1
D’UNE INNOVATION MANAGÉRIALE À UNE
INNOVATION ORGANISATIONNELLE : LE
CAS DE L’ARTICULATION ABC-GRC.
Zouhair DJERBI - ESSCA
Résumé : L’introduction d’une innovation de
gestion un modèle par activités et processus
articulé avec la GRC (Gestion de la Relation
Clients) - au sein d’une PME, néficie de
conditions favorables à son implémentation et sa
routinisation. Pourtant, l’outil subit des évolutions
conduisant à transformer l’organisation. Une étude
longitudinale permet de mettre en évidence les
opérations de traduction et d’intéressement qui ont
conduit à transformer l’outil et à mettre en œuvre
une nouvelle forme organisationnelle. Cette
recherche permet ainsi de renouveler le regard
théorique sur l’introduction d’une innovation
managériale et sur son cycle de vie.
Mots clés : Innovation managériale, traduction,
intéressement, organisation.
Abstract :
The introduction of a managerial innovation
based on ABC CRM articulation - within a SME,
benefit of favorable conditions for its
implementation and routinization. However, the
tool undergoes changes leading to a transformation
of the organization. A longitudinal study highlights
the translation operations which led to the
transformation of the management tool and to the
implementation of a new organizational structure.
The findings of this research enable to renew the
theoretical view on the introduction of a managerial
innovation and its life cycle.
Key words: managerial innovation, traduction,
organization.
.
2
Introduction
Sous la contrainte d’un environnement de plus en plus concurrentiel, les entreprises cherchent
constamment à innover. Ceci est particulièrement vrai dans le domaine de la gestion les
managers sont confrontés à une obligation de résultat lors de la mise en place d’un nouvel
outil de gestion. La recherche sur les conditions de succès de l’introduction des innovations
de gestion au sein des organisations (Evan et Black, 1967 ; Rogers, 1995 ; Shields, 1995 ;
David, 1996 ; McGowan et Klammer, 1997, Alcouffe, Berland et al., 2003 ; Alcouffe, 2004)
et sur les conditions d’appropriation (Chalayer-Rouchon, Perez et al., 2012) ou d’assimilation
(Godowski, 2003) des outils de gestion ont suscité l’intérêt des chercheurs et ont fait l’objet
d’une importante littérature. Mais peu de recherches se sont intéressées au processus de
développement et d’intégration d’une innovation managériale et à sa capacité à réinterroger la
structure organisationnelle pour la rendre plus « fertile » à l’innovation. Il nous semble que la
théorie de la traduction, issue de la sociologie, constitue une grille de lecture pertinente pour
mieux saisir les caractéristiques conduisant à l’implémentation d’une innovation de gestion.
Contrairement aux travaux visant à expliquer la diffusion des innovations managériales
(Bjornenak,1996 ; Malmi,1996, 1999 ; Alcouffe, 2012) ou les obstacles à leur diffusion au
sein des organisations (Godoswki, 2003), notre objectif est d’identifier comment l’innovation
managériale réinterroge l’organisation pour assurer sa pérennité, tout en conduisant à une
innovation organisationnelle. Dans cette optique, une étude longitudinale permet d’étudier le
cycle de vie de l’innovation managériale, au travers du prisme de la théorie de la traduction.
Nous nous inscrivons dans le champ de la recherche en sciences de gestion qui ne se focalise
pas uniquement sur la vision instrumentale des outils de gestion mais élargit ce champ pour
mieux comprendre les dynamiques organisationnelles générées par les outils de gestion
(Grimand, 2012), et particulièrement les innovations de gestion. Cet article cherche ainsi à
renouveler le regard porté sur ces dynamiques.
L’article est structuré en quatre parties. Dans la première partie, nous présenterons les
concepts théoriques utilisés : il s’agit de comprendre d’une part ce qu’est une innovation de
gestion et d’autre part d’utiliser le modèle de la traduction pour mieux comprendre le
développement d’une innovation de gestion et ses interactions avec l’organisation. Nous
présenterons ensuite succinctement l’étude du terrain ainsi que la méthodologie mise en
œuvre. Dans la troisième partie nous exposerons les résultats tirés d’une étude de cas
longitudinale relative à la mise en place de l’articulation ABC-GRC
1
au sein d’une PME. La
partie suivante nous amènera à discuter des implications théoriques de cette innovation : son
évolution et son impact organisationnel. En conclusion, nous apporterons un éclairage
complémentaire sur la relation dichotomique innovation de gestion/organisation.
1
ABC : Activity-Based Costing, Comptabilité par activités ; GRC : Gestion de la relation clients.
3
1. Revue de littérature
Il convient dans un premier temps d’apporter un éclairage sur le concept d’innovation
managériale, face aux multiples définitions proposées (Godoswki, 2003). Ce qui nous
permettra ensuite de montrer en quoi l’outil de gestion développé au sein de l’entreprise
constitue une innovation de gestion.
Dans un second temps, nous analyserons la théorie de la traduction et de l’intéressement et
montrerons en quoi elles sont utiles pour aborder le développement d’une innovation
managériale au sein d’une organisation.
1.1 L’innovation managériale
Pour Alcouffe (2003), l’innovation se distingue de l’invention : l’innovation est l’introduction
de la nouveauté au sein des organisations. L’innovation revêt ainsi une dimension plus sociale
que l’invention. Nous souhaitons reprendre la finition proposée par Alcouffe (2003) : un
outil de gestion est considéré comme une innovation dès lors qu’il est perçu comme nouvelle
par les acteurs. L’innovation managériale se distingue de l’innovation technologique, entre
autres par le caractère éminemment tacite des savoirs qu’elle porte (Alcouffe, 2004). Elle «
prend place au sein du système social de l’organisation, qui correspond à l’ensemble des
relations entre les individus qui interagissent dans l’accomplissement d’une tâche donnée,
mais aussi les règles, rôles, procédures et structures qui concernent les relations entre les
membres de l’organisation et entre l’organisation et son environnement »
Avant que l’innovation managériale n’intègre la phase de routinisation, elle doit passer, selon
le modèle de Rogers (1995), par plusieurs étapes préalables structurées autour de deux
grandes phases que sont l’initiation et la mise en œuvre, comme le souligne la figure 1.
Figure 1 Processus d'adoption d'une innovation au sein d'une organisation (d'après ROGERS, 1995,
p.392)
La première phase consiste à identifier un problème et à le relier à l’innovation : pour
l’entreprise, le problème est constitpar un constat d’écart de performance, ce qui relève, à
I. Initiation II. Mise en œuvre
Décision d’adoption
#1 #2 #3 #4 #5
Processus organisationnel de mise en œuvre de l’innovation
Identification
d’un problème Mise en relation
problème/innovation Redéfinition/
restructuration Clarification Ancrage dans
les routines
4
ce titre, d’une perspective de choix efficient (Abrahamson, 1991). Cette première phase se
termine par la décision ou non d’adopter l’innovation.
Durant la seconde phase, il s’agit d’adapter l’innovation aux caractéristiques de
l’organisation. Il s’agit d’essayer d’intégrer les routines existantes (Scapens et Burns, 2000),
de façon à ce que l’outil soit le moins possible en contradiction avec celles-ci. Cette phase
constitue un processus d’apprentissage l’outil est adopté par un nombre croissant
d’utilisateurs qui lui confèrent un sens. C’est ce qui permet, en partie, de réduire l’incertitude
sociale constituée par les conflits potentiels portés par le projet (Gerwin, 1988).
En ce qui concerne notre objet de recherche, l’articulation ABC- GRC, il est possible de la
caractériser comme une innovation managériale. Il faut préciser ici que la modélisation ABC
n’est pas nouvelle en soi. Cette méthode de calcul économique est apparue en France au début
des années 1990. De même, la GRC ne constitue plus à l’heure actuelle une innovation. C’est
la combinaison des deux dispositifs visant à piloter les coûts et la valeur qui est perçue
comme une nouveauté, au moins au niveau de l’organisation nous réalisons
l’expérimentation.
En effet, en premier lieu ce nouveau dispositif de gestion est perçu comme nouveau par les
acteurs qui l’adoptent (Alcouffe, 2004). En second lieu, ce dispositif de gestion produit de
nouvelles connaissances pour les acteurs. En effet, l’entreprise ne disposait, au départ,
d’aucun système de calcul de coût complet. En outre, l’articulation des données issues du
modèle ABC avec la GRC offre une vision centrée sur la gestion des coûts et de la valeur. Ce
qui apporte une visibilité en termes d’offres et accroît donc le stock de connaissances à
disposition de l’entreprise. Ce nouveau dispositif influence directement les pratiques
managériales au sein de l’organisation étudiée (Lafontaine, 2003) : des informations nouvelles
sur les coûts permettent aux dirigeants et aux contrôleurs de gestion d’adapter leurs actions.
En outre, elle ouvre de nouveaux champs d’analyse et de prévision stratégiques. Cette
dernière caractéristique confère ainsi à notre objet de recherche le « statut » d’innovation
managériale.
Après avoir démontré le caractère innovant du dispositif de gestion mis en place par
l’entreprise, il convient d’analyser son évolution et son développement au sein de l’entreprise.
Pour ce faire, nous utilisons la grille de lecture théorique fournie par la théorie de la
traduction.
1.2 Modèle de la traduction et de l’intéressement
La théorie de la traduction, issue de la sociologie de l’innovation, intéresse les chercheurs en
sciences de gestion (Godowski 2003 ; Lorino, 2005 ; Lorino et Teulier, 2005 ; De Vaujany,
2006) car elle offre, entre autres, une grille de lecture pertinente sur les innovations en
gestion. Cette théorie, développée par Callon et Latour, est basée sur l’idée que les inventions
techniques n’impactent pas uniquement son initiateur et son environnement mais est
susceptible d’intéresser également des acteurs a priori éloignés des enjeux de cette invention.
Elle permet ainsi de mieux saisir les phénomènes de diffusion des innovations. Il s’agit alors
de comprendre comment des acteurs éloignés des enjeux de l’innovation s’intéresseraient à
celle-ci alors même qu’ils ne sont pas dotés des compétences nécessaires pour comprendre
5
l’innovation. L’initiateur de l’innovation et ses destinataires ont en effet un langage et des
connaissances spécifiques pour appréhender l’innovation. Callon et Latour ont ainsi
développé le concept de traduction, permettant de transformer « un énoncé problématique
particulier dans le langage d’un autre énoncé particulier » (Latour, 1992, p. 19). La traduction
agit par boucle progressive afin d’atteindre un accord entre les acteurs, disposant d’un langage
et d’intérêts parfois divergents (Akrich, Callon et al., 1988). Ce cadre théorique, malgré ses
limites, constitue une grille intéressante pour comprendre les phénomènes de diffusion des
innovations en gestion et notamment les difficultés liées à la vision territorialisée des acteurs
de l’organisation, souvent focalisés sur leurs intérêts propres. Ainsi, pour Bollecker (2004), le
contrôleur de gestion peut jouer le rôle de traducteur afin de résoudre les difficultés de
coordination entre autres.
Pour Hussenot (2006) la théorie de la traduction appréhende les innovations sous forme de
processus itératifs où s’entremêlent un jeu de négociation entre les acteurs et les objets
techniques. Ce qui rejoint l’idée d’Alter (2010) selon lequel l’innovation prend vie dès lors
qu’elle est « réinventée », qu’on lui confère du sens adapté au contexte culturel.
En ce qui concerne le contrôle de gestion, celui-ci a connu de nombreuses innovations
managériales, certaines ayant plus ou moins connu une forte diffusion. La théorie de la
traduction voit l’innovation comme une succession d’épreuves, ponctuées de boucles
itératives, et de transformations non prévisibles au cœur d’un réseau d’acteurs (Hussenot,
2006). Les innovations en contrôle de gestion, souvent à l’initiative du contrôleur de gestion
et/ou de la direction générale, peuvent également être vues comme une succession d’épreuves
et de transformations. L’innovation managériale est alors le fruit de négociations par boucles
progressives au sein d’un ensemble d’acteurs, à l’image du modèle ABC (Godoswki, 2003).
Parallèlement à ces opérations de traduction, se développent des opérations d’intéressement
c’est-à-dire des mécanismes permettant de déplacer les intérêts des acteurs (Akrich, Callon, et
al., 1988). En effet, les acteurs doivent également être intéressés par l’innovation pour profiter
pleinement des bénéfices de la traduction. Pour Akrich, Callon et al. (1988) le modèle dit
tourbillonnaire est mieux à même d’expliquer les phénomènes liés à l’innovation que le
modèle linéaire (suite d’étapes irréversibles). Le modèle tourbillonnaire génère des boucles
itératives se réalisent des transformations de l’innovation. Ce qui conduit à la nécessité
d’adaptation et de compromis. Ces confrontations transforment les acteurs par le fait que ce
processus génère des savoirs, des modalités organisationnelles et des dispositifs techniques
(Hussenot, 2006). Ces boucles itératives sources de négociation impactent considérablement
le processus d’appropriation de l’innovation et est tributaire de la participation active des
acteurs qui souhaitent faire avancer le projet. Pour Akrich, Callon et al. (1988), l’innovation
« c'est l'art d'intéresser un nombre croissant d'alliés qui vous rendent de plus en plus fort ».
Au fur et à mesure des boucles itératives, le processus cumulatif favorise un intéressement
croissant des acteurs de l’organisation, notamment grâce aux porte-parole. Ce qui, in fine,
produit une dynamique de l’interprétation de l’innovation qui favorise une vision structurante
pour les acteurs (Wong, 2004).
1 / 21 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !