ENJEUX ET PERSPECTIVES (CRITIQUES) DU NARRATIVISME
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raconter des histoires. La narration serait alors le moyen le plus simple,
le plus efficace et le plus pertinent de décrire et de faire comprendre les
éléments à enseigner. Le récit serait ainsi au cœur même de la pédagogie, au
cœur d’une pédagogie qui reposerait avant toute chose sur la qualité et le
statut des exemples choisis.
Néanmoins, aucun récit historique n’invente à proprement parler les
faits passés qu’il énonce, même s’il est vrai qu’en les énonçant, il contribue
à les reconstruire à partir des traces qu’ils ont laissées et à leur donner ainsi
une logique, généralement causale, qui permet à la fois de les énoncer, de
les comprendre et enfin de les rendre comparables. Une telle démarche est
à la fois scientifique et créative, narrative et critique. Cette redescription du
passé à partir des traces qui ont été laissées peut être considérée comme un
act of meaning, comme un acte de signification provisoire, dont l’élabora-
tion constante est réalisée autant de manière individuelle que collective.
Il ne s’agit donc ni de revivre le passé, ni d’en tirer une quelconque leçon,
mais plutôt de le comprendre en en écrivant l’histoire, et cela passe néces-
sairement par l’enseignement des résultats obtenus. Nous nous trouvons
là face au second niveau de la critique, niveau que le récit certes prépare,
mais de manière plus ou moins périphérique cette fois. La compréhension
critique du passé se déploie en conséquence comme une réponse possible
des historiens aux attentes de la communauté (Rancière, ) en matière
de mémoire et d’identité collectives dont ils contribuent à apprivoiser les
significations (Hinchman, )³, et ce quel que soit le type d’identité auquel
on se réfère : l’enfance, l’université, la nation, le genre, la confession ou la
race. Les histoires que l’on raconte ont donc une certaine opérativité, et leur
compréhension peut alors devenir un utile instrument de critique sociale.
C’est le cas par exemple de l’usage du narrativisme dans le domaine
juridique par les tenants de la Critical Race eory (CRT), ces juristes iden-
titaristes américains dont les présupposés perspectivistes et subjectivistes ne
sont pas sans enseignements pour ce qui nous intéresse ici⁴. La CRT marque
une rupture radicale, pour ne pas dire un tournant, au sein des techniques
Les auteurs considèrent que « le narratif » permet d’unifier la connaissance et de contribuer
à définir la communauté sans pour autant y subsumer l’identité singulière des individus qui
la composent. Les histoires racontées contruisent à la fois du sens et du capital social, elles
fournissent à la communauté les moyens de sa cohésion, et rendent ainsi possible toute forme
d’action commune : « In the section on community, the authors included try to display both
the power of narrative to generate a sense of common identity and its potential as a critical,
emancipatory instrument » (Hinchman, , p. ).
Ce paragraphe doit beaucoup au détail et à la précision des analyses d’épistémologie des sciences
juridiques de Jean-François Gaudreault-Desbiens (, ).