Les temps des espèces - CNRS Nord

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iologie CONSERVATION - Écologie Carcinologie Primatologie Ichtyologie Éthologie
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Panoramique de la vallée du parc national
de Yosemite (cliché Tuxyso/Creative Commons).
Les temps des espèces :
comment le changement climatique
influence-t-il la biodiversité ?
Les alertes environnementales s’accumulent et semblent se juxtaposer, car on oublie que ces phénomènes sont le produit d’une réaction en chaîne complexe. À l’approche de la COP21, voici un point
indispensable sur la façon dont le vivant réagit face au changement
climatique…
ESPÈCES № 17 - Septembre 2015
Climatologie Entomologie Géologie Physiologie - Les temps des espèces Océanographie Zo
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mondiale des écosystèmes associait le changement global à
cinq phénomènes liés aux activités humaines :
- la destruction des habitats d’espèces, souvent au profit des
expansions agricole et urbaine ;
- 
l’introduction d’espèces invasives, favorisée par la
mondialisation des échanges ;
- 
la surexploitation des espèces, associée à l’expansion
démographique de l’espèce humaine ;
- la pollution environnementale ;
- le changement climatique.
Texte de Maxime Pauwels,
maître de conférences, [email protected]
et illustrations de Julien Nowak,
doctorant, [email protected]
Unité “Évolution, écologie et paléontologie”,
UMR CNRS 8198, université de Lille
L
e sommet de la Terre, à Rio, en 1992, a abouti à l’adoption de la convention cadre des Nations unies sur les
changements climatiques (CCNUCC), dans laquelle
les États signataires (les “parties”) s’engagent à lutter contre
le changement climatique, et de la convention sur la diversité biologique (CDB), dans laquelle les parties s’engagent
pour la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité.
Depuis, les parties se retrouvent lors de conférences (COP)
au cours desquelles elles évaluent l’efficacité des mesures
prises et discutent de celles à prendre. Avec le temps, la COP
de la CCNUCC, comme celle qui aura lieu en fin d’année à
Paris (COP21), a pris plus d’importance dans la vie politique
et l’espace médiatique que la COP de la CDB. Changement
climatique et évolution de la biodiversité sont cependant
étroitement liés. Essayons, en quelques pages, de découvrir
ces liens.
Biodiversité, changement global
et changement climatique
La biodiversité est en crise : les écosystèmes se dégradent
et les espèces qui les habitent disparaissent à un taux croissant. Ces phénomènes, planétaires, indiquent un “changement global” de l’environnement. En 2005, une évaluation
Le changement climatique n’est donc qu’un facteur parmi
d’autres du changement global. Il y a dix ans, son influence
était considérée comme faible ou modérée. Depuis, les
modèles climatiques développés par le Groupe international d’experts sur le climat (GIEC) ont prédit que les modifications climatiques s’accentueraient au cours des prochaines décennies. En conséquence, on devrait observer une
influence de plus en plus forte du changement climatique sur
l’évolution de la biodiversité. Celui-ci pourrait même devenir le facteur majeur du changement global. D’ici à 2050, il
amènerait plus du tiers des espèces au bord de l’extinction.
Pourquoi la dépendance des espèces à l’évolution du climat
est-elle si forte ?
Les espèces et le temps qu’il fait
En écologie, on observe généralement que les aires de
distribution géographique des espèces sont limitées et
correspondent à des régions du globe présentant des conditions environnementales particulières. Ces conditions sont
décrites à l’aide de paramètres environnementaux. Ces paramètres sont dits “abiotiques”, lorsqu’ils mesurent des caractéristiques physicochimiques de l’environnement, comme
l’altitude, la nature du sol, le pH, etc. Ils sont dits “biotiques”
lorsqu’ils s’intéressent à l’abondance des autres espèces avec
lesquelles l’espèce étudiée interagit, comme ses proies, ses
prédateurs, ses compétiteurs, ses parasites, etc. En mesurant
les valeurs de ces paramètres, on montre que chaque espèce
a des préférences : elle supporte certaines altitudes mieux que
d’autres, certains types de sols mieux que d’autres. Chaque
espèce a besoin que les espèces dont elle se nourrit soient
suffisamment présentes, que les espèces qui la consomment
ne soient pas trop abondantes, etc. L’ensemble des préférences de l’espèce détermine ce que l’on appelle sa “niche
écologique”.
Quand on s’intéresse au climat, on s’intéresse à un nombre
réduit de paramètres abiotiques. Ce sont souvent les niveaux
de température et de précipitations. En écologie, on considère
que les paramètres climatiques sont parmi les plus importants
des paramètres environnementaux. Autrement dit, les
niveaux de température et de précipitations expliqueraient
pourquoi on trouve, ou pas, une espèce donnée dans une
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région du globe, ne laissant qu’un rôle secondaire aux autres
caractéristiques de l’environnement.
Les espèces et le temps qui change
Or le climat change. Si le climat détermine majoritairement
les aires de distribution des espèces, et si le climat change,
alors, c’est simple comme un syllogisme, les aires de distribution des espèces changeront elles aussi. En d’autres termes,
les espèces migreront pour trouver ailleurs les niveaux
de température et de précipitations qu’elles connaissent
actuellement dans leurs habitats. Quelques analyses rétrospectives concluent que des mouvements ont déjà eu lieu.
Dans le parc national de Yosemite, en Californie, la moitié
des espèces de petits mammifères se retrouvent ainsi à des
altitudes plus élevées en moyenne de 500 m par rapport au
début du xxe siècle. Suite au réchauffement climatique, elles
migreraient à plus haute altitude pour y trouver les températures qui leur conviennent. De même, en Europe, plusieurs
dizaines d’espèces de papillons ont étendu leur aire de distribution de quelques dizaines (voire centaines) de kilomètres
À gauche : pour chaque paramètre de l’environnement, les espèces
ont des préférences. Leur abondance est maximale pour certaines
conditions environnementales (par exemple de température et de
précipitations), que l’on dira optimales. Lorsque l’on s’éloigne de ces
valeurs, l’espèce est moins abondante. Au delà des valeurs extrêmes,
l’espèce n’existe pas. La combinaison des préférences pour plusieurs
paramètres environnementaux définit la niche écologique de l’espèce.
Deux espèces présentant des préférences différentes auront des niches
écologiques différentes.
À droite : il existe une relation causale relativement simple entre niche
écologique et aire de distribution. Idéalement, l’aire de distribution
correspond aux régions du monde où les conditions environnementales
correspondent à la niche écologique, et réciproquement. Deux espèces
présentant des niches écologiques différentes auront des aires de
distribution différentes.
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plus au nord au cours des dernières décennies parce qu’elles
trouvent à plus haute latitude qu’auparavant les températures
qui leur conviennent.
Les espèces, le temps, et l’espace
Dans un monde dégagé de toutes contraintes matérielles, le
changement climatique ne poserait aucun problème pour
la biodiversité : il suffirait aux espèces “d’accompagner” le
changement climatique en se déplaçant depuis les régions du
globe qui leur sont devenues défavorables vers celles qui leur
deviennent favorables. Dans le monde réel, ce peut être plus
compliqué. Migrer ne va pas de soi.
Les espèces animales de grande taille ou qui volent ont
des capacités de migration élevées. Les espèces de petite
taille ou terrestres ont des capacités moindres. Les espèces
végétales migrent aussi – par leurs graines, pour la plupart
– en fonction du vent, ou grâce à d’autres espèces, animales.
Mais, parce que le climat change rapidement, les capacités de
migration de certaines espèces pourraient être insuffisantes.
Aux Amériques, on pense qu’environ 10 % des espèces de
mammifères seront incapables de migrer suffisamment vite
pour suivre le changement climatique du xxie siècle. Les
primates seraient parmi les espèces les plus touchées. Pour
ces espèces, on peut craindre une diminution de l’aire de
distribution.
De plus, les capacités de migration, envisagées seules, ne suffisent pas à prédire si une espèce pourra suivre géographiquement l’évolution du climat. Tout d’abord, parce qu’elle
peut rencontrer sur son chemin des obstacles qui limiteront
son déplacement. La migration d’une espèce terrestre sera
par exemple ralentie par une chaine de montagnes ou un
espace aquatique. Parfois, l’obstacle est tel que la migration
est tout simplement impossible : une espèce polaire ne pourra
pas migrer plus au nord, une espèce insulaire sera condamnée
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par la taille de l’île. En outre, la région devenue favorable sera
peut-être déjà occupée par une espèce compétitrice, prédatrice ou parasite. Enfin, il peut advenir – et cela se produit
déjà – que la destruction des écosystèmes les ait réduits à une
mosaïque d’habitats fragmentés, souvent distants les uns des
autres, et séparés par des milieux très anthropisés, souvent
hostiles. Or, plus la distance entre deux endroits favorables est
grande, plus la migration est difficile.
Les espèces et le temps qui passe :
l’adaptation au changement climatique
À défaut de pouvoir migrer, les espèces pourront peut-être
s’adapter. Depuis Darwin, on sait que les espèces évoluent
dans le temps sous l’effet de la sélection naturelle. Exposées à
certaines conditions environnementales, les espèces changent
et peuvent développer des adaptations qui assurent leur survie. Vu sous cet angle, le climat est aussi un facteur d’évolution. L’histoire de la vie sur Terre est d’ailleurs pleine
d’exemples d’évolutions d’espèces en relation avec le climat.
L’évolution du genre Homo lui-même aurait été significativement influencée par des oscillations climatiques et environnementales en Afrique de l’Est.
En conséquence du changement climatique, il est donc possible que l’écologie des espèces évolue, rendant inutile toute
migration vers de nouveaux espaces. En particulier si les préférences climatiques changent suffisamment rapidement, cela
pourrait limiter les conséquences négatives si redoutées. La
possibilité de ce type d’adaptation reste encore mal connue,
mais un nombre croissant d’études suggère que cela existe.
Chez les plantes, par exemple, on observe parfois un avancement de la floraison permettant d’éviter la sécheresse estivale.
Chez certains insectes, comme la coccinelle à deux points,
les conditions climatiques détermineraient la fréquence des
Les aires de distribution des espèces sont largement déterminées par
le climat (a). Si le climat change, les espèces disparaîtront des régions
devenues défavorables et pourront coloniser des régions devenues
favorables (b). Cela sous-entend que de nouvelles régions favorables
existeront et que les espèces pourront les coloniser sans entrave. Si les
capacités de migration des espèces ne leur permettent pas de migrer
suffisamment vite (c), si des obstacles (montagne, milieux anthropisés,
etc.) contraignent la migration (d), ou si les nouvelles régions sont
occupées par des espèces en interaction négative (compétiteur,
prédateur, parasite, etc., (e), les déplacements seront limités. Dans
ces cas, il se peut que l’aire de distribution se réduise. Si elle se réduit
trop, l’espèce disparaîtra. Dans un scénario alternatif non exclusif,
les espèces évolueront au cours du changement climatique et leurs
préférences changeront (f) ; la migration ne sera alors pas nécessaire.
formes mélaniques aux élytres noirs à points rouges. Chez
d’autres, des papillons notamment, ce sont les capacités de
migration qui évolueraient avec le climat.
Le changement climatique est aujourd’hui incontestable et
aura des conséquences sur la biodiversité. La conséquence la
plus attendue est une migration d’espèces qui, disparaissant
dans des zones devenues inhospitalières, devront coloniser
de nouveaux espaces pour survivre. Mais, à la vitesse où
s’effectue le changement climatique, les espèces auront-elles
le temps soit de migrer, soit de s’adapter ? Pour favoriser ces
deux événements, la biologie de la conservation propose
deux actions :
- faciliter la migration des espèces en leur proposant des
corridors écologiques (c’est le sens de la mise en place du
réseau Natura 2000 et du réseau écologique paneuropéen) ;
- 
garantir le maintien d’un niveau élevé de diversité
génétique au sein des espèces, car cette diversité est la
condition indispensable à l’adaptation. ❁
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