
le sol national, l'éloge funèbre à Rome eut  des caractères particuliers qu'il n'eut 
pas en Grèce. Chez les Romains, il était consacré à un homme ; chez les Grecs, il 
était  collectif,  accordé  seulement  aux  guerriers  tombés  ensemble  dans  une 
bataille  ou  dans  une  même  campagne.  Ainsi  furent  honorés  par  Périclès  les 
soldats  morts  dans  la  guerre  du  Péloponnèse  et  par  Démosthène  ceux  de 
Chéronée.  De  là  selon  Denys,  un  autre  caractère  distinctif  :  en  Grèce,  on  ne 
célébrait que le courage, puisqu'il ne s'agissait que de héros militaires ; à Rome, 
on  vantait  encore  les  vertus  civiles.  On  voit  ici  comment  la  diversité  des 
institutions  s'impose  même  à  l'éloquence.  La  démocratique  Athènes,  la 
république jalouse qui avait inventé  l'ostracisme, se  garde bien de  glorifier ses 
grands  citoyens,  de  peur  d'exalter  l'orgueil  des  familles  et  de  susciter  un 
nouveau Pisistrate ; l'aristocratique Rome, au contraire, se fait .un devoir d'offrir 
à l'admiration du peuple les hommes distingués des maisons patriciennes et ne 
craint pas de les couvrir de gloire : cette gloire rejaillit sur tout le patriciat. 
L'histoire de l'éloge funèbre est courte, parce que les écrivains latins des siècles 
lettrés  ne  fournissent  que  bien  peu  de  renseignements.  Leur  dédain  ou  leur 
silence tient à plusieurs causes. D'abord ils n'étaient pas en général curieux de 
connaître  les  anciens  monuments  littéraires  de  Rome,  dont  ils  méprisaient  la 
langue vieillie et rude. Au temps d'Auguste, la délicatesse des esprits négligeait 
l'antiquité romaine, comme  au  temps  de Louis  XIV  elle  ignorait  le moyen  âge. 
L'ancienne éloquence funèbre de Rome passa donc inaperçue, comme du reste 
l'éloquence politique du même temps, sur laquelle nous saurions peu de chose, 
s'il ne s'était rencontré dans les siècles de décadence des grammairiens, raffinés 
aussi, mais à rebours, blasés sur l'art régulier des œuvres classiques et qui, dans 
leur  admiration  rétrospective  pour  la  demi-barbarie  des  vieux  âges,  nous  ont 
conservé  des  fragments  et  des  phrases  des  plus  anciens  orateurs.  Pour  des 
raisons particulières, l'éloquence funèbre dut même être négligée plus que tout 
autre. Ces sortes de harangues étaient trop fréquentes, puisqu'on en prononçait 
à  toutes  les  funérailles  patriciennes,  et  que  peu  à  peu  ces  honneurs  furent 
prodigués, même dans les municipes, aux plus minces personnages, hommes ou 
femmes, ainsi qu'en témoignent les inscriptions des tombeaux. L'accoutumance 
ôtait donc  de  leur  intérêt  à  ces  discours.  A  cette  banalité  s'ajoutait celle  de  la 
composition,  qui  ne  pouvait  guère  varier,  l'usage  voulant  que  l'on  fit  toujours 
avec l'éloge du mort celui de tous ses ancêtres. Combien de fois a-t-on dû faire, 
dans la suite des temps, celui des Cornelius, des Fabius ou des héros de quelque 
illustre et nombreuse famille ! L'uniformité de ces discours était inévitable. Chose 
plus fâcheuse,  comme  la  coutume exigeait  que  le  discours fût  prononcé  par  le 
plus proche parent du défunt, l'orateur, se trouvant désigné par d'autres raisons 
que son éloquence, pouvait n'être pas éloquent, et c'est bien d'aventure quand il 
l'était. Enfin l'éloquence funèbre, eût-elle le plus grand éclat, ne pouvait laisser 
de vifs et durables souvenirs, parce que, calme de sa nature, elle n'offrait pas le 
dramatique  intérêt  des  grandes  luttes  politiques  et  judiciaires  qui  chaque  jour 
agitaient les esprits ; elle était bien vite oubliée au milieu de ce bruit sans cesse 
renaissant  et  noyée  dans  les  tempêtes  civiles.  Si  ce  sont  des  étrangers,  des 
Grecs séjournant à Rome, Polybe surtout, qui nous ont laissé sur ces coutumes 
les  plus  intéressants  détails,  c'est  que  la  nouveauté  du  spectacle  leur  offrait 
encore des surprises et parlait à leurs yeux et à leur âme. Nous ne voulons pas 
peindre  en  ce  moment  ce  spectacle  des  funérailles  illustres  avec  leur  long 
cortège  de  musiciens,  de  pleureuses  chantant  les  louanges  du  mort,  de  chars 
portant  les  images  de  ses  ancêtres,  immense  cérémonie  où  le  peuple  était 
officiellement  convoqué,  où  il  accourait  comme  à  la  célébration  d'un  lugubre