménagée et
exploratoire des phénomènes furtifs. Comme l’indique Isabelle Barth, « La gestion
n’interprète pas l’homme, elle le définit par ses actes, elle l’évalue dans ses performances »
(2008, p. 21). Dans ce contexte, nous n’avons pas cherché à savoir pourquoi ces phénomènes
se manifestent, mais plutôt comment ils se manifestent 66 .
Le questionnement général de notre recherche tend à expliquer, principalement, les
contributions des phénomènes furtifs à l’activité managériale dans les organisations. Les
66
Nous avons montré dans notre thèse que, bien plus que les raisons qui sont à l’origine d’un phénomène furtif,
la forme d’expression même qu’il prendra, c’est-à-dire, le comportement de l’acteur, aura une contribution
avérée à l’activité managériale.
89
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris raisons pour lesquelles, les managers subissent ou utilisent la furtivité, ont donc été écartées
de notre problématique de recherche. D’une part, en raison du caractère éventuellement
intrusif de cette orientation du questionnement, d’autre part, notre terrain de recherche ne se
voulait pas clinique ou motivationnel (Evrard, Pras et Roux, 1997, p. 94). Notre question
générale de recherche est donc la suivante : quelles sont la présence et la contribution des
phénomènes furtifs à l’activité managériale ? (avec une approche par l’acteur stratégique et
l’incertitude). Après une approche conceptuelle et théorique de la furtivité, cinq questions de
recherche ont émergé concernant les phénomènes furtifs :
• Q1 : « Que pensent les managers de la furtivité ? »
• Q2 : « Comment perçoivent-ils les phénomènes furtifs dans leur activité managériale
?»
• Q3 : « Comment relient-ils les phénomènes furtifs avec les facteurs déterminants de
leur présence aux zones d’incertitude ? » (liés aux ressources, à la prise de décision,
aux facteurs relationnels et facteurs structurels).
• Q4 : « Quel est l’impact des phénomènes furtifs sur la prise de décision managériale et
notamment sur le leadership et la négociation ? »
• Q5 : « Quel est le degré de maîtrise possible pour les managers ? En fonction du degré
perçu, quelles conséquences sur la division du travail, la coordination ou les
compétences ? »
Ces interrogations placées au centre de notre problématique ont donné lieu à des
propositions de recherche, visant ensuite, à montrer la présence des phénomènes furtifs et leur
contribution à l’activité managériale.
3.1. Explorer la présence des phénomènes furtifs Nous avons souligné, au cours de notre thèse, l’intérêt théorique et pratique de notre
problématique, fondée sur la présence et la contribution des phénomènes furtifs à l’activité
managériale, au sein des organisations. Cette problématique a permis de développer plusieurs
propositions de recherche qui ont été testées sur le terrain. Pour cela, nous avons réalisé une
étude qualitative exploratoire sur le terrain auprès de divers managers. Cette enquête
90
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris représente l’objet central de notre démarche scientifique, puisqu’elle explore la présence des
phénomènes furtifs au sein de l’activité managériale. De plus, avant d’envisager d’en évaluer
leur contribution, elle semblait indispensable, compte tenu du peu d’études empiriques (voire
de leur absence totale) sur les phénomènes furtifs, et du manque de données secondaires
fiables et pertinentes dans ce domaine.
Cette démarche s’est avérée essentielle dans la mesure où il s’agissait d’une étape
immersive nécessaire, d’une part, pour le développement scientifique de cette thèse, d’autre
part, pour la mise en place d’une méthodologie ultérieure, axée sur la contribution des
phénomènes furtifs. Dans le cas de cette étude sur le concept de furtivité, cette étape a permis
non seulement de confirmer la présence des phénomènes furtifs dans l’activité managériale,
mais également de s’interroger sur les comportements et les pratiques qui lui sont associés.
2.2.a. La taille de l’échantillon Le nombre total de managers interrogés a été de 45 professionnels occupant des
fonctions dans le marketing, les ressources humaines, la vente, la production et la logistique.
2.2.b. La prise de contact avec les managers Elle s’est déroulée soit par téléphone, soit par courrier électronique, en suivant une
trame de présentation que nous avions établie auparavant. Cette trame nous a facilité la
prospection de notre échantillon, en rendant les explications plus claires pour les managers,
mais également, en nous permettant d’apprendre à expliquer notre recherche, son objet
scientifique et ses objectifs, de façon précise et attractive.
2.2.c. Les documents de présentation Nous avons produit trois documents de présentation de notre recherche, destinés à
mieux informer les managers, qui ont accepté de faire partie de l’échantillon suite à la phase
de prise de contact. Ces documents ont été envoyés par courrier électronique ou par courrier
postal, suivant les préférences des managers. Il est intéressant de signaler qu’un nombre
important de managers (29/45) ont apprécié le côté confidentiel de cette étude, soit en
privilégiant l’envoi par courrier électronique qu’il jugeait plus sûr, soit en exigeant un envoi
par courrier postal, se méfiant du risque de diffusion d’un mail dans leur entreprise. Après une
pré-enquête exploratoire auprès de cinq professionnels du management, une seconde vague
d’entretiens s’est déroulée du 07 juin 2005 au 29 novembre 2006, auprès de quarante
91
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris managers, sur différents secteurs d’activité (industrie, grande distribution, assurances,
services, etc.).
2.2.d. Les résultats de l’enquête exploratoire Devant l’importance du verbatim à traiter, nous avons procédé en définissant quatre
catégories principales, dans lesquelles nous avons placé des thèmes significatifs. Ces thèmes
renvoient à des faits observables dans les entreprises, dès lors qu’ils affectent, directement ou
indirectement, les acteurs ou l’organisation du travail. Nous avons ainsi regroupé les
informations obtenues, d’une part, en fonction de leurs significations ou des représentations
données par les managers interrogés, et d’autre part, en fonction des questions de recherche
que nous avions formulées préalablement. Afin de répondre à la problématique déterminée
dans le cadre de notre recherche, nous avons ainsi filtré le verbatim obtenu, en classant les
éléments retenus selon quatre critères :
• le constat général sur la furtivité ;
• la perception des phénomènes furtifs par les managers interrogés ;
• la présence des phénomènes furtifs avec l’activité managériale ;
• l’impact lié à la présence des phénomènes furtifs.
Ainsi, le traitement des catégories et des thèmes qui y sont intégrés, a permis de relier
les informations données par les managers avec l’objet de notre recherche, portant sur la
présence des phénomènes furtifs dans l’activité managériale :
• Catégorie n° 1 - la mise à distances des exclus : la transparence de l’individu, le vol
de temps, d’énergie, de valeur, etc., la perte de contact avec le terrain et la
dégradation de la coopération interne.
• Catégorie n° 2 - le gain pour l’acteur plutôt que pour l’agent : la division du travail,
le sens donné au travail et la furtivité pour réussir dans son activité.
• Catégorie n° 3 - l’acceptation du conflit opportuniste : le conflit, un style excessif
moderne et l’inquiétude, une ressource utile.
• Catégorie n° 4 - la légitimité de la déviance : la furtivité, une ressource pour éviter le
contrôle et la furtivité, une ressource pour diriger.
92
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris La présence des phénomènes furtifs dans l’activité managériale a été donc confirmée par
cette première phase de l’étude de terrain . D’une façon générale, les managers interrogés ont
évoqué la furtivité en fonction du protocole de recherche que nous leur avions fourni au
préalable de l’étude. Ce protocole a permis de situer le niveau du discours par rapport à l’objet
de notre recherche en améliorant, d’une part, la compréhension de notre objet d’étude pour les
managers, mais également, d’autre part, en facilitant le recueil des données qualitatives. La
présence de la furtivité dans l’activité managériale relève à la fois d’un constat général, de
l’observation de phénomènes, d’une liaison entre ces phénomènes et l’activité des managers
et, enfin, d’un impact sur leur activité.
L’ensemble des éléments obtenus dans le cadre du verbatim de l’enquête qualitative
exploratoire forme un corpus riche et exploitable. Il montre, à ce stade de l’étude, que le
concept de furtivité n’est pas étranger au management, aussi bien dans la forme
(manifestation des phénomènes furtifs), que dans le fond (présence et impact sur
l’activité managériale).
3.3. Evaluer la contribution des phénomènes furtifs Suite à l’enquête qualitative exploratoire, une enquête Delphi a été réalisée auprès d’un
groupe de professionnels du management, afin d’étudier l’axe contributif de notre recherche.
Cette étude a permis de collecter un certain nombre de données relatives aux questions de
recherche centrées, d’une part, sur la présence des phénomènes furtifs dans l’organisation,
d’autre part, sur leur contribution à l’activité managériale.
Dans la plupart des recherches mettant en œuvre la méthode Delphi, les réponses des
experts donnent lieu principalement à des analyses statistiques descriptives. Comme l’ont
souligné plusieurs auteurs, l’application de la méthode Delphi ne nécessite aucun outil
statistique avancé (Strauss et Zeigler, 1975 ; Kress et Snyder, 1994). Nous avons donc choisi
de développer une seconde méthodologie qualitative particulière pour cette étude de la
contribution. Et la méthode que nous avons privilégiée pour l’axe contributif de cette
recherche est le Delphi, dont l’objectif était d’évaluer la contribution des phénomènes furtifs
sur l’activité managériale. Il s’agit d’une technique d’interrogation d’experts utilisée dans de
93
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris nombreux domaines des sciences sociales, notamment dans les recherches exploratoires et
prospectives.
3.3.a. Qu’est‐ce que la méthode Delphi ? La méthode Delphi peut être considérée comme une « technologie de l’opinion »
(Dalkey et al., 1972, p. 4), une « technique de jugement » (Kress et Snyder, 1994, p. 169), une
« méthode de consultation d’experts » (Hatem et al., 1993, p. 281), ou encore une « méthode
qualitative d’analyse stratégique » (Chirouze, 2003, p. 292).
3.3.b. Le déroulement de l’enquête Delphi Sans en détailler toute la procédure dans le cadre de cette communication, nous avons
finalement décidé que trois vagues d’enquête étaient suffisantes pour notre procédure Delphi.
Il y a deux raisons essentielles qui expliquent ce choix. Premièrement, la durée totale des trois
vagues du Delphi nous semblait assez longue, étant donné le nombre de jours nécessaires au
déroulement des itérations successives.
Tableau 01 : La durée totale de l’enquête Delphi
Date d’envoi du
premier questionnaire
Date de réception du
dernier questionnaire
Durée totale
Première vague
11.03.2007
Deuxième vague
10.05.2007
Troisième vague
15.09.2007
28/04/2007
22.07.2007
17.10.2007
48 jours
42 jours
32 jours
Deuxièmement, comme l’ont souligné Kress et Snyder (1994), un Delphi qui dure trop
longtemps peut avoir un effet de démotiver, d’un côté, les experts qui participent à l’étude et,
de l’autre côté, le chercheur qui organise l’enquête. Nous avons donc préféré arrêter l’enquête
après ce troisième questionnaire.
3.3.c. Les résultats relatifs à la présence des phénomènes furtifs Les trois premières questions (de recherche) figurant sur le questionnaire Delphi
concernaient, d’une façon générale, la présence des phénomènes furtifs dans l’activité
managériale. Orientées plutôt sur la fonction du manager afin de comprendre et d’explorer
l’éventuelle présence de la furtivité, ces questions étaient les suivantes : « Q.1. Que pensent
les managers de la furtivité ? », « Q.2. Comment perçoivent-ils les phénomènes furtifs dans
leur activité managériale ? », et « Q.3. Comment relient-ils les phénomènes furtifs avec les
94
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris facteurs déterminants de leur présence aux zones d’incertitude ? ». Cependant, dans le cadre
de cette communication, nous ne présenterons que les résultats obtenus pour les deux
premières questions de recherche.
Le traitement statistique des réponses pour chacune de ces questions a notamment fait
l’objet d’un classement des items, par ordre de grandeur des moyennes, pour chaque question
de recherche. Pour faciliter une vision synthétique de notre travail, nous examinerons, en
priorité, les cinq premiers items, classés par score moyen pour chaque question. Pour chaque
question, les managers devaient indiquer leur accord ou leur désaccord sur chaque item
proposé, à l’aide d’une échelle de Likert à quatre degrés (1 = Tout à fait en désaccord, 2 = En
désaccord, 3 = D’accord, 4 = Tout à fait d’accord). Les premières réponses relatives, d’une
part, aux items proposés, d’autre part, aux catégories réunissant ces items, ont été synthétisés
en utilisant les analyses statistiques traditionnelles du Delphi (moyennes et médianes pour
représenter les réponses centrales du groupe, écarts-types pour mesurer la dispersion dans les
réponses) 67 .
Q1. Que pensent les managers de la furtivité ?
Tableau 02 : Les facteurs qui traduisent la présence des phénomènes furtifs (1ère vague)
Q1. Que pensent les managers de la furtivité ?
Une présence de l’inquiétude et des tensions relationnelles
Des comportements visant à échapper au contrôle
Une gestion efficace des tâches et objectifs
Une dégradation de la coopération entre les personnes
Un meilleur contrôle des personnes dans l’entreprise
Moyenne
3,77
3,73
3,67
3,40
3,40
Médiane
4
4
4
4
4
Ecart-type
0,43
0,52
0,61
0,72
0,86
Source : Données de thèse de doctorat, Jean-Pierre Dumazert (2009)
Total des items de réponse pour ce classement Q1 : 16 (groupe Delphi de 30 managers)
Nous abordons ces cinq premiers facteurs en les rapprochant des catégories retenues,
suite à l’enquête qualitative exploratoire :
• La mise à distance des exclus
Q1. Que pensent les managers de la furtivité ?
Une dégradation de la coopération entre les personnes
67
Moyenne
3,40
Médiane
4
Ecart-type
0,72
Les raisons de ces choix d’outils d’analyse statistique ont également été présentées dans la section relative au
cadre méthodologique de l’enquête Delphi (Chapitre 4. Section 1.). Nous ne présenterons pas ici les intervalles
interquartiles pour chaque item. Cette mesure de dispersion est surtout utilisée lors des vagues d’itération pour
déterminer si les réponses d’un expert sont « extrémistes » ou non, justifiant ainsi une explication de la part de
l’expert.
95
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Pour les managers interrogés, la dégradation de la coopération entre les personnes
semble être un facteur clé, permettant d’observer la présence de phénomènes furtifs dans
l’organisation. Au regard du verbatim obtenu lors de l’enquête qualitative exploratoire, la
mise à distance de certaines personnes, par des pratiques furtives contestables, correspondrait
à une tendance facilitant l’observation du concept de furtivité dans l’activité managériale.
L’écart-type est faible (indice de dispersion) au sein du groupe Delphi concernant la
dégradation de la coopération entre les personnes. Autrement dit, le principe de liaison, formé
par la coopération entre les individus dans l’entreprise, se trouve placé en contradiction avec
la présence de la furtivité dans l’activité professionnelle.
• Le gain pour l’acteur plutôt que pour l’agent
Q1. Que pensent les managers de la furtivité ?
Une gestion efficace des tâches et objectifs
Un meilleur contrôle des personnes dans l’entreprise
Moyenne
3,67
3,40
Médiane
4
4
Ecart-type
0,61
0,86
L’importance de ces deux résultats est à souligner, puisque ces deux facteurs indiquent
que l’utilisation de la furtivité, par les employés ou les managers, permet d’obtenir un
avantage dans son activité professionnelle. Il s’agit là d’une dimension offensive et active de
la furtivité. L’acteur dans l’entreprise obtiendra plus que l’agent, dès lors qu’il utilise
habilement des pratiques furtives, visant à mieux gérer les objectifs ou à contrôler les
personnes. Le fort consensus entre les managers montre, selon nous, le degré d’accord
existant sur la présence des phénomènes furtifs, lorsqu’il s’agit d’obtenir un avantage ou
d’éviter d’en perdre un. Une forme de polémique peut intervenir sur les raisons qui peuvent
amener, un employé ou un manager, à utiliser une forme de furtivité dans ces deux cas. En
effet, mieux gérer ses tâches et la conduite de ses objectifs ou mieux contrôler les autres, sont
deux variables pour lesquelles un large choix de contradictions « pour » ou « contre »
pourraient être engagées. On observe alors que la présence de la furtivité vient déstabiliser la
liaison entre : « efficacité de la gestion, contrôle des personnes / légitimité du manager ».
• L’acceptation du conflit opportuniste s’exprime
Q1. Que pensent les managers de la furtivité ?
Une présence de l’inquiétude et des tensions relationnelles
96
Moyenne
3,77
Médiane
4
Ecart-type
0,43
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Cette catégorie obtient le premier facteur qui renvoie directement à l’inquiétude dans les
rapports professionnels entre les personnes, mais également, à la présence de tensions
relationnelles, bénéfiques pour certains acteurs. En effet, le verbatim de l’enquête qualitative
exploratoire, a montré que certains managers estiment avoir à gérer la présence d’individus
évoluant particulièrement bien dans des environnements incertains ou des conflits.
• La légitimité de la déviance par :
Q1. Que pensent les managers de la furtivité ?
Des comportements visant à échapper au contrôle
Moyenne
3,73
Médiane
4
Ecart-type
0,52
Le second item sur le classement met en liaison les phénomènes furtifs avec la légitimité
de comportements visant à échapper au contrôle de l’autorité professionnelle dans
l’entreprise. Une fois de plus, en effectuant un retour sur le verbatim des entretiens semidirectifs, on observe que plusieurs managers ont évoqué les « efforts » mis en place par
certaines personnes, afin de contourner l’autorité ou d’éviter d’être contrôlées sur le lieu de
travail. Il est à noter que d’autres items ont obtenu un écart-type très élevé, montrant une forte
dispersion des réponses chez les managers. Ainsi, des facteurs tels que : « cacher une réalité
plus contestable que le conflit lui-même, humilier les individus sur le lieu de travail, obtenir
un terrain propice dans la division du travail et créer une surcharge de travail pour une
personne », ont obtenu une très forte dispersion des réponses. Ce qui indique que le désaccord
des experts est important.
Q2. Comment perçoivent-ils les phénomènes furtifs dans leur activité managériale ?
Un premier regard, sur les résultats de la seconde question de recherche, montre que
certains types de phénomènes furtifs, ne peuvent être analysés sans prendre en considération
le secteur d’activité, le contexte et la structure relationnelle dans ces organisations. En effet,
dans le bas du classement, un nombre important d’items obtiennent des scores moyens assez
faibles et des écarts-types élevés, indiquant un désaccord important chez les managers
interrogés. Cependant, dans le haut du classement, les scores moyens et les indices de
dispersions montrent que le groupe Delphi s’est accordé sur certains phénomènes furtifs
particulièrement présents dans l’activité professionnelle.
97
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Tableau 03 : La perception des phénomènes furtifs par les managers (1ère vague)
Q2. Comment perçoivent-ils les phénomènes furtifs ? Moyenne Médiane Ecart-type
Se renfermer sur soi, sortir du cadre relationnel
3,87
4
0,35
Echanges éphémères entre collègues
3,83
4
0,38
Tricher sur le contenu de l’information
3,83
4
0,46
Se manipuler et se tromper entre collègues de travail
3,77
4
0,68
Mentir pour cacher l’impact du changement
3,70
4
0,75
Source : Données de thèse de doctorat, Jean-Pierre Dumazert (2009)
Total des items de réponse pour ce classement Q2 : 26 (groupe Delphi de 30 managers)
En procédant à une analyse par catégories, on remarque que :
• La mise à distance des exclus
Q2. Comment perçoivent-ils les phénomènes furtifs ? Moyenne Médiane Ecart-type
Echanges éphémères entre collègues
3,83
4
0,38
Ce type de phénomènes furtifs renvoie à une rapidité dans les relations
interpersonnelles, lorsque les individus ne souhaitent pas communiquer entre eux, ou tentent
d’exclure d’un groupe l’un de leurs collègues. Le verbatim obtenu dans les entretiens semidirectifs, a montré que l’un des phénomènes furtifs les plus évoqués par les managers
interrogés, concerne la diminution des relations et la perte de qualité au sein de la relation
humaine. Il semble alors logique de retrouver ce premier type de phénomènes furtifs à la
première place du classement de cette question.
• Le gain pour l’acteur plutôt que pour l’agent avec :
Q2. Comment perçoivent-ils les phénomènes furtifs ? Moyenne Médiane Ecart-type
Se renfermer sur soi, sortir du cadre relationnel
3,87
4
0,35
Mentir pour cacher l’impact du changement
3,70
4
0,75
Cette seconde catégorie regroupe deux types de phénomènes furtifs, dont un qui obtient
le score moyen le plus élevé et la dispersion des réponses la plus faible. Ce premier type de
phénomènes furtifs a été évoqué fréquemment, lorsque des managers ont abordé les cas de
personnes se repliant sur elles-mêmes dans l’entreprise. D’une façon discrète, en cachant son
ressenti et son mal-être, ces personnes vont alors perdre leur statut d’acteurs pour devenir de
« simples agents » de l’entreprise. De façon furtive pour que leur entourage ne s’en aperçoive
pas, elles vont, au fur et à mesure, sortir du cadre relationnel. Le second type de phénomènes
furtifs confirme, d’une certaine façon, cette observation en montrant que le fait de mentir pour
98
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris cacher l’impact du changement sur soi-même, ses compétences, sa performance, etc., est un
phénomène jugé comme fréquent (score moyen = 3,70). Même si la dispersion des réponses
est plus élevée sur ce second item, la valeur qui se trouve au centre des observations est le 4.
• L’acceptation du conflit opportuniste
Cette troisième catégorie n’a pas d’items dans les dix premières places de ce classement.
C’est le type de phénomène furtif qui correspond à « Informer de façon conflictuelle pour
semer le doute » qui se trouve en 11ème position, avec un score moyen de 3,43 et une
dispersion de 0,73 (écart-type). Il est exact que concernant l’enquête qualitative exploratoire,
les managers interrogés ont évoqué les phénomènes de cette catégorie, de façon spécifique et
proprement ancrée dans un management offensif. C’est-à-dire une forme d’activité
managériale qui ne place pas l’individu au centre des préoccupations du manager, mais qui, a
contrario, intègre la place de l’humain comme un facteur « secondaire » de la performance.
• La légitimité de la déviance
Q2. Comment perçoivent-ils les phénomènes furtifs ? Moyenne Médiane Ecart-type
Tricher sur le contenu de l’information
3,83
4
0,46
Se manipuler et se tromper entre collègues de travail
3,77
4
0,68
Il est particulièrement intéressant de constater que concernant la légitimité de la
déviance, les deux types de phénomènes furtifs qui se placent dans les cinq premiers items,
sont directement liés à l’information, à la manipulation et à la tromperie. Plusieurs entretiens
qualitatifs avaient permis d’évoquer certaines pratiques visant à tricher sur l’information, sa
valeur, son intérêt et son contenu. Cet item obtient un score moyen très élevé (3,83) et un
écart-type faible (0,46). Nous avons constaté que pour plusieurs managers du groupe Delphi,
la furtivité est souvent assimilée à une volonté de tricher, de manipuler ou de tromper l’autre
sur son lieu de travail. Ainsi, la légitimité de la déviance vient prendre une place
particulièrement polémique au sein de l’activité managériale. Les managers doivent-ils
accepter et tolérer ces pratiques furtives ? Peuvent-ils en tirer profit ou en obtenir des
avantages dans la gestion quotidienne de leur activité professionnelle ? Sont-elles un obstacle
à leur légitimité ou à leur leadership ?
99
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Conclusion Cette communication avait pour objectif de présenter notre recherche scientifique
effectuée dans le cadre d’une thèse de doctorat en sciences de gestion. Les résultats de notre
étude 68 permettent de positionner le concept de furtivité dans l’activité managériale et d’en
proposer, suite à l’enquête exploratoire et à l’enquête Delphi, une vision globale qui peut être
construite en fonction de quatre éléments de réflexion :
Constat : les phénomènes furtifs dégradent la coopération interne et trouvent un terrain
propice dans la division des tâches, la réorganisation du travail et les situations conflictuelles.
Ils permettent de saisir des opportunités ou de se les créer, à l’intérieur de son espace vital
professionnel. Souvent aux dépens des autres et toujours de façon consciente ou stratégique
de la part de l’acteur.
Phénomènes : ils sont nombreux, précis et renvoient à une multitude de points clés de
l’activité managériale et, plus généralement, à un nombre important de situations
relationnelles entre les individus. Qu’il s’agisse, entre autres choses, d’ignorer l’autre, de
favoriser des échanges éphémères, d’inventer une surcharge de travail, de privilégier un
comportement conflictuel pour ses relations, ou enfin, de trouver des tactiques pour échapper
aux modes de surveillance.
Objectifs :
ils
expliquent
souvent
la
présence
des
phénomènes
furtifs
dans
l’activité managériale et surtout le choix stratégique de l’acteur, face à une situation
professionnelle dont il cherche à tirer un avantage ou à réduire une contrainte. Les dimensions
qu’ils expriment sont variées et soulèvent de nombreuses interrogations sur la structure
relationnelle qui entoure les individus dans leur contexte professionnel : se débarrasser de
certains employés jugés indésirables, cacher son mal-être dans l’entreprise par peur d’être
jugé, éviter ses responsabilités, profiter des inégalités provoquées par la répartition du travail,
privilégier un comportement conflictuel pour ses relations, etc. Pour l’ensemble des managers
interrogés, la présence d’un phénomène furtif dans l’entreprise est pratiquement toujours
rattachée à un objectif de la part de l’acteur.
Présence/Impact : les impacts liés à la présence des phénomènes furtifs, dans l’activité
managériale, montrent une forte prise en considération des managers par rapport à ces
68
Nous rappelons que seuls des résultats partiels et des extraits de la méthodologie ont été présentés lors de cette
communication. Même chose concernant l’importante phase de déroulement de l’enquête qualitative exploratoire
et de l’enquête Delphi par itérations successives (trois vagues de questionnaires).
100
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris phénomènes. D’une part, ils sont conscients que les pratiques furtives jouent un rôle dans la
prise de décision et dans la conduite des actions, d’autre part, ils formulent de façon précise
les différents impacts de la furtivité sur leur activité. Ainsi, en citant quelques impacts tels
que : perte de contact avec le terrain, baisse de l’efficacité, dégradation des liaisons
interpersonnelles, développement de l’incertitude et du stress, risque de perte de légitimité
pour le manager, etc., nous constatons que la nature de ces impacts renvoie aux différents
rôles du manager et, dans certains cas, à l’utilisation de ses compétences de leader et de
gestionnaire.
S’agissant des perspectives de notre recherche, les résultats obtenus, dans le cadre de
cette thèse de doctorat, montrent que la furtivité trouve sa place, dans le management
moderne, de deux façons différentes. D’une part, comme une variable polémique qui crée une
dispersion des opinions sur certains facteurs, mais qui produit, a contrario, un fort consensus
sur d’autres facteurs. D’autre part, la furtivité peut être « importée » en tant que concept
polysémique reliant quatre catégories constituées de possibilités d’observation : la mise à
distance des exclus, le gain pour l’acteur plutôt que pour l’agent, l’acceptation du conflit
opportuniste et la légitimité de la déviance. Pour les managers interrogés (échantillon de 45
professionnels), les phénomènes furtifs sont directement présents, avec un impact négatif,
dans la fonction managériale, sur les rôles de leader et de négociateur du manager. Toutefois,
notre choix de les analyser n’implique pas de pencher vers une éventuelle forme de
psychologisme, ou dans le sentiment qu’une société du mépris nous entoure (Honneth, 2006).
Pourtant, au regard de la montée en puissance de l’individualisme, du culte de la performance
et d’un besoin de reconnaissance, de plus en plus exacerbé (Caillé, 2008), nous observons que
l’individu, en difficulté relationnelle ou professionnelle, met en place deux types de
résistances dans l’organisation69 : active avec des actes de rébellion, ou passive, qui se
retrouve dans le désengagement et la désimplication (Barth, 2008, 2009).
69
Notre cadre de recherche considère que l’incertitude implique inévitablement la présence de l’autre, par
l’interaction, et donc par sa prise en considération, de façon positive ou négative.
101
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
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103
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Un Modèle Sadomasochiste De L’organisation ?
1. Yvon PESQUEUX
CNAM
Professeur titulaire de la Chaire « Développement des Systèmes d’Organisation »
292 Rue Saint Martin
75 141 PARIS Cédex 03
Tél
++ 33 1 40 27 21 63
FAX
++ 33 1 40 27 26 55
E-mail
[email protected]
Site web
www.cnam.fr/lipsor
Résumé
Le projet de ce texte est de penser l’organisation, qu’il s’agisse de la percevoir comme un
objet (organization) ou comme un processus (organizing) à partir des catégories qui relèvent
de la sexualité dont la partialité est ici assumée. Il n’est pas question de faire de cette
hypothèse de travail une hypothèse « suffisante », donc une hypothèse qui « épuise » le sujet.
Mais il est question d’en faire une hypothèse qui permette de découvrir d’autres aspects que
ceux qui sont conventionnellement mis en avant par les sciences des organisations. Par
ailleurs, avec cette tentative, on n’est pas seulement sur le plan de la métaphore qui
consisterait à jouer avec les mots. La tentative effectuée ici possède l’ambition d’aller au-delà
d’un usage métaphorique du vocabulaire de la sexualité. Après avoir brièvement présenté ce
dont il s’agit quand on parle de modèle de l’organisation, l’opérateur conceptuel de cette
modélisation, c’est-à-dire la trilogie « ambiguïté – ambivalence - exhibition » sera présentée
avant de pouvoir formuler les contours d’un modèle sadomasochiste de l’organisation.
Mots clés
Modèle, Organisation, Perspective critique
104
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Abstract
The purpose of this paper is to ‘conceive’ the organization, either it is a question of perceiving
it as an ‘object’ (organization) or as a process (organizing), using concepts related to
sexuality, with an assumed partiality. It is not a question to make of this working hypothesis a
‘sufficient’ hypothesis, which would allow to understand everything. But it is here question to
use a hypothesis, which allows to ‘try’ other aspects than those that are currently used in
Organization Science. With this attempt, we will also try to avoid to stay on a metaphoric
level, level which would consist of playing with words. The attempts made here have the
ambition of going beyond a metaphoric use of concepts related to sexuality. After having
briefly presented what is meant when we speak of an organizational model, the conceptual
operator of this modelling process will be presented (the comprehensive trilogy ‘ambiguity,
ambivalence, exhibition’) before being able to formulate the outlines of a sadomasochistic
model of the organization.
Key words
Model, Organization, Critical perspective
105
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Introduction
Le projet de ce texte est de penser l’organisation, qu’il s’agisse de la percevoir comme un
objet (organization – le plus souvent considérée d’un point de vue fonctionnaliste) ou comme
un processus (organizing – le plus souvent de nature essentialiste) à partir des catégories qui
relèvent de la sexualité dont la partialité est ici assumée. Il n’est pas question de faire de cette
hypothèse de travail une hypothèse « suffisante », donc une hypothèse qui « épuise » le sujet.
Mais il est question d’en faire une hypothèse qui permette de découvrir d’autres aspects que
ceux qui sont conventionnellement mis en avant par les sciences des organisations. Par
ailleurs, avec cette tentative, on n’est pas seulement sur le plan de la métaphore qui
consisterait à jouer avec les mots. La tentative effectuée ici possède l’ambition d’aller au-delà
d’un usage métaphorique du vocabulaire de la sexualité.
Notons d’abord que l’on peut s’étonner de l’absence de cette perspective en sciences des
organisations, où l’organisation est quasi-unanimement considérée comme un monde asexué.
Seuls deux types de travaux et des thématiques « cantonnées » peuvent revendiquer
l’existence de liens avec cette hypothèse de travail : d’une part les théories psychanalytiques
des organisations (qui relèvent du champ des théories des organisations) et, d’autre part, les
gender studies (qui relèvent de l’organization behavior). Dans le premier cas, la référence
explicite et directe à la sexualité manque, dans le second, il est considéré sous l’aspect de ses
dérives au nom d’une dérive communautarienne (elle aussi dérive ?).
Après avoir brièvement présenté ce dont il s’agit quand on parle de modèle de l’organisation,
l’opérateur conceptuel de cette modélisation, c’est-à-dire la trilogie « ambiguïté –
ambivalence - exhibition » sera présentée avant de pouvoir formuler les contours d’un modèle
sadomasochiste de l’organisation.
106
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Des modèles organisationnels
Soulignons au préalable la difficulté de se référer à une épistémologie des organisations. On a
rappelé dès l’introduction l’ambiguïté première de la notion qui recoupe à la fois
l’organization (comme lieu d’exercice des activités organisationnelles, l’organisation étant un
lieu d’urbanisation des activités qui articulent des outils et des agents organisationnels) et
l’organizing (comme activité organisatrice avec des techniques et des outils mais aussi une
réflexion sur les agents et les collectifs où elles s’exercent) sous la dénomination
d’organization. L’organizing ne débouche pas de façon évidente sur l’organization. Toute la
gageure est donc de parler souvent de manière assez indissociable de ces deux aspects alors
que les référents sont différents.
Nous n’aborderons pas ici la différence entre l’organization et les notions contiguës (le
groupe - de la psychologie sociale, le groupe - de l’anthropologie, la société - de la sociologie,
l’institution - des sciences politiques et le marché - de l’économie) malgré la vocation
importatrice des sciences des organisations à « penser » ses objets à partir d’autres « objets »
sociaux. Nous n’aborderons pas non plus la question des descripteurs de l’organisation
(structure organisationnelle, hiérarchie, coordination, spécialisation, etc.). Nous signalerons
seulement l’existence de deux axes d’entrée. La perspective diachronique permet de
distinguer entre une « question » qui est marquée par sa récurrence dans le temps (comme la
qualité, la responsabilité sociale qui sont des questions nées avec la « grande organisation »
dans les années 1910-1920), des « thèmes » qui focalisent l’attention autour d’une notion
pendant environ une décennie (la qualité dans la décennie 80, la valeur actionnariale dans la
décennie 90, la responsabilité sociale de l’entreprise aujourd’hui) et des « modes » d’une
durée de vie de cinq ans (comme les cercles de qualité à la fin de la décennie 80 en Europe).
La perspective synchronique permet de définir les contours d’un modèle organisationnel,
c’est-à-dire une représentation stable des éléments constitutifs d’une organisation. Les auteurs
ajoutent parfois un aspect dynamique dans le passage d’une configuration organisationnelle à
une autre (cf. Mintzberg 70 ).
H. Mintzberg, 1979, The Structuring of Organizations, Prentice Hall, Englewood Cliffs, N. J.
H. Mintzberg, 1983, Power and Around Organizations, Prentice Hall, Englewood Cliffs, N. J.
70
107
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Rappelons qu’un modèle organisationnel comporte deux aspects, le premier aspect est la
réduction, c’est-à-dire la simplification et le second est son aspect normatif. Dans toute
référence à un modèle, l’aspect réduction de la réalité met en avant l’aspect « passif » de la
représentation là où l’aspect « actif » de l’identification l’emporte avec son acception
normative 71 .
Ce double processus de simplification et de construction d’une référence normative est
qualifié de modélisation. En ce sens, il est possible de modéliser à l’infini et rien ne vient, en
conséquence, limiter la production de modèles. Mais ce qui compte avec l’organisation, c’est
aussi la justification du modèle. « Modéliser » se distingue à ce titre de « modèle » : la
modélisation est le processus, avec ses caractéristiques propres là où le modèle est le résultat,
avec ses caractéristiques propres elles aussi. La modélisation débouche sur le modèle, mais ce
sont deux histoires différentes dans la mesure où le modèle, une fois défini et accepté, possède
une dimension performative d’auto-réalisation, ce qui vient distinguer son histoire de celle de
la modélisation. L. Sfez 72 parle de « personnage conceptuel » dans la mesure où le modèle
n’est ni un personnage historique, ni un héros, ni un mythe, mais une production discursive en
synchronisation avec un territoire et une époque, production créatrice des éléments de
« réalité » allant dans le sens de ce qu’indique le modèle. Ce personnage tient sa substance de
la répétition des éléments de « réalité » mis en avant.
L'investigation du monde des organisations, l'interprétation et la compréhension des
phénomènes observés seraient impossibles sans se référer à un modèle dans la mesure où,
comme pour tous les objets sociaux, l’organisation ne se comprend qu’au travers de
représentations car il est impossible de « présenter » une organisation (personne n’a jamais
observé directement de structure organisationnelle !). C'est le modèle qui fournit l'ensemble
des concepts et des relations en permettant d'appréhender les organisations par la construction
d’une représentation. Un modèle est toujours contingent à une représentation partielle (car,
par nature, les modèles simplifient) et programmateur (il crée une forme de vérité cohérente le
modèle). La représentation diffère suivant les modèles. Mais un modèle n’intéresse que dans
la mesure où il apporte un enrichissement de la compréhension. Sa validité est jugée suivant
71
72
Y. Pesqueux, Organisation : modèles et représentations, PUF, Paris, 2002
L. Sfez, technique et idéologie – Un enjeu de pouvoir, Seuil, collection « la couleur des idées », Paris, 2002
108
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris son fondement théorique comme, par exemple, sa capacité à proposer des « lois » à partir des
régularités observées, sa capacité d'interprétation et la validité de ses prédictions, c'est-à-dire
la possibilité de le vérifier par l’examen des faits.
La construction de modèles nouveaux n'est pas une fin en soi. En sciences des organisations,
elle sert à mieux définir les techniques, méthodes et outils appliqués ou à fonder des critiques.
En sciences des organisations comme dans les autres disciplines des sciences sociales, le
recours aux modèles est systématique même si leurs postulats restent souvent implicites, d’où
l’importance de les révéler en même temps que les positions épistémologiques qui les
justifient (positivisme ou constructivisme). Ce sont aussi ces choix qui conduisent à légitimer
la scientificité du modèle.
M. Boyer & R. Freyssenet 73 (p. 8) rappellent l’existence de quatre modalités de conceptions
des modèles en sciences sociales : un idéal à atteindre, la stylisation d’un ensemble de traits
réellement existants, une construction d’enchaînements logiques à partir de comportements
supposés fondamentaux des acteurs et une réponse cohérente aux problèmes nés des
évolutions antérieures. A. Hatchuel 74 propose quatre critères venant fonder un modèle
organisationnel : une vision qui dépasse la dimension des techniques d’organisation, un
dépassement des spécificités sectorielles, l’existence d’institutions permettant la formulation
et la diffusion du modèle (écoles, chercheurs, groupes de professionnels, etc.) et des
concrétisations exemplaires.
L’organisation pose la question de sa dimension politique alors que les sciences des
organisations réduisent le plus souvent ce champ à un ensemble de techniques utilitaires
applicables aux entreprises. Il se pose donc le problème de la constitution des savoirs propres
à l’entreprise et à l’organisation au regard d’une perspective qui reste souvent d’apparence
strictement technicienne, alors que nous postulons ici que leur inscription sociale tend à leur
donner toutes les caractéristiques d’une « Raison organisationnelle ». En d’autres termes, audelà d’une conception fonctionnaliste de l’organisation (perspective dominante en sciences
R. Boyer & R Freyssenet, 2002, Les modèles productifs, Editions La découverte, collection “ repères ”, n° 298,
p. 8
74
A. Hatchuel, 2000, « Y a-t-il un modèle français ? Un point de vue historique », Revue Française de Gestion
Industrielle, vol. 17, n° 3, pp. 9-14
73
109
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris des organisations), il existe aussi une conception substantialiste (qui va faire de tel ou tel
élément, la relation par exemple, un facteur de genèse de l’organisation) mais aussi une
conception essentialiste qui va faire d’une « essence » (l’essence sadomasochiste de la
relation humaine ici par exemple) un mode de compréhension de l’organisation.
Rappelons en effet l’implicite qui recouvre la façon de parler de ces « objets » 75 . Un des
contacts avec les organisations se fait le plus souvent par le discours. Le problème est alors de
révéler les représentations véhiculées par le discours sans pour autant masquer la coproduction de ce discours et de la représentation : le discours indique la représentation et la
représentation indique le discours. En d’autres termes, parler de l’organisation s’inscrit dans
une forme légitime qui permet d’en parler, forme légitime qui va conduire aux actions qui
vont dans le sens induit par la manière d’en parler. K. E. Weick 76 parle à ce propos
d’enactment.
C’est à ce titre que l’on peut qualifier le modèle « Toyota » comme étant aujourd’hui, dans
une perspective fonctionnaliste, un modèle de référence, modèle venant succéder au modèle
« Ford ». Le changement de lieu et le changement d’époque sont significatifs. Toyota est
devenu le n° 1 mondial de l’automobile. Mais la place de numéro 1 n’est pas suffisante pour
qualifier un modèle organisationnel. D’autres numéros « 1 » mondiaux de leur secteur ne
peuvent servir à qualifier un modèle organisationnel, les raisons conceptualisées de leur
succès étant alors réduites à la notion de business model comme Microsoft dans le secteur du
logiciel, Google dans le secteur Internet, etc. Un business model n’est pas transférable d’une
secteur à un autre tandis qu’un modèle organisationnel sort de la contingence sectorielle. Le
succès de la référence à Toyota marque à la fois la généralité du modèle (les traits de ce
modèle d’organisation s’appliquent à toutes les logiques d’organisation industrielle) et son
universalité (c’est-à-dire l’application de ses logiques dans le monde entier). Par ailleurs, sa
contingence en matière d’organisation industrielle est dépassée par ses apports aux logiques
du management (comme avec l’amélioration continue).
Mais c’est bien d’un modèle « essentialiste » de l’organisation à partir de l’essence
sadomasochiste de la relation humaine dont il sera question ici.
75
76
Y. Pesqueux, op. cit.
K. E. Weick, 1995, Sensemaking in organizations, Sage
110
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris L’opérateur conceptuel : la trilogie « ambiguïté, ambivalence, exhibition »
Ambiguïté, équivoque La notion d’ambiguïté marque les logiques de l’interprétation. L’ambiguïté apparaît là où
le sens est incertain. La notion contient également l’idée de « laisser un doute », idée
comprise ici dans le sens de polysémie. Quand on ajoute un jugement moral au terme,
l’ambigu va devenir l’équivoque, c’est-à-dire ce qui suscite l’inquiétude, le doute, la
suspicion.
L’ambiguïté est une des catégories des théories des organisations, principalement marquée par
les apports de J. G. March 77 et de R. L. Daft & K. E. Weick 78 .
Pour J. G. March, un choix implique deux sortes de conjectures : sur les conséquences futures
des actions présentes et sur les préférences futures associées à ces conséquences. Mais
l’incertitude (1° conséquence) et l’ambiguïté (2° conséquence) constituent des aspects
irréductibles. Conformément à l’acception qui est donnée au terme en linguistique,
l’ambiguïté va naître des modalités de traitement de l’information qui vont dépendre des
représentations de l’agent organisationnel, pour partie liées à son expérience sociale plus large
et pour partie à son expérience organisationnelle.
La posture de R. L. Daft & K. E. Weick conduit à considérer l’organisation comme un système d’interprétation. Elle a contribué à fonder les
notions d’intelligence et de mémoire organisationnelles. Il faut ici souligner les postulats « forts » qui prévalent pour ce qui concerne une
telle perspective, postulats tels que la représentation de l’organisation comme un système d’interprétation, la possibilité d’individualiser un
« objet » qui serait la décision et de pouvoir y rapporter des informations ad hoc. Leurs postulats prennent en compte le fait que les
organisations ont des capacités de cognition et de mémorisation leur permettant de conserver une connaissance au-delà des individus. Les
organisations doivent procéder à des interprétations afin de donner un sens à l'information collectée. Ce processus d'interprétation, qui n'est
ni simple ni bien connu, est constitué d'autres activités que la seule interprétation et peut se diviser en trois étapes : la recherche
J. G. March, « rationalité limitée, ambiguïté et ingéniérie des choix », Bell Journal of Economics, vol. 9, n° 2,
Automne 1978
J. G. March & M. Feldman, « L’information dans les organisations : un signal et un symbole », Administrative
Science Quarterly, vol. 26, 1981, pp. 171-186
78
R. L. Daft & K. E. Weick, « Toward a Model of Organizations as Interpretations Systems », Academy of
Management Review, n°9, 1984.
77
111
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris d’informations qui est plus ou moins formalisée selon les cas, l’interprétation qui correspond au fait de transcrire des faits et de développer
une signification commune parmi les décideurs et l’apprentissage. Pour ces auteurs, deux variables clés déterminent les différences de
logiques d’interprétation entre les organisations : les croyances des agents au sujet de la complexité de l'environnement et la nature de la
perception de l’environnement par l'organisation, logiques qui tendent à rapprocher information de connaissance. En effet, dans
l’organisation, c’est en passant par une « information sur » que l’on acquiert une « connaissance de ». Pour ce qui concerne les croyances, ils
distinguent deux grandes attitudes dans la mesure où les organisations perçoivent leur environnement soit comme étant analysable et
mesurable, soit comme ne l'étant pas (1° ambiguïté). Pour ce qui concerne la perception de l’environnement lors de la recherche
d'informations, certaines organisations cherchent activement une réponse (supposée exister par nature dans l'environnement), d'autres
« testent » l'environnement afin de découvrir une démarche appropriée et d'autres, enfin, ont une attitude passive et se contentent de mettre en
place des services susceptibles de recevoir des informations émises par leur environnement (2° ambiguïté). Ils expliquent ces différences en
prenant en compte le degré de conflit existant entre l'environnement et l'organisation.
Ambivalence La notion d’ambivalence contient l’idée de la réunion de deux sentiments opposés quant à un
même objet. En psychiatrie, il s’agit d’un cas clinique qui touche les modalités d’expression
de la volonté du fait de l’affirmation d'une position et de son contraire et qui peut toucher
aussi bien la réflexion que les affects (par exemple, aimer et haïr simultanément la même
personne). L’ambivalence est une référence peu présente en sciences des organisations dans la
mesure où l’hypothèse téléologique qui est inhérente à la notion lui laisse peu de chances !
Exhibition & exhibitionnisme L’exhibitionnisme qualifie l’action maniaque qui consiste à sortir de l’ombre un aspect pour
le présenter en public. C’est ainsi qu’il transforme la notion plus neutre d’« exhibition » que
l’on retrouve aussi bien dans le champ de l’esthétique que dans celui des pratiques sociales
quand il s’agit de rendre public quelque chose.
L’exhibition (tout comme l’exhibitionnisme) n’existe que parce qu’il y a appel à un (ou des)
témoin(s). Dans les deux cas, l’appel à l’altérité est une condition nécessaire, dans une
perspective positive pour le premier cas (l’exhibition) et dans une perspective maniaque dans
le second (l’exhibitionnisme). Comme le mentionne S. Bressler 79 , « l’exhibition est un miroir
de la conscience, une projection vers (ou au travers de l’autre) ».
79
S. Bressler, article « exhibition », Dictionnaire de la pornographie, PUF, Paris, 2005
112
Marketing et management entre Eros et Polemos,
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Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris On qualifie d'exhibitionnisme une pratique qui consiste à évoluer dans des lieux publics en
étant vêtu de manière provocante. Il en va, par exemple, des femmes portant des mini jupes
sans culotte ou des hommes au jean déchiré sans sous-vêtement. L’exhibitionnisme consiste à
montrer plus ou moins ostensiblement ses fesses, son sexe dans diverses rencontres sociales.
L’exhibitionnisme qualifie le désir de montrer ses parties génitales en public et se trouve à la
source de l’excitation de celui qui s’exhibe. Sur la voie publique, l’exhibitionnisme est illégal
et relève juridiquement du délit d’attentat à la pudeur. Il n'est légal que dans des lieux donnés.
Par extension, et c’est aussi ce qui nous intéresse ici, le terme s'utilise également dans un
contexte non sexuel pour désigner l'action d'exhiber quelque chose avec complaisance. Ainsi
en va-t-il aussi des informations dont l’exhibitionnisme est assorti de tout un attirail
procédural avec l’intervention d’un tiers auditeur (tiers voyeur alors), sans doute justement
pour en interdire cette perception.
La publicité commerciale relève, par nature, de l’exhibitionnisme assorti de façon courante
d’érotisme se situant parfois à la limite de la pornographie.
D’un modèle sadomasochiste de l’organisation
Pourquoi proposer les contours possibles d’un modèle sadomasochiste de l’organisation ?
Dans la perspective d’un examen de la question ambivalente : l’entreprise, pourquoi tant
d’amour ou pourquoi tant de haine ? Ambivalente car il s’agit d’examiner la haine envers
l’entreprise et la haine dans l’entreprise… tout comme l’amour univoque qui peut lui être
porté. Il s’agit aussi d’élaborer une argumentation sur les contours du passage de la perversité
à la jouissance sans laquelle les organisations ne sauraient tenir. Ceci sera effectué dans la
perspective d’une référence au sadomasochisme, référence dépourvue de son aspect moral.
L’accent sera mis sur le dédoublement de la position inhérente au statut d’agent
organisationnel, tout à tour dominateur et soumis. C’est donc une manière d’entrer dans la
compréhension, quant au fond, de l’essence de la relation organisationnelle.
Ne peut-on parler de rituel dans l’usage des techniques d’organisation ? Et le fétichisme qui y
est lié prend alors sens dans la référence à un continuum « haine – douleur – plaisir ». C’est
113
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris sans doute cela qui est aussi visible dans le monde de ce qu’il est convenu d’appeler « le
monde des organisations ».
Par ailleurs, parler d’un tel « modèle », c’est aussi « coter » la logique d’enfouissement de la
dimension politique du sadomasochisme dans l’organisation. Il s’agit alors de dépasser la
logique des couples infernaux « pervers – perverti » (on peut également citer le couple
« corrupteur – corrompu ») et celle d’un marché pervers (la prise de marge dans l’échange
marchand ne peut-elle être ainsi évaluée ?) pour s’intéresser à ce qui fait « tenir ».
C’est donc à partir d’une forme de la « domination – soumission » d’ordre interindividuel
qu’il est question de partir ici au travers de ce qui est qualifié de modèle sadomasochiste de
l’organisation. Il est important de souligner d’emblée que, bien sûr, tout rapport de
« domination – soumission » n’est pas seulement sadomasochiste. La compréhension en
termes d’exploitation a également quelque chose à nous dire sur cela… Mais ici, le thème du
sadomasochisme se trouve « accroché » à l’organisation pour ce qui tourne à la fois autour de
l’individu et autour de la mise en avant du désir dans un contexte où s’opère une forme de
confusion entre « se faire du bien », « faire bien », « faire le bien » et souffrir en même temps.
Avec le sadomasochisme, il s’opère, dans l’univers de la relation interpersonnelle, le passage
de la douleur vers le plaisir dans une relation magnifiée du maître et de l’esclave comme ordre
fondateur de ce monde de désordre. C’est ce qui vient constituer le postulat de cette « vision
du monde » que l’on va considérer ici dans une dimension organisationnelle.
Comme le souligne A. Eiguer 80 , le sadomasochisme s’inscrit dans une perspective
vassalisante. C’est cette logique relationnelle dont il sera question dans les contours de ce
modèle organisationnel venant donc offrir une autre lecture du concept de relation. Le
fétichisme relationnel du sadomasochisme (qui tend à faire considérer un individu comme un
objet matériel, dérive souvent dénoncée dans le fonctionnement des organisations
d’aujourd’hui) conduit à la « froideur » psychique et repose sur une stratégie de séduction
narcissique paradoxale induite par la relation. « Tu n’as pas besoin d’un maître, je suis le seul
capable de le devenir pour toi » 81 !
80
81
A. Eiguer, Des perversions sexuelles aux perversions morales, Odile Jacob, Paris, 2001
A. Eiguer, op. cit., p. 114
114
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Quelques précisions terminologiques
De façon extrême, le sadomasochisme est considéré comme un dérèglement d’ordre psychosexuel qui permet d’entrer dans une des figures de la perversité mais que l’on explorera ici
dans sa dimension politique. En effet, la perversité sera ici considérée comme dissociée du
sadomasochisme et le sadomasochisme sera convoqué comme une histoire que l’on n’aurait
pas envie de se raconter. Il sera également considéré comme une référence possible du fait de
son aspect « diffus » dans la vie organisationnelle. Le sadomasochisme sera donc ici
considéré dans les termes d’une conjecture : et si c’était le cas, alors…
Soulignons, avec le mot de sadomasochisme, l’articulation de deux aspects assez
contradictoires : le sadisme, où le maître cherche une victime pour en jouir et le masochisme
où c’est la victime qui se cherche un bourreau. Sacher-Masoch 82 fut le premier auteur à
publier un livre sur la jouissance dans la douleur compte tenu d’une mise en scène fétichiste
où cuir, menottes et cravache sont aujourd’hui présentés comme les objets essentiels, d’où
l’importance majeure accordée aux objets et aux rituels. Il faut en remarquer l’aspect
nostalgique d’une représentation perverse de la féodalité perdue qui se réfère à ses figures
noires (G. de Rais, etc.), à l’existence supposée de rapports sociaux cruels entre le seigneur et
les serfs, le seigneur et les autres seigneurs dans des rapports guerriers, le goût du sang dudit
seigneur, le dévoiement de l’amour courtois dont le sadomasochisme constitue la face
sombre, etc. A première lecture, il est difficile de ne pas rapprocher cette nostalgie de la
féodalité in concreto à certains aspects de la vie organisationnelle si on se réfère à la cruauté
du rapport hiérarchique dont des limites, certes floues, ont été fixées par le thème du
harcèlement moral. L’actualité du sadomasochisme va aussi de pair avec la légitimité
accordée actuellement aux jeux de rôles (implicitement d’ordre sadomasochiste ?) et à la
référence médiévale cruelle des jeux vidéos.
La relation sadomasochiste ainsi considérée constitue ici une forme d’exploration des limites
de cette relation « maître – esclave », relation sortie de son « parcage » sexuel pour être vue
comme une expression du corps et, en même temps, une paradoxale déclaration de guerre
82
W. Sacher-Masoch, Confession de ma vie, Gallimard, 1969
115
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris contre la répression, aussi bien d’ordre individuel que politique et moral par recours à
l’imaginaire. Le champ du sadomasochisme se trouverait « sorti » aujourd’hui des limites
d’un théâtre de l’imaginaire, d’un rituel individuel pour prendre une véritable dimension
politique dans les termes de la soumission au travers de la figure de l’agent organisationnel
aussi bien face à son supérieur que face au client-roi.
Costumes, accessoires, scénarios, le sadomasochiste se donne à voir comme une sorte de
théâtre inconscient libéré des limites morales et laissant libre cours à son imaginaire. La
« mécanisation » est donc un élément constitutif du sadomasochisme même si, bien sûr, toute
mécanisation n’est pas d’ordre sado-masochiste… Il vient alors se poser la question de savoir
si le sadomasochisme a seulement à voir avec le sexe ou s’il ne peut aussi fonder la
compréhension d’une perspective organisationnelle. Le rapprochement avec le « monde de
l’organisation » est en effet possible puisqu’il s’agit d’un monde tiré d’un imaginaire (car il ne
peut en être question qu’au travers de représentations) et, en même temps, amoral, l’éthique
n’y étant jamais rajoutée qu’après coup. C’est en cela qu’il nous intéresse par la mise en avant
directe des thèmes du fétichisme et de la « domination – soumission » dont l’expression
sadomasochiste, d’ordre paroxysmique, conduirait à une déconstruction de la soumission ellemême. C’est donc l’inventivité du décalage qui nous intéresse ici dans le couplage qui
s’effectue, avec le sadomasochisme, entre la reproduction d’un rituel et la surprise à laquelle
il invite, celle de la découverte du plaisir derrière la douleur et l’importance des fétiches et des
situations de « domination – soumission » dans l’organisation.
Trois cas de figures nous intéressent pour ce qui est de l’organisation :
-
la référence directe au sadomasochisme,
-
la référence à un sadomasochisme inconscient,
-
la référence à une dimension politique et organisationnelle du sadomasochisme.
Le sadomasochisme est-il une manière de prendre une revanche qui permettrait ainsi de lutter
contre les « vrais » sévices ? Est-ce aussi une manière de reconnaître l’influence de la
sexualité – au-delà de la satisfaction de l’instinct sexuel - sur la moralité, la politique et les
coutumes ? Sexualité qui, comme la question du genre, reste de façon supposée à la porte de
l’organisation. Le désir, par le biais de la publicité, se trouve ainsi adressé par l’entreprise à la
116
Marketing et management entre Eros et Polemos,
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Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris société avec la stimulation érotique qui y est liée. Elle est par contre occultée à l’intérieur,
l’exacerbation à l’extérieur d’ordre sadique constituant sans doute le pendant de son
occultation à l’intérieur, d’ordre masochiste. La légitimation marchande et relationnelle au
travers de la figure du client présentée comme externalisation de la figure du maître à laquelle
on assiste aujourd’hui n’est-elle que l’expression d’une perversion socialement acceptable ou
bien le signe d’une confrontation directe au thème même de la soumission dans une
configuration sadomasochiste ? Ce dont il est question ici, c’est bien du passage de l’aspect
individuel à l’aspect politique, social et organisationnel du thème mais que l’on veut, malgré
la référence qui sera faite à E. Fromm, sortie de la « psychologisation » du politique. C’est
aussi une manière de retrouver le thème de l’autonomie comme médiatrice de la dimension
individuelle du phénomène vers sa dimension socio-politique et organisationnelle, le
sadomasochisme constituant en quelque sorte, une hétéronomie d’une autre nature dans un
ordre libéral où le primat de l’individu libre le figure comme autonome. Comme dans le
couple sadomasochiste, les deux personnes concernées y trouvent leur compte…
Rappelons, en décomposant le terme de sadomasochiste, que le sadique a besoin de celui qu’il
exploite et que le masochiste veut être dominé, humilié. La passion du masochiste peut ainsi
être masquée par la loyauté. Rappelons aussi qu’un sadique n’est pas excité par quelqu’un qui
refuse de se soumettre, mais ce qui l’excite est plutôt de susciter l’excitation d’un masochiste
contre son gré. C’est le décalage entre les deux figures qui en constitue l’importance... Et le
parallélisme avec la figure de l’exercice du pouvoir dans l’organisation est ici possible
puisque la question du consentement s’y trouve radicalement occultée pour celle du
contentement (qualifié de motivation – des agents organisationnels essentiellement et de
satisfaction – du client essentiellement).
Pour le Marquis de Sade, il n’est d’autre monde que celui où règne la jouissance aux dépens
d’autrui, le reste n’étant qu’aveuglement sentimental qui viendrait cacher notre véritable
nature, celle d’une hiérarchie identique des dominateurs et des soumis dans l’amour charnel
comme dans le monde. Mais il construit les contours d’un monde aux victimes non
consentantes… d’où l’importance d’ajouter ici la dimension masochiste, dimension où le
consentement se trouve réinterprété.
117
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Les expériences sadomasochistes peuvent aussi se voir attribuer quelque chose de
« transcendantal » car il faudrait beaucoup de courage pour humilier ou être humilié, courage
que peu de personnes sont en fait capables d’avoir et c’est en cela que résiderait son aspect
paradoxal. La douleur physique (… et morale) permettrait ainsi d’apprendre des choses sur
soi, choses que nous ne pourrions pas apprendre ailleurs. Mais c’est aussi en même temps
l’univers du dressage, de la soumission sans appel.
Au-delà de l’aspect inter-individuel, c’est la dimension politique et organisationnelle qui nous
intéresse ici et qui repose sur une conception du monde selon laquelle le seul pouvoir qui
prévaut est la domination au travers des moyens institutionnels et organisationnels donnant
aux plus forts les moyens de régner sur les plus faibles. C’est ce qui vient rendre toute
tentative de société qui serait fondée autrement suspecte et ce qui fonde l’argument qu’il
vaudrait mieux assumer son désir de pouvoir et son intérêt à devenir dominant ou dominé.
Des éléments peuvent sembler aller dans le sens de cette thèse si l’on s’intéresse aux diverses
formes de violence qui sont à l’œuvre dans les organisations, violences symboliques,
physiques et intellectuelles. Elle concerne aussi bien les agents de l’organisation que les
clients avec la mise en exergue du spectacle, lieu d’expression du théâtre sadomasochiste. La
violence « sociétale » pourrait ainsi être vue comme une expérience « sadique » masquée, la
violence économique comme une situation à laquelle on ne pourrait échapper et la violence
organisationnelle comme de droit naturel…
Le spectacle dont il est question consiste à mettre en place un jeu à fort pouvoir idéologique
dont la visée est celle du dressage à l’obéissance aux valeurs bourgeoises en faisant
disparaître les intérêts des groupes dominés. La violence symbolique se pare des atours d’une
éthique dont les valeurs sont celles de la règle du jeu. La violence physique est en apparence
interdite et elle est alors lue comme une déviance (au sens négatif du terme). La violence
symbolique dont il est question avec l’organisation naît de la référence à un espace virtuel, le
marché, comme lieu de spectacle. C’est bien cette spectacularisation d’ordre sadomasochiste
qui prend les contours d’une véritable idéologie par négation de la « vie réelle », dans la
mesure où il n’est pas possible de vérifier ce qui se passe sur le marché, lieu par nature
virtuel, rappelons-le. La théâtralisation a en fait pour but l’élimination de la contestation. Il
s’agit d’une confrontation établie du plan local sur le plan international, d’une véritable
118
Marketing et management entre Eros et Polemos,
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Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris injonction à la « domination – soumission » économique et politique. Le spectacle de la
compétition ainsi mis en scène conduit à une « sportivisation » de type « jeux du cirque » de
la vie économique (au travers du thème de la performance par exemple) et de la vie civile
avec l’injonction faite aux citoyens d’être performants, y compris dans leur vie citoyenne
comme par exemple à l’école, dans leurs déplacements pour éviter les encombrements sur les
routes, etc. Le bouclage idéologique s’opère aussi avec ce qui est à l’œuvre dans le sport,
spectacle qui permet la mobilisation des masses autour de succédanés de la nation.
La nature sado-masochiste du spectacle sportif
Comme le souligne P. Vassort 83 , « plus la participation est importante et plus la compétition
aura le statut factice, trompeur, d’événement constituant de la vie sociale, constituant d’un
lien social (…). L’accord et le soutien des pays concernés qui institutionnalisent les politiques
et les événements sportifs s’emploient à créer une nébuleuse informationnelle qui aliène la
possibilité de hiérarchiser de manière rationnelle des événements politiques, économiques et
sociaux, nationaux et internationaux ». Le projet du spectacle est celui d’une idéologie de la
massification. Le spectacle est érigé en événement majeur et démobilisateur de la vie sociale,
comme rêve et révélation de la réussite individuelle et collective. Les spectacles induisent les
spectacles dans un tressage continu et permanent venant rompre le temps de la vie et même le
temps calendaire lui-même, ouvrant d’autant les représentations aux catégories d’un temps
économique. Les cérémonies s’ajoutent au spectacle et officialisent le moment où se
reconnaîtront dominants et dominés… « J’y étais », « on a gagné » en sont les issues
rhétoriques.
Nous accompagnerons à nouveau P. Vassort quand il affirme qu’il existe un totalitarisme du
système libéral, « celui de la rentabilisation du capital et de la marchandisation : il s’agit
d’un totalitarisme économique aux fortes implications politiques car « toute société
comportant d’une part pénurie et non abondance, d’autre part prédominance d’une classe
(qui possède et gère, qui exploite, qui organise, qui capte à son profit la plus grande partie du
surtravail social, soit pour une consommation somptuaire, soit pour l’accumulation soit
P. Vassort, Football et politique – Sociologie historique d’une domination, Les Editions de la Passion, Paris,
1999, p. 161
83
119
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris encore pour ces deux formes de domination), toute société de cet ordre s’est maintenue par le
double moyen de la persuasion (idéologie) et de la contrainte (punitions, lois et codes,
tribunaux, violence préparée pour ne pas avoir à s’en servir, violence ouverte, troupes
armées, police, etc.). Toute société de classes (et l’on n’en connaît pas encore d’autres) est
une société répressive » 84 . Or n’est-il pas totalitaire d’utiliser dans le même temps ce que
Serge Tchakotine a lui-même nommé la propagande politique, à savoir la communication, la
mise en valeur, en relief et « en pouvoir », de l’idéologie, et la répression, c’est-à-dire
l’argument judiciaire contraignant » 85 .
Mais ce totalitarisme est lu ici, au travers des catégories d’un modèle sadomasochiste de
l’organisation. Le spectacle du « moment libéral » 86 contient à la fois les éléments de
l’appareil idéologique – appareil d’ordre sadomasochiste en quelque sorte (vente et achats de
biens et de services, mais aussi d’êtres humains sur des marchés – car il faut « se vendre » contrats, internationalisation des luttes économiques), mais aussi fêtes grégaires qui
s’adressent à la foule comme s’il s’agissait en quelque sorte de liens. On en trouve ainsi des
stigmates dans le thème du harcèlement (sexuel, moral) qui se développe aujourd’hui, signes
d’un accroc à l’histoire sadomasochiste mais par mise en exergue de l’interpersonnel, sans
doute pour mieux cacher tout aspect de dimension plus sociale. A ce titre, ces deux
harcèlements sont bien significatifs du « moment libéral » qui place au premier rang le
principe de liberté individuelle en laissant au second plan les autres dimensions politiques de
la liberté.
C’est durant la deuxième moitié du XIX° siècle, pendant l’émergence d’un « moment
libéral » incomplet qu’il est possible de faire remonter l’apparition politique de la dimension
sadomasochiste. Le mélange vécu de douleur et de plaisir dans la fessée publique des collèges
victoriens a marqué la vie d’adulte de nombre d’aristocrates anglais au point que l’Angleterre
a vu se développer, à la même époque, les bordels et les salons sadomasochistes. Les rituels
sadomasochistes de certains salons avaient-ils seulement pour objectif de rendre inoffensifs
les désirs correspondants en leur donnant libre cours ? N’était-ce pas aussi le début d’un
processus d’expansion politique du sadomasochisme ?
S. Tchakotine, Le viol des foules par la propagande politique, Gallimard, collection « nrf », Paris, 1967
P. Vassort, op. cit., p. 175
86
Y. Pesqueux, Gouvernance et privatisation, PUF, Paris, 2007
84
85
120
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Il est aussi difficile de faire l’impasse sur la façon dont costumes et spectacles dans
l’Allemagne d’Hitler faisaient appel au désir érotique enfoui et comment le discours hitlérien
peut être assimilé à une reddition masochiste dans la soumission de l’auditoire face au
discours sadique du Führer. C’est ici l’atmosphère plus que les contenus qui compte, c’est
comme si l’orgasme venait prendre une dimension politique.
Les pulsions sadomasochistes des masses (venant se substituer aux classes) répondraient ainsi
à l’appel à une hiérarchie avec un « dessus » auquel il faut se soumettre et un « dessous » sur
lequel exercer son pouvoir, et à la légitimation de cette « naturalité », naturalité revendiquée
par les catégories du marché.
Assumer les conséquences de la Deuxième Guerre Mondiale
La période de prospérité d’après 1945, avec la production et la consommation de masse, a
conduit à l’uniformisation de la société sur le plan des modes de vie, des trajectoires
professionnelles et des comportements, d’où les réactions venant du plus profond de soi. La
Deuxième Guerre Mondiale s’est caractérisée, en Europe, au Moyen Orient et en Asie
directement, en Amérique du Nord et dans les anciennes colonies de l’époque indirectement,
par une expérience sociale de la torture conduisant ensuite, dans la société de prospérité, à
l’exhibitionnisme associé à l’image de la torture même comme « devoir de mémoire », sorte
de contrepoint à cette prospérité et appareillage sadomasochiste. C’est aussi le cas des
spectacles des actualités de la communication de masse : les morts accidentelles, politiques,
économiques que l’on exhibe sur les écrans. C’est aussi le cas de l’appareillage qui se réfugie
aujourd’hui dans le bien de consommation avec un continuum entre l’uniforme du gardien de
la paix, celui du loubard en Lacoste et celui du livreur de pizzas qui marque en quelque sorte
le continuum entre la hiérarchie politique, celle de la bande et celle de l’entreprise.
Ce que viendrait indiquer le modèle sadomasochiste de l’organisation, c’est l’existence d’une
hiérarchie « éternelle » y compris celle qui articule « client » et « agent organisationnel » dans
un « échangisme » sans fin. Le modèle sadomasochiste de l’organisation donne ainsi un sens
à la violence qui s’y exerce. Il offre une compréhension de la censure venant recouvrir
l’existence d’un appareil bureaucratique dans la perspective d’une soumission librement
121
Marketing et management entre Eros et Polemos,
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Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris consentie qui prospère aujourd’hui dans les catégories idéologiques du « moment libéral »
avec l’accent mis sur une individualisation de la liberté. La récupération radicale par la
bourgeoisie de la critique sociale adressée aux appareils bureaucratiques ne laisse ainsi que la
violence comme seul mode d’expression de la force et même de la critique.
Dans le « moment libéral » au travers de la figure du client, nous devenons sadomasochiste
sans véritable choix. Nous le sommes socialement dans un contexte où la figure du client
échappe à la morale sur la base d’un cadre où l’on ne se réfère ni au bien, ni au mal.
L’amoralité du client est « normale » car nous demandons véritablement de devenir client et
non pas seulement consommateur ou usager. Nous avons ce désir d’être client dans une
pulsion sadomasochiste de jouir des biens et des services. Avec la mise en avant de la figure
du client – contrepoint de celle de l’agent dans l’organisation, le rapport sadomasochiste
change de forme. Il prend la forme apparente de la domination du client sur l’organisation et
vient justifier la soumission attendue des agents de celle-ci à leurs dirigeants, seuls capables,
au nom de leur expertise, de gérer ce rapport avec le client et se substituant alors à eux comme
figure du maître, mais par délégation, en quelque sorte. La figure du client est certes moins
magnifiée que les références aux Grands Inquisiteurs. Mais elle exerce un rôle tout aussi
pervers avec le dirigeant, catalyseur manichéiste, lui aussi homme quelconque aux pouvoirs
exceptionnels. En miroir, c’est donc la soumission des agents de l’organisation et des clients à
la volonté des dirigeants de ces organisations qui opère alors.
La justification des appareils sadomasochistes dans l’organisation s’appuie sur un mélange
entre :
-
des « clients – rois » exposés à la publicité, rhétoriques vides de sens mais s’adressant aux
sens, émise par l’organisation et jouant elle-même sur le registre de l’obscur objet du
désir,
-
des agents de l’organisation exposés aux appareillages organisationnels comme les outils
de reporting, les instruments de contrôle de gestion, ceux de la gestion de la qualité, tout
aussi vides de sens,
-
un appareil hiérarchique de type sadomasochiste où la jouissance d’être soumis s’échange
contre la jouissance de soumettre, cette dualité étant soigneusement recouverte par le
discours de la concurrence aussi bien à l’extérieur que dans l’organisation, lieu de théâtre
122
Marketing et management entre Eros et Polemos,
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Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris et d’appareil, qui marque en fait le triomphe, au détour du « moment libéral », de la
dimension politique des écrits du Marquis de Sade.
On savait que l’organisation n’était pas démocratique et n’avait pas vocation à l’être. On en
ressentait plus ou moins confusément une gêne dans un monde où la politique perd les aspects
de la démocratie. On sait maintenant pourquoi.
Cette dimension sadomasochiste vient recouvrir la permanence des classes qui permettait de désigner clairement dominants et dominés. La
position de client et de fournisseur n’a rien de naturel. Elle est mise en avant dans les situations du « moment libéral ». La domination qui en
ressort acquiert la dimension politique qu’elle tient de la liberté qui lui est sacrifiée. En s’adressant à l’imaginaire, elle s’extrait d’autant
mieux de la dimension morale et politique. Tout comme le sadomasochisme s’adresse à l’imaginaire sans dimension morale et politique, il en
va de la figure du client du « moment libéral » et c’est donc cette figure-là qui recouvre et pervertit à la fois la question de la liberté.
Du sadomasochisme à la domination
Parler de soumission indique aussi le fait de parler de domination. Si l’on retourne au
vocabulaire de l’éthologie, comme l’indique le Dictionnaire du Darwinisme et de
l’évolution 87 , ce couple de termes désigne « toute différenciation stable des attitudes
interindividuelles entre deux représentants d’une même espèce, et issue d’un affrontement,
parfois réduit à ses phases initiales. L’un des protagonistes montre, lors des rencontres
ultérieures, une attitude dite dominante évoquant parfois les gestes initiaux d’une agression.
L’autre effectue des gestes évoquant une fuite ritualisée ou un témoignage de « respect » ».
L’article souligne l’existence d’une échelle ou d’une hiérarchie de dominance où la détention
d’un rang s’accompagne souvent d’avantages divers. La « domination – soumission » est
décrite de façon très anthropomorphique en éthologie ce qui montre combien elle peut être
considérée comme un phénomène social majeur et combien elle fascine tous les auteurs en
quête des facteurs explicatifs du « groupe naturel ». Une société comporte en effet aussi des
liens d’affiliation « exprimant au contraire un resserrement des liens interindividuels et une
coopération ». La socialité trouve donc une compréhension importante avec le couple
« domination – soumission » et amène à se poser la question de savoir en quoi la coopération,
la concurrence ou encore une combinaison des deux peuvent en constituer la matérialisation.
Comme le souligne toujours cet article, « quels que soient leur intérêt spéculatif et leur
éminente capacité de réitération historique, ces discours, figés dans la structure de leur
opposition, n’ont pas encore trouvé de véritable légitimation hors des idéologies qui les
87
Dictionnaire du Darwinisme de l’évolution, sous la Direction de P. Tort, PUF, Paris 1996, pp.1276-1277
123
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris soutiennent et les organisent. En fait, la relation dite de dominance peut être interprétée, au
niveau collectif, comme un processus régulateur permettant à des relations interindividuelles
d’ordonner l’utilisation des ressources par le groupe, et, au niveau individuel, comme un
compromis entre deux tendances opposées, qui constitue un mode de réponse exclusivement
lié à l’existence d’une stimulation sociale, aux sollicitations du milieu ». C’est cet éclairage
qui méritait d’être accordé, aussi bien au discours marketing qu’à celui des outils
d’organisation dans leur vocation à créer de la « domination – soumission ».
Mais il ne faut pas oublier que la « domination – soumission » indique l’existence d’une
figure, celle du dominateur qui, lorsque la perspective est retirée du champ du
sadomasochisme, se trouve être un remarquable prédateur.
Rappelons une nouvelle fois qu’il ne s’agit pas ici de se consacrer à un raccourci qui ferait de
l’entreprise vue comme une organisation un nouveau lieu du totalitarisme et de ses dirigeants
des prédateurs. La situation est plus subtile qu’il n’y paraît. On pourrait la formuler comme
étant celle d’un « totalitarisme à visage humain » ou celle d’un totalitarisme « éclaté », c’està-dire un univers où le contrôle, la contrainte et la « domination – soumission » sont en
quelque sorte mis en phase de façon « volontaires » et donc aussi de manière fragile. Il
s’agirait plutôt de commenter en quelque sorte les éléments du subterfuge qui est celui du
« moment libéral » qui lui donne force du fait de l’univers idéologique dans lequel
l’entreprise, les autres organisations et le sujet se sont trouvés liés et dont les effets sont bien
réels sur la vie de la cité. Il s’agit en quelque sorte de voir comment, à partir de l’entreprise
comme organisation et de la figure du client et du service tout ceci vient se révéler en quelque
sorte « en creux ».
Mais avant d’étudier la dimension du consentement dans les rapports qui s’établissent avec la
soumission, intéressons nous d’abord à deux jalons du champ de la soumission avec le
concept d’aliénation chez Marx et celui de domination chez Max Weber.
124
Marketing et management entre Eros et Polemos,
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Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Conclusion : Aliénation et domination… et consentement
Avant de conclure sur la dualité de la domination et du consentement, en se référant à Karl
Marx puis à Max Weber, cette question du consentement étant bien aussi révélatrice de
l’ambivalence d’un modèle sadomasochiste de l’organisation, rappelons les jalons du
raisonnement effectué jusqu’ici.
Un modèle sadomasochiste de l’organisation ne saurait tenir sans se référer à la notion
d’ambivalence, condition nécessaire. Et cette ambivalence vaut non seulement pour les
rapports interindividuels (l’agent organisationnel étant simultanément en position de
domination et de soumission) – substance organisationnelle de ce modèle, mais également
pour l’organisation dans son ensemble – donnée essentialiste de ce modèle. L’essence
sadomasochiste de ce modèle provient à la fois de la « sportivisation » qui conditionne son
fonctionnement et du rapport à la fiction instituante de la référence au client, externalisation
de la figure du maître.
Remarquons Tout d’abord que Karl Marx 88 , dans Le Capital, au travers du concept
d’aliénation, met en évidence comment, avec la manufacture, forme d’organisation qui
émerge de la diffusion du machinisme, « la marchandise n’est plus le produit individuel d’un
ouvrier indépendant qui accomplit des besognes diverses ; elle devient le produit social d’une
réunion d’ouvriers dont chacun ne fait continuellement qu’une seule et même opération
partielle ». La manufacture est donc le lieu qui va transformer l’ouvrier en élément du
processus de production – à défaut des machines. Le mécanisme spécifique de la période
manufacturière, c’est l’ouvrier collectif lui-même, composé de beaucoup d’ouvriers
parcellaires. Et c’est cette division-là qui conduit à celle de la société entre propriétaires des
moyens de production et « rouages ». A la soumission technique correspond la soumission
hiérarchique. L’enrichissement en force productive sociale va de pair avec l’appauvrissement
en forces productives individuelles. En cela, la manufacture apparaît bien « comme un progrès
historique et facteur nécessaire de développement dans le procès de formation économique de
la société ; mais d’autre part, elle se révèle comme un moyen d’exploitation civilisée et
raffinée », une forme de soumission involontaire pour Karl Marx, sans doute en partie
88
Karl Marx, Le Capital, tome 1, chapitre 12, Editions La Pléïade, Paris
125
Marketing et management entre Eros et Polemos,
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Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris volontaire pour ce qui concerne le projet de Max Weber que l’on va parcourir ensuite. On
accompagnera ici les commentaires de Karl Marx pour la façon dont il reporte les plaintes
quant à l’insubordination et l’indiscipline des ouvriers mais, en même temps, le déploiement
des techniques de l’organisation prendra le temps de venir à bout de ces aspects-là.
Mais remarquons aussi la primauté accordée par Karl Marx à la détermination économique de
la « domination – soumission » qui est bien vue ici comme contrainte et comme répression, la
détermination économique de la « domination – soumission » venant en recouvrir la
dimension politique. Remarquons aussi comment la « domination – soumission » naît d’une
extension de la figure de la machine. C’est au relais de la figure de la machine par celle du
réseau (mais réseau – filet) à laquelle nous conduit aujourd’hui le thème du client et du
service, au travers de l’exemple d’Internet qui nous convie à devenir un « client du monde »
mais quand même interprétable (au nom du filet) dans les logiques de la « domination –
soumission ». Détermination économique et détermination technique de la « domination –
soumission » se renforcent mutuellement afin de construire les conditions technoéconomiques du sadomasochisme des sociétés contemporaines. Et c’est en cela que le concept
d’aliénation, malgré toutes ses limites, nous intéresse ici.
C’est dans Economie et Sociétés 89 que Max Weber donne la forme la plus achevée de sa
conception de la domination. Il s’agit, pour lui, « de la chance, pour des ordres spécifiques
(ou pour tous les autres), de trouver obéissance de la part d’un groupe déterminé
d’individus ». Il y a, de la part des subordonnés, un minimum de volonté d’obéir, donc
référence à un intérêt à obéir (d’ordre externe ou interne). La domination n’est donc pas
seulement d’ordre économique. C’est la taille du groupe dominé qui induit la structure - type
de domination : un état-major (direction administrative) au sommet dont la nature des motifs
va permettre de distinguer Wertrational – rationalité en valeurs (coutumes, motifs affectifs,
intérêts matériels, mobiles idéaux) de Zweckrational – rationalité en buts (motifs strictement
matériels et rationnels en finalité), objet même de l’administration. Les deux rationalités
coexistent généralement, mais ne peuvent être conçues en dehors d’une croyance en la
légitimité.
89
Max Weber, Economie et Sociétés, Plon, Paris, 1971, chapitre III
126
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Max Weber poursuit en détaillant les types de domination légitime au regard d’un critère ;
-
rationnel (« reposant sur la croyance en la légalité des règlements arrêtés et du droit de
donner des directives qu’ont ceux qui sont appelés à exercer la domination par ces
moyens – domination légale »),
-
traditionnel (« reposant sur la croyance quotidienne en la sainteté de traditions valables
de tout temps et en la légitimité de ceux qui sont appelés à exercer l’autorité par ces
moyens – domination traditionnelle »),
-
charismatique (« reposant sur la soumission extraordinaire au caractère sacré, à la vertu
héroïque ou à la valeur exemplaire d’une personne, ou encore émanant d’ordres révélés
ou émis par celle-ci – domination charismatique »).
Il va ensuite se consacrer à l’analyse de chacun de ces types purs en associant tout d’abord, à
la domination légale, la direction administrative bureaucratique : fonctionnaires
individuellement libres n’obéissant qu’aux devoirs objectifs de leur fonction, une hiérarchie,
des compétences liées à chaque poste, une sélection au regard des qualifications débouchant
sur un contrat, un salaire fixe lié au rang hiérarchique, une fonction unique et principale, une
carrière, pas d’appropriation des moyens, une discipline. De même Weber explique que La
domination traditionnelle tire sa légitimité de la tradition et se caractérise non par la primauté
des règles mais par celle de la personne. Enfin, la domination charismatique tire seln lui sa
légitimité de la reconnaissance garantie par une confirmation. Il s’agit ici d’une communauté
émotionnelle totalement étrangère à toute perspective économique.
Dans quelle mesure le pouvoir issu du vouloir vivre ensemble occulte-t-il la domination ?
C’est l’affaire du consentement. Il faut en effet reconnaissance de la domination par
consentement pour que cette dernière « disparaisse ». Le continuum entre les institutions
tolérables au nom du vouloir vivre ensemble, la légitimité et la domination n’offre pas
seulement des distinctions de nuances.
Comme le souligne S. Boutros 90 , le consentement, dans ses rapports à son information, est
bien une notion qui conduit à étudier les questions liées à la liberté négative et positive. C’est
90
Article « consentement », Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF, Paris, 1996, pp. 310-313
127
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris en effet le consentement qui assure une protection contre l’ingérence d’autrui dans la
disposition de sa propre conduite dans la mesure où on a alors accepté. Et ce que nous
enseigne la référence à un modèle sadomasochiste de l’organisation, c’est bien l’ouverture sur
le consentement non informé et son importance plus grande sans doute qu’il n’y paraît, d’où
le flot ininterrompu de sur-information, sans doute pour mieux masquer le caractère dégénéré
de cette forme de consentement.
Ce que nous enseigne le modèle sadomasochiste de l’organisation, c’est l’ambivalence du
consentement, ambivalence que l’on voudrait éclairer ici à la lumière de la mise en regard des
deux actes que sont le « vaincre » et le « convaincre ». Le « vaincre » recouvre l’idée de la
supériorité d’un des deux protagonistes et évoque la possibilité de se passer du consentement
du vaincu. Le « convaincre », comme pour les mots construits à partir du préfixe « con- »,
porte l’idée d’un consentement obtenu de manière passive, à défaut d’une opposition claire.
C’est en cela que le « convaincre » désinhibe celui que l’on a convaincu et c’est en cela qu’il
offre les fondements une autre manière d’envisager le consentement qui existe ainsi de
manière si fréquente dans la vie organisationnelle.
128
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Le cocktail
ou de la guerre dans les affaires
1. Jean-Luc MORICEAU
Institut Télécom/Télécom Ecole de Management/Cemantic
9 rue Charles Fourier 91011 Evry cedex
[email protected]
Résumé
Lors d’un cocktail célébrant une victoire stratégique, certains participants sont tenus de faire
l’éloge de Polémos. Différentes conceptions de la lutte et des conflits dans le monde des
affaires vont ainsi s’exposer – mais Polémos est-il seulement dans les discours, ne sera-t-il pas
aussi invité à cette soirée ?
Mots-clés
Conflits, concurrence, reconnaissance.
The Party
or About War in Business Affairs
Abstract
In a cocktail party celebrating a strategic success, some participants are asked to pay tribute to
Polemos. Several insights into struggles and fights inside business affairs will be exposed –
however is Polemos only inside the discourses, is not he also one of the guests?
Key-words
Conflict, competition, recognition.
129
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris « Pourriez-vous me raconter ce qui s’est passé ce soir là ? »
Je tenais enfin un témoin. Depuis que j’avais entendu parlé de ce cocktail secret, ma curiosité
avait été aiguisée. Mais durant cinq années, je n’avais rien réussi à apprendre au-delà des
rumeurs et des légendes dont cette soirée était entourée. Je devais faire quelques jours plus
tard une conférence sur la stratégie d’entreprise et si je pouvais parler de ce secret bien
mystérieux, cela allait être assurément un succès.
C’était une femme d’une cinquantaine d’années. Je l’appelai L. Elle ne m’avait pas regardé en
face depuis le début. Elle avait refusé que j’enregistre l’entretien. Elle regardait droit devant
elle, d’un air froid et déterminé, il y avait quelque chose de cassé dans son attitude. D’un ton
un peu agacé, elle lâcha :
« Je ne me souviens plus très bien. Vous savez, ça fait une bonne dizaine d’année aujourd’hui
et j’avais beaucoup à faire. Je remplaçais l’assistante du directeur qui était partie en mission,
je faisais le service. C’était deux jours après la signature du contrat. C’était le contrat sur
lequel ils travaillaient depuis deux ans et demi, qui devait leur permettre de dépasser
définitivement leur principal concurrent. Ils semblaient si heureux, si fiers surtout. Il fallait les
voir bomber du torse, et s’envoyer des congratulations les uns aux autres.
Ce soir là, un cocktail pour fêter l’événement réunissait les douze principaux dirigeants et
deux ou trois hommes que le directeur affectionnait, mais comme à l’habitude ils ne furent
que cinq à avoir le droit de parler. Ce soir là c’était la fête et le champagne était de rigueur.
Tout le monde se tenait droit, mais l’alcool rendait la situation plus détendue qu’à l’ordinaire.
Vers le milieu de la soirée, le directeur déclara très fort que tous ici étaient passés maîtres
dans l’art de la guerre et il décida de porter un toast à Polémos. Ce que tout le monde fit. Puis,
à la surprise générale, comme à un rite d’initiation, il demanda à chacun du petit groupe qui
l’entourait de faire l’éloge de Polémos, sur le modèle du banquet de Platon. Ils rirent tous et
soulignèrent que c’était une excellente idée. Vous pensez, c’était une idée du directeur ! Il
désigna la personne à sa droite et un par un ils devaient tous faire un discours à la gloire de
Polémos.
– Vous rappelez-vous de ce que chacun déclara ? Qui commença à parler ?
130
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris L : Je vous l’ai dit, c’est un peu ancien… Pourtant, une soirée comme celle-là, c’est difficile
de l’oublier.
– Si vous vous concentrez sur chacun des discours, vous croyez que vous pourriez me les
raconter ?
L : Je vais essayer, car il faut que ce soit raconté. Oui, il me faut le raconter à quelqu’un. »
Eve Lefèdre-Smith
« La première à parler était Ève Smith, la directrice des ressources humaines. Elle avait une
robe noire moulante, avec une broche brillante figurant un caractère chinois. Ce n’était pas
une marante, mais je crois que le directeur l’estimait beaucoup. Elle n’hésita pas une seconde.
Sa voix grave avait un ton assuré, entrecoupée de petits rires parfois. Je crois pouvoir redire à
peu près ce qu’elle a déclaré :
E. Smith : Polémos est le plus puissant et le plus ancien de tous nos guides. Comme le disait
déjà en son temps le sage Héraclite, Polémos est père de toute chose. Et j’ajouterai surtout des
meilleures choses. Car ce qui rend une femme, un homme, une entreprise capables de se
transformer pour arriver au plus haut, pour arriver au meilleur d’eux-mêmes, n’est-ce pas la
guerre économique, les conflits et la lutte pour survivre ?
Je confie à Polémos ce qu’il y a de plus important. Lorsque je laisse entendre à cinq
collaborateurs qu’un poste supérieur sera disponible dans une année, alors je les vois se battre
contre eux-mêmes pour se surpasser et surtout surpasser les autres. J’obtiens alors pendant un
an la plus grande efficacité, une efficacité bien plus haute que si je leur disais que je les
aimais. De même, si je ne laisse que bien peu de chance à l’un d’eux, qu’il est acculé, qu’il
sait qu’il ne pourra s’en sortir qu’au prix des plus grands efforts et exploits, ne croyez-vous
pas que c’est là qu’il déploiera la plus grande énergie ? i C’est bien parce que Polémos est le
plus puissant des aiguillons. Et qu’il est, dans les affaires des hommes, celui qui pousse la
ressource humaine à ses plus remarquables accomplissements.
Mais ne nous trompons pas, c’est aussi celui qui guide la destinée de notre entreprise. Seules
les plus aptes, les plus adaptées, celles qui auront réussi à mener à bien les changements
nécessaires, celles qui auront mérité l’attention des actionnaires les plus exigeants, ces seules
131
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris entreprises là auront le bonheur de survire. ii Et n’auront-ils pas honte nos collaborateurs, nos
confrères, si à cause de leur négligence, de leur manque d’entrain à se battre pour notre
groupe, les emplois de leurs collègues se trouvaient menacés à cause des meilleures
performances de nos concurrents ?
Oui, je prétends et je signe que Polémos est le plus ancien et le plus fort, le plus à même de
nous mener vers le meilleur de nous-mêmes. Il est celui qui amène chacun de nous à se rendre
le plus utile à tous ceux qui l’entourent. C’est lui qui m’a menée, là où je suis aujourd’hui,
c’est lui qui nous a menés là où nous sommes tous ensemble ce soir. Il sait distinguer les
champions. Ceux dont nous avons besoin.
F. Zanias « Ce ne devait pas être facile de commencer la première. Son discours était un peu sec, et
pourtant elle semblait remporter l’assentiment général. En tout cas, tout le monde but en riant
à la suite de son intervention. J’avais du travail pour remplir les coupes de tous les invités. Le
seul qui ne riait pas était Filipo Zanias. C’est normal, il était représentant syndical, avant
d’être nommé à la tête du comité d’entreprise. Lui n’était pas à son aise, quand c’était son tour
de prendre la parole. Mais il s’en est malgré tout pas mal tiré.
F. Zanias : Je ne suis pas d’avis, Eve, qu’on nous ait proposé le sujet comme il convenait en
nous proposant, sans distinguer, de célébrer Polémos. Il n’y aurait rien de plus louable que
Polémos si tous les combats étaient les mêmes, mais je crois qu’il faut distinguer de quels
combats nous sommes prêts à faire l’éloge.
Je crois que si nous devons célébrer Polémos comme il convient, il faut d’abord retenir la
leçon des sports de combat iii . Que l’art martial doit être utilisé pour se défendre et non pas
pour écraser.
Lorsqu’il s’agit de sauvegarder l’emploi, de défendre une région, s’il y a des injustices, s’il y
a des profiteurs du système, s’il y a des camarades en difficulté, alors oui j’en appelle à
Polémos car sans aucun doute c’est lui le plus fort. Ce contrat nous permettra d’éviter des
licenciements et d’avoir plus de moyens pour nos actions sociales, alors je bois sans hésiter à
ce Polémos qui nous permet de gagner.
132
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Si le monde avance, si notre condition n’est plus celle de la révolution industrielle
qu’analysait Marx, ce n’est pas grâce à l’amour du prochain, non, croyez-moi, c’est bien par
la lutte et le combat de chaque jour. C’est le conflit, la contradiction qui fait progresser
l’humanité, la lutte auprès de ceux qui en ont besoin, la lutte continue pour changer l’homme
et le rendre meilleur, c’est à cela aussi que je lève mon verre. Et pourtant, je rêve chaque soir
qu’un de ces soirs justement Polémos pourra se reposer. Je rêve que nous arrivions enfin à une
société où les braves n’auront plus besoin de se battre encore, qu’ils pourront partager leur
temps entre le travail, la création et leurs proches, où nous serons enfin devenus un grand tout,
uni, qui ne fêtera Polémos que comme un ancien héro de l’histoire.
Stéphane d’Aristo « Il y eut comme un froid. Mais, si vous me permettez le jeu de mots, l’atmosphère n’était pas
à la polémique. Tout le monde feint de rire, et devait reconnaître la finesse rhétorique de son
discours. On passa vite au suivant. C’était à Stéphane d’Aristo de parler. Stéphane, c’était le
directeur du marketing. Il avait passé plus de trente ans dans l’entreprise, autant dire une
grande partie de sa vie. C’est une de ces personnes qui ont toujours l’air heureux de rencontrer
un collègue dans les couloirs, et a toujours un mot gentil pour s’inquiéter de la santé ou de la
famille de ses collègues.
S. d’Aristo : Si je devais vous initier aux pouvoirs de Polémos, il faudrait pour cela remonter
aux origines de notre entreprise. Et toutes les belles et fortes entreprises ont débuté comme la
nôtre. C’était au temps où ceux qui travaillaient à une même entreprise étaient plus soudés
encore qu’une famille. Ils formaient un seul corps, sphérique, où chacun était à égale distance
du centre : androgyne, solidaire, uni. Oui Filipo, nous avons connu dans le passé quelque
chose qui ressemblait à ce que tu viens de nous décrire dans ton rêve de futur. Chacun était
considéré avec une égale importance car chacun apportait sa part au pouvoir d’ensemble. Cet
ensemble d’une seule pièce, androgyne et holiste, était admiré et respecté de tous. D’où que
l’on regardait notre entreprise, on voyait une même belle harmonie, une égale puissance, et
chacun de nous était si fier d’appartenir à ce tout admiré. Nous disions toujours ‘nous’ et nous
aimions ces regards sur nous, tout de respect et de crainte.
133
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Etait-ce sous l’influence de Zeus ou d’Hermès ?, était-ce l’œuvre d’un de nos concurrents
jaloux ? Mais notre entreprise fut découpée en deux centres, chacun faisant le compte de ses
ventes et de ses charges. Et dès lors chaque centre n’a eu de cesse d’attirer sur lui tous ces
regards qu’il avait pris l’habitude de recevoir et de savourer. Et cette quête a été si forte que
chacun qui, dans le centre, contribuait à accroître l’admiration du centre était à son tour
admiré et respecté de ses collègues, cité en exemple. Cette force d’ensemble qui nous rendait
tous si fiers, chacun a voulu en être distingué comme le principal artisan. Car chacun voulait
retrouver le plaisir de ces regards admiratifs, ce sentiment de force et d’importance, cette
distinction qui rendait notre entreprise plus belle et enviable que les autres. On s’est tous mis à
vouloir faire plus que les autres, pour avoir la plus grande part du regard. On s’est tous mis à
espérer que les autres fassent moins bien que nous, un seul œil ne pouvait suffire à contenter
tous les appétits. Les dieux se sont vengés de notre fierté à appartenir à ce tout androgyne, ils
nous ont séparés en autant d’individus.
Pourtant depuis ce temps, chacun d’entre nous trouve une force inouïe dans ce besoin de
reconnaissance. Pour ces yeux fiers et aimants, il donnerait tout son génie, toute sa force et
son temps. Cette reconnaissance est ce qui le rend unique et lui livre un sentiment d’exister.
Elle montre qu’il est digne et capable. Il éprouve la plus haute gratitude d’être ainsi l’objet
d’un regard et d’une attention. iv La reconnaissance est son plus fort ressort, un ressort plus
puissant encore que la solidarité du tout.
La puissance de Polémos, c’est qu’il nous pousse à donner le meilleur de nous-mêmes, il nous
amène à aller tout au bout de nous-mêmes. Ce que nous voulions pour l’ensemble de
l’entreprise, chacun le veut déjà pour lui-même, à sa place, à son niveau. Chacun veut
compter pour les autres, plus que les autres, chacun montre ses comptes pour montrer qu’il
faut compter avec lui, qu’on peut compter sur lui. v Celui qui se bat pour avoir l’égard des
regards, il veut être admirable pour les autres, car il veut être aimé. vi
Ce soir, nous buvons des coupes ensemble, mais dès demain matin il faudra individualiser et
autonomiser la performance de nos collaborateurs. Pour que d’inconnus, ils deviennent
reconnus. Parce que nous voulons des femmes et des hommes dont la plus grande crainte
serait de retourner à leur origine androgyne.
134
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Teusok
« Ils commençaient à rire très fort. Ils étaient habitués au discours plein d’images de M.
d’Aristo. On sentait que chacun avait décidé de surpasser le précédent. Le directeur s’amusait
à les voir rivaliser ainsi d’éloquence. Moi j’étais mal à l’aise, car je savais que si l’un glissait
un mauvais mot, se laissait aller à une idée délicate, il risquerait gros. Je ne sais si vous
pouvez comprendre ce mélange de détente et de tension dans l’atmosphère. Comme si même
dans leurs rires, ils devaient rivaliser et calculer. J’ai même à un moment renversé quelques
gouttes sur le costume d’un convive… Heureusement qu’ils étaient tous captivé par la cette
joute oratoire.
En fait tout le monde attendait le discours de Teussok. Teussok, c’est le surnom que tout le
monde lui donnait. Il avait un don inné pour se rendre agaçant. Il était le seul à oser contredire
le directeur dans les réunions. Il posait toujours des questions, les questions qu’on n’attendait
pas et qui soulevaient les points qui font mal comme on dit. Mais là, c’était soir de fête, ce
n’était pas le jour à remuer les points délicats.
Teussok : Cher Stéphane, tu as parlé avec beaucoup d’éloquence, et je serais bien en peine de
parler après toi avec une telle fougue. Je me suis laissé emporter par la force de séduction et
de conviction de ton discours, mais je reste à la fin avec un petit étonnement. Veux-tu bien
que nous en discutions ?
S : Je serais ravi d’éclaircir ce que je n’ai pas su parfaitement exprimer.
– Si nous faisons la guerre c’est bien pour ou contre quelque chose qui nous est important ?
S : Assurément.
– De sorte que s’il n’y avait pas la guerre, nous ne ferions pas les choses que celle-ci nous
conduit à entreprendre.
S : Je ne l’aurais pas dit plus avec plus de perspicacité.
– Mais aller au meilleur de soi-même n’est-il pas ce que nous voudrions tous faire et d’autant
mieux que nous ne serions pas accaparés par les joutes de Polémos ?
S : Absolument.
– Donc ce que Polémos nous enjoint de faire c’est autre chose que de nous emmener au
meilleur de nous-mêmes.
135
Marketing et management entre Eros et Polemos,
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Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris S : Je suis forcé de le reconnaître.
– C’est donc que la lutte et le conflit nous amènent à développer soit le pire de nous-mêmes,
soit nous amènent vers autre chose que chose que nous-mêmes, ou quelque chose que nous ne
développerions pas de nous-mêmes.
S : Jusque là je te suivrais volontiers.
– Je laisserai à d’autres le soin de développer le pire de nous-mêmes et voudrais te conter une
rencontre qui m’a fait comprendre que Polémos nous fait tant différer de nous-mêmes que je
ne sais plus ce que soi-même peut bien signifier. Je voudrais donc vous rapporter le discours
de cette femme, Moneytime, qui m’a enseigné sur la guerre bien plus que nous tous ici réunis
nous pourrions bien parvenir à dire.
J’avais tenu un discours bien proche de celui de Stéphane quand Moneytime se moqua de
moi, arguant que la lutte pour la survie et la compétition ne saurait nous faire développer le
meilleur de nous-mêmes.
Mais alors Moneytime, lui ai-je dit, quel est donc ce démon ? Et d’où vient-il ? Qui peut bien
être son père et qui est sa mère ?
C’est une longue histoire que je vais essayer de te résumer, me répondit Moneytime. Le jour
où naquit Polémos, les Dieux faisaient un grand festin. Et parmi les convives, Position fêtait
tous ses territoires et les gloires qu’elle en tirait. Mais du fait de l’abondance de nectar qu’elle
avait bu, elle s’était endormie ivre sur une banquette. Là survint dans un de ces brefs passages
desquels il était coutumier, Mouvement qui prit un instant de repos dans le giron de Position.
Quand elle se réveilla, Mouvement était déjà bien loin, mais elle avait gagné une nouvelle
possession dans un nouveau-né qu’elle nomma Polémos. De son père Mouvement, il a hérité
d’une nature toute instable. Il est toujours animé par les fuites, les coups, les tours ; il se
repositionne chaque fois, s’éloigne quand on veut l’attraper, réapparaît quand on croyait
l’avoir banni. Il n’appartient à personne, ne dort que d’un œil et semble dépérir chaque fois
qu’on veut le maintenir en place. Mais de sa mère, il est toujours à vouloir gagner de
nouvelles positions et possessions, il veut de l’ordre et de la discipline dans son empire, il
attribue des places et des classes, il bloque et étouffe les lieux assiégés bien qu’il ne semble
jamais se suffire de ce sur quoi il règne.
– Je ne saurai pas mieux décrire la double nature de Polémos !
136
Marketing et management entre Eros et Polemos,
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Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris M : Maintenant que nous savons d’où vient Polémos, peux-tu me dire ce que toujours il
cherche ?
– C’est justement ce que j’allais te demander.
M : Je vais te parler de ceux qui dirigent, que ce soit les grandes institutions ou les entreprises.
Il y a chez chacun de ceux qui suivent les traces de Polémos le désir de réaliser de grands
projets, que ce soit pour la société, pour le groupe qu’ils dirigent, ou pour eux-mêmes. Mais
ces projets ne se font pas par eux seuls, aussi cherchent-ils la plus grande puissance.
– Ils veulent du pouvoir, à n’en pas douter.
M : Mais il y a le pouvoir qui vient de la force et de la crainte, celui qui vient de l’institution
et des positions et puis celui qui est gagné par l’adhésion. Aussi celui qui aime véritablement
Polémos ne cherche-t-il pas de la reconnaissance. Il désire tantôt être craint, tantôt se rendre
invisible pour utiliser la force des processus et des institutions et d’autres fois encore être
justement l’œil, non celui qui reçoit mais celui qui distribue la reconnaissance.
– Alors initie-moi à l’art de Polémos.
M : Il te faut d’abord apprendre la contemplation des idées en général et savoir quel est pour
toi le juste projet. Il te faut ensuite atteindre à l’intelligence de l’économie et de la politique
afin de connaître l’état des forces en général. Puis l’art de traduire ton projet en beaux
discours et justes raisonnements. Quand tu as su faire cela, alors tu peux peser pour orienter
les interprétations des parties-prenantes et fixer les règles. Lorsque tu seras passé maître dans
l’art des règles et des significations, il te faudra apprendre à les imposer sur les corps et les
représentations. Il te faudra alors aimer les corps au travail car c’est sur eux que finalement
s’imposera ta puissance. vii
– Je ne peux que reconnaître ce qui devrait être enseigné dans les meilleures formations !
M : C’est en effet la droite méthode pour accéder de soi-même aux choses du conflit ou pour
y être conduit par un coach. C’est en prenant comme point de départ la beauté des idées et des
projets en général puis de descendre sans arrêt comme au moyen d’échelons : partant d’un
beau projet descendre dans les discours et les raisonnements ; puis partant des discours et
raisonnements descendre vers les règles et les interprétations viii ; puis partant de ces dernières
s’imposer dans les têtes et dans les mouvements des corps ; enfin terminer dans
l’appropriation par chaque corps des gestes, des sensations et des rythmes qui s’inscrivent
dans le projet désiré.
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Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris – J’inscris déjà cette méthode dans un séminaire de cinq journées.
M : Quoi de plus beau dans l’existence que d’amener tous ces autres dans l’accomplissement
de son projet. Aussi est-ce mon opinion, je le déclare, une obligation pour toute personne de
vénérer Polémos et il n’est pour moi de plus grande réussite que dans cette alignement, ce
concours, des projets et des beaux corps au travail.
Alcide Biad « Teussok n’avait pas fini son discours qu’il fut interrompu brutalement. On entendit de
grands cris venant du hall d’entrée, où les insultes se mêlaient à des cris de douleur. Alerté, le
directeur voulut montrer qu’il n’avait pas peur et alla s’enquérir de ce qu’il en retournait. Il
reconnut alors Alcide, Alcide Biad, son ancien collaborateur, non rasé, dans des habits de
loques et plein d’odeurs d’alcool. Il pria qu’on le laisse entrer et qu’il puisse avoir comme les
autres une coupe de champagne. Il prononça même quelques mots de bienvenue. Quand
Alcide fut mis au courant de la règle du jeu pour cette soirée de cocktail, il demanda la parole.
A. Biad : J’ai honte de paraître ainsi devant vous, alors que vous aviez l’habitude de me voir
toujours impeccable et dans des costumes des meilleures factures. Et je ne sais si je saurai
encore correctement parler ce soir. Je suis ivre, tout autant d’alcool que de colère et d’amour,
ivre de la joie d’être de nouveau ici. J’imagine facilement que chacun ici aura parlé avec un
juste détachement de la guerre, mais c’est d’amour que je viens moi vous parler.
Quand je suis arrivé dans cette entreprise, j’entrepris d’être le plus près possible de vous, car
je savais qu’en étant près de vous, en écoutant vos paroles et regardant vos actions, j’allais
apprendre à devenir meilleur. J’aimais vos projets, je savourais vos discours et je crois que je
montrais un zèle impeccable pour mériter votre proximité. J’ai changé mes façons de parler et
de me vêtir, je restais tard le soir pour que tout ce qui m’était confié reçût un traitement
exemplaire et digne de notre groupe. J’emmenais toujours ensuite quelques dossiers avec moi
pour préparer le lendemain.
Je m’aperçus à peine que mes amis s’étaient détournés de moi car je n’avais plus de temps
pour les voir. Le jour où ma femme, qui m’avait au début tant soutenu, est partie avec les
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Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris enfants, je pris cela presque comme une délivrance car j’avais ainsi plus de temps encore pour
me consacrer à mes ouvrages.
Arrêtez-moi si je mens, mais rappelez-vous comme j’aimais être fouetté par la chaîne de
valeur, quand il fallait se sacrifier, se scarifier pour les résultats. ix J’aimais le stress et la
pression, j’aimais les conflits difficiles avec ceux qu’il fallait presser plus encore – la fatigue
dans mon corps avait le goût du travail bien fait. Je ressentais dans ma chair la dureté des
chiffres, et je me récitais pour me consoler notre mission au format powerpoint. Je me sentais
être homme, je savourais les projets de changement au goût de cuir ; la discipline implacable,
les logiques irréfutables, les mesures comptables avaient la dureté du fer mais produisaient
comme une musique sublime. Et le chant des projets était si beau... J’étais à n’en pas douter
devenu amoureux de mon entreprise et de ses chefs, amoureux de ceux qui m’avaient
kidnappés à ma vie et à mes proches – un syndrome de Stockholm d’autant plus dangereux
qu’il était partagé par beaucoup d’entre nous.
Oui les idées et les projets étaient inscrits en profondeur au-dedans de mon corps, si bien que
je ne savais plus où finissait l’entreprise, et où commençait ma vie. Et je le dis devant vous
comme témoins, et personne ici n’osera prétendre le contraire, j’étais heureux. Je me sentais
important, je me sentais appartenir à plus grand que moi et chaque jour se présentait comme
un nouvel exploit à accomplir.
Mais les projets devenaient chaque fois plus exigeants, et les comptes plus rudes chaque mois,
si bien qu’un jour comme un coup sublime, comme un résultat proche de la perfection, je
décidai de délocaliser ma division et de démissionner pour des comptes montrant un progrès
inattendu.
Le lendemain de ce jour de gloire je n’avais plus rien, je n’étais plus rien ; et l’absence de
projets ne tarda à s’inscrire dans mon corps, jusqu’à ce qu’il devienne cet objet de dégoût
autant pour vous que pour moi-même. Mais quoi qu’il soit devenu aujourd’hui, je n’ai jamais
cessé, de tout mon corps et tout mon cœur, d’aimer cette entreprise et ceux qui l’élèvent à sa
plus splendide puissance.
Voilà ce que je suis venu vous dire ce soir. Et ne vous y trompez pas, mon cœur est plein de
gratitude. C’est jour de fête que d’être de nouveau parmi vous. Donnez-moi encore une coupe
de champagne, que je porte un toast aux beaux projets et à la contemplation des idées, un toast
139
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris à l’art de la guerre dans les affaires et à l’hoplite, ou plutôt au samouraï que vous m’avez
permis de devenir.
«L»
« Il fallait voir combien il était heureux ce soir là. Comme un toxico qui, après une longue
cure, se voit donner une nouvelle dose. Il but beaucoup, beaucoup de champagne. Je ne sais
pas s’il me reconnaissait quand je le servais. Depuis ce soir là, on ne l’a plus revu, c’est un
mystère. Personne n’a reçu de consigne, mais je n’ai pas entendu un seul des invités dire un
mot au sujet de ce cocktail.
Dix ans déjà. Mais vous allez en parler n’est-ce pas ? Vous écrirez un livre là-dessus. Il faut
que les gens sachent. Vous donnerez mon nom n’est-ce pas ? Vous direz que c’est moi qui
étais là, moi la première qui ai osé en parler. Je me moque bien des conséquences maintenant.
Vous comprenez, j’ai toujours été la gentille fille, celle qui fait passer les autres devant et
encore dit merci lorsqu’elle s’est fait marcher sur les pieds.
J’ai des informations importantes à vous révéler. Vous savez, l’assistante du directeur que j’ai
remplacée ce soir là, auparavant elle était dans mon service. On travaillait dès le départ sur le
projet du contrat qui était fêté. Mais lors d’une réunion, elle présenta les choses comme si
c’était elle qui avait tout fait. Elle racontait dans les couloirs des horreurs sur mon compte. Et
elle avait l’oreille de la direction. Il faut dire qu’elle était mignonne cette garce. Je n’ai pas
compris alors ce qui se passait. Un jour c’est elle qu’on chargea du dossier, et moi qui devais
travailler pour elle ! Elle ne me laissa plus aller en réunion, se débrouilla même pour que mon
bureau fût transféré dans l’annexe afin que je ne voie qu’exceptionnellement tous les
dirigeants. Après s’être attiré toute ma gloire, elle avait réussi à me neutraliser. Mais c’est
moi, il faut qu’on le sache, qui ai fait réussir ce contrat ! Je voudrais que vous écriviez un livre
là-dessus, où tout sera révélé. Chaque détail. Maintenant je peux parler, maintenant elle ne me
nuira plus. C’est comme ce soir là ; le soir du cocktail – c’était mon unique victoire – j’avais
réussi à lui faire croire qu’elle aurait des informations inédites sur une autre de ses rivales si
elle allait dans la filiale d’Helsinki. J’ai réussi à l’éloigner, et c’est moi qui servais le
champagne au directeur…
Ecrivez ce livre sur ce cocktail, sur toute cette histoire, sur mon histoire. Je veux sortir de
l’ombre, je veux que le dirigeants enfin reconnaissent qui j’ai été et tout ce que j’ai fait pour
140
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris notre entreprise. Dix ans que j’essaie de la détrôner, de reprendre la place qui m’appartient,
que je mérite. Mais jusqu’ici elle était trop forte. Alors ce livre, ce sera ma vengeance. Je veux
être dévoilée, je veux être racontée, car sinon je ne sais plus qui je suis, pour qui j’existerais ?
Un livre s’il vous plaît, un livre, je vous y aiderai… »
Je fis un sourire qu’elle interpréta comme un accord. Après tout, j’aurais sans doute encore
besoin des ses témoignages. Elle était mes données de terrain, la preuve qu’il me fallait pour
valider mon enquête. Il fallait qu’elle collabore à mon projet.
Mais un livre, ça non, il n’en est pas question. Un livre n’est pas assez apprécié lors des
évaluations. Je veux être le premier de ma discipline. Et seuls les quelques meilleurs auront
une place. Je veux être connu et reconnu. J’ai de beaux projets de publication et mon corps
apprend la dure discipline pour gagner cette place. Ces heures d’écriture académique, ces
nuits à travailler, ces bouffées de stress avant un rendez-vous, ces réunions pour les yeux de la
direction. Je ne suis plus le même depuis quelque temps. J’ai changé. Mes amis me le disent,
même si je ne les vois plus beaucoup. Mais j’ai le sentiment de devenir meilleur, plus apte
dans ce monde hostile en tout cas. Dans ce monde de la guerre de tous contre tous.
Si elle m’aide, c’est pour elle. C’est parce que c’est sa dernière cartouche. Un livre attirerait
encore l’attention des dirigeants et elle aurait du pouvoir sur eux par ses révélations. Mais ce
sera une série d’articles dans des revues que ces dirigeants ne liront pas. Il faut que je pense à
moi. Je ne veux pas devenir comme cette femme. Je veux être de ceux qui boivent le
champagne aux cocktails, non ceux qui le servent.
141
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Bibliographie
Carles P., 2001, La sociologie est un sport de combat : Pierre Bourdieu, DVD.
Foucault M., 1975, Surveiller et punir, Paris : Gallimard.
Gherardi S., 1995, Gender, Symbolism and Organizational Cultures, London: Sage
Publications.
Hannan M.T., Freeman J.H., 1977, “The Population Ecology of Organizations”, American
Journal of Sociology, n°82, p.929-964.
Honneth A., 2000, La Lutte pour la reconnaissance, Paris : Cerf.
Jullien F., 1997, Traité de l’efficacité, Paris : Grasset.
Lorino P., 1995, Comptes et récits de la performance, Essai sur le pilotage de l’entreprise,
Paris : Editions d’organisations.
Nelson R, Winter S.G., 1982, An Evolutionary Theory of Economic Change, Cambridge:
Harvard University Press.
Pesqueux Y., 2006, "Un modèle organisationnel de la 'domination–soumission' ?", Revue
Economique et Sociale, vol. 64, décembre, pp.149-175.
Ricoeur P, 2004, Parcours de la reconnaissance, Paris: Stock.
Roberts J., 1991, “The Possibilities of Accountability”, Accounting, Organizations and
Society, vol.16, n°4, p.355-368.
Sun Tzu, 1999, L’Art de la guerre, Paris : Flammarion.
Weik K.E., 1979, The Social-Psychology of Organizing, Reading: Addison-Wesley
Nous ne donnons ici que quelques pistes, ces notes pourraient être largement augmentées…
Des exemples de ce type de stratégies nous sont donnés par Sun Tzu dans son Art de la guerre. On lira
également de nombreux exemple du même type, toujours dans le monde de la stratégie militaire dans F. Jullien
(1997)
ii
De nombreuses théories reposent sur une vision darwiniste de l’évolution. Pour ne citer que celle de Nelson et
Winter (1982) ou Hannan et Freeman (1977). Mais le darwinisme empreint nombre d’approches sur les
organisations. Par exemple, la construction du sens dans les organisations repose chez Weick (1979) sur un tel
mécanisme de sélection naturelle.
iii
On reverra avec plaisir le film de Pierre Carles, La sociologie est un sport de combat, où P. Bourdieu défend la
conviction que le savoir sociologique devait être utilisé pour se défendre et non pour attaquer.
iv
On reconnaîtra les différentes approches et étapes sur le parcours de la reconnaissance telles que les analyses
Ricoeur (2004).
v
Les effets individualisants des comptes sur la subjectivité sont notamment analysés par Roberts (1991).
vi
Cette lutte pour la reconnaissance se voit principalement dans les expériences de déni de la reconnaissance.
Les tentatives pour rétablir la reconnaissance serait à la base de bien des conflits sociaux selon Honneth (2000).
vii
Sur les mécanismes de disciplinement des corps, qui ne sont pas ici analysés, voir Foucault.
viii
Sur le passage des projets vers les interprétations, on lira Lorino (1995).
ix
Pour une description plus complète du rapport sado-masochiste de l’individu à l’organisation, voir par exemple
Y. Pesqueux (2006) ou S. Gherardi (1995).
i
142
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris Procédure judiciaire inter-entreprise et liaisons / deliaisons
paradoxales : le cas des contentieux informatiques
Rémi JARDAT,
Directeur de la recherche,
ISTEC - Ecole supérieure de commerce et de marketing, Paris
Pierre SAUREL,
Maître de conférences, Université Paris IV Sorbonne
Résumé
La procédure judiciaire constitue par excellence un nœud de liaisons et dé-liaisons
inter mais aussi intra-entreprises. En tant que procédure, forme de médiation entre deux
parties comme entre un avant et un après, elle relève de l’Eros. Parce que judiciaire, elle est
de l’ordre de Polemos, la justice étant là de tout temps pour délier (on parle de « dénouement
judiciaire ») sur la base de faisceaux de présomptions, de preuves, de griefs, de dommages qui
sont autant de liens à établir pour que puisse être prononcé un jugement.
Dans le cas où une telle procédure lie et délie plusieurs entreprises autour d’un
système d’informations, on observe des interactions entre l’interne et l’externe, le judiciaire et
l’organisationnel, qui pour sembler en droit contre-nature n’en donnent pas moins de fait la
clé du sens sous-jacent (articulable sous la forme d’enjeux, de causalités) à des contentieux
vifs et durables, que la seule rationalité utilitaire aurait pourtant dû faire rapidement s’éteindre
d’eux-mêmes. Un tel constat amène en particulier à revisiter la distinction, formulée dans le
cadre plus général de l’externalisation d’activités, entre l’identité de l’entreprise et ses
frontières.
La base empirique de ces travaux consiste en une recherche-action menée depuis cinq
ans sur le terrain des contentieux informatiques inter-entreprises, décryptée à l’aide de la
grammaire narrative greimassienne.
Mots-clés
Procédure judiciaire, systèmes d’informations, relations inter-entreprises, avocats, Greimas,
expertise technique
Abstract
Law procedure is a node of connecting and disconnecting as well inter as intra firms.
As a procedure, mediation between a before and an after, it belongs to the Eros. Being judicial
it belongs to the Polemos, in so far as justice’s role consists in untangling affairs from a nexus
of suppositions, proofs, grievances and damages.
We examine here the case of actions that are brought by a firm against another one due
to information system affairs, during which as well internal as external, technical as
emotional, judicial as organizational stakes contribute to shape what happens.
A five years long action-research conducted in the field forms the basis empirical basis
of this work, that leads us to interpret actions through Greimas’ narrative grammar.
Keywords
Judicial proceeding, information systems, inter-firms relationships, Greimas, technical expert
evaluation
143
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris Introduction
Une recherche-action menée sur le terrain des contentieux informatiques entre
immanquablement en résonance avec quelques entrées majeures de la littérature scientifique
en gestion : l’objet des systèmes d’informations et de la conduite de projets, la thématique de
la conduite du changement induit par ces projets et des résistances qu’elle rencontre, aussi
bien que la question des rôles que jouent et devraient jouer les encadrements (en entreprise
comme chez les prestataires informatiques ou les consultants) et les lieux de gouvernance
institués conventionnellement en vue d’une meilleure efficacité et surtout d’une meilleure
pertinence des outils développés. En effet, toute procédure contentieuse peut être reconsidérée
comme symptôme d’échec organisationnel ou commercial et renvoie, dans le domaine des
systèmes d’informations, à la question de la cause, de la nature ou de la forme de l’échec d’un
projet d’organisation ou de développement
La littérature anglophone consacrée aux causes d’échec des projets informatiques est
particulièrement développée et se focalise sur la rétention des mauvaises nouvelles (le Mum
effect d’O’Neal & al. in Park & al.), le phénomène de face saving ou nécessité de sauver la
face (Keil et al) ou encore l’ « escalade » (escalation) ou désescalade (de-escalation :
Mähring et al.). Pour chacun des cas cités, une approche psycho-behavioriste (Cyert et Marsh
sont cités en référence) et stratégique des jeux d’acteurs est proposée. Si la mise en place
d’attitudes défensives relève d’une dialectique de la liaison (entre membres d’équipes projet
par exemple) et de la déliaison (coupure vis-à-vis des réalités gênantes), l’individualisme
méthodologique propre à ces recherches ne laisse transparaître qu’en filigrane les phénomènes
de scission du sujet ou de liaison trans-subjectives inconsciente (tel le transfert freudien) que
la pensée continentale a intégrés depuis l’avènement de la psychanalyse.
A contrario, la dimension de l’Eros est d’emblée invoquée par des chercheurs et
praticiens qui, étant amenés à gérer la souffrance engendrée par une conduite du changement,
s’attachent à faciliter, en s’appuyant sur des catégories freudiennes (Dubouloy), un « travail
de deuil » qui passe par une phase nécessaire de « déliaison des pulsions » (ibid. : 270).
L’approche originale d’un chercheur britannique marqué par la tradition psychanalytique
locale (Winnicott et le Tavistock Institute) mérite d’être signalée. Les projets de système
d’information y sont diagnostiqués comme un lieu de pathologies du changement dont la
prévalence et la force sont exacerbées par les facteurs de stress que recèlent ces projets
(Wastell, 1999 : 582). Les attitudes défensives inconscientes que développent les
144
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris protagonistes du projet informatique sont de nature à inhiber l’apprentissage organisationnel
et à conduire à l’échec du projet. Une démarche thérapeutique, sur laquelle nous reviendrons
ci-dessous, est mise en œuvre par l’auteur pour surmonter les blocages et « sauver » les
projets.
Enfin, la littérature scientifique de gestion propose avec la narrativité une grille
distincte, mais connexe, pour décrypter aussi bien qu’améliorer le mode projet sur lequel sont
élaborés les systèmes d’information. Outre un numéro spécial de la Revue Française de
Gestion consacré à la narration, on remarquera particulièrement les outils narratifs mis en
œuvre par la recherche-action de Thierry Boudès et ses co-auteurs (Boudès, 2000 ; Boudès &
Christian, 2000, Boudès & Browning, 2005). Selon Boudès, par sa dimension chronologique
aussi bien que causale, le mode projet est constitutivement narratif et il en tire sa « force » par
la création de sens ainsi proposée aux équipes projets, par opposition à la pauvreté sémantique
de la routine bureaucratique 1 . Cette dimension narrative est par ailleurs particulièrement
prégnante dans les procédures judiciaires, dans la mesure où le propre des tribunaux est de
gérer des exceptions, le rôle des différents protagonistes de la procédure consistant à imposer
ou négocier une histoire particulière comme lecture unique des faits objets du litige, ainsi que
du contexte qui en permet les interprétations recherchées.
L’analyse des contentieux informatiques peut ainsi s’inscrire dans le champ d’études
précédentes ayant défriché une partie de son objet selon trois dimensions : celle de l’acteur et
du système à travers l’individualisme behavioriste, celle de l’économie des pulsions à travers
la psychanalyse et celle de la construction du sens à travers la narrativité, laquelle sera
considérée ici comme faisant partie des sciences du langage. Deux remarques s’imposent
cependant. D’une part une dimension manquante est susceptible d’apparaître avec le
contentieux : celle de la politique en tant qu’elle repose sur la reconnaissance d’un ennemi au
sens de Carl Schmitt (Hummel, 2005 : 35). D’autre part, probablement dans les entrelacs de
ces quatre dimensions, une grille d’intelligibilité peut être trouvée pour des phénomènes
affectivement et organisationnellement aussi intenses que les procédures de contentieux.
La présentation de nos travaux se fera par conséquent en trois temps :
Dans une première partie, nous discutons les apports théoriques de la littérature
scientifique préalablement citée et tentons de discerner ses points d’adéquation comme ses
1
En cela les auteurs redécouvrent d’ailleurs la classique interprétation sémiotique de l’aliénation marxiste
proposée par A-J Greimas sous le vocable de « désémantisation » (Greimas, 1970 : 16)
145
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris limites par rapport à notre objet d’étude, notamment à travers l’examen des zones de
convergences qui peuvent être établies entre univers disciplinaires de prime abord éloignés.
Dans une seconde partie, nous effectuons une relation de trois cas de contentieux
informatique paradoxaux : de manière invariante, on y constate en effet la conduite d’une
poursuite judiciaire qui s’avère, en termes d’efficacité économique immédiate pour les firmes
plaignantes et de rationalité économique traditionnelle, largement injustifiée 2 .
Dans une troisième partie, nous tentons de rendre intelligibles ces histoires étonnantes
à première vue mais fréquentes devant les juridictions, à l’aide de grilles de lecture mettant en
jeu, de manière entrelacée, la dimension de l’Eros comme celle de Polemos.
1. Limites et convergences des approches théoriques existantes
Les approches « stratégiques » en termes d’acteur et de système vont jusqu’à proposer
des modèles articulant quantitativement une série d’attitudes ou même de « rôles » quant au
projet informatique, par exemple sur la base d’expériences de psychologie menées avec des
étudiants (Park & al., 2008 : 418 ; Keil & al. 2007 : 69). La complexité des situations de
projet, y compris leur dimension culturelle (ibid.) est traduite en nombre de variables
intégrées par les modèles qui recèlent de ce fait une forte connotation mécaniste. Les
individus y procèdent à un calcul des gains et des pertes, des opportunités et des risques que
recèle pour eux la communication de certaines informations aux autres membres ou
bénéficiaires du projet. L’apport principal de ces travaux réside dans la mise en avant des
calculs de bon sens opérés par les différents agents ainsi que de leurs effets de composition,
calculs qui s’avèrent plus complexes et plus fins que n’ont l’air de l’anticiper habituellement
les praticiens chefs de projet. Ainsi la possibilité de reporter la charge de la faute sur autrui
influence considérablement les stratégies informationnelles des individus et se traduit par une
focalisation sur les prestataires externes (Park & al, 2008).
Se dégagent ici des déplacements et condensations analogues au travail de
l’inconscient révélé par Freud dans son Interprétation des rêves (Freud, 1967 : 241-242), mais
un tel rapprochement reste strictement formel. Là où la psychanalyse décrypte une dynamique
2
Néanmoins un contentieux de ce type peut permettre parfois d’obtenir un gain économique à moyen long
terme, du fait de ses conséquences politiques ou organisationnelles.
146
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris inconsciente distincte des logiques conscientes (ce qui rend intéressant le détour par
l’inconscient pour expliquer les conduites), une approche behavioriste ne peut que confronter
des calculs qui sont tous de même nature. Les rationalités stratégiques sont en effet assises sur
l’unique substance des intérêts, et seules les temporalités (court terme, long terme) et les
polarités (chaque individu, chaque partie prenante) se traduisent par des pondérations
différentes dans une même formule de calcul présidant aux décisions de comportement.
Les modèles psychanalytiques mettent en avant deux dynamiques hétérogènes : celle
du projet, telle que la révèle la grille stratégique précédente, entre en collision avec l’histoire
affective personnelle de ses membres. Dans la représentation ainsi proposée des projets, le
calcul laisse une place à la souffrance ressentie par les acteurs d’une dynamique de
changement (Dubouloy : 268). Le stress induit par ce dernier engendre une démarche
régressive au cours de laquelle chaque personne en souffrance peut, grâce à un interlocuteur
compréhensif, surmonter la répétition inconsciente de traumatismes affectifs engendrés par le
projet. Deux dispositifs principaux sont proposés par les auteurs cités, tous deux inspirés du
freudisme britannique. Maryse Dubouloy interprète son rôle comme celui de la « mère
suffisamment bonne » au sens de Winnicott (Dubouloy : 269) à l’écoute des souffrances,
tandis que David Wastell met en avant, les notions d’espace et d’objets transitionnels
également héritées de Winnicott. L’objet transitionnel est « une entité qui permet le
développement intellectuel et émotionnel en offrant une source temporaire de « soutien »
permettant à l’apprenant de se défaire d’une relation dépendante passée » (Wastell, 1999 :
585). De même que le « doudou » est l’objet transitionnel qui permet à l’enfant de faire le
deuil d’une relation fusionnelle avec sa mère, méthodologie et modèle sont les deux objets
transitionnels privilégiés grâce auxquels les protagonistes d’un projet informatique peuvent
entreprendre leur travail de déliaison d’avec la routine qui les sécurisait avant le lancement du
projet. Le projet informatique peut alors être lu comme un espace transitionnel, c’est-à-dire
une « zone de changement » dans laquelle s’effectue un apprentissage où l’anxiété doit être
surmontée. La question que doit se poser le chef de projet n’est alors plus seulement celle de
l’orchestration des stratégies individuelles comme dans l’approche stratégico-behavioriste,
mais celle de « créer et configurer l’espace transitionnel d’une manière qui facilite au mieux
la transition » (ibid.).
Objets transitionnels et supports psychologiques sont ainsi les deux piliers de
l’approche psychanalytique des projets informatique. Chacun d’entre eux donne prise à
147
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris entrelacs avec l’approche narrative, l’un par notion d’objet de valeur (cf. ci-dessous) et l’autre
par la place du récit. Non seulement le récit, en particulier comme lieu de libres associations,
est pour l’analyste le médium d’accès à l’inconscient du patient, mais encore son élaboration
recèle un effet thérapeutique tel qu’il sera privilégié dans l’établissement des espaces
transitionnels, en tant que moyen de « faire ressurgir le passé dans le présent » (Dubouloy :
268). Une telle homologie de structure semble plus que formelle et potentiellement plus
féconde pour les sciences de gestion, dans la mesure où elle est co-inscrite dans la constitution
des disciplines mères que sont la psychanalyse et les sciences du langage 3 .
Dans la revue de littérature qui inaugure un numéro spécial de la Revue Française de
Gestion consacré à l’approche narrative du management, Giroux et Marroquin (2005) tentent
une classification des différentes théories narratives recensées en gestion, en six catégories :
approches respectivement fonctionnaliste, interprétative, processuelle, critique-féministe et
enfin post-moderne. En tant que tour d’horizon rapide, celui-ci montre obligatoirement des
limites. Si l’inventaire a le mérite d’une certaine ampleur, il n’a ni celui de l’exhaustivité
(impasse sur la sémiotique) ni celui de la précision : narration et discours ne sont pas plus
distingués qu’acteurs et actants 4 .
Thierry Boudès a proposé auparavant d’étayer sa vision narrative des projets par une
vision structuraliste qui s’inscrit pour l’essentiel dans l’école sémiotique de Paris fondée par
A-J Greimas. Après avoir mis en avant une analogie entre la structure d’un projet selon
Charue & Midler (1994) et les ingrédients d’un « bon récit » (Boudès 2000 : 6), il propose en
effet un rapprochement entre la dichotomie exploration-exploitation de March et les invariants
narratifs de Vladimir Propp (ibid., p. 7). Or ces derniers sont précisément ceux sur lesquels
s’est appuyé Greimas pour construire sa vision structurale des récits (Greimas, 1986 [1966]:
192-203). Le schéma actanciel greimassien et son caractère récursif ou « fractal » sont
notamment mis en valeur pour mettre en avant la pluralité des points de vue depuis lesquels
peut être raconté un projet (Boudès &Christian, 2000).
Par le présent travail consacré aux contentieux informatiques il n’est proposé que
d’extraire deux outils de la sémiotique saussurienne, appartenant aux « structures de surface »
du récit mises à jour par Greimas. Prenant pour point de départ la morphologie du conte russe
3
La part de destin commune aux deux disciplines a été par exemple décrite par l’historienne de la psychanalyse
Elisabeth Roudinesco (Roudinesco, 1994)
4
Sur ce dernier point, on recommandera de ne pas s’arrêter au contresens malencontreux relevé ibid. p. 19
148
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris de Propp, mais testant son modèle sur de nombreux autres textes aussi bien littéraires que
culinaires ou scientifiques, Greimas et ses élèves ont établi des invariants structuraux du récit,
sans lesquels ce dernier ne saurait faire sens auprès d’aucun interlocuteur. Cette démarche de
« purification » s’est appuyée sur l’hypothèse d’isomorphisme entre signifiant et signifié
formulée par les continuateurs danois de Saussure. Selon une telle hypothèse, le signifié est
articulé selon les même type de structures que le signifiant. La structure du signifiant étant
peu ou prou révélée par la grammaire que tout un chacun apprend sur les bancs de l’école, les
invariants proposés par Greimas constituent une sorte de grammaire du récit, étrange
« grammaire » qui s’applique au signifié (au sens véhiculé par le récit) et non au signifiant
comme le ferait par exemple une grammaire du Français moderne.
De même qu’une grammaire d’écolier expliquera comment toute phrase peut se
ramener à la conjonction, via un verbe, d’au moins deux actants (par exemple sujet et objet),
la grammaire narrative décode le récit en programmes narratifs, eux-mêmes constitués de
sous-programmes accolés ou emboîtés, composés à partir d’énoncés élémentaires, lesquels
enfin sont des relations-fonctions entre un actant sujet et un actant objet. De la même façon
qu’un même mot sera sujet ou objet selon la place qu’il occupe dans la phrase, un actant, dans
la grammaire du récit, n’est défini que par la place qu’il occupe par rapport à tous les autres
actants et toutes les relations-fonctions présentes dans le récit. Un même acteur, une même
personne peut donc occuper la place de plusieurs actants au sein du récit, de même que la
place de l’actant peut être occupée par des acteurs différents. Introduire une notion aussi
contre-intuitive était nécessaire pour réussir à dégager des invariants, lesquels ne peuvent, du
point de vue de la construction du sens, être attachés aux acteurs. Ajoutons enfin que,
contrairement à la logique, la sémiotique intègre une forme d’irréversibilité, de brisure de
symétrie dans sa structure élémentaire : la relation entre sujet et objet est orientée du sujet
vers l’objet et non l’inverse. Cette « transitivité » ou « rection » ou « surdétermination » est de
notre point de vue la clé fondamentale de la richesse de sens remarquée par Boudès et
Browning (2005) lorsqu’ils comparent listings, lois, chroniques et récits (ibid., 234).
Greimas a établi, sur la base de nombreux corpus, trois catégories actantielles
principales : celle qui oppose un actant sujet à un actant objet, puis la catégorie destinateur vs
destinataire et enfin la catégorie adjuvant vs opposant (Greimas 1986 : 172-180). Le cas
classique du conte permet d’illustrer ce schéma : le héros est un destinataire qui reçoit sa
« mission » d’une révélation surnaturelle venant du « destinateur ». Il est aussi sujet d’une
149
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris quête puisqu’il doit conquérir un objet de valeur (épée magique, talisman, etc.) pour être jugé
digne d’épouser la princesse et succéder au roi. Le destinateur est également appelé
judicateur, dans la mesure où cette instance jugera, en fin de récit, que le héros s’est montré
digne de son destin. Enfin, le récit ne prend son sens que parce que le héros doit effectuer de
multiples péripéties pour accomplir son destin : les actants adjuvants (respectivement
opposants) sont là pour faciliter (respectivement entraver) la quête. Précisons également que
chacun des six « proto-actants » du récit ainsi définis peut coexister avec ses figures inverses :
le sujet face à un anti-sujet rival, le destinateur face à un antidestinateur, etc. Aucun de ces
actants types ne s’identifie nécessairement avec une seule et même personne du récit. Deux
actants sont souvent incarnés par un même acteur, on parle alors de syncrétisme (le héros est
ainsi sujet et destinataire).
Les actants sont étroitement liés, dans leur définition, aux cinq programmes narratifs
qui forment, avec leurs relations de présuppositions, le schéma narratif canonique de tout
récit.
Sanction
Manipulation
Action
Compétence
Performance
Figure 1 - Le schéma narratif canonique (Courtès, 1991 : 100).
Que le héros puisse être jugé vainqueur ou digne de devenir roi, etc. (la sanction),
n’aura de sens que si, précédemment, par une phase dite de manipulation il a été missionné
pour cela. La sanction présuppose en même temps une action réalisée par le héros, sans quoi
il n’y a rien à juger, action qui elle-même ne peut avoir de sens sans la manipulation initiale.
Cette action proprement dite ne consiste qu’en un couple de deux programmes : le
programme de performance, par lequel le héros a réussi à accomplir l’exploit (tuer le dragon),
lequel présuppose un programme narratif de compétence par lequel ce héros a acquis la
capacité à réaliser la performance (trouver une épée magique grâce à laquelle il pourra ensuite
150
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris tuer le dragon). Dans ces deux composantes de l’action entrent en jeu des objets de valeur au
sens syntaxique du terme, valeur dite d’usage dans le cas de la compétence (puisqu’elle sera
un moyen pour réaliser la performance) et valeur dite modale dans le cas de la performance
(dont le résultat est de conférer une valeur au héros). L’intérêt du schéma narratif canonique
ne se limite bien entendu pas à habiller nos contes de fées d’un langage formel. Sa puissance
est telle qu’on le retrouve dans toutes sortes de récits (policiers, historiques, biographiques,
etc.) analysés par les sémioticiens. Ce schéma étant « relationnel et non substantiel », on peut
le dégager à différentes échelles (Courtès, 1991 : 100) : de même qu’en grammaire du
signifiant le sujet d’une phrase peut s’avérer être lui-même une phrase 5 , la grammaire du récit
admet que chacune des composantes du schéma narratif canonique soit elle-même composée
de multiples sous programmes enchâssés.
Le modèles narratif greimassien offre au moins deux points de rencontre potentiels
avec les approches précédentes. Tout d’abord la situation contentieuse, par sa nature politique,
laisse entrevoir l’intérêt d’une analyse via les positions actancielles d’anti-sujet et d’opposant.
Sur un tout autre plan, on peut remarquer ensuite la coexistence du rôle central d’objets
privilégiés aussi bien pour l’approche psychanalytique que pour l’approche sémiotique : les
objets d’investissement affectif ne pourraient-ils simultanément constituer des objets
d’investissement sémantique privilégiés dans le schéma narratif du contentieux informatique ?
Notons enfin que le caractère structuraliste des modèles greimassiens se prête naturellement à
fournir une grille d’intelligibilité aux phénomènes de déplacement et condensation propres à
l’analyse freudienne 6 . Le décalage entre sens latent et sens manifeste dont rend compte la
psychanalyse est, par construction historique des disciplines concernées, naturellement
homologue ou homologable avec la correspondance entre plan de l’expression (le signifiant)
et plan du contenu (le signifié).
5
Phrase analysée dans nos grammaires scolaires comme une « proposition subordonnée ».
Lacan s’est précisément fondé sur ces deux avatars du travail du rêve freudien pour construire une
psychanalyse structuraliste (Dor, 1985 : 25-27).
6
151
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris 2. Trois
histoires
paradoxales
de
procédures
judiciaires
intentées dans le cadre de projets informatique
Notre base empirique est constituée de la trentaine de dossiers contentieux ou
précontentieux traités par l’un d’entre nous dans le cadre d’expertises judiciaires en systèmes
d’informations sur une période de 60 mois, principalement dans un contexte de projets
d’intégration de systèmes. Chaque dossier a fait l’objet d’une analyse des motivations
connues ou induites, communiquées ou non officiellement par l’organisation, ou plus
officieusement par les dirigeants ou par les équipes qui ont décidé l’entrée en procédure ou y
ont participé. Trois de ces dossiers ont été sélectionnés comme représentatifs d’un éventail de
motivations qui peuvent animer les parties qui sont demandeuses dans le cadre de la
procédure. Ils partagent avec les autres dossiers deux caractéristiques communes que nous
exposons à titre liminaire afin de faciliter la lecture de ces cas.
a) Première caractéristique commune : la configuration des entreprises en présence.
L’ensemble des projets informatique objet de notre recherche action est co-développé par
la galaxie classique des parties prenantes à la mise en place d’un progiciel de gestion intégré
(PGI ou en anglais Enterprise Ressource Planning - ERP). D’un côté, auprès d’une entreprise
cliente, une équipe de consultants extérieurs exerce un rôle d’assistance à maîtrise d’ouvrage.
D’un autre côté, le cœur de l’application à implémenter est vendu par un éditeur de progiciel
qui développe ses produits dans une logique de « prêt-à-porter », tandis que la maîtrise
d’œuvre est assurée par une société dite « intégratrice » qui prend en charge l’adaptation du
logiciel cœur (dans le cas d’un ERP on parle de paramétrage), développe des applications
spécifiques à la périphérie et crée des interfaces entre l’ensemble des modules standards et
spécifiques à assembler.
La nécessaire complexité organisationnelle et technique de ce genre de configurations de
projet laisse en général à l’entreprise cliente, une fois que le projet est lancé, un espace
décisionnel contraint et dont le périmètre est loin de lui être habituel voire familier, d’où une
certaine insécurisation technique mais aussi relationnelle du commanditaire, lequel peut vite
avoir le sentiment de ne plus vraiment maîtriser la situation qu’il a lui-même voulue et
installée. Cette description permet de retrouver la dimension fonctionnelle par laquelle les
approches stratégico-behavioristes offrent de lire et améliorer le fonctionnement des projets,
152
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris en termes de coalitions de parties prenantes aussi bien que de règles de fonctionnement
communes.
b) Seconde caractéristique : la « double narrativité » des cas étudiés.
D’une part, chacun de ces cas est affecté par la narrativité inhérente à tout projet
d’entreprise. L’argument de Boudès (cf. partie 1°)) s’applique de façon triviale aux cas
étudiés. La motivation des acteurs de chaque projet entre naturellement dans un faisceau
d’histoires politiques, techniques, économiques et organisationnelles qui, pour n’être pas
systématiquement recensées, n’en sont pas moins le lot de tout projet informatique.
D’autre part, du fait du déclenchement d’une procédure judiciaire, une autre narrativité
se greffe nécessairement sur ce premier faisceau d’histoires, cohérente notamment avec
les contraintes spécifiques et la gouvernance des expertises techniques en informatique
(Saurel 2008, Saurel et Pétrone 2006, Saurel et Charpentier 2006). En effet, l’avocat à qui
son client demande de saisir un juge doit pour cela présenter un dossier et donc le
rapporter (1) (c’est-à-dire restituer une série ordonnée de faits qui fait ainsi sens) en
utilisant les structures et les catégories du droit puisqu’une faute (2) doit nécessairement
apparaître au plan juridique. De même, la partie adverse se doit de raconter sa version des
faits (1’) et contester les interprétations juridiques en termes de faute qui sont proposées
(2’), non sans raconter la faute de l’autre partie (3). Survient ensuite l’activation sur le
terrain technique d’un autre acteur de la procédure - l’expert, à qui l’avocat raconte la
même histoire mais selon une autre narrativité (4), d’ordre technique et non juridique,
nécessairement cohérente avec l’histoire relatée au magistrat. Cette histoire doit entrer en
résonnance avec (pour ne pas dire « forcer ») l’avis de l’expert, de manière à ce que ce
dernier confirme au plan technique pour le juge (dont cet expert est lui-même le
prolongement, voire le représentant) les éléments narratifs présents dans le dossier (1) qui
sont de nature à confirmer la situation juridique (2) présentée initialement par l’avocat.
Tandis que la caractéristique n°1 de configuration actorielle (et non actancielle) peut
paraître banale car commune à tout projet quel que soit son destin, la caractéristique n°2, de
configuration doublement narrative, est propre aux projets qui donnent lieu à contentieux et
donc, par présupposition nécessaire, propre aux situations où l’une des parties prenantes au
153
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris moins du projet établit un constat d’échec. On peut s’attendre a priori à ce que cette
caractéristique donne la clé principale des apparents paradoxes que recèlent les cas qui vont
suivre.
Cas n°1 : le paradoxe « beaucoup de bruit pour rien ».
Le dirigeant de cette entreprise du secteur des transports a forgé le succès de sa PME à
la force du poignet. Il s’appuie sur des sociétés de conseil spécialisées pour se doter d’un ERP
croisant notamment les fonctions logistiques et financières. Ses interlocuteurs sont des
directeurs associés de SSII et cabinets conseil, ne représentant qu’un second rang hiérarchique
auprès de leurs structures internationales. Le contrat a été signé sur une base forfaitaire pour
un périmètre fonctionnel décidé à la signature. C’est un projet de longue haleine dont la durée,
initialement annoncée comme étant de l’ordre de 18 mois, va en fait s’étaler sur plusieurs
années. En cours de projet, un dépassement de budget et une extension des fonctionnalités
offertes s’avèrent nécessaires. Il semble rétrospectivement que ce complément était
anticipable (et même peut-être secrètement anticipé) par la SSII et ses associés dès la
négociation du contrat, dans la mesure où les évolutions de ce type d’ERP sont souvent trop
rapides pour ne pas se produire dans la durée d’un projet. Les SSII impliquées demandent
alors à la PME cliente, de manière réitérée, des compléments de prix, sans toutefois que les
interlocuteurs, côté intégrateur, acceptent de s’investir directement auprès de leur client pour
régler ces modalités de détail. Ils refusent de prendre le directeur général de la PME cliente au
téléphone et ce dernier se trouve contraint de participer personnellement aux différentes
négociations des avenants financiers comme de la redéfinition du projet. Après que plusieurs
engagements de nouveau fermes et contraignants n’ont pas été respectés par les associés, le
directeur général fondateur de la PME décide d’assigner en justice la SSII et les sociétés de
conseil. Cette procédure judiciaire se conclut par une transaction dont les montants acceptés
in fine sont nettement plus faibles que les demandes de compensation formulées en début de
procédure.
D’un certain point de vue, l’enjeu de l’affaire n’est donc pas financier, malgré ce que
les demandes dans le cadre de la procédure pourraient laisser penser. L’attitude observée par
le directeur général de PME donne quelques indices sur ce qui peut être décrypté comme
relevant de sa motivation profonde :
154
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris a)
Le directeur général met en cause ses interlocuteurs prestataires alors que ceux-ci
n’ont pas de réel pouvoir de décision en matière de politique de prix des
prestations ni de négociation globale des périmètres.
b) Dans le même temps, il affiche sa volonté de communiquer dans le milieu des
prestataires de services informatiques et de conseil sur l’échec du projet mené par
les associés. Il s’appuie sur la procédure pour mettre en cause la réputation des
responsables du projet sans violer les règles judiciaires liées au respect de la
confidentialité.
c)
Enfin, on peut observer le contraste entre, d’un côté, l’investissement personnel
du directeur général dans la procédure contentieuse et, d’un autre côté, son refus
d’entrer directement en contact avec les prestataires, hormis lors d’une réunion
introductive. Ce sont donc, en façade, les collaborateurs du directeur général qui
géreront le litige et y passeront du temps.
Il paraît raisonnable de penser, rétrospectivement, que l’enjeu principal de cette
affaire, loin d’être technique ou financier, était relationnel et affectif. Dans un premier temps,
des associés brillants snobent un directeur général expérimenté et self made man en refusant
de le prendre au téléphone. Dans un second temps ce dernier réussit à plonger les premiers
dans la situation symétriquement inverse : ils vont devoir faire face à des collaborateurs de
second rang et « mouiller la chemise » pour sauver leur peau, pendant que le directeur général
tirera à distance les ficelles de ce théâtre contentieux. L’enjeu véritable de l’affaire était donc,
pour ce dernier, d’obtenir réparation face à un affront fait à son honneur ou son statut, affront
probablement amplifié par la blessure narcissique ressentie par un patron autodidacte face à
des managers aux diplômes prestigieux.
Cas n°2 : le paradoxe de la faiblesse qui renforce
Le nouveau directeur général d’une société dans le secteur très syndiqué de la presse
ne souhaite pas poursuivre le projet informatique de gestion des stocks et des commandes qui
a été défini par son prédécesseur et décide que le système d’informations ne sera pas modifié
en ce sens. Inversement, l’équipe informatique en place défend les avantages du projet
précédent, ce qui peut se comprendre étant donnée son implication technique dans la
conception et le suivi de la réalisation de ce projet. Se rangeant à la pertinence apparente de
155
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris ces derniers arguments et pour éviter d’affronter directement l’équipe informatique, le
directeur général décide de faire intervenir un interlocuteur neutre en commandant un audit à
une société de service extérieure. Etant donné la nature des enjeux (lancement d’un nouveau
projet) tout comme celle du résultat attendu, cette société mobilise ses meilleures ressources
pour réaliser l’audit. Dans son rapport, commandité par le directeur général, la société de
services met en avant les nombreux aspects positifs du projet précédent, tout en soulignant
que les technologies sur lesquelles il reposait sont aujourd’hui dépassées. Un tel constat
compromet de façon drastique la finalisation du projet en cours souhaité par l’équipe
informatique en place.
Le rapport d’audit a été rédigé par une société réputée et supposée neutre dans ses
analyses. Sur la base du rapport d’audit, en principe objectif, le directeur général constate à
quel point ses équipes internes souhaitent poursuivre un projet qui ne peut qu’aboutir à un
échec. Pourtant la cause de la définition de la solution cible et de sa réalisation
malencontreuse est liée, selon l’équipe informatique, à la défaillance des prestataires. Le
directeur général peut considérer qu’il est dans le doute et qu’il ne peut ni conclure à
l’insuffisance de ces équipes internes ni recruter dans le service informatique des personnes
compétentes - qui, par exemple, ont travaillé auparavant avec lui dans d’autres structures sans l’objectivation de la cause de l’échec par un tiers externe indiscutable. Pour éviter
d’apparaître comme guidé par des choix de nature politique et non technique, le dirigeant
lance une procédure judiciaire. Sur la base du rapport d’audit, par nature objectif et sans
jugement, la procédure judiciaire permettra de faire état des manquements respectifs d’une
part de l’équipe informatique interne et d’autre part des équipes des prestataires qui ont conçu
et réalisé le projet.
L’intervention de tiers est ici le détour qui permet à un directeur général de mettre fin
à un projet et de s’entourer des fidèles recrutés à l’extérieur, à travers le médium contraint et
institutionnalisant du judiciaire. On remarquera, à la lumière des interprétations
psychanalytiques retracées plus haut en 1e partie, la violence par laquelle une équipe est
séparée de son objet transitionnel, auquel la procédure qui va la mettre en cause ne saurait
jouer le rôle de substitut. Pour le directeur général le rapport d’audit est positionné comme
l’objet de valeur sur la base duquel une instance judicatrice va exercer sa sanction. Ce recours
à un tiers apparaît ainsi comme le moyen de multiples substitutions avantageuses pour lui :
celle du rapport d’audit à un projet dont il ne veut pas (changement d’objets) et celle d’un
156
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris juge à des équipes rétives au changement, qui préfigurent, au niveau des ressources humaines,
de futures substitutions de personnes proprement physiques.
Cas n°3 : le paradoxe de l’impopularité récompensée.
Dans cette entreprise un projet de réorganisation du système d’information financier et
comptable est en cours d’échec. La Direction Générale craint qu’une telle situation conduise
au départ du directeur financier et du directeur des systèmes d’information, lesquels étaient
respectivement directeur et chef de projet. Cette Direction Générale ne s’était sans doute pas
suffisamment impliquée dans le projet et n’avait pas déléguée au DAF et au DSI tous les
pouvoirs que nécessite une réorganisation des procédures et des services. Pour la Direction
Générale il serait donc préférable de pouvoir prouver que l’échec du projet n’est pas le fait du
DAF et du DSI mais celui des prestataires. Auditionnés, les personnels déclarent toutefois que
les deux dirigeants du projet sont à la fois peu compétents et peu désireux de changer le
système en place qui assure leurs pouvoirs.
La société intente alors un contentieux à ses prestataires, ce qui permet de faire
intervenir le regard extérieur d’un expert judiciaire en système d’informations. Dans le cadre
de coûteuses et délicates reconstitutions du système d’information, l’expert judiciaire est
amené à constater que les utilisateurs, dont les témoignages, dans le cadre des informations
qui circulent au sein de la société, allaient à l’encontre du DAF et du DSI, sont en réalité peu
objectifs et rétifs au changement. La même situation de reconstitution amène également
l’expert à considérer que les dirigeants ont fait tout leur possible pour conduire le changement
dans des conditions difficiles.
Il s’avère ainsi que l’enjeu du contentieux ne résidait pas ici dans une quelconque
faille du prestataire, mais dans la nécessité de ressouder une équipe de direction et conserver,
en la personne du DSI et du DAF, des ressources rares. L’existence du contentieux ne trouve
pas son sens dans une relation inter-entreprises, mais dans des dynamiques relationnelles
internes dont elle n’est qu’un moyen de résolution.
157
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris 3. Proposition d’une grille d’intelligibilité éropolémique à
travers les programmes narratifs greimassiens
Chacun des trois cas précédemment décrits peut être lu comme la recomposition du récit d’un
projet au bénéfice du dirigeant qui a décidé d’entrer en contentieux. Ces recompositions
interviennent toutes au même point de leur structure narrative de surface : le programme de
sanction. Le premier cas voit un dirigeant passer d’une situation initiale d’humiliation à une
mise en récit qui rétablit une reconnaissance à son égard (figure jointe en annexe 1). L’entrée
en contentieux lui a permis, grâce à l’introduction d’un nouveau judicateur externe, de
substituer une nouvelle sanction à la sanction initiale. Dans le second cas relaté la substitution
des programmes narratifs intervient en deux temps (figure jointe en annexe 2). Par une
première substitution, l’intervention de l’auditeur permet de désavouer le projet mais pas ceux
qui l’ont conduit. Le recours ultérieur au contentieux permet de désavouer les équipes internes
en recomposant intégralement le programme narratif de sanction : le désaveu conjoint des
prestataires et des équipes internes y résulte d’un dénouement judiciaire, présupposé par une
expertise qui peut elle-même apparaître déclenchée par les révélations de l’audit « objectif ».
Le dirigeant a eu le talent de reconfigurer la sanction par un emboîtement de programmes
narratifs qui remontent, de présuppositions en présuppositions, jusqu’à un couple de
programmes dont il détient les clés : d’une part la commande d’audit, qui relève de ses
attributions légitimes, et d’autre part l’« objectivité » de l’auditeur, par construction
inconditionnelle et opaque 7 . Dans le troisième cas (figure jointe en annexe 3), un constat
d’échec tacite mais non formalisé et cantonné à l’interne est remplacé par la double sanction
extérieure d’un juge, qui réhabilite les collaborateurs directs du directeur général et établit que
les équipes internes sont rétives au changement.
On pourrait imaginer que la procédure contentieuse n’est que le dernier recours auquel
se résout une entreprise lorsque la réussite d’un projet informatique ne peut plus être atteinte.
Il s’avère qu’elle est aussi l’instrument d’une recomposition des liens internes à l’entreprise,
que l’on ne peut réduire à la simple circulation d’information, puisque s’y produisent
simultanément :
7
Opacité et « omniscience » décrites dans (Pesqueux, 2007)
158
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris ƒ
des liaisons et dé-liaisons politiques : les alliés d’hier (notamment les prestataires) y
deviennent les ennemis d’aujourd’hui, pour des raisons de politique interne qui ne sont
guère de leur ressort,
ƒ
des liaisons et dé-liaisons affectives : l’établissement par le juge des mérites et des
fautes respectives des parties en présence aboutit à renverser des situations de
reconnaissance ou de non-reconnaissance,
ƒ
des liaisons et dé-liaisons narratives : la reconfiguration de programmes narratifs
permet d’y opérer des substitutions d’acteurs au sein de schémas actanciels invariants.
La ruse du dirigeant consistera à savoir puiser dans chacune de ces dimensions, sans
cloisonnement, les ressources à même de renforcer son pouvoir et lui permettre d’atteindre ses
objectifs. Le projet informatique, le contentieux, les rapports d’audits et d’experts sont tout
autant d’objets-supports et objets-vecteurs de ces stratégies : la mise en place d’objets et
d’espaces transitionnels par ailleurs préconisée par les psychanalystes y apparaît retournée en
stratégies du bouc émissaire.
159
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris Conclusion
L’étude des contentieux informatiques et la proposition d’invariants narratifs qui en
résulte mettent en évidence l’indifférence du dirigeant à la nature juridique, politique ou
technique des leviers disponibles pour asseoir son pouvoir. C’est à reconfigurer à son
avantage un nexus techno-judiciaire qu’il s’exerce, avec un pragmatisme qui reflète la devise
prêtée par Bruno Latour aux « princes » de notre temps :
Façonnez votre entourage de sorte que, quoi que fassent ou pensent les acteurs humains ou
non-humains, ils soient tenus en bride, ou mieux, vous aident à conforter votre position en
rendant le monde plus sûr, plus prévisible et plus profitable pour vous. Avec cette perspective
générale à l’esprit, choisissez n’importe quelles tactiques ou stratégies pour y parvenir 8 .
En particulier, la double narrativité d’un projet en contentieux est apparue comme un double
registre de pouvoir à la disposition du dirigeant, lui permettant d’obtenir par le récit judiciaire
ce que lui interdisait le seul récit organisationnel. L’invariant stratégique qui en ressort est
cette greffe de la narrativité judiciaire sur celle du projet, en un point précis que constitue le
programme narratif de sanction. Dans cette perspective, les frontières juridiques de
l’entreprise apparaissent non comme une simple contrainte, mais comme une ressource de
pouvoir : leur existence permet d’introduire, via l’auditeur, l’expert et le juge, de nouveaux
acteurs dans une même structure d’actants productrice de sens. Liaison et dé-liaisons
transcendant la distinction entre l’intérieur de l’entreprise et son extérieur : tels apparaissent
ici les rôles d’Eros et Polemos, en tant qu’opérateurs du pouvoir dirigeant.
8
Latour, 2006 : 96
160
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162
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris Annexe 1 : les Programmes narratifs du contentieux n°1
Manipulation
Sanction
Demande de
changement de prix
Refus du contact direct,
Non-reconnaissance
Manipulation
Sanction
Entrée en contentieux
Jugement favorable
Manipulation
Action du PDG
Compétence
Reconnaissance
obtenue
Action du PDG
Performance
Parcours de self
made man
Sanction
Demande de
changement de prix
Réussite du projet
Compétence
Parcours de self
made man
Narration : Humiliation
Performance
Réussite du projet
Narration finale : Reconnaissance
163
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris Annexe 2 : les Programmes narratifs du contentieux n°2
Manipulation
Sanction (les équipes disent…)
Lancement projet SI
Projet jugé pertinent
Situation initiale :
Le DG ne peut désavouer
le projet
Action équipe informatique
Compétence
Performance
Recours à prestataire
Conduite du projet
Manipulation
Sanction (l’audit révèle…)
Lancement projet SI
Obsolescence technique
Situation suite à l’audit :
Le DG peut désavouer le
projet mais pas les
équipes
Action équipe informatique
et/ou prestataires
Compétence
Performance
Recours à prestataire
Conduite du projet
Sanction
Manipulation
Demande Audit
Manipulation
Sanction
Demande expertise
Obsolescence
Sanction
Manipulation
Rapport de l’expert
judiciaire
Déclenchement contentieux
Manipulation
Lancement projet SI
Auditeur dit
« objectif »
Sanction (Le juge énonce…)
Constat de manquements
internes + prestataires
Action équipe informatique
et/ou prestataires
Compétence
Performance
Recours à prestataire
Conduite du projet
164
Situation suite au
contentieux :
Le DG peut légitimement
renouveler ses équipes
informatiques
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris Annexe 3 : les Programmes narratifs du contentieux n°3
Manipulation
Sanction
DG demande réalisation
projet SI
Constat d’échec
Action DAF et DSI
Compétence
Performance
Recours à prestataire
MOA du projet
Situation initiale :
DAF et DSI sont désavoués
Situation finale
Equipes internes déconsidérées
DAF et DSI réhabilités
Manipulation
Sanction (expert)
Contentieux
Reconstitution du SI
Sanction (juge)
Manipulation
DAF et DSI jugés
méritoires
DG demande réalisation
projet SI
Action DAF et DSI
[Action équipes internes]
Compétence
Performance
Recours à prestataire
MOA du projet
165
Sanction (juge)
Equipes internes
jugées rétives au
changement
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris SEXE, MENSONGES ET VIDEO. LIAISONS ET DELIAISONS
DANS LES ECOSYSTEMES D’AFFAIRES DES FORMATS DE
STOCKAGE VIDEO
Didier Calcei
Groupe ESC Troyes
Zouhaïer M’Chirgui
Euromed Ecole de Management
Marc Ohana
Groupe ESC Troyes
Correspondant :
Didier Calcei
217 avenue Pierre Brossolette - BP 710
10002 Troyes Cedex
Tél. : 03 25 71 22 57
Fax : 03 25 71 22 38
[email protected]
Résumé
Parmi les différents déterminants stratégiques d’un processus de standardisation, le rôle des
alliances stratégiques et des coalitions impliquant différents acteurs d’une industrie tient un
rôle primordial dans le déroulement du processus de standardisation. En recrutant des
sponsors et co-sponsors, les coalitions et alliances stratégiques augmentent les chances de
succès d’un standard (Grindley, 1995). Ces coalitions peuvent se faire à plusieurs niveaux
dans un écosystème d’affaires et débouchent sur des stratégies coopétitives de la part des
firmes (Moore 1993, 1996; Nalebuff, Brandenburger, 1996). La participation des sponsors et
des co-sponsors à une coalition est une dynamique conflictuelle et antagonique qui relève
d’une raison contradictoire : il y a à la fois de la coopération et de la concurrence à l’intérieur
des coalitions. Les parties prenantes peuvent appartenir simultanément à plusieurs coalitions
dont les intérêts sont divergents ou participer activement à la mise en place d’une coalition
tout en coopérant à une coalition concurrente.
166
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris L’objectif de notre contribution est précisément d’analyser les ralliements et les désistements
d’acteurs d’une ou plusieurs industries à des coalitions. Cela permet de mieux comprendre
pourquoi certaines coalitions réussissent et d’autres échouent à imposer leur standard. Pour
illustrer cette problématique, nous étudions le rôle et l’impact des différentes coalitions
développées dans le cas des écosystèmes des formats de stockage vidéo. Notre recherche
s’appuie sur une analyse croisée de la littérature des standards avec les données secondaires
issues des sites des sponsors et co-sponsors des standards et des sites de la presse spécialisée.
Depuis la création du magnétoscope dans les années 1950 jusqu’à la récente victoire finale du
Blu-ray, le jeu des coalitions a en effet été décisif dans l’émergence ou l’échec de formats
particuliers de stockage vidéo.
Cette étude de cas nous permet d’analyser les différents types de liaisons utilisées par les
acteurs d’un écosystème d’affaires afin d’imposer un standard. Nous étudions aussi l’impact
de la taille, de la présence de rivaux et d’acteurs majeurs dans une alliance stratégique. Nous
nous intéressons enfin à la manière dont les firmes appréhendent une guerre de standards
lorsqu’elles en ont déjà participé à une de ces guerres dans le passé.
Mots clefs :
écosystèmes d’affaires, alliances stratégiques, standards/ business ecosystems, strategic
alliances, standards
167
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris Introduction
Des entreprises comme Sony, JVC, Matsushita, Sharp, Hitachi et Toshiba sont étroitement
interconnectées à travers un ensemble de relations à la fois de coopération et de concurrence,
qualifiées de coopétition (Nalebuff et Brandenburger, 1996). La relation entre ces entreprises
est en outre renforcée par le besoin de standardisation. Bien que la standardisation puisse faire
l’objet d’une coopération volontaire entre tout ou partie des acteurs concernés pour
l’obtention d’un standard qui satisferait les intérêts des consommateurs, la compétitivité des
firmes ou encore l’interopérabilité, les processus de standardisation sont également le résultat
de guerres de standards (Shapiro et Varian, 1999) entre différentes spécifications techniques
supportées par différents types d’industriels. Ainsi, il n’est pas rare qu’une raison
apparemment contradictoire anime les processus de standardisation : la standardisation résulte
ainsi d’une coopération volontaire entre certaines des parties prenantes à la standardisation et
d’une compétition intense entre celles-ci.
Des coalitions hétérogènes d’entreprises issues de différents secteurs se forment alors, dont
l’intérêt minimal commun se focalise autour d’une ressource commune, le standard (Gueguen
et Torrès, 2009). Ces coalitions hétérogènes d’industriels contribuent ainsi à la création
d’écosystèmes d’affaires (Moore, 1993, 1996 ; Iansiti et Levien, 2004) qui sont caractérisés à
la fois par une concurrence intra écosystème et inter écosystème. Pour réussir à imposer un
standard au sein d’un écosystème d’affaires, les sponsors d’un standard développent des
alliances stratégiques avec leurs concurrents directs et avec les fournisseurs de biens
complémentaires (Eisenhardt et Schoonhoven, 1996 ; Warner, 2003 ; Weiss et Cargill, 1992).
L’idée sous-jacente des alliances entre concurrents est d’éviter une menace plus grande, à
savoir que d’autres écosystèmes d’affaires s’imposent.
La plupart des travaux sur la standardisation se sont intéressés à comprendre la base
économique des standards conduisant des stratégies d’entreprises relatives à la capitalisation
sur les standards (Arthur, 1994 ; Shapiro et Varian, 1999 ; Hanseth, 2000 ; Suarez, 2004) et
les processus de mise en place des standards (Greenstein, 1992 ; Weiss, 1993 ; Lyytinen,
King, 2006). En revanche, peu de travaux se sont intéressés à la dynamique de formation des
168
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris coalitions et à la façon dont les acteurs se lient et se délient. Il existe quelques travaux
théoriques (Axelrod, Mitchell, Thomas, Bennet et Bruderer, 1995; Foray, 1995 ; Coenen et
Gröndhall, 2006 ; Lukach et al., 2007) et empiriques (par exemple Funk, 2009 pour l’industrie
du téléphone mobile ; Cortese, Irvine et Kaidonis, 2009 pour la norme IFRS des industries
extractives ; Lim, 2008 pour l’industrie du paiement mobile ; Leiponen, 2008 dans les
télécommunications sans fils ; Lee et Oh, 2008 dans les télécommunications mobiles ; Chiesa,
Manzini et Toletti, 2002 pour le secteur multimédia) qui ont traité le rôle de la coalition dans
la mise en place d’un standard et dans son succès. Le présent article s’inscrit dans cette lignée
et propose d’examiner la logique de liaisons et de déliaisons dans l’industrie des formats de
stockage vidéo. L’objectif de notre contribution est précisément d’analyser les ralliements et
les désistements d’acteurs d’une ou plusieurs industries à des coalitions. Cela permet de
mieux comprendre pourquoi certaines coalitions réussissent et d’autres échouent à imposer
leur standard.
L’industrie des formats de stockage vidéo constitue un champ d’étude particulièrement fécond
pour l’analyse des standards dans la mesure où l’impact des différents facteurs qui
caractérisent le processus de standardisation peut y être étudié. De plus, cette industrie en
évolution permet d’analyser les changements stratégiques des acteurs au fil des différentes
compétitions technologiques et d’étudier notamment la constitution des coalitions.
L’article est structuré de la manière suivante. Dans une première partie, nous présentons
l’importance des alliances stratégiques dans les guerres entre les écosystèmes d’affaires. Dans
une deuxième partie, nous illustrons la nature des relations de ralliement et de désistement
dans le cas d’écosystèmes d’affaires particuliers, l’industrie des stockages de format vidéo.
Enfin, dans une troisième partie, nous discutons les résultats obtenus.
1. Perspectives théoriques
Dans cette section nous présentons le cadre théorique et conceptuel de notre article. Nous
mettons l’accent sur les motivations de constitution d’alliances dans les processus de
standardisation, notamment entre des concurrents directs ou des fournisseurs de biens
169
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris complémentaires du standard. Ces alliances conduisent à la constitution d'écosystèmes
d’affaires au sein desquels des relations se nouent et de dénouent.
1.1 Écosystèmes d’affaires
Le point de départ de notre travail est la notion d’écosystèmes d’affaires (Moore 1993, 1996 ;
Lado, Boyd et Hanlon, 1997 ; Bengtsson et Kock, 1999 ; Iansiti et Levien, 2004 ; Gueguen
2008 ; Gueguen et Torrès, 2009). Un écosystème d’affaires peut se définir comme une
« coalition hétérogène d’entreprises relevant de secteurs différents et formant une
communauté stratégique d’intérêts ou de valeurs structurée en réseau autour d’un leader qui
arrive à imposer ou à faire partager sa conception commerciale ou son standard
technologique » (Torrès-Blay, 2000). Cette coalition hétérogène d’entreprises va se
concentrer autour d’un leader ou d’un ensemble de leaders qui vont impulser une dynamique
aux parties prenantes de l’écosystème d’affaires afin que celui-ci s’impose. En plus d’une
concurrence entre écosystèmes d’affaires, une concurrence à l’intérieur des écosystèmes
d’affaires va également se dérouler afin d’en déterminer le ou les leaders (Gueguen, 2008).
Cette concurrence intra écosystème signifie ainsi qu’il y a la fois de la concurrence mais
également de la coopération dans la mesure où les firmes qui composent l’écosystème ont un
intérêt non seulement individuel par rapport à leurs concurrents mais aussi collectif avec la
réussite de l’écosystème auquel elles appartiennent. Notamment dans les cas où c’est autour
d’un standard que se constitue l’écosystème d’affaires, les entreprises vont coopérer pour
développer un standard commun puis se concurrencer avec des produits qui intègrent le
standard.
Parmi les entreprises formant un écosystème d’affaires se retrouvent notamment des
concurrents directs et des fournisseurs de produits ou services complémentaires du standard.
L’intérêt convergent de ces entreprises étant la réussite du standard, elles vont réaliser
différents types d’alliances : entre des concurrents directs pour imposer le standard commun,
avec des fournisseurs de produits complémentaires afin d’obtenir une exclusivité avec le
standard. Ainsi, les stratégies de concurrence et de coopération sont de plus en plus
combinées et encastrées et leur nature contradictoire s’atténue de plus en plus pour co-évoluer
170
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris en même temps selon des séquences stratégiques multidimensionnelles (Dumez et
Jeunemaître, 2005). Cette situation où des firmes vont simultanément coopérer et se
concurrencer est qualifiée de coopétition (Nalebuff et Brandenburger, 1996 ; Lado, Boyd et
Hanlon 1997 ; Bengtsson et Kock, 1999, 2000 ; Dagnino et Padula, 2002 ; M’Chirgui, 2005 ;
Pellegrin-Boucher, 2009).
L’appartenance à un écosystème d’affaires n’est pas nécessairement exclusive mais peut être
partielle. C’est notamment le cas des fournisseurs de produits complémentaires ou des
entreprises utilisatrices du standard qui peuvent appartenir à plusieurs écosystèmes d’affaires.
Une première raison d’une appartenance partielle à un écosystème d’affaire est que
l’entreprise va ainsi répondre à une pluralité de besoins provenant d’une pluralité de clients.
Par exemple, un fabricant de terminaux mobiles intelligents va utiliser plusieurs systèmes
d’exploitation en fonction des demandes particulières de ses clients. Dans le cas des
terminaux mobiles intelligents, les liens entre les écosystèmes d’affaires Linux et Symbian ou
Palm et Linux étaient relativement proches avec la participation d’acteurs majeurs aux deux
écosystèmes d’affaires (Gueguen, 2008). Une deuxième raison de l’appartenance à plusieurs
écosystèmes est l’incertitude quant à la chance de succès d’un écosystème d’affaires en
concurrence avec d’autres écosystèmes d’affaires. Afin de ne pas se lier trop rapidement,
certaines entreprises préfèrent participer à différents écosystèmes d’affaires ou abandonner un
écosystème au profit d’un autre écosystème : les fournisseurs de produits complémentaires
vont proposer différentes versions de leurs produits aux différents écosystèmes d’affaires.
C’est le cas de l’éditeur de jeux vidéo Gameloft qui proposent ses jeux pour les systèmes
d’exploitation Symbian, Android, Window Mobile et iPhone OS.
1.2 Alliances stratégiques et standardisation
La littérature sur les stratégies de standardisation a examiné le rôle de différents déterminants
dans la victoire d’un standard : le rôle des rendements croissants et particulièrement des effets
de réseau (Katz et Shapiro 1986 ; Shurmer 1993 ; Choi, 1994 ; Choi et Thum, 1998), la course
à la base installée (Farrell et Saloner, 1985, 2002), le développement d’un marché de produits
complémentaires (Cottrell, 1998 ; Schilling, 1998, 2002) et la tarification de pénétration
(Seifert et Varé, 2008, 2009). L’un des arguments avancés par ces travaux est que la valeur du
171
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris standard augmente avec la taille du réseau dans l’achèvement de la masse critique. Même si
plusieurs actions stratégiques sont proposées et discutées, le rôle des alliances stratégiques
(Weiss et Sirbu, 1990 ; Axelrod et al., 1995 ; Vanhaverbeke et Noorderhaven, 2001 ; Warner,
2003), à travers lesquelles des relations de coopération se développent avec des concurrents et
d’autres firmes pour développer et imposer un standard (Bengtsson et Kock, 2000 ;
M’Chirgui, 2005), reste déterminant et a suscité l’intérêt de plusieurs travaux. Ces travaux se
sont inspirés des travaux sur des effets de réseau (Katz et Shapiro 1986 ; Farrell et Saloner,
1985), la coopération/concurrence des investissements en R&D (d’Aspremont et Jacquemin,
1988 ; Dasgupta, 1986) et la formation de coalitions endogènes (Aumann et Drèze, 1975 ;
Bloch, 1995, 1996 ; Yi, 1997, 1998 ; Goyal et Joshi, 2003 ; Joshi, 2008). Ils se sont intéressés
à la décision de formation d’un accord de standardisation (Economides, 1996 ; Choi et Thum
1998 ; Cabral, Salant et Woroch, 1999), aux différents types d’alliances stratégiques (Warner,
2003 ; Coenen et Gröndhall, 2006 ; Seifert et Varé, 2008, 2009), à la structure de l’alliance
(van Wegberg, 2004), à la taille et au pouvoir des firmes dans une alliance (Weiss et Sirbu,
1990), à la taille et à la présence de rivaux dans une alliance (Axelrod et al., 1995), à la
formation de blocs d’alliances (Vanhaverbeke et Noorderhaven, 2001) et à la constitution
d’alliances de blocage (Warner, 2003).
Les alliances stratégiques en standardisation représentent alors un moyen approprié pour
construire et verrouiller un marché 9 . D’ailleurs, depuis trois décennies, les accords de
standardisation n’ont cessé de croître (Warner, 2003, 2005). En outre, l’appartenance à un
bloc d’alliances influe considérablement sur la performance des firmes et peut constituer un
moyen efficace de contrôler l’émergence de nouveaux standards, de nouveaux concepts et de
nouveaux modes de fonctionnement des industries (Cowan, Jonard et Zimmermann, 2003).
Par conséquent, les guerres de standards se traduisent régulièrement par des guerres entre
différentes coalitions d’alliés (Vanhaverbeke et Noorderhaven, 2001). Ces coalitions d’alliés
réunissent différentes entreprises autour d’un standard : qu’ils s’agissent de firmes
développant le standard, de firmes développant des produits ou services complémentaires ou
de réseaux de distributeurs, l’intérêt commun de l’ensemble des firmes est la victoire de ce
9
Les autres avantages de la standardisation comme la réalisation de faibles coûts d’intégration, une rapide entrée
sur le marché, accélérer l’innovation des produits et leurs disponibilités, et augmenter le retour sur
investissement sont souvent évoqués par la littérature.
172
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris standard. Le concept d’écosystèmes d’affaires s’avère alors pertinent dans la mesure où les
acteurs qui forment ces blocs d’alliances sont hétérogènes émanant de secteurs différents
sous-tendant des relations horizontales, verticales ou transversales dans une perspective
dynamique (Mouline et Le Goff, 2007).
2. Méthodologie
Dans cet article, nous nous intéressons à trois guerres de standards de l’écosystème des
formats de stockage vidéo : la bataille VHS et Betamax, la mise en place du DVD par le DVD
Forum et la bataille Blu-ray et HD-DVD. Les batailles VHS-Betamax et le DVD Forum ont
fait l’objet de plusieurs études dans la littérature (voir par exemple, Cusumano, Mylonadis,
Rosenbloom, 1992 et Tellier, 2006). La bataille Blu-ray-HD-DVD a fait l’objet d’un moindre
traitement dans la littérature (Corbel, Lentz et Reboud, 2008 ; Seifert et Varé 2008, 2009 ;
Tellier, 2006).
Cette moindre attention pose davantage de difficultés dans la mesure où la majorité des
données à la disposition du chercheur sont des données secondaires issues principalement de
sites internet. Pour cette étude, deux catégories de site, les sites institutionnels des membres
des deux coalitions et les sites spécialisés dans les domaines de l’informatique, de la vidéo ou
de l’électronique grand public, ont été consultés. Les critères de recherche utilisés ont été les
alliances, les coalitions et les autres formes de coopération entre les différents membres des
deux écosystèmes.
Cette méthodologie à base de données secondaires peut s’avérer source de difficultés.
Premièrement, la fiabilité des données secondaires, particulièrement lorsqu’elles sont issues
de sites internet, peut être difficile à établir (Dochartaigh, 2002). Pour assurer la plus grande
fiabilité des données, nous avons effectué des recoupements entre plusieurs sources
d’informations de natures différentes (en confrontant notamment les informations issues des
sites institutionnels et celles issues des sites spécialisés) et décidé de rejeter les informations
non recoupées ne garantissant pas une fiabilité suffisante. Deuxièmement, les sites
institutionnels des sponsors et co-sponsors des deux standards servent tout autant à diffuser de
l’information qu’à assurer la communication des acteurs. Pour éviter le risque d’orientation
173
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris par la communication officielle de ces acteurs, qui est néanmoins partie intégrante du
processus de standardisation, le plus grand soin a également été apporté à vérifier la fiabilité
de ces sources en les confrontant aux sites non institutionnels.
3. Le cas des écosystèmes des formats de stockage vidéo
L’analyse des alliances stratégiques en termes de coopétition et d’écosystème d’affaires
s’applique parfaitement au cas des formats de stockage vidéo. Les firmes vont ainsi se
regrouper en coalitions de firmes dont les objectifs communs seront de développer et/ou de
promouvoir un standard qu’elles utiliseront par la suite pour se concurrencer sur les différents
marchés. Dans cette partie, nous allons nous focaliser sur les liaisons et déliaisons ayant
impliqués les principaux acteurs de cette industrie au cours de trois événements : la bataille
entre les formats VHS et Betamax, la mise en place du DVD par le DVD Forum et la bataille
de standards entre le Blu-ray et le HD-DVD.
3.1 Volonté de liaison contre refus de liaison : La création d’un écosystème
d’affaires
Dans le cadre de la guerre VHS-Betamax, la création d’un écosystème d’affaires a permis au
VHS de s’imposer comme le standard du marché de masse.
En effet, afin d’adapter au marché de masse la technologie conjointement développée par
Radio Corporation of America et Ampex en 1956, plusieurs entreprises japonaises et
européennes développent différents formats de magnétoscope dans les années 1950 et 1960.
En 1969, trois entreprises japonaises, Sony, JVC et Matsushita, décident de se lier en signant
des accords de licences croisées en R&D afin de lancer un format commun, l’U-Matic
(Cusumano, Mylonadis et Rosenbloom, 1992 ; Grindley, 1995). Malgré cet accord initial et la
certitude des ingénieurs et managers qu’un standard unique serait préférable, les trois
entreprises vont se délier de leur accord initial. Reprenant le travail effectué en commun,
Sony développe le format Betamax et JVC, rejoint par la suite par Matsushita, développe le
format VHS. En 1974, Sony fait une démonstration du Betamax à JVC et Matsushita et
propose d’adopter ce format comme le standard de l’industrie. Mais JVC et Matsushita
174
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris refusent cette proposition de Sony : entre autres raisons, la capacité d’enregistrement du
Betamax n’est que d’une heure, ce qui paraît insuffisant aux ingénieurs de JVC et Matsushita.
En avril 1975, le Betamax est lancé sur le marché. En avril 1976, Sony fait une démonstration
à Hitachi, JVC, Matsushita, Sharp, Toshiba et Sanyo du format Betamax qui dispose
désormais d’une capacité d’enregistrement de deux heures. Alors que certaines entreprises
comme Toshiba acceptent d’adopter le Betamax, les autres entreprises préfèrent attendre la
sortie sur le marché du format VHS que JVC lance en octobre 1976 (pour l’analyse complète
des relations entre les deux sponsors principaux avant et pendant la guerre de standards, voir
Cusumano, Mylonadis et Rosenbloom, 1992). Cette période d’avant mise sur le marché des
deux formats se caractérise par des liaisons effectives et des tentatives de liaisons entre les
principaux sponsors des deux formats en concurrence. A la fin 1976, la déliaison est
cependant totale entre les deux formats qui s’engagent alors dans une guerre de standards.
Une fois cette guerre engagée, d’autres liaisons vont être nouées lorsque les principaux
sponsors des deux formats vont déployer une stratégie globale pour imposer leur solution
comme le standard du marché de masse. Un élément déterminant de cette stratégie globale est
la constitution d’accords et d’alliances avec différentes firmes afin de constituer un
écosystème d’affaires autour du standard (cf. Tableau 1 : Coalitions VHS et Betamax en
1983-1984). Les deux coalitions emmenées par JVC-Matsushita et Sony vont dès lors se
concurrencer avec des stratégies différentes d’alliances, d’accords de licences, d’accords avec
des OEM et de partenariats (Cusumano, Mylonadis et Rosenbloom, 1992 ; Grindley 1995) :
•
Stratégie de la coalition VHS. La constitution d’un groupe de soutien le plus large
possible est privilégiée (la coalition VHS comptera jusqu’à 50 membres). Firme
peu connue en 1974, JVC réalise la majorité de ses ventes dans les équipements
audio et ne dispose pas des ressources financières, des capacités de production et
des réseaux de distribution de Sony. Pour établir le VHS comme standard, JVC ne
peut pas lutter seule contre la puissance de Sony : elle décide d’adopter une
stratégie de coopération avec ses concurrents lui garantissant un niveau suffisant
de production et d’acceptation de son standard par le marché.
175
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris •
Stratégie de la coalition Betamax. La constitution d’un groupe de soutien plus
restreint est privilégiée (la coalition Betamax ne comptera à son maximum que
moins de 20 alliés). La stratégie de Sony se caractérise par différentes erreurs :
sous-estimation de l’acceptabilité par le marché, sur-estimation de sa position de
premier arrivant, incapacité en interne à remettre en cause son statut de leader de
l’innovation technologique au Japon, ... (Grindley 1995). Cette stratégie ne permet
pas de réaliser beaucoup d’accords avec des partenaires et/ou concurrents. Le
management de Sony reconnaîtra par la suite que « Sony aurait dû travailler plus
fortement à l’obtention d’une famille de firmes réunies ensemble pour supporter le
format Betamax » (Cusumano, Mylonadis et Rosenbloom, 1992).
C’est la capacité de JVC et Matsushita à créer une « famille de firmes » ou un écosystème
d’affaires plus important qui permettra au VHS de s’imposer.
Coalition
VHS
Betamax
Total
39 membres
Japon
JVC, Matsushita, Hitachi, Mitsubishi, Sharp, Tokyo Sony, Sanyo, Toshiba, NEC, General,
12 membres
Sanyo, Brother, Ricoh, Tokyo Juki, Canon, Asahi Aiwa, Pioneer (7 membres)
Optical, Olympus, Nikon, Akai Trio, Sansui,
Clarion,
Teac,
Japan
Columbia,
Funai
(19
membres)
Etats-Unis
Magnavox, Sylvania, Curtis Mathes, J.C. Penny,
GE, RCA, Sears, Zenith (8 membres)
Europe
Blaupunkt,
Zaba
Nordmende,Telefunken,
Zenith, Sears (2 membres)
SEL, Kneckerman,
Fisher,
Rank
Thorn-EMI, Thomson-Brandt, Granada, Hangard, membres)
Sarolla, Fisher, Luxer (12 membres)
Tableau 1 : Coalitions VHS et Betamax en 1983-1984 (adaptation de Cusumano,
Mylonadis et Rosenbloom, 1992)
176
(3
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris 3.2 Une liaison contre nature conduisant à une déliaison : Succès et échec du
DVD Forum
Dans cette section, nous étudions comment les liaisons au sein du DVD Forum qui ont
conduit à un succès autour du DVD Forum ont volé en éclat dans le cas du DVD Haute
Définition.
•
Le succès du DVD Forum dans le cas du DVD
Après la décision de Sony d’arrêter la production du format Betamax en 1984, le VHS règne
sur le marché de masse. Au début des années 1990 et à la suite de progrès techniques
(notamment le CD), différentes techniques apparaissent sur le marché et se positionnent
comme des solutions de remplacement du VHS. Parmi l’ensemble des solutions proposées par
les différents industriels, deux consortiums de dix pionniers proposant des solutions rivales
vont notamment se concurrencer : le Multimedia Compact Disc développé et supporté par
Philips, Sony et JVC et le Super Density Disc développé et supporté par Toshiba, Time
Warner, Hitachi, Mitsubishi, Pioneer, Thomson et Matsushita (Lint et Pennings, 2003).
Désireuses de disposer d’un standard unique, les sept majors du cinéma (Columbia Pictures
(Sony), Disney, MCA/Universal (Matsushita), MGM/UA, Paramount, Warner Bros. (Time
Warner) et Viacom) se regroupent au sein du Hollywood Digital Video Disc Advisory Group
en 1994. Cette organisation établit un cahier des charges des spécifications techniques de la
nouvelle génération de vidéo numérique et contraint les deux groupes rivaux à s’entendre
pour développer un format unique et commun, le futur DVD.
Contraints de se lier par la volonté du Hollywood Digital Video Disc Advisory Group de
n’avoir qu’un seul standard de qualité, les dix pionniers de la vidéo numérique (Hitachi, JVC,
Matsushita, Mitsubishi, Philips, Pioneer, Sony, Thomson, Time Warner et Toshiba) décident
de se lier encore davantage en créant en 1995 une association, le DVD Forum. Organisation
ad hoc d’environ 200 membres, le DVD Forum regroupe des fabricants de matériels de
l’électronique grand public et de l’informatique, des studios de cinéma, des fabricants de
supports, de logiciels ou d’autres produits complémentaires (pour une étude détaillée du DVD
177
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris Forum, on se reportera à Tellier (2006)). Les deux principaux objectifs 10 de cette organisation
liant les principaux acteurs de plusieurs secteurs sont : d’une part, établir un format unique de
DVD et, d’autre part, promouvoir la diffusion la plus large des produits DVD à l’échelle
mondiale auprès des industries de divertissement, des industries d’électronique de masse, des
industries des nouvelles technologies de l’information et du grand public.
Malgré la volonté de ses membres de se lier dans une organisation ad hoc pour développer un
standard commun, le DVD Forum n’évite pas une fragmentation du DVD. Ce sont pas moins
de trois formats qui vont en effet émerger : le DVD-RAM (supporté par Panasonic, Hitachi,
Matsushita, Toshiba), le DVD+RW (supporté par Sony Corporation, Hewlett-Packard, Philips
Electronics, Dell et Ricoh Company Ltd.) et le DVD-RW (supporté par Pioneer). Certains des
membres du DVD Forum vont se délier partiellement du DVD Forum en créant une nouvelle
organisation, la DV+RW Alliance. Cette alliance réunissant Dell, HP, Mitsubishi Chemical
Corporation, Philips Electronics, Ricoh Company Ltd, Sony Corporation, Thomson
Multimedia et Yamaha Corporation est une organisation volontaire du même type que le
DVD Forum. La D+RW Alliance cherche à développer un format de DVD ré-enregistrable
universellement compatible qui permettrait la convergence entre les produits électroniques de
masse et les ordinateurs personnels 11 . Le DV+RW, le format promu par la DV+RW Alliance,
n’est pas reconnu par le DVD Forum.
Malgré la volonté de se lier dans le DVD Forum, certains des acteurs majeurs du domaine
dont Sony Corporation vont néanmoins se délier en répliquant une organisation au
fonctionnement et aux objectifs relativement comparables à ceux du DVD Forum 12 .
•
L’échec du DVD Forum pour le format HD-DVD
Bien que la création du DVD Forum ait permis d’éviter une guerre de standards pour le
développement du DVD, cette liaison fortement impulsée par le Hollywood Digital Video
Disc Advisory Group n’est pas très stable. Alors qu’une première déliaison est apparue (une
10
Cf. www.dvdforum.com.
Cf. http://www.dvdrw.com/
12
Le risque d’une procédure antitrust peut expliquer le développement de telles « stratégies de renouvellement »
par des membres d’une institution d’intermédiation (Tellier, 2006).
11
178
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris famille de formats de DVD a effectivement émergé), une deuxième déliaison se crée à
l’occasion du remplacement du DVD.
Dans le courant de l’année 2002, plusieurs membres du DVD Forum (Thomson Multimedia,
Philips Electronics, Sony Corporation, Matsushita, Hitachi Pionner, Sharp, Samsung
Electronics, LG Electronics) se regroupent au sein d’un consortium, la Blu Ray Disc
Association, et annoncent un accord de standardisation pour la prochaine génération de DVD
(à laser bleu). Selon les promoteurs de ce nouveau format qui doit remplacer à terme le DVD,
le nouveau format présente deux principaux avantages. Premièrement, en améliorant d’un
rapport de 1 à 10 la capacité de stockage du DVD par rapport à la précédente version, le DVD
à laser bleu permettra l’avènement de la Télévision Haute Définition (TVHD) au Japon, aux
Etats-Unis et en Europe qui s’annonce comme un marché d’avenir. Deuxièmement, selon la
Blu Ray Disc Association, la promotion de ce nouveau format de DVD évitera la
fragmentation de la génération actuelle de DVD en plusieurs solutions rivales.
Au début 2003, d’autres membres du DVD Forum, Toshiba et NEC en tête, présentent
également un prototype de DVD à laser bleu, le HD-DVD. La particularité de cette solution
est d’intégrer une solution technique incompatible avec le Blu-ray mais compatible avec le
DVD, ce qui permettrait alors d’assurer une transition progressive de l’ancienne vers la
nouvelle génération de DVD.
En novembre 2003, le DVD Forum décide lors d’un vote de sélectionner le projet Advanced
Optical Disc (AOD) déposée par Toshiba et NEC 13 et qui constituera le prochain format de
DVD Haute Définition. Malgré cette décision du DVD Forum, les membres de la coalition
Blu-ray continuent de développer leur propre solution de DVD Haute Définition tout en
essayant de trouver une solution commune avec la coalition HD-DVD.
Pendant près de trois années, des négociations entres les deux firmes ont effectivement lieu
pour trouver un accord pour ne développer qu’un standard unique et cela afin d’éviter une
coûteuse guerre de standards. Néanmoins, dans le courant de l’été 2005, Toshiba et Sony
cessent les discussions et renoncent à trouver une position commune. Les deux firmes
13
http://www.theregister.co.uk/2003/11/27/toshiba_blue_laser_tech_chosen/
179
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris n’arrivent pas à s’entendre : pour Sony, la supériorité technique du Blu-ray et la présence sur
le marché de son format plaide pour celui-ci tandis que, pour Toshiba, « unifier [le] format
avec la technologie de Sony sera[it] extrêmement difficile » 14 .
Devant l’impasse de ces négociations entre les deux camps, la guerre des standards de DVD
Haute définition est désormais inéluctable.
3.3 Liaisons exclusives et partielles : Le regroupement autour de Sony et le
désistement de Toshiba
Dans cette section, nous allons étudier cette nouvelle guerre de standards qui s’ouvre entre le
Blu-ray et le HD-DVD et qui a pris une nouvelle ampleur par rapport aux guerres
précédentes.
Contrairement à la première guerre de standards, les stratégies déployées par Sony et Toshiba,
les deux firmes à l’origine des projets concurrents Multimedia Compact Disc et Super Density
Disc, vont être sensiblement identiques. Les deux firmes vont effectivement essayer de
fédérer différents types de partenaires autour de leur propre solution afin de créer autour de
leur solution respective des écosystèmes d’affaires dont l'intérêt commun des membres sera
d’imposer le Blu-ray ou le HD-DVD comme le standard du marché. Du côté du Blu-ray, c’est
naturellement la Blu Ray Disc Association qui a vocation à promouvoir le Blu-ray et, du côté
du HD-DVD, le HD-DVD Promotion Group, le European HD-DVD Promotional Group et le
North American HD-DVD Promotional Group sont constitués pour promouvoir le standard
développé par Toshiba au Japon, aux Etats-Unis et en Europe 15 . Différents types d’industriels
assurent la promotion des deux formats par leur adhésion à l’une ou l’autre, voire aux deux
coalitions. Ces coalitions vont compter jusqu’à 250 membres pour la coalition menée par
Sony et un peu moins de 150 pour celle menée par Toshiba.
14
http://www.zdnet.fr/actualites/informatique/0,39040745,39237010,00.htm
http://www.hdnumerique.com/actualite/articles/1349-le-hd-dvd-etablit-son-propre-groupe-promotionneleuropeen.html
15
180
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris Des acteurs comme les réseaux de distribution vont en fonction de leur choix favoriser une
coalition : par exemple, les chaînes de distribution Wal Mart et Best Buy choisissent de retirer
les films en HD-DVD pour ne vendre que des films en Blu-ray 16 . Parmi l’ensemble des
industriels membres des deux coalitions, les décisions de trois types particuliers d’acteurs
méritent une plus grande attention :
•
Les fabricants de biens électroniques
Autour de Toshiba, leader historique de la coalition HD-DVD, vont notamment se regrouper
Sanyo, NEC et Memory-Tech. Autour de Sony, leader historique de la coalition Blu-ray, vont
se regrouper Matsushita, Pionneer, Thomson, LG Electronics, Samsung, Philips Electronics,
Hitachi, Sharp, Mitsubishi Electric et TDK. Certains sponsors vont supporter les deux types
de formats en proposant des platines hybrides (c’est par exemple, le cas de LG Electronics et
de Samsung).
•
Les industriels de l’informatique
La bataille Blu-ray contre HD-DVD se joue également dans le domaine de l’informatique. Sur
le marché des consoles de jeux vidéo, une guerre oppose la XBOX 360 de Microsoft et la PS3
de Sony. Sony équipe évidemment les consoles PS3 avec des lecteurs internes Blu-ray,
renforçant la part de marché du Blu-ray. De son côté, et jusqu’au retrait définitif de Toshiba17 ,
Microsoft supporte le format HD-DVD en proposant des lecteurs externes HD-DVD pour
équiper les consoles XBOX 360 18 .
Les grands fabricants d’ordinateurs prennent également part à la bataille. Ainsi, Apple rejoint
la Blu Ray Disc Association dès mars 2005 sans pour autant équiper ses ordinateurs en lecteur
pouvant lire le format Blu-ray 19 ; d’autres fabricants comme Dell se rallient également au
camp Blu-ray en proposant des ordinateurs équipés de graveur Blu-ray.
16
http://technaute.cyberpresse.ca/nouvelles/materiel-informatique/200802/15/01-8346-wal-mart-choisit-le-bluray.php
17
http://www.silicon.fr/fr/news/2008/02/25/microsoft_enterre_les_lecteurs_hd_dvd_pour_la_xbox_360
18
http://www.silicon.fr/fr/news/2006/08/14/xbox-microsoft-adopte-hd-dvd
19
http://www.apple.com/fr/pr/bluray.html
181
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris Du coté de l’industrie du jeu vidéo, les principaux studios décident pour l’essentiel de rallier
la coalition Blu-ray (par exemple, en janvier 2005, Vivendi Universal Games et Electronic
Arts annoncent leur soutien au Blu-ray).
•
Les studios hollywoodiens
Dans le cas du DVD, la décision des majors d’Hollywood regroupées au sein du Hollywood
Digital Video Disc Advisory Group a été décisive dans l’adoption d’un format commun de
DVD. Les décisions de ces majors vont également s’avérer fondamentales dans cette nouvelle
guerre de format. Les deux coalitions essayent ainsi de recruter les majors du cinéma (cellesci génèrent une partie de leurs revenus de l’exploitation en vidéo des films). Propriétaire de
Sony Pictures Entertainment et de la Metro-Goldwin-Mayer (plus de 4000 films dont 200
ayant obtenu un oscar), Sony Corporation dispose d’un avantage sur son concurrent lorsque
Toshiba se lance dans la bataille en 2004.
De 2004 à 2008, les décisions des majors de cinéma oscillent entre le soutien exclusif à une
coalition ou à l’autre en passant par le soutien partiel en fonction de la dynamique de la guerre
de standards entre les deux coalitions :
•
Sony Pictures Entertainment et MGM : soutien exclusif du Blu-ray dès 2002 ;
•
20th Century Fox : soutien exclusif du Blu-ray dès 2004 ;
•
Walt Disney Company et Buena Vista Home Entertainment : soutien exclusif du
Blu-ray dès 2004 ;
•
New Line Cinema : utilisation du HD-DVD mais non exclusivité en 2004 ;
•
Paramount Pictures : utilisation du HD-DVD mais non exclusivité en 2004 ;
production parallèle de versions Blu-ray des films en 2006 ; suspension du soutien
au Blu-ray en 2007 ; ralliement au Blu-ray en 2008 ;
•
Universal Studios : utilisation du HD-DVD mais non exclusivité en 2004;
ralliement au Blu-ray en 2008 ;
•
Warner Bros 2004 : utilisation du HD-DVD mais non exclusivité en 2004 ;
production de films en Blu-ray en 2006 ; soutien exclusif au Blu-ray en 2008.
182
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris Progressivement, les majors du cinéma abandonnent leur soutien au format HD-DVD de
Toshiba et, en 2008, l’ensemble des membres du Hollywood Digital Video Disc Advisory
Group se sont ralliés au format Blu-ray. Le désistement des principaux studios de cinéma
contraint Toshiba a annoncé son retrait du marché. Au final, l’écosystème d’affaires Blu-ray
est plus puissant que l’écosystème d’affaires HD-DVD dans la mesure où il regroupe le plus
grand nombre de membres et d’acteurs majeurs de leur domaine respectif.
4. Résultats, discussions et implications
La comparaison des relations entre les principaux acteurs des écosystèmes d’affaires et leurs
logiques de liaisons et de déliaisons, notamment d’alliances au cours de la guerre des formats
VHS versus Betamax, de la création du DVD Forum et de la toute récente guerre des
standards entre le Blu-ray et le HD-DVD, permet de dégager différents résultats que nous
allons discuter. D’abord nous analysons la stabilité des liaisons et déliaisons. Celles-ci nous
amènent à étudier les facteurs prépondérants de la réussite de l’alliance, à savoir la taille, la
présence de rivaux et d’acteurs majeurs. Enfin, nous discutons de l’apprentissage des firmes
quant à leurs stratégies au cours de guerres de standards successives.
4.1. Nature et stabilité des liaisons et déliaisons
Qu’ils s’agissent du VHS, du DVD ou du Blu-Ray, ces formats de stockage sont devenus des
standards parce que leurs principaux sponsors ont créé des liaisons avec des concurrents
directs et indirects et avec des partenaires afin de créer un écosystème d’affaires. Les
différents acteurs qui rejoignent ces écosystèmes d’affaires sont animés d’un même intérêt : la
victoire du standard.
On peut distinguer quatre principaux types de liaisons utilisés par les sponsors des formats de
stockage vidéo pour les imposer en tant que standard :
•
Accord informel. Le premier type de liaison correspond aux décisions de certains
membres de l’écosystème d’affaires de se lier à un standard sans que cela ne se
183
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris traduise par un quelconque accord formel (Bradach et Eccles, 1989 ; Gibbons et
al., 1994 ; Baker, Gibbons et Murphy, 2002). Par exemple, la décision de
l’industrie de la pornographie dans le cas du DVD Haute Définition illustre ce
type de liaison. L’essentiel des revenus de l’industrie de la pornographie résulte de
la diffusion des films en vidéo, ce qui rend sa décision importante. Dans un
premier temps, l’industrie de la pornographie choisit de diffuser les films
exclusivement au format HD-DVD. Les disques HD-DVD sont moins chers, plus
faciles à produire que les disques Blu-ray et, au moins dans un premier temps, le
taux de pénétration des lecteurs HD-DVD était le plus fort. Par crainte d’entamer
son image de marque, la première réaction de Sony, partenaire de Walt Disney
Company, est de refuser de diffuser des films pornographiques au format Bluray 20 . Afin de ne pas s’aliéner quelques chances de victoire si cette décision
favorisait l’introduction du HD-DVD, Sony décide finalement de revenir sur sa
position 21 .
•
Accord formel de types licence. Le deuxième type de liaison résulte de différents
accords de licence que les principaux sponsors de standards concurrents signent
entre eux ou avec d’autres industriels. C’est par exemple le cas de l’accord de
recherche et de développement signé par Sony, JVC et Matsushita pour
développer un standard commun de magnétoscope ou les accords signés par Sony
et JVC avec les différents OEM.
•
Constitution d’une institution d’intermédiation. Le troisième type de liaison est la
constitution entre différents concurrents d’une organisation volontaire de
standardisation ou institution d’intermédiation (Tellier, 2006) liant les entreprises
autour du développement et de la promotion d’un standard commun. C’est le cas
du DVD Forum qui en réunissant les principaux acteurs concernés a permis le
développement du DVD.
20
21
http://www.pcinpact.com/actu/news/33989-HDDVD-pornographie-industrie.htm
http://www.clubic.com/actualite-77599-porno-blu-ray-sony-position.html
184
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris •
Constitution d’une alliance. Le quatrième type de liaison est la constitution, par
un nombre plus ou moins restreint d’acteurs, d’une alliance dont le but est le
développement et/ou la promotion d’un standard concurrent d’un autre standard.
C’est le cas d’alliances telles que la DV+RW Alliance, la Blu Ray Disc
Association ou le HD-DVD Promotion Group.
L’ensemble des liaisons que les différentes firmes réalisent afin de créer un écosystème
d’affaires dont l’ensemble des membres auront comme objectif la victoire du standard
diffèrent en termes de force et de stabilité.
En termes de force, la décision de l’industrie de la pornographie de se rallier au HD-DVD a,
par exemple, moins de force sur le processus de standardisation que celle des majors du
cinéma de se regrouper dans le Hollywood Digital Video Disc Advisory Group pour obtenir
un format commun de DVD, de certaines firmes de créer la DV+RW Alliance pour assurer la
promotion du format DV+RW ou des studios de cinéma d’abandonner le HD-DVD de
Toshiba.
En termes de stabilité, les décisions de ralliement ne sont pas toutes de la même intensité.
Ainsi les ralliement des fabricants de biens électroniques aux deux coalitions ont été
relativement plus stables que celles des studios hollywoodiens dans le cas de la guerre des
standards de DVD Haute Définition. De même, l’obtention d’un standard commun via le
DVD Forum n’a été possible que dans le cas du DVD mais pas dans celui du DVD Haute
Définition. Dès lors que des intérêts commerciaux vitaux pour la pérennité des firmes sont en
jeu (Grindley, 1995), elles seront moins enclines à abandonner le choix des standards à
l’initiative d’institution d’intermédiation de ce type. C’est une des raisons qui permet par
exemple d’expliquer les « stratégies de renouvellement » de certains des membres de ces
institutions (Tellier, 2006).
Les différents acteurs se liant à un écosystème d’affaires vont le faire en fonction des
probabilités de succès du standard supporté par l’écosystème d’affaires et par les gains
obtenus en cas de succès du standard sur ses concurrents. Au cours d’un processus de
standardisation (la guerre VHS-Betamax a duré de 1976 à 1985 et celle entre le Blu-ray et le
185
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris HD-DVD de 2004 à 2008), en fonction de nouveaux ralliements aux écosystèmes d’affaires
en concurrence, les firmes révisent leurs décisions de se lier avec un écosystème d’affaires.
Pour ce faire, elles vont se baser sur l’évaluation qu’elles font des chances de succès du
standard qu’elles supportent et des gains qu’elles obtiendront en cas de succès de celui-ci.
4.2. Taille, rivaux et acteurs majeurs d’une alliance
Les chances de succès du standard vont notamment dépendre de la taille de l’alliance et de la
présence de rivaux et d’acteurs majeurs dans l’alliance.
•
Taille de l’alliance
Un élément décisif dans le choix d’une firme pour rejoindre une alliance est la taille de
l’alliance (Weiss et Sirbu, 1990). Dans les deux cas de guerres de standards, le standard
vainqueur est celui qui réunit autour de lui le plus d’alliés. Une firme va décider de rejoindre
l’alliance la plus grande afin d’augmenter la probabilité de succès du standard que cette
alliance sponsorise (Axelrod et al, 1995). En effet, plusieurs études ont montré que l’effet de
réseau (Dranove et Gandal, 2003) et le nombre de firmes dans une coalition joue un rôle
significatif dans la réduction du risque du marché (Valdes-Llaneza et Garcia-Canal, 2006 ;
Leiponen, 2008 ; Aggarwal, Dai et Walden, 2006 ; Waguespack et Flemming, 2009) et, par
conséquent, influe sur le succès du standard.
Dans le cas du DVD Haute Définition, lorsque certaines majors de Hollywood ont rejoint la
coalition Blu-ray, elles ont été progressivement rejoint par la quasi totalité des majors de
Hollywood. Ce n’est pas tant la taille de l’alliance dans l’absolu qui est importante que la
taille relative de l’alliance par rapport à une alliance rivale (Backhaus, Budt, Eisenbeiss et
Muehlfeld, 2009). Dans les deux cas étudiés de guerres de standards, c’est l’alliance la plus
grande (respectivement l’alliance VHS et l’alliance Blu-ray) qui sera vainqueur. Dans la
mesure où la guerre de standards se déroule entre des alliances, la taille d’une alliance est un
indicateur de la probabilité de succès de cette alliance – un bloc d’alliances constitué de
nombreux alliés attirera davantage un nouvel allié potentiel car la force de l’alliance
représentée par le nombre de ses membres sera un signe d’une plus grande probabilité de
186
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris gagner. Ce faisant, les leaders des blocs d’alliances essayent d’obtenir des accords exclusifs
avec leurs membres afin d’éviter qu’ils ne participent à une alliance concurrente.
Dans les cas des formats de stockage vidéo, les alliances constituées comprennent
respectivement entre 20 et 50 membres pour le magnétoscope, plus de 200 membres pour le
DVD Forum et entre 150 et 250 membres pour le DVD Haute définition. Le nombre de
membres de ces alliances impliquent nécessairement la présence de rivaux et par conséquent
des comportements coopératifs.
•
Rivaux d’une alliance
Une hypothèse relative à la décision d’une firme de rejoindre une alliance est qu’elle va
préférer rejoindre une alliance qui ne comporte pas de rivaux (Axelrod et al., 1995). Dans la
mesure où elle préfère bénéficier individuellement du standard que l’alliance à laquelle elle
participe essaye d’imposer, une firme peut préférer rejoindre une alliance ne comportant pas
de rivaux directs. Dans le cas où des rivaux sont présents dans l’alliance, les firmes font alors
en sorte de composer des groupes de rivaux de la même taille (Aggarwal, Dai et Walden,
2006).
Les cas du VHS-Betamax, du DVD et du Blu-ray-HD-DVD étudiés dans cet article ainsi que
plusieurs autres cas étudiés dans la littérature (voir Funk, 2009, pour l’industrie du téléphone
mobile ; Cortese, Irvine et Kaidonis, 2009 pour la norme IFRS des industries extractives ;
Lim, 2008 pour l’industrie du paiement mobile ; Leiponen, 2008 dans les télécommunications
sans fils; Lee et Oh, 2008 dans les télécommunications mobiles ; Chiesa, Manzini et Toletti,
2002 pour le secteur multimédia) montrent au contraire la nécessité de réaliser des alliances
avec des rivaux.
Cette constitution d’alliances stratégiques avec des rivaux s’inscrit en effet pleinement dans la
logique des stratégies coopétitives au sein des écosystèmes d’affaires (Dagnino et Padula,
2002 ; Pellegrin-Boucher, 2009). Les firmes concurrentes de différents secteurs se regroupent
effectivement au sein d’écosystèmes d’affaires afin d’imposer un standard contre des
standards supportés par d’autres écosystèmes d’affaires concurrents. Elles coopèrent ainsi au
187
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris sein de l’écosystème d’affaires et se concurrencent pour la place de leader(s) au sein de ce
même écosystème et sur les marchés avec des produits incorporant le standard.
•
Acteurs majeurs dans une alliance
Lors de l’annonce de l’arrêt du développement, de la fabrication et de la commercialisation
des lecteurs HD-DVD en février 2008, Toshiba avance comme raison des modifications
majeures ayant affecté le marché dont la décision de plusieurs revendeurs de premier plan de
ne plus soutenir le format HD-Dvd. Progressivement les majors d’Hollywood abandonnent
Toshiba et la coalition HD-DVD pour rejoindre Sony et la coalition Blu-ray, ce qui va
conduire Toshiba a annoncé le retrait du HD-DVD. Des majors d’Hollywood, seules Warner
Bros et Paramount Pictures abandonnent le HD-DVD en 2008. De même, la décision de
Microsoft de supporter le HD-DVD et l’engagement d’Apple en faveur du Blu-ray constituent
des décisions de poids pour les deux alliances dans la mesure où il s’agit de deux acteurs
majeurs dans leur domaine respectif. Une des raisons du succès du DVD Forum pour imposer
un standard commun de DVD sera la présence des acteurs majeurs des différentes industries
dans cette association 22 .
La présence d’acteurs majeurs des différentes industries composant l’écosystème d’affaires
dans une alliance accroît les chances de succès de cette alliance en renforçant sa capacité à
imposer son standard (Backhaus et al., 2009). Cette présence augmente le pouvoir
d’attractivité de l’alliance tant pour de nouveaux alliés potentiels (une major du cinéma
préférera rejoindre le standard supporté par le plus de majors) que pour les utilisateurs du
standard (un utilisateur préfèrera s’équiper du format de DVD Haute Définition qui possède le
catalogue de films le plus riche).
Dans les deux guerres de standards, et davantage dans le cas Blu-ray-HD-DVD, les coalitions
formées autour des deux standards cherchent à obtenir les accords exclusifs de certains
acteurs dont l’intérêt est également de voir le standard s’imposer. Les leaders des coalitions
essayent notamment d’obtenir les accords exclusifs des constructeurs de l’électronique grand
22
Une des raisons pour lesquelles le DIV-X ne réussira pas à s’imposer au DVD sera l’incapacité de son
principal sponsor, Circuit City, à recruter et à conserver des alliés puissants et nombreux (Tellier, 2006).
188
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris public, des industriels de l’informatique, des studios hollywoodiens ou des réseaux de
distribution, qui sont le plus souvent des concurrents.
4.3. Expérience des firmes au cours de guerres de standards
De la première guerre de standards des années 1970 jusqu’à celle plus récente achevée en
2008, certaines firmes, et notamment Sony et Toshiba, ont participé à l’ensemble des
différentes processus de standardisation des formats de stockage vidéo.
Vainqueur
Perdant
VHS versus Betamax
Coalition JVC-Matshushita
Coalition Sony (Toshiba)
Blu-ray versus HD-DVD
Coalition Sony (JVC-Matsuhista)
Coalition Toshiba
Tableau 2 : Positionnement dans les guerres de standards
La participation de certaines firmes aux différents épisodes de standardisation soulève la
question de l’apprentissage des firmes réalisée au cours des différents processus de
standardisation (Corbel, Lentz et Reboud, 2008 ; Backhaus et al., 2009). La question de
l’adaptation de la stratégie des firmes en fonction des guerres passées se pose notamment.
Dans la première guerre de standards, Sony et Toshiba sont des alliés dans la coalition
Betamax – la première en tant que leader du standard Betamax et la deuxième en tant que
suiveur du standard. Bien qu’elles se retrouvent dans des camps différents lors de la deuxième
guerre de standards, les deux firmes modifient leurs stratégies au regard de l’expérience de la
première guerre de standards et des erreurs réalisées à l’époque (Backhaus et al., 2009).
C’est notamment une stratégie d’alliances défaillante comparativement à celle employée par
la coalition VHS menée par JVC-Matshushita qui a empêché Sony et Toshiba d’imposer le
Betamax sur le marché de masse (Cusumano, Mylonadis et Rosenbloom, 1992 ; Grindley,
1995). Dans la guerre Blu-ray-HD-DVD, Sony et Toshiba développent rapidement un
écosystème d’affaires en réalisant des alliances avec les différents industriels ayant un intérêt
à la victoire du standard. Même si les deux camps adoptent une stratégie identique, le camp
Blu-ray s’impose au camp HD-DVD car il est au final quantitativement et qualitativement
189
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris supérieur. Sony a effectivement réussi à attirer davantage d’alliés et d’acteurs majeurs de
leurs domaines respectifs. L’apprentissage réalisé par Sony et Toshiba entre les deux guerres
montre que les entreprises tirent expérience des guerres de standards dans lesquelles elles ont
déjà été impliquées et adaptent leur façon de jouer une guerre de standards en ne répétant pas
certaines de leurs erreurs.
Cette expérience a des limites dans la mesure où la volonté des firmes à s’engager dans des
guerres de standards reste fortement marquée. Comme nous l’avons vu précédemment, les
occasions de développer des standards communs ont été nombreuses sans que les firmes
concernées ne réussissent à trouver des positions communes, ouvrant ainsi des cycles de
liaisons et de déliaisons. Chacune des coalitions essaye effectivement de transformer son
format en standard, ce qui ne permet pas de trouver un accord favorable à l’ensemble de
l’industrie. Ainsi, bien qu’elle mène des négociations avec Toshiba pour éviter une guerre de
standards dans le cas du DVD Haute Définition, Sony essaye d’imposer sa solution comme
standard. L’argument de Sony est que non seulement sa solution est (techniquement)
supérieure mais présente également l’avantage d’être déjà sur le marché – un argument que
Sony avait déjà utilisé dans le cas de la guerre VHS-Betamax auprès de JVC et Matsushita.
190
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris Conclusion
Dans cet article, nous avons examiné la logique de liaisons et de déliaisons dans l’industrie
des formats de stockage vidéo. Notre contribution porte précisément sur l’analyse des
ralliements et des désistements d’acteurs d’une ou plusieurs industries à des coalitions. Cette
analyse permet de mieux comprendre le succès de certaines coalitions et l’échec d’autres
coalitions à imposer leur standard contre un ou des standards rivaux.
Nous avons ainsi montré que différents types de liaisons et de déliaisons sont utilisées par les
acteurs d’un écosystème d’affaires afin d’imposer un standard. La nature et l’intensité de ces
liaisons ont un impact différent sur la réussite de la coalition et peuvent être sources de
déliaisions au profit d’une autre coalition. Nous avons notamment montré que les alliances
stratégiques qui réussissent sont celles qui comportent comparativement le plus d’acteurs,
sont composées des acteurs majeurs des différentes industries parties prenantes à un
écosystème d’affaires et que la présence de rivaux étaient recherchées dans une logique de
coopétition au sein des écosystèmes d’affaires et de concurrence avec d’autres écosystèmes
d’affaires.
Enfin, nous avons étudié la manière dont les firmes appréhendent une guerre de standards
lorsqu’elles en ont déjà participé à une de ces guerres dans le passé. Bien que les stratégies
soient renouvelées en fonction des échecs et des succès et de la dynamique même des
écosystèmes d’affaires, les firmes continuent de s’engager dans des guerres de standards. La
volonté de Toshiba de développer un nouveau format, le HD DVD DL, annonce déjà l’après
Blu-ray. Cette annonce signifie l’ouverture d’un nouveau processus de standardisation et
pourrait s’accompagner d’une probable nouvelle guerre de standards. Cela permettra de
déterminer dans quelle mesure l’apprentissage des firmes se déroule réellement dans le cadre
d’une guerre de standards.
191
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197
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris Le « feu sage » invisible dans la relation acteurorganisation
Adel ALOUI
Docteur en Génie Industriel et en Sciences de Gestion
ISTEC – Ecole Supérieure de Commerce et de Management
12, rue Alexandre Parodi, 75010 Paris
Tél : 01 40 03 15 68, Fax : 01 40 03 15 89. Site : www.istec.fr
[email protected]
Résumé
Selon une conception classique, l’organisation est une unité ayant un ensemble
de dispositifs capables d’assurer sa finalité et de réaliser ses objectifs. Elle se
base sur la coïncidence des intérêts de ses différents acteurs et sur leur
interaction « apaisée ». Ainsi, une dimension offensive et agressive est très peu
considérée dans l’étude de la relation acteur-organisation. Dans cet article, nous
nous proposons de mettre en lumière cette dimension « polémique » en recourant
aux concepts d’Eros et de Polemos. En effet, plusieurs chercheurs ont mis en
évidence la présence de symboles et de mythes dans l’être de l’organisation.
Nous montrerons l’existence de formes d’oxymore et/ou de causalité des
dimensions érotiques et polémiques dans la relation acteur-organisation et nous
exposerons un certain nombre de leurs figurations. Une lecture systémique
mettra, enfin, la lumière sur les fondements expliquant la coexistence de ce
couple et le rôle que joue un « feu sage » dans la vie d’une organisation.
Abstract
According to a traditional design, the organization is considered as a unit having
a set of devices able to ensure its finality and to carry out its objectives. This
design is based on the coincidence of the interests of its various actors and on
their “alleviated” interaction. Thus, an offensive and aggressive dimension is not
sufficiently considered in the study of the actor-organization relationship. In this
paper, we propose to highlight this “polemical” dimension by making recourse
to the concepts of Eros and Polemos. Indeed, several researchers have
highlighted the presence of symbols and myths in the being of the organization.
We will show the existence of forms of oxymore and/or of causality of erotic
and polemical dimensions in the actor-organization relationship and we will
discuss their representations. A systemic approach will put, finally, the light on
the foundation explaining the coexistence of this couple and the role of a “wise
fire” in the life of an organization.
Mots clés
Acteur, organisation, Eros, Polemos, systémique.
Keywords
Actor, organization, Eros, Polemos, systemic approach.
198
Marketing et management entre Eros et Polemos, Principes de liaison et dé‐liaison en entreprise Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC ‐ Paris Le « feu sage » invisible dans la relation acteur-organisation
Résumé
Selon une conception classique, l’organisation est une unité ayant un ensemble de
dispositifs capables d’assurer sa finalité et de réaliser ses objectifs. Elle se base
sur la coïncidence des intérêts de ses différents acteurs et sur leur interaction
« apaisée ». Ainsi, une dimension offensive et agressive est très peu considérée
dans l’étude de la relation acteur-organisation. Dans cet article, nous nous
proposons de mettre en lumière cette dimension « polémique » en recourant aux
concepts d’Eros et de Polemos. En effet, plusieurs chercheurs ont mis en évidence
la présence de symboles et de mythes dans l’être de l’organisation. Nous
montrerons l’existence de formes d’oxymore et/ou de causalité des dimensions
érotiques et polémiques dans la relation acteur-organisation et nous exposerons un
certain nombre de leurs figurations. Une lecture systémique mettra, enfin, la
lumière sur les fondements expliquant la coexistence de ce couple et le rôle que
joue un « feu sage » dans la vie d’une organisation.
Abstract
According to a traditional design, the organization is considered as a unit having a
set of devices able to ensure its finality and to carry out its objectives. This design
is based on the coincidence of the interests of its various actors and on their
“alleviated” interaction. Thus, an offensive and aggressive dimension is not
sufficiently considered in the study of the actor-organization relationship. In this
paper, we propose to highlight this “polemical” dimension by making recourse to
the concepts of Eros and Polemos. Indeed, several researchers have highlighted
the presence of symbols and myths in the being of the organization. We will show
the existence of forms of oxymore and/or of causality of erotic and polemical
dimensions in the actor-organization relationship and we will discuss their
representations. A systemic approach will put, finally, the light on the foundation
explaining the coexistence of this couple and the role of a “wise fire” in the life of
an organization.
199
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Introduction
L’objectif de cet article est d’étudier la relation acteur-organisation dans ses différentes
dimensions. Dans cette relation, une première dimension prévaut chez plusieurs chercheurs et
théoriciens de l’organisation selon laquelle, par exemple, les intérêts de ce couple sont (et
doivent) être partagés et convergents (Katz et Kahn, 1978 ; Séguin et Chanlat, 1983 ; Perrow,
1986). Acteur et organisation s’unissent naturellement selon une logique de complémentarité
pour établir un ordre et réaliser des objectifs. Or, cela est insuffisant pour définir cette relation
complexe ; il suffirait de considérer les propos et réflexions de Taylor qui parlait d’ennemis,
de guerre et de gestion égoïste pour s’en convaincre (Aktouf, 1999).
La domination de cette première dimension est considérée par Aktouf comme un abus qui
« est d’autant plus dangereux qu’il est sournois, implicite et partie prenante de « bonne
façon » de penser, que seuls des esprits « pessimistes », « sceptiques » ou « gauchisants »
peuvent remettre en cause » (Aktouf, 1999). Considérée seule, elle n’est pas en mesure
d’éclairer la relation du couple acteur-organisation. Les pratiques managériales, les outils de
gestion et les connaissances seraient dans ce cas marqués et non parfaitement adaptés.
Dans cet article, nous tenterons de montrer qu’une dimension offensive, agressive et
caractérisée de tensions est ignorée (ou très peu considérée) dans la réalité de cette relation
complexe et que, pour donner consistance au sens de cette dernière, il faut incorporer deux
dimensions antagonistes entre lesquelles le couple acteur-organisation oscille. Ici, pour
dresser ces deux dimensions ainsi que leurs formes d’expression, nous recourrons aux
concepts d’Eros et de Polemos. Le premier est figuré dans la mythologie grecque comme
principe qui rapproche les opposés, les lie et leur donne forme et vie. Le deuxième est « père
de toutes choses » selon Héraclite ; plus que guerre, combat ou lutte, il signifie agressivité
positive, non destructrice et qui assure justice et progrès.
Dans la première partie, nous discuterons de la présence des mythes dans l’être de
l’organisation et nous mettrons en lumière son impact sur la relation acteur-organisation.
Ensuite, et sous un éclairage des concepts d’Eros et de Polemos, nous étudierons la nature des
rapports entre acteur et organisation. Nous montrerons que des formes d’alliance et
d’oxymore des dimensions érotiques et polémiques peuvent être imaginées. Des exemples
200
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris d’illustration et de figurations de ces formes seront présentés. Enfin, une lecture systémique
des fondements des dimensions « érotiques » et « polémiques » de la relation acteurorganisation sera proposée.
1. L’espace symbolique du mythe dans la relation acteurorganisation
Les conceptions de l’organisation et ses modèles d’analyses ont évolué et varient en fonction
des Ecoles. Selon le modèle classique « l’organisation est vue comme un tout unifié et
cohérent, entièrement structuré par des buts prédéterminés et fixés une fois pour toutes au
service desquels elle se trouve et par rapport auxquels elle est en quelque sorte totalement
transparente » (Friedberg, 1993). Cette conception classique considère que l’intégration de
l’organisation est assurée de manière presque automatique par ses buts et que l’unité et la
cohésion est un résultat « naturel ».
Ces dernières années, force a été de reconnaitre la relativisation et l’éclatement de la notion
même de d’organisation qui doit être considérée comme un « espace social » où s’affrontent
et s’opposent plusieurs rationalités dont la convergence n’est pas naturelle. Cette évolution
conceptuelle met en évidence l’importance et le rôle que joue l’acteur dans la formation et la
structuration de l’organisation. Elle met aussi en valeur la place de la relation acteurorganisation qui détermine le niveau de motivation des acteurs (Argyris, 1964), de leur
participation à la réalisation des buts de l’organisation (March et Simon, 1958).
Le « fait humain », le caractère affectif, sentimental et irrationnel de l’acteur sont donc
intégrés dans cette conception et sont devenus essentiels pour l’explication du fonctionnement
de l’organisation. Cette évolution de la signification de l’organisation a enfin pour ambition
de mettre en œuvre son fonctionnement selon un processus permanent d’actualisation de
l’ordre ou aussi selon un processus de structuration la considérant pas uniquement comme une
structure formelle mais aussi comme un lieu de structuration (Autissier, 2000).
Plusieurs chercheurs et spécialistes de l’organisation ont mis en lumière la présence
d’artefacts, de mythes, de symboles et de rituels qui aident à la compréhension de la
structuration et du fonctionnement des organisations. Cela a mené à forger le concept de
« culture d’entreprise » ou de « culture organisationnelle » et à en faire de lui l’un des
domaines les plus dynamiques de la recherche en organisation (Aktouf, 1990). Concevoir
201
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris l’organisation en tant que phénomène culturel revient à l’étudier sous l’aspect des valeurs, des
idées, des croyances et des mythes qui persistent et qui identifient l’être de l’organisation.
Le mythe est l’un des facteurs les plus déterminants de ce concept ; il joue un rôle de
résolution du problème lié à l’origine de l’homme et participe à la formation de l’identité
(Ricoeur, 1968). Il contribue à la structuration des organisations entre les individus d’une
organisation en jetant à la fois les bases de la signification et celles de la communication. La
présence du mythe dans l’être de l’organisation fournit aux individus une interprétation de
leur identité influençant ainsi leurs actes, leurs stratégies et leurs décisions (Lemaitre, 1984).
Se basant sur cette interprétation, elle leur fournit également des modèles de conduite qui
participent à la régulation morale et sociale de l’organisation.
Ainsi, pour comprendre la conduite des acteurs dans l’organisation on ne peut se dispenser
d’examiner les mythes ainsi que leur mesure de représentation. Smith pense même que la
fonction du mythe, telle que définie comme déterminant principal de la culture, est
universelle ; « Rien ne permet de supposer que notre civilisation puisse se dispenser de
mythes ou de l’équivalent » (Smith, 1968). Le mythe est donc un système explicatif qui joue
un rôle fondamental dans le processus de formation des systèmes de représentation (idées,
sentiments, croyances, etc) et qui se traduisent dans la vie d’une organisation par des actions
et des pratiques.
Comme la relation acteur-organisation doit être articulée aux systèmes de représentations de
l’organisation, elle doit par conséquent être également articulée à ce système explicatif : le
mythe. Comme le souligne Vallée, « un mythe est un énoncé sur la société et sur la place des
êtres humains dans celles-ci, de même que son insertion dans un univers déterminé » (Vallée,
1985). Ainsi, le mythe dans l’organisation transpose dans ses représentations et ses figurations
non seulement les rapports entre les acteurs mais également les rapports des acteurs à
l’organisation. Il est alors affaire collective (considérée comme sacrée et donc vraie) et affaire
de passage à des actes et à des situations concrètes.
202
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris 2. Rapports « érotiques » et « polémiques » entre acteur et
organisation
Les rapports et l’interaction acteur-organisation sont une clé d’analyse essentielle pour
comprendre comment les actions et les stratégies s’articulent dans l’espace organisationnel.
L’approche de « système d’action concret », en dépassant la simple vision mécaniste de
l’organisation, conteste l’idée de rationalité et se centre sur l’action sociale des acteurs
(Crozier, 1977). Ce système d’action est construit sur un réseau de relations entre les acteurs
eux-mêmes et entre les acteurs et l’organisation où ils négocient, adhèrent, échangent,
coopèrent, s’affrontent, fonctionnent à partir des relations de confiance et de méfiance et se
mettent parfois dans des situations conflictuelles.
Le système d’action créé au sein d’une organisation, maintenu et entretenu en fonction des
intérêts des acteurs, des contraintes et des constructions sociales de la réalité met bien en
évidence la coexistence des deux dimensions antagonistes (mais complémentaires, nous le
montrerons) dans l’être d’une organisation. Ce sont les enjeux individuels et les intérêts des
acteurs qui déterminent la nature de ces dimensions. Pour défendre ses enjeux ou réaliser ses
objectifs, l’acteur (ou l’organisation) adopte plusieurs postures qui tournent autour de la
négociation, de l’affrontement, de la coopération, de la séduction, etc. Comme le souligne
Morgan, toutes les relations entre les acteurs ne sont pas figées et s’établissent et évoluent
selon une considération politique de l’organisation (Morgan, 1999)
Toutes ces postures permettent une forme d’ajustement des rapports du pouvoir et de
dépendance entre les parties. L’organisation est ainsi considérée comme un lieu de pouvoir et
de gouvernement pouvant varier selon les règles et les systèmes politiques mis en place
(Morgan, 1999). Certaines organisations auraient des systèmes de gouvernement
démocratique donnant lieu à une forme de gestion pacifique et certaines d’autres peuvent se
montrer extrêmement autoritaires entrainant l’apparition de tensions et de situations
conflictuelles. Dans tous les cas, les postures résultantes des acteurs dans les deux
configurations peuvent se classer dans deux catégories : postures « érotiques » et postures
« polémiques ». Les deux situations sont des jeux à somme non-nulle car elles peuvent être
profitables comme elles peuvent être également dommageables pour la relation acteur203
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris organisation. Dans ce qui suit, nous nous proposons d’étudier ces deux postures sous un
éclairage des concepts d’Eros et de Polemos.
2.1. Eros et Polemos dans la mythologie grecque : un bref aperçu
Dans la mythologie grecque, Eros est le dieu de l’Amour. Depuis l’ère archaïque jusqu’à
l’époque alexandrine et romaine, sa personnalité a beaucoup évolué pour prendre diverses
figures. « Dans les plus vieilles théogonies, Eros était considérée comme un dieu né en même
temps que la terre et sorti directement du chaos primitif » (Grimal, 1969). Plusieurs mythes
furent imaginés lui donnant des généalogies différentes 23 , mais Eros demeura toujours une
force fondamentale du Monde assurant la continuité des espèces et la cohésion interne du
Cosmos. Il s’agit là de la signification essentielle d’Eros malgré les légères différences de sa
conception. « Le plus important n’est pas la manière, la forme : c’est le fond » (Aktouf,
1990).
Polemos, quant à lui, serait la fille d’Eris (discorde) source de conflit, de lutte et
d’antagonisme. « Il est le père de toutes choses, le roi de toutes choses. Des uns il a fait des
dieux, des autres il a fait des hommes. Il a rendu les uns libres, les autres esclaves » (Brun,
1965). Le concept de Polemos considère que justice et progrès sont le résultat de lutte et que
« toutes choses naissent selon la lutte et la nécessité » (Brun, 1965). Il légitime la division en
vainqueurs et vaincus et cautionne une vision offensive et agressive du monde. Polemos voit
dans le conflit et dans la lutte une violence bienfaisante ; « tout ce qui est grand se dresse
dans la tempête » et « dans la confrontation advient le monde ».
Eros et Polemos forment un couple à la fois antagoniste et complémentaire ; Empédocle
associait ce couple comme fondements du cosmos et principes, d’une part, de liaison donnant
forme et vie au monde et, d’une autre part, de division par lequel l’inerte reprend ses droits. A
travers ces deux notions divines, nous essayerons de montrer leur présence dans l’être de
l’organisation et, en particulier, dans les rapports acteur-organisation. Cet essai n’est autre
qu’un moyen de réhabilitation d’une forme de « raison contradictoire » dans les organisations
qui serait un levier d’analyse et de management.
23
« Parfois, on en fait le fils d’Ilithye, ou celui d’Iris, ou celui d’Hermès et d’Artémis chthonienne, ou – et c’est
la tradition la plus généralement acceptée – le fils d’Hermès et d’Aphrodite » (Grimal, 1969).
204
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris 2.2. Les figurations des concepts d’Eros et de Polemos dans la relation acteurorganisation
Par suite de la présence de mythes dans l’être de l’organisation, il se crée un certain nombre
de symboles, véritables écritures et figurations conventionnelles désignant les sens de ces
mythes. A travers les concepts d’Eros et de Polemos, nous dresserons un certain nombre de
situations dans lesquelles des dimensions « érotiques » et « polémiques » se manifestent. Il
s’agit d’un essai d’articulation entre vie et pratiques concrètes et concept représentationnel
des mythes d’Eros et de Polemos. Cette articulation semble « évidente » puisque « le monde
matériel est en harmonie rigoureuse avec le monde immatériel » (Vallée, 1985).
Si l’association des figures d’Eros et de Polemos n’est pas neuve dans la mythologie, nous
mettons en œuvre les rapports qu’ils tiennent dans la relation acteur-organisation et qui sont
de deux natures : opposition ou antagonisme et causalité ou oxymore. Toutefois, ces rapports
complexes ont de possibles ramifications car la réalité organisationnelle est elle aussi
complexe.
a) Des rapports d’opposition :
Dans les rapports qu’ils entretiennent, Eros et Polemos représentent, tout d’abord, un couple
de contraires. Tandis qu’Eros est une force unificatrice qui donne forme et vie, Polemos est
une agressivité positive, combat et lutte24 . Ces deux concepts sont donc opposés et perçus,
naturellement, comme antagonistes. Le premier est symbole d’une unité fédératrice autour des
intérêts et des objectifs, le deuxième est symbole de divergence et de désaccord.
Dans la pensée organisationnelle et managériale, le premier concept traduit l’essence d’une
organisation et surtout son interprétation primaire selon le modèle classique : un lieu principal
d’action collective qui supposerait union, fusion et partage. Les rapports acteur-organisation
seraient ainsi harmonieux et les intérêts en jeu seraient partagés. Ici, une forme d’englobement
et d’harmonie marque la nature de la relation acteur-organisation. Ce concept, nous l’avons
vu, a un caractère réducteur de la conception unitaire et instrumentale de l’organisation
(Friedberg, 1993).
24
Dans la mythologie grecque, « exister » signifie l'emporter sur un partenaire, dominer et être excellent. Cette
victoire ne signifie pas pour autant l'annulation radicale de l'autre.
205
Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Le deuxième concept traduit une vision belliqueuse de l’organisation qui légitime les
divisions et qui voit dans les conflits et les luttes un moyen de progrès et de dynamique. Ce
concept « guerrier » se manifeste essentiellement par les conflits des intérêts et par les
tensions qui peuvent exister entre les acteurs. En effet, une organisation « présente des zones
d’incertitude et de possibilités de poursuivre des buts individuels différents des buts de
l’organisation » (Scheid, 1990). Les rapports interpersonnels dans une organisation ne sont
donc pas forcément d’union, d’homogénéité ou de monolithisme (Aktouf, 1990). Ce concept
de conflit, générateur de tensions et parfois de « guerres », n’est pas propre aux organisations
mais il se manifeste dans plusieurs domaines.
b) Des rapports de causalité et d’oxymore :
Outre les rapports d’antagonisme qui les opposent, Eros et Polemos tiennent également des
rapports de causalité et d’oxymore. Cette idée nous renvoie à la question philosophique :
l’amour peut-il côtoyer la haine ? Dans le domaine de la relation acteur-organisation, cette
alliance se base sur un concept paradoxal quant à l’être d’une organisation : l’englobement et
l’opposition (Dumont, 1979). En quelque sorte, comme le signale Aktouf, l’organisation est
un espace où les acteurs s’englobent et s’excluent, s’imbriquent et se distinguent à partir d’un
certains nombre de critères tels que idéologique, de pureté ou d’impureté (Aktouf, 1990). En
faisant référence aux travaux de Condominas sur la culture de Mnon Gar de la vallée du
Mekong, l’organisation serait un « espace social » qui peut présenter une culture d’opposition
ou de clivage au même titre d’une culture d’union et d’accord (Condominas, 1980).
Causalité
Situations
« polémiques »
Situations
« érotiques »
Situations polémiques
« érotisées » :
Causalité
Situations d’oxymore
Rapport d’oxymore et de causalité entre situations érotiques et situations polémiques
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Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris Cette conception de l’organisation selon laquelle s’entremêlent les deux dimensions érotiques
et polémiques est soutenue et entretenue par des éléments constitutifs et universels renvoyant
profondément à la formation des croyances, dont le plus important est le mythe. Ainsi, les
rapports de causalité et/ou d’oxymore entre Eros et Polemos trouvent leur sens dans ce
schéma conceptuel. Dans ce qui suit, nous essayerons d’exposer quelques situations où ces
rapports sont illustrés. Il s’agit de situations où des rapports interpersonnels et/ou des
éléments constitutifs de la personnalité des acteurs (attitudes, croyances, valeurs,
symboles,…) permettant de rendre compte de cet aspect.
La première expression des liens qu’entretiennent les situations érotiques et polémiques en
matière de relation acteur-organisation est, sans doute, les situations conflictuelles. Tout
d’abord, on notera le lien irréductible entre conflit et interdépendance, c’est-à-dire entre
conflit et échange et entre conflit et coopération. En effet, une interdépendance entre deux
éléments est structurellement déséquilibrée. De ce déséquilibre entre les rapports
interpersonnels naissent les tensions et les conflits. Un acteur entre dans un conflit soit parce
qu’il veut obtenir la coopération d’autres individus pour la réalisation d’un projet, soit parce
qu’il souhaite attirer l’attention à un vrai problème qui touche toute ou partie de
l’organisation. La finalité d’un conflit peut alors être le rassemblement, la justice ou la
résolution d’un problème qui affecterait la cohésion et l’unité de l’organisation. Ce point de
vue correspond au sens même donné au conflit par le concept de Polemos.
Une autre dimension de ce rapport d’oxymore qui apparait dans un conflit s’exprime dans
l’épreuve de force incarnée par ce dernier et en laquelle des individus isolés se rassemblent en
mettant en commun leurs forces pour former une unité contre la partie adversaire (Jollivet,
2005). Ce principe de « communauté de lutte » érotise le conflit et introduit ainsi une part
d’amour et d’union dans la situation polémique. Une autre part d’érotisation d’une situation
conflictuelle, et donc de rapport d’oxymore entre dimensions érotiques et dimensions
polémiques, réside dans l’amour des hommes pour la guerre. Ainsi, coexistent les deux
dimensions dans une situation conflictuelle.
Enfin, une situation conflictuelle ou polémique peut être érotisée dans le cas où l’acteur entre
en conflit avec l’organisation qu’il « aime ». Cette configuration est de plus en plus visible
dans le contexte actuel de crise où les événements de licenciement et de choix stratégiques
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Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris parfois radicaux sont devenus fréquents. Ces événements ne sont pas sans effets sur la nature
de la relation acteur-organisation et conduisent parfois à des mouvements de « révolte », de
désobéissance et à des tensions fortes. Le moteur principal de ces mouvements menés par les
acteurs est, paradoxalement, leur attachement et leur amour à l’organisation. Comme le
montre bien Cléach à travers l’exemple du mouvement des gendarmes de décembre 2001, la
désobéissance et le conflit peuvent être un outil de défense de métier et un mode de régulation
(Cléach, 2007).
En termes de causalité, et toujours par rapport aux situations conflictuelles, l’intérêt porté aux
vertus régulatrices des conflits n’est pas nouveau (Reynaud, 1979 ; 1988 ; 1999), (Groux,
1996 ; 1999). Lorsque les intérêts divergent et les volontés particulières ne trouvent pas de
terrain d’entente, le conflit peut jouer un rôle de régulation. Selon Smelser, le conflit a une
fonction de réduction des tensions qui portent sur des normes, des valeurs, des
dysfonctionnements organisationnels ou des déficits institutionnels (Smelser, 1962). Une
forme de causalité entre une situation polémique et une situation érotique (situation avec
moins de tensions et plus de partage de visions) peut alors être imaginée. Là, il ne faut pas
oublier, que d’après certaines vieilles théogonies, la naissance même d’Eros est faite à l’issue
d’un chaos : « Eros est sorti directement du chaos primitif, et c’est comme tel qu’il était
adoré, à Thespies, sous la forme d’une pierre brute » (Grimal, 1969).
Ce rapport de causalité peut exister dans les deux sens ; une situation érotique peut être
l’origine d’une situation polémique. En amour par exemple, à la fois on aime un être et on
peut lui en vouloir inconsciemment de nous contraindre à tant dépendre de lui. D’où le fait
que l’on puisse essayer de faire souffrir l’être aimé. Dans le domaine de l’organisation,
l’acteur peut entrer dans une situation de conflit contre toute ou partie de son organisation afin
de la défendre. Il s’agit là d’une situation particulière et que l’on constate de plus en plus dans
ce contexte de crise économique ; une situation qui exprime la divergence entre les logiques
d’acteurs qui reposent sur des rationalités antagonistes (Cléach, 2007). Ainsi, une
confrontation nait entre une logique de la « pratique », celle des salariés qui visent la défense
de leurs intérêts et/ou de leur métier, et une logique de la « règle », celle des dirigeants qui
visent la performance et l’efficacité dans un contexte économique difficile.
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Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris L’organisation présente ainsi ce couple de contraires qui alternent périodiquement selon des
degrés favorisant exceptionnellement une dimension par rapport à l’autre. Ce jeu alternatif
semble d’ailleurs être le principe auquel obéit l’univers entier et selon lequel « les réalités
finies doivent se différencier jusqu’à s’opposer, tout en étant en même temps fortement
solidaires les unes des autres » (Wunenburger, 2005). Cet état d’oxymore est donc un
principe d’équilibre qui définit l’être même de l’organisation. En ce sens, la dimension
polémique pourrait être vue non pas comme un phénomène anormal, inopportun et
pathologique mais une expression naturelle des dysfonctionnements des rapports
interpersonnels ou d’une cohérence défaillante de l’organisation.
3. Une approche systémique des dimensions érotique et
polémique
Dans les théories des organisations, deux démarches sont alternativement (ou simultanément)
considérées selon que l’accent est mis sur les composants de l’organisation (acteurs ou
individus) ou sur l’organisation dans sa globalité. La première démarche est analytique et a
pour objectif d’étudier les enjeux, les comportements et les stratégies des acteurs au sein de
l’organisation. La deuxième démarche est holistique et adopte une vision globale et
intégratrice de « l’entreprise à plusieurs » (Sainsaulieu, 1986). Elle a pour objectif principal
d’étudier l’organisation dans sa globalité et la considère ainsi comme « un foyer de
production identitaire » qui se caractérise par une propension à produire des valeurs, des
normes et des représentations (Donnadieu, 1993).
L’environnement actuel, de plus en plus instable et mutant, met l’organisation dans une
situation de tension dynamique permanente. Cette situation pousse l’organisation à chercher
sans cesse un état d’équilibre permanent. Dans ce processus d’adaptation continue, de
nouvelles interactions se créent, de nouveaux objectifs s’imposent et une forme de désordre se
met en place. Cet environnement de tension dynamique est parfaitement favorable à
l’apparition de quelques situations conflictuelles ou « polémiques » qui participent à la
fonction de régulation et d’équilibre. Plusieurs expressions de ces situations dans le domaine
des rapports acteur-organisation sont possibles, notamment les antagonismes entre les
membres d’une équipe dans le cas d’un désaccord sur les objectifs et les buts.
Toutes les situations polémiques qui peuvent prendre forme dans une organisation sont le
résultat d’une multiplication et d’une complexification des interactions entre les acteurs. En ce
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Marketing et management entre Eros et Polemos,
Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris sens, elles reflètent un caractère dynamique croissant de l’organisation qui rend les
comportements imprévisibles et non déterministes. Cette vision a le mérite à la fois d’accepter
la multiplicité des interactions, la dynamique de l’organisation et l’imprévisibilité du
comportement de l’acteur en lui restituant son autonomie vis-à-vis ses propres motivations et
buts (Friedberg, 1993). En d’autres termes, les situations polémiques trouvent déjà leur
explication et leur raison d’être dans la systémique (ou la dynamique des systèmes) dans la
mesure où elles naissent de la structure causale de l’organisation et de la multiplicité des
interactions entre ses constituants.
Par rapport au principe de l’organisation, la systémique nous enseigne qu’il existe un ordre
dans le chaos. Cet ordre qui se forme dans le chaos et à partir de lui est sans doute la preuve
que le chaos n’est pas un pur désordre mais qu’il porte en lui un ordre virtuel ou potentiel qui
peut s’actualiser et apparaître ou réapparaître. En ce sens, une situation polémique peut avoir
une acception positive dans la mesure où elle est un stimulus (plus ou moins violent) et qui
oblige l’organisation à passer d’un « état stationnaire d’équilibre instable » à un autre.
Cette acception positive trouve sens aussi dans le principe de l’entropie. Dans un monde porté
par celle-ci, pour maintenir et reproduire sa structure et son ordre, l’organisation a besoin d’un
apport extérieur d’énergie afin de compenser son entropie interne. Les situations polémiques
peuvent, dans certaines mesures, apporter une forme d’énergie qui compenserait la tendance
« naturelle » à la désorganisation. Le « feu » entrainé par les conflits, par exemple, permet un
apport énergétique et conduit l’organisation à tendre, même si c’est dans la douleur et
l’affrontement, à un nouvel état d’équilibre. Ce feu, allumé et éteint selon la mesure n’est
alors que la fin d’un cycle périodique de régénération de l’organisation.
Vue sous l’angle des termes de l’entropie, l’évolution de l’organisation repose sur un
équilibre entre deux tendances : entropique (tendance à la désorganisation) et néguentropique
(tendance à l’organisation). En matière de relation acteur-organisation, cet équilibre est assuré
par les formes d’alliance et de causalité entre le couple des dimensions érotiques et
polémiques. Un concept de « feu sage » n’est alors que le visage thermodynamique de toute
régénération, réorganisation, production et de reproduction d'organisation.
Enfin, instabilité, désordre, chaos et théories de systèmes apparaissent comme une limitation
de certaines théories classiques de l’organisation : l’ordre, la stabilité, le contrôle et le
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Actes du colloque scientifique organisé par l’ISTEC - Paris déterminisme. Comme nous l’avons évoqué, ces théories se sont largement développées sur
l’exclusive considération de schémas idéaux et sur le rejet d’un côté « humain » des acteurs.
Ainsi, la reconnaissance de ces dimensions chaotiques, désordonnées, instables et polémiques
de l’organisation témoigne d’une prise en compte de l’aspect réel, ouvert, dynamique et
humain.
Conclusion
L’acteur devrait être couplé à l’organisation comme être qui participe à sa régulation, et non
pas seulement comme un être qui la conçoit, la dirige ou la sert en lui fournissant de l’effort
ou de la matière. Ainsi, des liens économiques ou managériaux sont des liens plutôt
d’extériorité pour qu’ils soient pertinents (seuls) dans l’analyse et la compréhension de ce
véritable couplage. A ce niveau, il est nécessaire de repenser les rapports acteur-organisation
afin d’intégrer des dimensions affectives conduisant parfois à des états offensifs et agressifs.
Les luttes et les conflits sont partout et il conviendrait donc de les considérer dans la relation
acteur-organisation et d’en accepter l’ubiquité pour en mieux contrôler les dérives.
Connaitre ou reconnaitre la coexistence des dimensions érotiques et polémiques dans la
relation
acteur-organisation
s’avère
une
condition
nécessaire
pour
sa
meilleure
compréhension. Cela permettrait de conduire à une attitude d’ouverture active et de recherche
éclairée sur les phénomènes en jeu. « Cet ordre du monde…, était toujours, il est et il sera, feu
toujours vivant, s’allumant en mesure et s’éteignant en mesure», « un feu sage est auteur de
l’administration du monde » (Conche, 1986).
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Principes de liaison et dé-liaison en entreprise
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